Balzac-Ane-ScenesViePrivee


GUIDE-ÂNE

à l’usage

DES ANIMAUX QUI VEULENT PARVENIR AUX HONNEURS.

Scènes de la vie privée et publique des animaux

Messieurs les Rédacteurs, les Ânes sentent le besoin de s’opposer, à la Tribune Animale, contre l’injuste opinion qui fait de leur nom un symbole de bêtise. Si la capacité manque à celui qui vous envoie cette écriture, on ne dira pas du moins qu’il ait manqué de courage. Et d’abord si quelque philosophe examine un jour la bêtise dans ses rapports avec la société, peut-être trouvera-t-on que le bonheur se comporte absolument comme un Âne. Puis, sans les Ânes, les majorités ne se formeraient pas : ainsi l’Âne peut passer pour le type du gouverné. Mais mon intention n’est pas de parler politique. Je m’en tiens à montrer que nous avons beaucoup plus de chances que les gens d’esprit pour arriver aux honneurs, nous ou ceux qui sont faits à notre image : songez que l’Âne parvenu qui vous adresse cet intéressant Mémoire vit aux dépens d’une grande nation, et qu’il est logé, sans princesse, hélas ! aux frais du gouvernement britannique dont les prétentions puritaines vous ont été dévoilées par une Chatte.

Mon maître était un simple instituteur primaire aux environs de Paris, que la misère ennuyait fort. Nous avions cette première et constitutive ressemblance de caractère, que nous aimions beaucoup à nous occuper à ne rien faire et à bien vivre. On appelle ambition cette tendance propre aux Ânes et aux Hommes : on la dit développée par l’état de société, je la crois excessivement naturelle. En apprenant que j’appartenais à un maître d’école, les Ânesses m’envoyèrent leurs petits, à qui je voulus montrer à s’exprimer correctement ; mais ma classe n’eut aucun succès et fut dissipée à coups de bâton. Mon maître était évidemment jaloux : mes Bourriquets brayaient couramment quand les siens ânonnaient encore, et je l’entendais disant avec une profonde injustice : — Vous êtes des Ânes ! Néanmoins mon maître fut frappé des résultats de ma méthode qui l’emportait évidemment sur la sienne.

— Pourquoi, se dit-il, les petits de l’Homme mettent-ils beaucoup plus de temps à parler, à lire et à écrire, que les Ânes à savoir la somme de science qui leur est nécessaire pour vivre ? Comment ces Animaux apprennent-ils si promptement tout ce que savent leurs pères ? Chaque Animal possède un ensemble d’idées, une collection de calculs invariables qui suffisent à la conduite de sa vie et qui sont tous aussi dissemblables que le sont les Animaux entre eux ! Pourquoi l’Homme est-il destitué de cet avantage ? Quoique mon maître fût d’une ignorance crasse en histoire naturelle, il aperçut une science dans la réflexion que je lui suggérais, et résolut d’aller demander une place au ministère de l’instruction publique, afin d’étudier cette question aux frais de l’État.

Nous entrâmes à Paris, l’un portant l’autre, par le faubourg Saint-Marceau. Quand nous parvinmes à cette élévation qui se trouve après la barrière d’Italie et d’où la vue embrasse la capitale, nous fîmes l’un et l’autre cette admirable oraison postulatoire en deux langues.

Lui : — Ô sacrés palais où se cuisine le budget ! quand la signature d’un professeur parvenu me donnera-t-elle le vivre et le couvert, la croix de la Légion-d’Honneur et une chaire de n’importe quoi, n’importe où ! Je compte dire tant de bien de tout le monde qu’il sera difficile de dire du mal de moi ! Mais comment parvenir au ministre, et comment lui prouver que je suis digne d’occuper une place quelconque ?

Moi : — Ô charmant Jardin des Plantes, où les Animaux sont si bien soignés, asile où l’on boit et ou l’on mange sans avoir à craindre les coups de bâton, m’ouvriras-tu jamais tes steppes de vingt pieds carrés, tes vallées suisses larges de trente mètres ? Serais-je jamais un Animal couché sur l’herbe du budget ? Mourrais-je de vieillesse entre tes élégants treillages, étiqueté sous un numéro quelconque, avec ces mots : Âne d’Afrique, donné par un tel, capitaine de vaisseau. Le roi viendra-t-il me voir !

Après avoir ainsi salué la ville des acrobates et des prestidigitateurs, nous descendîmes dans les défilés puants du célèbre faubourg plein de cuirs et de science, où nous nous logeâmes dans une misérable auberge encombrée de Savoyards avec leurs Marmottes, d’ltaliens avec leurs Singes, d’Auvergnats avec leurs Chiens, de Parisiens avec leurs Souris blanches, de harpistes sans cordes et de chanteurs en roues, tous Animaux savants. Mon maître, séparé du suicide par six pièces de cent sous, avait pour trente francs d’espérance. Cet hôtel, dit de la Miséricorde, est un de ces établissements philanthropiques où l’on couche pour deux sous par nuit, et où l’on dîne pour neuf sous par repas. Il y existe une vaste écurie où les mendiants et les pauvres, où les artistes ambulants mettent leurs Animaux, et où naturellement mon maître me fit entrer, car il me donna pour un Âne savant. Marmus, tel était le nom de mon maître, ne put s’empêcher de contempler la curieuse assemblée des Bêtes dépravées auxquelles il me livrait. Une marquise en falbalas, en bibi à plumes, à ceinture dorée, Guenon vive comme la poudre, se laissait conter fleurette par un soldat, héros des parades populaires, un vieux Lapin qui faisait admirablement l’exercice. Un Caniche intelligent, qui jouait à lui seul un drame de l’école moderne, s’entretenait des caprices du public avec un grand Singe assis sur son chapeau de troubadour. Plusieurs Souris grises au repos admiraient une Chatte habituée à respecter deux Serins, et qui causait avec une Marmotte éveillée.

— Et moi, dit mon maître, qui croyais avoir découvert une science, celle des Instincts Comparés, ne voilà-t-il pas des cruels démentis dans cette écurie ! Toutes ces Bêtes se sont faites Hommes !

— Monsieur veut se faire savant ? dit un jeune Homme à mon maître. La science vous absorbe et l’on reste en chemin ! Pour parvenir, apprenez, jeune ambitieux dont les espérances se révèlent par l’état de vos vêtements, qu’il faut marcher, et, pour marcher, nous ne devons pas avoir de bagage.

— À quel grand politique ai-je l’honneur de parler ? dit mon maître.

— À un pauvre garçon qui a essayé de tout, qui a tout perdu, excepté son énorme appétit, et qui, en attendant mieux, vit de canards aux journaux et loge à la Miséricorde. Et qui êtes-vous ?

— Un instituteur primaire démissionnaire, qui naturellement ne sait pas grand’chose, mais qui s’est demandé pourquoi les Animaux possédaient a priori la science spéciale de leur vie, appelée instinct, tandis que l’Homme n’apprend rien sans des peines inouïes.

— Parce que la science est inutile ! s’écria le jeune Homme. Avez-vous jamais étudié le Chat-Botté ?

— Je le racontais à mes élèves quand ils avaient été sages.

— Eh bien, mon cher, là est la règle de conduite pour tous ceux qui veulent parvenir. Que fait le Chat ? Il annonce que son maître possède des terres, et on le croit ! Comprenez-vous qu’il suffit de faire savoir qu’on a, qu’on est, qu’on possède ! Qu’importe que vous n’ayez rien, que vous ne soyez rien, que vous ne possédiez rien, si les autres croient ? Mais vœ soli a dit l’Écriture. En effet, il faut être deux en politique comme en amour, pour enfanter une œuvre quelconque. Vous avez inventé, mon cher, l’instinctologie, et vous aurez une chaire d’Instinct Comparés. Vous allez être un grand savant, et moi je vais l’annoncer au monde, à l’Europe, à Paris, au ministre, à son secrétaire, aux commis, aux surnuméraires ! Mahomet a été bien grand quand il a vu quelqu’un pour soutenir à tort et à travers qu’il était prophète.

— Je veux bien être un grand savant, dit Marmus, mais on me demandera d’expliquer ma science.

— Serait-ce une science, si vous pouviez l’expliquer ?

— Encore, faut-il un point de départ.

— Oui, dit le jeune journaliste, nous devrions avoir un Animal qui dérangerait toutes les combinaisons de nos savants. Le baron Cerceau, par exemple, a passé sa vie à parquer les Animaux dans des divisions absolues, et il y tient, c’est sa gloire à lui ; mais, en ce moment, de grands philosophes brisent toutes les cloisons du baron Cerceau. Entrons dans le débat. Selon nous, l’instinct sera la pensée de l’Animal, évidemment plus distinctible par sa vie intellectuelle que par ses os, ses tarses, ses dents, ses vertèbres. Or, quoique l’instinct subisse des modifications, il est un dans son essence, et rien ne prouvera mieux l’unité des choses, malgré leur apparente diversité. Ainsi, nous soutiendrons qu’il n’y a qu’un Animal comme il n’y a qu’un instinct ; que l’instinct est dans toutes les organisations animales l’appropriation des moyens à la vie, que les circonstances changent et non le principe. Nous intervenons par une science nouvelle contre le baron Cerceau, en faveur des grands naturalistes philosophes qui tiennent pour l’Unité zoologique, et nous obtiendrons du tout-puissant barons de bonnes conditions en lui vendant notre science.

— Science n’est pas conscience, dit Marmus. Eh bien, je n’ai plus besoin de mon Âne.

— Vous avez un Âne ! s’écria le journaliste, nous sommes sauvés ! Nous allons en faire un Zèbre extraordinaire qui attirera l’attention du monde savant sur votre système des Instincts Comparés, par quelque singularité qui dérangera les classifications. Les savants vivent par la nomenclature. Ils s’alarmeront, ils capituleront, ils nous séduiront, et, comme tant d’autres, nous nous laisserons séduire. Il se trouve dans cette auberge des charlatans qui possèdent des secrets merveilleux. C’est ici que se font les sauvages qui mangent des Animaux vivants, les Hommes squelettes, les nains pesant cent cinquante kilogrammes, les Femmes barbues, les Poissons démesurés, les êtres monstrueux. Moyennant quelques politesses, nous aurons les moyens de préparer aux savants quelque fait révolutionnaire.

À quelle sauce allait-on me mettre ? Pendant la nuit on me fit des incisions transversales sur la peau, après m’avoir rasé le poil, et un charlatan m’y appliqua je ne sais quelle liqueur. Quelques jours après, j’étais célèbre. Hélas ! j’ai connu les terribles souffrances par lesquelles s’achète toute célébrité. Dans tous les journaux, les Parisiens lisaient :

« Un courageux voyageur, un modeste naturaliste, Adam Marmus, qui a traversé l’Afrique en passant par le centre, a ramené, des montagnes de la Lune, un Zèbre dont les particularités dérangent sensiblement les idées fondamentales de la zoologie, et donnent gain de cause à l’illustre philosophe qui n’admet aucune différence dans les organisations animales, et qui a proclamé, aux applaudissements des savants de l’Allemagne, le grand principe d’une même contexture pour tous les Animaux. Les bandes de ce Zèbre sont jaunes et se détachent sur un fond noir. Or, on sait que les zoologistes, qui tiennent pour les divisions impitoyables, n’admettaient pas qu’à l’état sauvage le genre Cheval eût la robe noire. Quant à la singularité des bandes jaunes, nous laissons au savant Marmus la gloire de l’expliquer dans le beau livre qu’il compte publier sur les Instincts Comparés, science qu’il a créée en observant dans le centre de l’Afrique plusieurs Animaux inconnus. Ce Zèbre, la seule conquête scientifique que les dangers d’un pareil voyage lui aient permis de rapporter, marche à la façon de la Girafe. Ainsi, l’instinct des Animaux se modifierait selon les milieux où ils se trouvent. De ce fait, inouï dans les annales de la science, découle une théorie nouvelle de la plus haute importance pour la zoologie. M. Adam Marmus exposera ses idées dans un cours public, malgré les intrigues des savants dont les systèmes vont être ruinés, et qui déjà lui ont fait refuser la salle Saint-Jean à l’Hôtel-de-Ville. »

Tous les journaux, et même le grave Moniteur, répétèrent cet audacieux canard. Pendant que le Paris savant se préoccupait de ce fait, Marmus et son ami s’installaient dans un hôtel décent de la rue de Tournon, où il y avait pour moi une écurie, de laquelle ils prirent la clef. Les savants en émoi envoyèrent un académicien armé de ses ouvrages, et qui ne dissimula point l’inquiétude causée par ce fait la doctrine fataliste du baron Cerceau. Si l’instinct des Animaux changeait selon les climats, selon les milieux, l’Animalité était bouleversée. Le grand Homme qui osait prétendre que le principe vie s’accommodait à tout, allait avoir définitivement raison contre l’ingénieux baron qui soutenait que chaque classe était une organisation à part. Il n’y avait plus aucune distinction à faire entre les Animaux que pour le plaisir des amateurs de collections. Les Sciences Naturelles devenaient un joujou ! l’Huitre, le Polype du corail, le Lion, le Zoophyte, les Animalcules microscopiques et l’Homme étaient le même appareil modifié seulement par des organes plus ou moins étendus, Salteinbeck le Belge, Vos-man-Betten, sir Fairnight, Gobtoussell, le savant danois Sottenbach, Crâneberg, les disciples aimés du professeur français, l’emportaient avec leur doctrine unitaire sur le baron Cerceau et ses nomenclatures. Jamais fait plus irritant n’avait été jeté entre deux partis belligérants. Derrière Cerceau se rangeaient des académiciens, l’Université, des légions de professeurs, et le Gouvernement appuyait une théorie présentée comme la seule en harmonie avec la Bible.

Marmus et son ami se tinrent fermes. Aux questions de l’académicien, ils répondirent par l’affirmation sèche des faits, et par l’exposition de leur doctrine. En sortant, l’académicien leur dit alors : — Messieurs, entre nous, oui, le professeur que vous venez appuyer est un Homme d’un profond et audacieux génie ; mais son système, qui peut-être explique le monde, je n’en disconviens pas, ne doit pas se faire jour : il faut, dans l’intérêt de la science…

— Dites des savants, s’écria Marmus.

— Soit, reprit l’académicien ; il faut qu’il soit écrasé dans son œuf : car, après tout, messieurs, c’est le panthéisme.

— Croyez-vous ? dit le jeune journaliste.

— Comment admettre une attraction moléculaire, sans un libre arbitre qui laisse alors la matière indépendante de Dieu !

— Pourquoi Dieu n’aurait-il pas tout organisé par la même loi ? dit Marmus.

— Vous voyez, dit le journaliste à l’oreille de l’académicien, il est d’une profondeur newtonienne. Pourquoi ne le présenteriez-vous pas au ministre de l’instruction publique ?

— Mais certainement, dit l’académicien heureux de pourvoir se rendre maître du Zèbre révolutionnaire.

— Peut-être le ministre serait-il satisfait d’être le premier à voir notre curieux Animal, et vous nous feriez le plaisir de l’accompagner, reprit mon maître.

— Je vous remercie…

— Le ministre pourra dès lors apprécier les services qu’un pareil voyage a rendus à la science, dit le journaliste sans laisser la parole à l’académicien. Mon ami peut-il avoir été pour rien dans les montagnes de la Lune ? Vous verrez l’animal, il marche à la manière des Girafes. Quant à ses bandes jaunes sur fond noir, elles proviennent de la température de ces montagnes, qui est de plusieurs zéros Fareinheit et de beaucoup de zéros Réaumur.

— Peut-être serait-il dans vos intentions d’entrer dans l’instruction publique ? demanda l’académicien.

— Belle carrière ! s’ecria le journaliste en faisant un haut-le-corps.

— Oh ! je ne vous parle pas de faire ce métier d’oison qui consiste à mener les élèves aux champs et les surveiller au bercail ; mais au lieu de professer à l’Athénée, qui ne mène à rien, il est des suppléances à des chaires qui mènent à tout, à l’Institut, à la Chambre, à la Cour, à la Direction d’un théâtre ou d’un petit journal. Enfin nous en causerons.

Ceci se passait dans les premiers jours de l’année 1831, époque à laquelle les ministres éprouvaient le besoin de se populariser. Le ministre de l’instruction publique, qui savait tout, et même un peu de politique, fut averti par l’académicien de l’importance d’un pareil fait relativement au système du baron Cerceau. Ce ministre un peu mômier (on nomme ainsi, dans la république de Genève, les protestants exagérés) n’aimait pas l’invasion du panthéisme dans la science. Or, le baron Cerceau, mômier par excellence, qualifiait la grande doctrine de l’unité zoologique de doctrine panthéiste, espèce d’aménité de savant : en science, on se traite poliment de panthéiste pour ne pas lâcher le mot athée.

Les partisans du système de l’unité zoologique apprirent qu’un ministre devait faire une visite au précieux Zèbre, et craignirent les séductions. Le plus ardent des disciples du grand Homme accourut alors, et voulut voir l’illustre Marmus : les faits-Paris étaient montés à cette brillante épithète par d’habiles transitions. Mes deux maîtres refusèrent de me montrer. Je ne savais pas encore marcher comme ils le voulaient et le poil de mes bandes, jaunies au moyen d’une cruelle application chimique, n’était pas encore assez fourni. Ces deux habiles intrigants firent causer le jeune disciple, qui leur développa le magnifique système de l’unité zoologique, dont la pensée est en harmonie avec la grandeur et la simplicité du créateur, et dont le principe concorde à celui trouvé par Newton pour expliquer les mondes supérieurs. Mon maître écoutait de toutes mes oreilles.

— Nous sommes en pleine science et notre Zèbre domine la question, dit le jeune journaliste.

— Mon Zèbre, répondit Marmus, n’est plus un Zèbre, mais un fait qui engendre une science.

— Votre science des Instincts Comparés, reprit l’unitariste, appuie la remarque due au savant sir Fairnight sur les Moutons d’Espagne, d’Écosse, de Suisse qui paissent différemment, selon la disposition de l’herbe.

— Mais, s’écria le journaliste, les produits ne sont-ils pas également différents, selon les milieux atmosphériques ! Notre Zèbre à l’allure de Girafe explique pourquoi l’on ne peut pas faire le beurre blanc de la Brie en Normandie, ni réciproquement le beurre jaune et le fromage de Neufchâtel à Meaux.

— Vous avez mis le doigt sur la question, s’écria le disciple enthousiasmé. Les petits faits font les grandes découvertes. Tout se tient dans la science. La question des fromages est intimement liée à la question de la forme zoologique et à celle des Instincts Comparés. L’instinct est tout l’Animal, comme la pensée est l’Homme concentré. Si l’instinct se modifie et change selon les milieux où il se développe, où il agit, il est clair qu’il en est de même du Zoon, de la forme extérieure que prend la vie. Il n’y a qu’un principe, une même forme.

— Un même patron pour tous les êtres, dit Marmus.

— Dès lors, reprit le disciple, les nomenclatures sont bonnes pour nous rendre compte à nous-mêmes des différences, mais elles ne sont plus la science.

— Ceci, monsieur, dit le journaliste, est le massacre des Vertébrés et des Mollusques, des Articulés et des Rayonnés depuis les Mammifères jusqu’aux Cirrhopodes. depuis les Acéphales jusqu’aux Crustacés ! Plus d’Échinodermes, ni d’Acalèphes, ni d’infusoires ! Enfin, vous abattez toutes les cloisons inventées par le baron Cerceau ! Et tout va devenir si simple, qu’il n’y aura plus de science, il n’y aura plus qu’une loi… Ah ! croyez-le bien, les savants vont se défendre, et il y aura bien de l’encre de répandue ! Pauvre humanité ! Non, ils ne laisseront pas tranquillement un homme de génie annuler ainsi les ingénieux travaux de tant d’observateurs qui ont mis la création en bocal ! On nous calomniera autant que votre grand philosophe a été calomnié. Or, voyez ce qui est arrivé à Jésus-Christ qui a proclamé l’égalité des âmes, comme vous voulez proclamer l’unité zoologique ! C’est à faire frémir. Ah ! Fontenelle avait raison : fermons les poings quand nous tenons une vérité.

— Auriez-vous peur, messieurs ? dit le disciple du Prométhée des sciences naturelles. Trahiriez-vous la sainte cause de l’Animalité ?

— Non, monsieur, s’écria Marmus, je n’abandonnerai pas la science à laquelle j’ai consacré ma vie ; et, pour vous le prouver, nous rédigerons ensemble la notice sur mon Zèbre.

— Hein ! vous voyez, tous les Hommes sont des enfants, l’intérêt les aveugle, et pour les mener, il suffit de connaître leurs intérêts, dit le jeune journaliste à mon maître quand l’unitariste fut parti.

— Nous sommes sauvés ! dit Marmus.

Une notice fut donc savamment rédigée sur le Zèbre du centre de l’Afrique par le plus habile disciple du grand philosophe, qui, plus hardi sous le nom de Marmus, formula complètement la doctrine. Mes deux maîtres entrèrent alors dans la phase la plus amusante de la célébrité. Tous deux se virent accablés d’invitation à dîner en ville, de soirées, de matinées dansantes. Ils furent proclamés savants et illustres par tant de monde, qu’ils eurent trop de complices pour jamais être autre chose que des savants du premier ordre. L’épreuve du beau travail de Marmus fut envoyée au baron Cerceau. L’Académie des sciences trouva dès lors l’affaire si grave qu’aucun académicien n’osait donner un avis.

— Il faut voir, il faut attendre, disait-on.

M. Salteinbeck, le savant belge, avait pris la poste. M. Vos-man-Betten de Hollande, et l’illustre Fabricius Gobtoussell étaient en route pour voir ce fameux Zèbre, ainsi que sir Fairnight. Le jeune et ardent disciple de la doctrine de l’Unité zoologique travaillait à un mémoire dont les conclusions étaient terribles contre les formules de Cerceau.

Déjà, dans la botanique, un parti se formait, qui tenait pour l’unité de composition des plantes. L’illustre professeur de Candolle, le non moins illustre de Mirbel, éclairés par les audacieux travaux de M. Dutrochet, hésitaient encore par pure condescendance pour l’autorité de Cerceau. L’opinion d’une parité de composition chez les produits de la botanique et chez ceux de la zoologie gagnait du terrain. Cerceau décida le ministre à visiter le Zèbre. Je marchais alors au gré de mes maîtres. Le charlatan m’avait fait une queue de vache, et mes bandes jaunes et noires me donnaient une parfaite ressemblance avec une guérite autrichienne.

— C’est étonnant, dit le ministre en me voyant me porter alternativement sur les deux pieds gauches et sur les deux pieds droits pour marcher.

— Étonnant, dit l’académicien, mais ce ne serait pas inexplicable.

— Je ne sais pas, dit l’âpre Orateur devenu complaisant ministre, comment on peut conclure de la diversité à l’unité.

— Affaire d’entêté, dit spirituellement Marmus sans se prononcer encore.

Ce ministre, Homme de doctrines absolues, sentait la nécessité de résister aux faits subversifs, et il se mit à rire de cette raillerie.

— Il est bien difficile, monsieur, reprit-il en prenant Marmus par le bras, que ce Zèbre, habitué à la température du centre de l’Afrique, vive rue de Tournon…

En attendant cet arrêt cruel, je fus si affecté que je me mis à marcher naturellement.

— Laissons-le vivre tant qu’il pourra, dit mon maître effrayé de mon intelligente opposition, car j’ai pris l’engagement de faire un cours à l’Athénée, et il ira bien jusque-là…

— Vous êtes un homme d’esprit, vous aurez bientôt trouvé des élèves pour votre belle science des Instincts Comparés, qui, remarquez-le bien, doit être en harmonie avec les doctrines du baron Cerceau, Ne sera-t-il pas cent fois plus glorieux pour vous de vous faire représenter par un disciple ?

— J’ai, dit alors le baron Cerceau, un élève d’une grande intelligence qui répète admirablement ce qu’on lui apprend ; nous nommons cette espèce d’écrivain un vulgarisateur…

— Et nous un Perroquet, dit le journaliste.

— Ces gens rendent de vrais services aux sciences, ils les expliquent et savent se faire comprendre des ignorants.

— Ils sont de plain-pied avec eux, répondit le journaliste.

— Eh bien ! il se fera le plus grand plaisir d’étudier la théorie des Instincts Comparés et de la coordonner avec l’Anatomie Comparée et avec la Géologie ; car, en science, tout se tient.

— Tenons-nous donc, dit Marmus en prenant la main du baron Cerceau et lui manifestant le plaisir qu’il avait de se rencontrer avec le plus grand, le plus illustre des naturalistes.

Le ministre promit alors sur les fonds destinés à l’encouragement des sciences, des lettres et des arts une somme assez importante à l’illustre Marmus, qui dut recevoir auparavant la croix de la Légion d’Honneur. La société de géographie, jalouse d’imiter le gouvernement, offrit à Marmus un prix de dix mille francs pour son voyage aux montagnes de la Lune. Par le conseil de son ami le journaliste, mon maître rédigeait, d’après tous les voyages précédents en Afrique, une relation de son voyage. Il fut reçu membre de la société géographique.

Le journaliste, nommé sous-bibliothécaire au Jardin des Plantes, commençait à faire tympaniser dans les petits journaux le grand philosophe : on le regardait comme un rêveur, comme l’ennemi des savants, comme un dangereux panthéiste, on s’y moquait de sa doctrine.

Ceci se passait pendant les tempêtes politiques des années les plus tumultueuses de la révolution de juillet. Marmus acheta sur le champ une maison à Paris, avec le produit de son prix et de la gratification ministérielle. Le voyageur fut présenté à la cour, où il se contenta d’écouter. On y fut si enchanté de sa modestie, qu’il fut aussitôt nommé conseiller de l’Université. En étudiant les Hommes et les choses autour de lui, Marmus comprit que les cours étaient inventés pour ne rien dire, il accepta donc le jeune perroquet que le baron Cerceau lui proposa, et dont la mission était, en exposant la science des Instincts Comparés, d’étouffer le fait du Zèbre en le traitant d’une exception monstrueuse : il y a, dans les sciences. une manière de grouper les faits, de les déterminer, comme en finance, une manière de grouper les chiffres.

Le grand philosophe, qui n’avait ni places à donner, ni aucun gouvernement pour lui autre que le gouvernement de la science à la tête de laquelle l’Allemagne le mettait, tomba dans une tristesse profonde en apprenant que le cours des Instincts Comparés allait être fait par un adepte du baron Cerceau, devenu le disciple de l’illustre Marmus. En se promettant le soir sous les grands marronniers, il déplorait le schisme introduit dans la haute science, et les manœuvres auxquelles l’entêtement de Cerceau donnait lieu.

— On m’a caché le Zèbre ! s’écria-t-il.

Ses élèves étaient furieux. Un pauvre auteur entendit par la grille de la rue de Buffon l’un d’eux s’écrier en sortant de cette conférence :

— Ô Cerceau ! toi si souple et si clair, si profond analyste, écrivain si élégant, comment peux-tu fermer les yeux à la vérité ? Pourquoi persécuter le vrai ? Si tu n’avais que trente ans, tu aurais le courage de refaire la science. Tu penses à mourir dans tes nomenclatures, et tu ne songes pas à l’inexorable postérité qui les brisera, armée de l’Unité Zoologique que nous lui léguerons !

Le cours où devait se faire l’exposition de la science des Instincts Comparés eut lieu devant la plus brillante assemblée, car il était surtout mis à la portée des Femmes. Le disciple du grand Marmus, déjà qualifié d’ingénieux orateur dans les réclames envoyées aux journaux par le bibliothécaire, commença par dire que nous étions devancée sur ce point par les Allemands : Vittembock et Mittemberg, Clarenstein, Borborinski, Valerius et Kirbach avaient établi, démontré que la Zoologie se métamorphoserait un jour en Instinctologie. Les divers instincts répondaient aux organisations classées par Cerceau. Et, partant de là, le jeune perroquet répéta, dans une charmante phraséologie tout ce que de savants observateurs avaient écrit sur l’instinct, il expliqua l’instinct, il raconta les merveilles de l’instinct, il joua des variations sur l’instinct, absolument comme Paganini jouait des variations sur la quatrième corde de son violon.

Les bourgeois, les Femmes s’extasièrent. Rien n’était plus instructif, ni plus intéressant. Quelle éloquence ! on n’entendait de si belles choses qu’en France !

La province lut dans tous les journaux ce fait, à la rubrique de Paris :

« Hier, à l’Athénée, a eu lieu l’ouverture du cours d’Instincts Comparés, par le plus habile élève de l’illustre Marmus, le créateur de cette nouvelle science, et cette première séances a réalisé tout ce qu’on en attendait. Les Émeutiers de la science avaient espéré trouver un allié dans ce grand zoologiste ; mais il a été démontré que l’Instinct était en harmonie avec la Forme. Aussi l’auditoire a-t-il manifesté la plus vive approbation en trouvant Marmus d’accord avec notre illustre Cerceau. »

Les partisans du grand philosophe furent consternés, ils devinaient bien qu’au lieu d’une discussion sérieuse, il n’y avait eu que des paroles : Verba et voces. Ils allèrent trouver Marmus, et lui firent de cruels reproches.

— L’avenir de la science était dans vos mains, et vous l’avez trahie ! Pourquoi ne pas vous être fait un nom immortel, en proclamant le grand principe de l’attraction moléculaire !

— Remarquez, dit Marmus, avec quel soin mon élève s’est abstenu de parler de vous, de vous injurier. Nous avons ménagé Cerceau pour pouvoir vous rendre justice plus tard.

Sur ces entrefaites, l’illustre Marmus fut nommé député par l’arrondissement où il était né, dans les Pyrénées-Orientales ; mais, avant sa nomination, Cerceau le fit nommer quelque part professeur de quelque chose, et ses occupations législatives determinèrent la création d’un suppléant qui fut le bibliothécaire, l’ancien journaliste qui se fit préparer son cours par un homme de talent inconnu auquel il donna de temps en temps vingt francs.

La trahison fut alors évidente. Sir Fairnight indigné écrivit en Angleterre, fit un appel à onze pairs qui s’intéressaient à la science, et je fus acheté pour une somme de quatre mille livres sterling, que se partagèrent le professeur et son suppléant.

Je suis, en ce moment, aussi heureux que l’est mon maître. L’astucieux bibliothécaire profita de mon voyage pour voir Londres, sous le prétexte de donner des instructions à mon gardien, mais bien pour s’entendre avec lui. Je fus ravi de mon avenir en entrant dans la place qui m’était destinée. Sous ce rapport, les Anglais sont magnifiques. On m’avait préparé une charmante vallée d’un quart d’acre, au bout de laquelle se trouve une belle cabane construite en buches d’acajou. Une espèce de constable est attaché à ma personne, à cinquante livres sterling d’appointements.

— Mon cher, lui dit le savant faiseur de puffs décoré de la Légion-d’Honneur, si tu veux garder tes appointements aussi longtemps que vivra cet Âne, aie soin de ne jamais lui laisser reprendre son ancienne allure, et saupoudre toujours les raies qui en font un Zèbre avec cette liqueur que je te confie et que tu renouvelleras chez un apothicaire.

Depuis quatre ans, je suis nourri aux frais du Zoogical-Garden, où mon gardien soutient mordicus aux visiteurs que l’Angleterre me doit à l’intrépidité des grands voyageurs anglais Fenmann et Dapperton. Je finirai, je le vois, doucement mes jours dans cette délicieuse position, ne faisant rien que de me prêter à cette innocente tromperie, à laquelle je dois les flatteries de toutes les jolies miss, des belles ladies qui m’apportent du pain, de l’avoine, de l’orge, et viennent me voir marcher des deux pieds à la fois, en admirant les fausses zébrures de mon pelage sans comprendre l’importance de ce fait.

— La France n’a pas su garder l’Animal le plus curieux du globe, disent les Directeurs aux membres du Parlement.

Enfin je me mis résolument à marcher comme je marchais auparavant. Ce changement de démarche me rendit encore plus célèbre. Mon maître, obstinément appelé l’illustre Marmus, et tout le parti Variétaire, sut expliquer le fait à son avantage, en disant que feu le baron Cerceau avait prédit que la chose arriverait ainsi. Mon allure était un retour à l’instinct inaltérable donné par Dieu aux Animaux, et dont j’avais dévié, moi et les miens, en Afrique. Là-dessus on cita ce qui se passe à propos de la couleur des Chevaux sauvages dans les llanos d’Amérique et dans les steppes de la Tartarie, où toutes les couleurs dues au croisement des Chevaux domestiques finissent par se résoudre dans la vraie, naturelle et unique couleur des Chevaux sauvages, qui est le gris de souris. Mais les partisans de l’unité de composition, de l’attraction moléculaire et du développement de la forme et de l’instinct, selon les exigences du milieu, seule manière d’expliquer la création constante et perpétuelle, prétendirent qu’au contraire l’instinct changeait avec le milieu.

Le monde savant est partagé entre Marmus, officier de la Légion-d’Honneur, conseiller de l’Université, professeur de ce que vous savez, membre de la Chambre des députés et de l’Académie des Sciences morales et politiques, qui n’a ni écrit une ligne, ni dit un mot, mais que les adhérents de feu Cerceau regardent comme un profond philosophe, et le vrai philosophe appuyé par les vrais savants, les Allemands, les grands penseurs.

Beaucoup d’articles s’échangent, beaucoup de dissertations se publient, beaucoup de brochures paraissent ; mais il n’y a dans tout ceci qu’une vérité de démontrée, c’est qu’il existe dans le budget une forte contribution payée aux intrigants par les imbéciles, que toute chaire est une marmite, le public un légume, que celui qui sait se taire est plus habile que celui qui parle, qu’un professeur est nommé moins pour ce qu’il dit que pour ce qu’il ne dit point, et qu’il ne s’agit pas tant de savoir que d’avoir. Mon ancien maître a placé toute sa famille dans les cabanes du budget.

Le vrai savant est un rêveur, celui qui ne sait rien se dit Homme-pratique. Pratiquer, c’est prendre sans rien dire. Avoir de l’entregent, c’est se fourrer, comme Marmus, entre les intérêts, et servir le plus fort.

Osez dire que je suis un Âne, moi qui vous donne ici, la méthode de parvenir, et le résumé de toutes les sciences. Aussi, chers Animaux, ne changez rien à la constitution des choses : je suis trop bien au Zoological-Garden pour ne pas trouver votre révolution stupide ! Ô Animaux, vous êtes sur un volcan, vous rouvrez l’abîme des révolutions. Encourageons, par notre obéissance et par la constante reconnaissance des faits accomplis, les divers États à faire beaucoup de Jardins des Plantes, où nous serons nourris aux frais des Hommes, et où nous coulerons des jours exempts d’inquiétudes dans nos cabanes, couchés sur des prairies arrosées par le budget, entre des treillages dorés aux frais de l’État, en vrais sinécuristes marmusiens.

Songez qu’après ma mort, je serai empaillé, conservé dans les collections, et je doute que nous puissions, dans l’état de nature, parvenir à une pareille immortalité. Les Muséum sont le Panthéon des Animaux.



Balzac-Chatte-ScenesViePrivee


Scènes de la vie privée et publique des animaux

PEINES DE CŒUR

d’une

CHATTE ANGLAISE.

Quand le Compte rendu de votre première séance est arrivée à Londres, ô Animaux français ! il a fait battre le cœur des amis de la Réforme Animale. Dans mon petit particulier, je possédais tant de preuves de la supériorité des Bêtes sur l’Homme, qu’en ma qualité de Chatte anglaise, je vis l’occasion souvent souhaitée de faire paraître le roman de ma vie, afin de montrer comment mon pauvre moi fut tourmenté par les lois hypocrites de l’Angleterre. Déjà deux fois des Souris, que j’ai fait vœu de respecter depuis le bill de votre auguste parlement, m’avait conduite chez Colburn, et je m’étais demandé en voyant de vieilles miss, des ladies entre deux âges et même des jeunes mariées corrigeant les épreuves de leurs livres, pourquoi, ayant des griffes, je ne m’en servirais pas aussi. On ignorera toujours ce que pensent les femmes, surtout celles qui se mêlent d’écrire ; tandis qu’une Chatte, victime de la perfidie anglaise, est intéressée à dire plus que sa pensée, et ce qu’elle écrit de trop peut compenser ce que taisent ces illustres ladies. J’ai l’ambition d’être la mistriss Inchbald des Chattes, et vous prie d’avoir égard à mes nobles efforts, ô Chats français ! chez lesquels a pris naissance la plus grande maison de notre race, celle du Chat-Botté, type éternel de l’Annonce, et que tant d’hommes ont imité sans lui avoir encore élevé de statue.

Je suis née chez un ministre du Catshire, auprès de la petite ville de Miaulbury. La fécondité de ma mère condamnait presque tous ses enfants à un sort cruel, car vous savez qu’on ne sait pas encore à quelle cause attribuer l’intempérance de maternité chez les Chattes anglaises, qui menacent de peupler le monde entier. Les Chats et les Chattes attribuent, chacun de leur côté, ce résultat à leur amabilité et à leurs propres vertus. Mais quelques observateurs impertinents disent que les Chats et les Chattes sont soumis en Angleterre à des convenances si parfaitement ennuyeuses, qu’ils ne trouvent les moyens de se distraire que dans ces petites occupations de famille. D’autres prétendant qu’il y a là de grandes questions d’industrie et de politique, à cause de la domination anglaise dans les Indes ; mais ces questions sont peu décentes sous mes pattes et je les laisse à l’Edimburg-Review. Je fus exceptée de la noyade constitutionnelle à cause de l’entière blancheur de ma robe. Aussi me nomma-t-on Beauty. Hélas ! la pauvreté du ministre, qui avait une femme et onze filles, ne lui permettait pas de me garder. Une vieille fille remarqua chez moi une sorte d’affection pour la Bible du ministre ; je m’y posais toujours, non par religion, mais je ne voyais pas d’autre place propre dans le ménage. Elle crut peut-être que j’appartiendrais à la secte des Animaux sacrés qui a déjà fourni l’ânesse de Balaam, et me prit avec elle. Je n’avais alors que deux mois. Cette vieille fille, qui donnait des soirées auxquelles elle invitait par des billets qui promettaient thé et Bible, essaya de me communiquer la fatale science des filles d’Ève ; elle y réussit par une méthode protestante qui consiste à vous faire de si longs raisonnements sur la dignité personnelle et sur les obligations de l’extérieur, que, pour ne pas les entendre, on subirait le martyre.

Un matin, moi, pauvre petite fille de la nature, attirée par de la crème contenue dans un bol, sur lequel un muffing était posé en travers, je donnai un coup de patte au muffing, je lapai la crème ; puis, dans la joie, et peut-être aussi par un effet de la faiblesse de mes jeunes organes, je me livrai, sur le tapis ciré, au plus impérieux besoin qu’éprouvent les jeunes Chattes. En apercevant la preuve de ce qu’elle nomma mon intempérance et mon défaut d’éducation, elle me saisit et me fouetta vigoureusement avec des verges de bouleau, en protestant qu’elle ferait de moi une lady ou qu’elle m’abandonnerait.

— Voilà qui est gentil ! disait-elle. Apprenez, miss Beauty, que les Chattes anglaises enveloppent dans le plus profond mystère les choses naturelles qui peuvent porter atteinte au respect anglais, et bannissent tout ce qui est improper, en appliquant à la créature, comme vous l’avez entendu dire au révérend docteur Simpson, les lois faites par Dieu pour la création. Avez-vous jamais vu la Terre se comporter indécemment ? N’appartenez-vous pas d’ailleurs à la sectes des saints (prononcez sentz), qui marchent très-lentement le dimanche pour faire bien sentir qu’ils se promènent ? Apprenez à souffrir mille morts plutôt que de révéler vos désirs : c’est en ceci que consiste la vertu des saints. Le plus beau privilége des Chattes est de se sauver avec la grâce qui vous caractérise, et d’aller, on ne sait où, faire leurs petites toilettes. Vous ne vous montrerez ainsi aux regards que dans votre beauté. Trompé par les apparences, tout le monde vous prendra pour un ange. Désormais, quand pareille envie vous saisira, regardez la croisée, ayez l’air de vouloir vous promener, et vous irez dans un taillis ou sur une gouttière. Si l’eau, ma fille, est la gloire de l’Angleterre, c’est précisément parce que l’Angleterre sait s’en servir, au lieu de la laisser tomber, comme une sotte, ainsi que font les Français, qui n’auront jamais de marine à cause de leur indifférence pour l’eau.

Je trouvai, dans mon simple bon sens de Chatte, qu’il y avait beaucoup d’hypocrisie dans cette doctrine ; mais j’étais si jeune !

— Et quand je serai dans la gouttière ? pensai-je en regardant la vieille fille.

— Une fois seule, et bien sûre de n’être vue de personne, eh ! bien, Beauty, tu pourras sacrifier les convenances, avec d’autant plus de charme que tu te seras plus retenue en public. En ceci éclate la perfection de la morale anglaise qui s’occupe exclusivement des apparences, ce monde n’étant, hélas ! qu’apparence et déception.

J’avoue que tout mon bon sens d’animal se révoltait contre ces déguisements ; mais, à force d’être fouettée, je finis par comprendre que la propreté extérieure devait être toute la vertu d’une chatte anglaise. Dès ce moment, je m’habituai à cacher sous des lits les friandises que j’aimais. Jamais personne ne me vit ni mangeant, ni buvant, ni faisant ma toilette. Je fus regardée comme la perle des Chattes.

J’eus alors l’occasion de remarquer la bêtise des Hommes qui se disent savants. Parmi les docteurs et autres gens appartenant à la société de ma maîtresse, il y avait ce Simpson, espèce d’imbécile, fils d’un riche propriétaire, qui attendait un bénéfice, et qui, pour le mériter, donnait des explications religieuses de tout ce que faisaient les Animaux. Il me vit un soir lapant du lait dans une tasse, et fit compliment à la vieille fille de la manière dont j’étais élevée, en me voyant lécher premièrement les bords de l’assiette, et allant toujours en tournant et diminuant le cercle du lait.

— Voyez, dit-il, comme dans une sainte compagnie tout se perfectionne : Beauty a le sentiment de l’éternité, car elle décrit le cercle qui en est l’emblème, tout en lapant son lait.

La conscience m’oblige à dire que l’aversion des chattes pour mouiller leurs poils était la seule cause de ma façon de boire dans cette assiette ; mais nous serons toujours mal jugés par les savants, qui se préoccupent beaucoup plus de montrer leur esprit que de chercher le nôtre.

Quand les dames ou les hommes me prenaient pour passer leurs mains sur mon dos de neige et faire jaillir des étincelles de mes poils, la vieille fille disait avec orgueil : « Vous pouvez la garder sans avoir rien à craindre pour votre robe, elle est admirablement bien élevée ! » Tout le monde disait de moi que j’étais un ange : on me prodiguait les friandises et les mets les plus délicats ; mais je déclare que je m’ennuyais profondément. Je compris très-bien qu’une jeune Chatte du voisinage avait pu s’enfuir avec un Matou. Ce mot de Matou causa comme une maladie à mon âme que rien ne pouvait guérir, pas mêmes les compliments que je recevais ou plutôt que ma maîtresse se donnait à elle-même : « Beauty est tout à fait morale, c’est un petit ange, disait-elle. Quoiqu’elle soit très-belle, elle a l’air de ne pas savoir. Elle ne regarde jamais personne, ce qui est le comble des belles éducations aristocratiques ; il est vrai qu’elle se laisse voir très-volontiers ; mais elle à surtout cette parfaite insensibilité que nous demandons à nos jeunes miss, et que nous ne pouvons obtenir que très-difficilement. Elle attend qu’on la veuille pour venir, elle ne saute jamais sur vous familièrement, personne ne voit quand elle mange, et certes ce monstre de lord Byron l’eût adorée. En bonne et vraie Anglaise, elle aime le thé ; se tient gravement quand on explique la Bible, et ne pense de mal de personne, ce qui lui permet d’en entendre dire. Elle est simple et sans aucune affection, elle ne fait aucun cas des bijoux ; donnez-lui une bague elle ne la gardera pas ; enfin elle n’imite pas la vulgarité de celles qui chassent, elle aime le home, et reste si parfaitement tranquille, que parfois vous croiriez que c’est une Chatte mécanique faite à Birmingham ou à Manchester, ce qui est le nec plus ultra de la belle éducation. »

Ce que les Hommes et les vieilles filles nomment l’éducation est une habitude à prendre pour dissimuler les penchants les plus naturels, et quand ils nous ont entièrement dépravées, ils disent que nous sommes bien élevées. Un soir, ma maîtresse pria l’une des jeunes miss de chanter. Quand cette jeune fille se fut mise au piano et chanta, je reconnus aussitôt les mélodies irlandaises que j’avais entendues dans mon enfance, et je compris que j’étais musicienne aussi. Je mêlai donc ma voix à celle de la jeune fille ; mais je reçus des tapes de colère, tandis que la miss recevait des compliments. Cette souveraine injustice me révolta, je me sauvai dans les greniers. Amour sacré de la patrie ! oh ! quelle nuit délicieuse ! Je sus ce que c’était que des gouttières ! J’entendis les hymnes chantés par des Chats à d’autres Chattes, et ces adorables élégies me firent prendre en pitié les hypocrisies que ma maîtresse m’avait forcée d’apprendre. Quelques Chattes m’aperçurent alors et parurent prendre de l’ombrage de ma présence, quand un Chat au poil hérissé, à barbe magnifique, et qui avait une grande tournure, vint m’examiner et dit à la compagnie : « C’est une enfant ! » À ces paroles de mépris, je me mis à bondir sur les tuiles et à caracoler avec l’agilité qui nous distingue, je tombai sur mes pattes de cette façon flexible et douce qu’aucun animal ne saurait imiter, afin de prouver que je n’était pas si enfant. Mais ces chatteries furent en pure perte. « Quand me chantera-t-on des hymnes ! » me dis-je. L’aspect de ces fiers Matous, leurs mélodies, que la voix humaine ne rivalisera jamais, m’avaient profondément émue, et me faisaient faire de petites poésies que je chantais dans les escaliers ; mais un événement immense allait s’accomplir qui m’arracha brusquement à cette innocente vie. Je devais être emmenée à Londres par la nièce de ma maîtresse, une riche héritière qui s’affola de moi, qui me baisait, me caressait avec une sorte de rage et qui me plut tant, que je m’y attachai, contre toutes nos habitudes. Nous ne nous quittâmes point, et je pus observer le grand monde à Londres pendant la saison. C’est la que je devais étudier la perversité des mœurs anglaises qui s’est étendue jusqu’aux Bêtes, y connaître ce cant que lord Byron a maudit, et dont je suis victime, aussi bien que lui, mais sans avoir publié mes heures de loisirs.

Arabelle, ma maîtresse, était une jeune personne comme il y en a beaucoup en Angleterre : elle ne savait pas trop qui elle voulait pour mari. La liberté absolue qu’on laisse aux jeunes filles dans le choix d’un homme les rend presque folles, surtout quand elles songent à la rigueur des mœurs anglaises, qui n’admettent aucune conversation particulière après le mariage. J’étais loin de penser que les Chattes de Londres avaient adopté cette sévérité, que les lois anglaises me seraient cruellement appliquées et que je subirais un jugement à la cour des terribles Doctors commons. Arabelle accueillait très-bien tous les hommes qui lui étaient présentés, et chacun pouvait croire qu’il épouserait cette belle fille ; mais quand les choses menaçaient de se terminer, elle trouvait des prétextes pour rompre, et je dois avouer que cette conduite me paraissait peu convenable. « Épouser un Homme qui a le genoux cagneux ! jamais, disait-elle de l’un. Quant à ce petit, il a le nez camus. » Les Hommes m’étaient si parfaitement indifférents, que je ne comprenais rien à ces incertitudes fondées sur des différences purement physiques.

Enfin, un jour, un vieux pair d’Angleterre lui dit en me voyant : « Vous avez une bien jolie Chatte, elle vous ressemble, elle est blanche, elle est jeune, il lui faut un mari, laissez-moi lui présenter un magnifique Angora que j’ai chez moi. »

Trois jour après, le pair amena le plus beau Matou de la Pairie. Puff, noir de robe, avait les plus magnifiques yeux, verts et jaunes, mais froids et fiers. Sa queue, remarquable par des anneaux jaunâtres, balayait le tapis de ses poils longs et soyeux. Peut-être venait-il de la maison impériale d’Autriche, car il en portait, comme vous voyez, les couleurs. Ses manières étaient celles d’un Chat qui a vu la cour et le beau monde. Sa sévérité, en matière de tenue, était si grande, qu’il ne se serait pas gratté, devant le monde, la tête avec la patte. Puff avait voyagé sur le continent. Enfin il était si remarquablement beau, qu’il avait été, disait-on, caressé par la reine d’Angleterre. Moi, simple et naïve, je lui sautai au cou pour l’engager à jouer, mais il s’y refusa sous prétexte que nous étions devant tout le monde. Je m’aperçus alors que le pair d’Angleterre devait à l’âge et à des excès de table cette gravité postiche et forcée qu’on appelle en Angleterre respectability. Son embonpoint, que les hommes admiraient, gênait ses mouvements. Telle était sa véritable raison pour ne pas répondre à mes gentillesses : il resta calme et froid sur son innommable, agitant ses barbes, me regardant et fermant parfois les yeux. Puff était, dans le beau monde des Chats anglais, le plus riche parti pour une Chatte née chez un ministre : il avait deux valets à son service, il mangeait dans de la porcelaine chinoise, il ne buvait que du thé noir, il allait en voiture à Hyde-Park, et entrait au parlement. Ma maîtresse le garda chez elle. À mon insu, toute la population féline de Londres apprit que miss Beauty du Catshire épousait l’illustre Puff, marqué aux couleurs d’Autriche. Pendant la nuit, j’entendis un concert dans la rue : je descendis, accompagnée de milord qui, pris par sa goutte, allait lentement. Nous trouvâmes les Chattes de la Pairie qui venaient me féliciter et m’engager à entrer dans leur Société Ratophile. Elles m’expliquèrent qu’il n’y avait rien de plus commun que de courir après les Rats et les Souris. Les mots shocking, vulgar, furent sur toutes les lèvres. Enfin elles avaient formé pour la gloire du pays une Société de Tempérance. Quelques nuits après, milord et moi nous allâmes sur les toits d’Almack’s entendre un Chat gris qui devait parler sur la question. Dans une exhortation, qui fut appuyée par des Écoutez ! Écoutez ! il prouva que saint Paul, en écrivant sur la charité, parlait également au Chats et aux Chattes de l’Angleterre. Il était donc réservé à la race anglaise, qui pouvait aller d’un bout du monde à l’autre sur ses vaisseaux sans avoir à craindre l’eau, de répandre les principes de la morale ratophile. Aussi, sur tous les points du globe, des Chats anglais prêchaient-ils déjà les saines doctrines de la Société qui d’ailleurs étaient fondées sur les découvertes de la science. On avait anatomisé les Rats et les Souris, on avait trouvé peu de différence entre eux et les Chats : l’oppression des uns par les autres était donc contre le Droit des Bêtes, qui est plus solide encore que le Droit des Gens. « Ce sont nos frères, » dit-il. Et il fit une si belle peinture des souffrances d’un Rat pris dans la gueule d’un Chat, que je me mis à fondre en larmes.

En me voyant la dupe de ce speech, lord Puff me dit confidentiellement que l’Angleterre comptait faire un immense commerce avec les Rats et les Souris, que si les autres Chats n’en mangeaient plus, les Rats seraient à meilleur marché ; que derrière la morale anglaise, il y avait toujours quelque raison de comptoir ; et que cette alliance de la morale et du mercantilisme était la seule alliance sur laquelle comptait réellement l’Angleterre.

Puff me parut être trop grand politique pour pouvoir jamais faire un bon mari.

Un Chat campagnard (country gentleman) fit observer que, sur le continent, les Chats et les Chattes étaient sacrifiés journellement par des catholiques, surtout à Paris, aux environs des barrières (on lui criait : À la question ! ). On joignait à ces cruelles exécutions une affreuse calomnie en faisant passer ces Animaux courageux pour des lapins, mensonge et barbarie qu’il attribuait à l’ignorance de la vraie religion anglicane, qui ne permet le mensonge et les fourberies que dans les questions de gouvernement, de politique extérieure et de cabinet.

On le traita de radical et de rêveur. « Nous sommes ici pour les intérêts des Chats de l’Angleterre, et non pour ceux du continent ! » dit un fougueux Matou tory. Milord dormait. Quand l’assemblée se sépara, j’entendis ces délicieuses paroles dites par un jeune Chat qui venait de l’ambassade française, et dont l’accent annonçait la nationalité :

« Dear Beauty, de longtemps d’ici la nature ne pourra former une Chatte aussi parfaite que vous. Le cachemire de la Perse et des Indes semble être du poil de Chameau, comparé à vos soies fines et brillantes. Vous exhalez un parfum à faire évanouir de bonheur un ange, et je l’ai senti du salon du prince de Talleyrand, que j’ai quitté pour accourir à ce déluge de sottises que vous appelez un meeting. Le feu de vos yeux éclaire la nuit ! Vos oreilles seraient la perfection même si mes gémissements les attendrissaient. Il n’y a pas de rose dans toute l’Angleterre qui soit aussi rose que la chair rose qui borde votre petite bouche rose. Un pêcheur chercherait vainement dans les abîmes d’Ormus des perles qui puissent valoir vos dents. Votre cher museau fin, gracieux, est tout ce que l’Angleterre a produit de plus mignon. La neige des Alpes paraîtrait rousse auprès de votre robe céleste. Ah ! ces sortes de poils ne se voient que dans vos brouillards ! Vos pattes portent mollement et avec grâce ce corps qui est l’abrégé des miracles de la création ; mais que votre queue, interprète élégant des mouvements de votre cœur, surpasse : oui ! jamais courbe si élégante, rondeur plus correcte, mouvements plus délicats ne se sont vus chez aucune Chatte. Laissez-moi ce vieux drôle de Puff, qui dort comme un pair d’Angleterre au parlement, qui d’ailleurs est un misérable vendu au wighs, et qui doit à un trop long séjour au Bengale d’avoir perdu tout ce qui peut plaire à une Chatte. »

J’aperçus alors, sans avoir l’air de le regarder, ce charmant Matou français : il était ébouriffé, petit, gaillard, et ne ressemblait en rien à un Chat anglais. Son air cavalier annonçait, autant que sa manière de secouer l’oreille, un drôle sans souci. J’avoue que j’étais fatiguée de la solennité des Chats anglais et de leur propreté purement matérielle. Leur affectation de respectability me semblait surtout ridicule. L’excessif naturel de ce Chat mal peigné me surpris par un violent contraste avec tout ce que je voyais à Londres. D’ailleurs, ma vie était si positivement réglée, je savais si bien ce que je devais faire pendant le reste de mes jours, que je fus sensible à tout ce qu’annonçait d’imprévu la physionomie du Chat français. Tout alors me parut fade. Je compris que je pouvais vivre sur les toits avec une amusante créature qui venait de ce pays où l’on s’est consolé des victoires du plus grand général anglais par ces mots : « Malbrouk s’en va-t-en guerre, mironton, ton ton, MIRONTAINE ! » Néanmoins, j’éveillai milord et lui fis comprendre qu’il était fort tard, que nous devions rentrer. Je n’eus pas l’air d’avoir écouté cette déclaration, et fus d’une apparente insensibilité qui pétrifia Brisquet. Il resta là, d’autant plus surpris qu’il se croyait très-beau. Je sus plus tard qu’il séduisait toutes les Chattes de bonne volonté. Je l’examinai du coin de l’œil : il s’en allait par petits bonds, revenait en franchissant la largeur de la rue, et s’en retournait de même, comme un Chat français au désespoir : un véritable Anglais aurait mis de la décence dans ses sentiments, et ne les aurait pas laissé voir ainsi. Quelques jours après, nous nous trouvâmes, milord et moi, dans la magnifique maison du vieux pair, je sortis alors en voiture pour me promener à Hyde-Park. Nous ne mangions que des os de poulets, des arêtes de poissons, des crèmes, du lait, du chocolat. Quelque échauffant que fût ce régime, mon prétendu mari Puff demeurait grave. Sa respectability s’étendait jusqu’à moi. Généralement, il dormait dès sept heures du soir, à la table de whist sur les genoux de Sa Grâce. Mon âme était donc sans aucune satisfaction, et je languissais. Cette situation de mon intérieur se combina fatalement avec une petite affection dans les entrailles que me causa le jus de Hareng pur (le vin de Porto des Chats anglais) dont Puff faisait usage, et qui me rendit comme folle. Ma maîtresse fit venir un médecin, qui sortait d’Édimbourg après avoir étudié longtemps à Paris. Il promit à ma maîtresse de me guérir le lendemain même, après avoir reconnu ma maladie. Il revint en effet, et sortit de sa poche un instrument de fabrique parisienne.

J’eus une espèce de frayeur en apercevant un canon de métal blanc terminé par un tube effilé. À la vue de ce mécanisme, que le docteur fit jouer avec satisfaction, Leurs Grâces rougirent, se courroucèrent et dirent de fort belles choses sur la dignité du peuple anglais : comme quoi se qui distinguait la vieille Angleterre des catholiques n’était pas ses opinions sur la Bible que sur cette infâme machine. Le duc dit qu’à Paris les Français ne rougissent pas d’en faire une exhibition sur leur théâtre national, dans une comédie de Molière ; mais qu’à Londres un watchman n’oserait en prononcer le nom. Donnez-lui du calomel !

— Mais Votre Grâce la tuerait, s’écria le docteur. Quant à cette innocente mécanique, les Français ont fait maréchal un de leur plus brave généraux pour s’en être servi devant leur fameuse colonne.

— Les Français peuvent arroser les émeutes de l’intérieur comme ils le veulent, reprit Milord. Je ne sais pas, ni vous non plus, ce qui pourrait arriver de l’emploi de cette avilissante machine ; mais ce que je sais, c’est qu’un vrai médecin anglais ne doit guérir ses malades qu’avec les remèdes de la vieille Angleterre.

Le médecin, qui commençait à se faire une grande réputation, perdit toutes ses pratiques dans le beau monde. On appela un autre médecin qui me fit des questions inconvenantes sur Puff, et qui m’apprit que la véritable devise de l’Angleterre était : Dieu et mon Droit… conjugal ! Une nuit, j’entendis dans la rue la voix du Chat français. Personne ne pouvait nous voir : je grimpai par la cheminée, et, parvenue en haut de la maison, je lui criai : « À la gouttière ! » Cette réponse lui donna des ailes, il fut auprès de moi en un clin d’œil. Croiriez-vous que ce Chat français eut l’inconvenante audace de s’autoriser de ma petite exclamation pour me dire : « Viens dans mes pattes ! » Il osa tutoyer, sans autre forme de procès, une Chatte de distinction. Je le regardai froidement, et pour lui donner une leçon, je lui dis que j’appartenais à la Société de Tempérance.

— Je vois, mon cher, lui dis-je à votre accent et au relâchement de vos maximes, que vous êtes, comme tous les Chats catholiques, disposé à rire et à faire mille ridiculités, en vous croyant quitte pour un peu de repentir ; mais en Angleterre, nous avons plus de moralité : nous mettons partout de la respectability, même dans nos plaisirs.

Ce jeune Chat, frappé par la majesté du cant anglais, m’écoutait avec une sorte d’attention qui me donna l’espoir d’en faire un Chat protestant. Il me dit alors dans le plus beau langage qu’il ferait tout ce que je voudrais, pourvu qu’il lui fût permis de m’adorer. Je le regardais sans pouvoir répondre, car ses yeux, very beautiful, splendid, brillaient comme des étoiles, ils éclairaient la nuit. Mon silence l’enhardit, et il s’écria : — Chère Minette !

— Quelle est cette nouvelle indécence ? m’écriai-je, sachant les Chats français très-légers dans leur propos.

Brisquet m’apprit que, sur le continent, tout le monde, le roi lui-même, disait à sa fille : Ma petite Minette, pour lui témoigner son affection ; que beaucoup de femmes, et des plus jolies, des plus aristocratiques, disaient toujours : Mon petit Chat, à leurs maris, même quand elles ne les aimaient pas. Si je voulais lui faire plaisir, je l’appellerais : Mon petit Homme ! Là-dessus il leva ses pattes avec une grâce infinie. Je disparus, craignant d’être faible. Brisquet chanta Rule, Britannia ! tant il était heureux, et le lendemain sa chère voix bourdonnait encore à mes oreilles.

— Ah ! tu aimes aussi, toi, chère Beauty, me dit ma maîtresse en me voyant étalée sur le tapis, les quatre pattes en avant, le corps dans un mol abandon, et noyée dans la poésie de mes souvenirs.

Je fus surprise par cette intelligence chez une Femme, et je vins alors, en relevant mon épine dorsale, me frotter à ses jambes en lui faisant entendre un ronron amoureux sur les cordes les plus graves de ma voix de contre-alto.

Pendant que ma maîtresse, qui me prit sur ses genoux me caressait en me grattant la tête, et que je la regardais tendrement en lui voyant les yeux en pleurs, il se passait dans Bond-Street une scène dont les suites furent terribles pour moi.

Puck, un des neveux de Puff qui prétendait à sa succession, et qui, pour le moment, habitait la caserne des Life-Guards, rencontra my dear Brisquet. Le sournois capitaine Puck complimenta l’attaché sur ses succès auprès de moi, en disant que j’avais résisté aux plus charmants Matous de l’Angleterre. Brisquet, en Français vaniteux, répondit qu’il serait bien heureux d’attirer mon attention, mais qu’il avait en horreur les Chattes qui vous parlaient de tempérance et de la Bible, etc.

— Oh ! fit Puck, elle vous parle donc ?

Brisquet, ce cher Français, fut ainsi victime de la diplomatie anglaise ; mais il commit une de ces fautes impardonnables et qui courrouce toutes les Chattes bien apprises de l’Angleterre. Ce petit drôle était véritablement très-inconsistant. Ne s’avisa-t-il pas au Park de me saluer et vouloir causer familièrement comme si nous nous connaissions. Je restai froide et sévère. Le cocher, apercevant ce Français, lui donna un coup de fouet qui l’atteignit et faillit le tuer. Brisquet reçu ce coup de fouet en me regardant avec une intrépidité qui changea mon moral : je l’aimai pour la manière dont il se laissait frapper, ne voyant que moi, ne sentant que la faveur de ma présence, domptant ainsi le naturel qui pousse les Chats à fuir à la moindre apparence d’hostilité. Il ne devina pas que je me sentais mourir, malgré mon apparente froideur. Dès ce moment, je résolu de me laisser enlever. Le soir, sur la gouttière, je me jetai dans ses pattes tout éperdue.

— My dear, lui dis-je, avez-vous le capital nécessaire pour payer les dommages-intérêts au vieux Puff ?

— Je n’ai pas d’autre capital, me répondit le Français en riant, que les poils de ma moustache, mes quatre pattes et cette queue.

Là-dessus il balaya la gouttière par un mouvement plein de fierté.

— Pas de capital ! lui répondis-je, mais vous n’êtes qu’un aventurier, my dear.

— J’aime les aventures, me dit-il tendrement. En France, dans les circonstances auxquelles tu fais allusion, c’est alors que les Chats se peignent ! Ils ont recours à leurs griffes et non à leurs écus.

— Pauvre pays ! lui dis-je. Et comment envoie-t-il à l’étranger, dans ses ambassades, des Bêtes si dénuées de capital ?

— Ah ! voilà, dit Brisquet. Notre nouveau gouvernement n’aime pas l’argent… chez ses employés : il ne recherche que les capacités intellectuelles.

Le cher Brisquet eut, en me parlant, un petit air content qui me fit craindre que ce ne fût un fat.

— L’amour sans capital est un non-sens ! lui dis-je. Pendant que vous irez à droite et à gauche chercher à manger, vous ne vous occuperez pas de moi, mon cher.

Ce charmant Français me prouva, pour toute réponse, qu’il descendait, par sa grand’mère, du Chat-Botté. D’ailleurs, il avait quatre-vingt-dix neuf manières d’emprunter de l’argent, et nous n’en aurions, dit-il, qu’une seule de le dépenser. Enfin il savait la musique et pouvait donner des leçons. En effet, il me chanta, sur un mode qui arrachait l’âme, une romance nationale de son pays : Au clair de la lune…

En ce moment, plusieurs Chats et des Chattes amenés par Puck me virent quand, séduite par tant de raisons, je promettais à ce cher Brisquet de le suivre dès qu’il pourrait entretenir sa femme confortablement.

— Je suis perdue ! m’écriai-je.

Le lendemain même, le banc des Doctors commons fut saisi par le vieux Puff d’un procès en criminelle conversation. Puff était sourd : ses neveux abusèrent de sa faiblesse. Puff, questionné par eux, leur apprit que la nuit je l’avais appelé par flatterie : Mon petit Homme ! Ce fut une des choses les plus terribles contre moi, car jamais je ne pus expliquer de qui je tenais la connaissance de ce mot d’amour. Milord, sans le savoir, fut très-mal pour moi ; mais j’avais remarqué déjà qu’il était en enfance. Sa Seigneurie ne soupçonna jamais les basses intrigues auxquelles je fus en butte. Plusieurs petits Chats, qui me défendirent contre l’opinion publique, m’ont dit que parfois il demande son ange, la joie de ses yeux, sa darling, sa sweet Beauty ! Ma propre mère, venue à Londres, refusa de me voir et de m’écouter, en me disant que jamais une Chatte anglaise ne devait être soupçonnée, et que je mettais bien de l’amertume dans ses vieux jours. Mes sœurs, jalouses de mon élévation, appuyèrent mes accusatrices. Enfin, les domestiques déposèrent contre moi. Je vis alors clairement à propos de quoi tout le monde perd la tête en Angleterre. Dès qu’il s’agit d’une criminelle conversation, tous les sentiments s’arrêtent, une mère n’est plus mère, une nourrice voudrait reprendre son lait, et toutes les Chattes hurlent par les rues. Mais, ce qui fut bien plus infâme, mon vieil avocat, qui, dans le temps, croyait à l’innocence de la reine d’Angleterre, à qui j’avais tout raconté dans le moindre détail, qui m’avait assuré qu’il n’y avait pas de quoi fouetter un Chat, et à qui, pour preuve de mon innocence, j’avouai ne rien comprendre à ces mots, criminelle conversation (il me dit que c’était ainsi appelé précisément parce qu’on parlait très-peu) ; cet avocat, gagné par le capitaine Puck, me défendit si mal, que ma cause parut perdue. Dans cette circonstance, j’eus le courage de comparaître devant les Doctors commons.

— Milords, dis-je, je suis une Chatte anglaise, et je suis innoncente ! Que dirait-on de la justice de la vieille Angleterre, si…

À peine eus-je prononcé ces paroles, que d’effroyables murmures couvrirent ma voix, tant le public avait été travaillé par le Cat-Chronicle et par les amis de Puck.

— Elle met en doute la justice de la vielle Angleterre qui a créé le jury ! criait-on.

— Elle veut vous expliquer, milord, s’écria l’abominable avocat de mon adversaire, comment elle allait sur les gouttières avec un Chat français pour le convertir à la religion anglicane, tandis qu’elle y allait bien plutôt pour en revenir dire en bon français mon petit homme à son mari, pour écouter les abominables principes du papisme, et apprendre à méconnaître les lois et les usages de la vieille Angleterre !

Quand on parle de ces sornettes à un public anglais, il devient fou. Aussi des tonnerres d’applaudissements accueillirent-ils les paroles de l’avocat de Puck. Je fus condamnée, à l’âge de vingt-six mois, quand je pouvais prouver que j’ignorais encore ce que c’était qu’un Chat. Mais, à tout ceci, je gagnai de comprendre que c’est à cause de ses radotages qu’on appelle Albion la vieille Angleterre.

Je tombai dans une grande mischathropie qui fut causée moins par mon divorce que par la mort de mon cher Brisquet, que Puck fit tuer par une émeute, en craignant sa vengeance. Aussi rien ne me met-il plus en fureur que d’entendre parler de la loyauté des Chats anglais.

Vous voyez, ô Animaux français, qu’en nous familiarisant avec les Hommes, nous en prenons tous les vices et toutes les mauvaises institutions. Revenons à la vie sauvage où nous obéissons qu’à l’instinct, et où nous ne trouvons pas des usages qui s’opposent aux vœux les plus sacrés de la nature. J’écris en ce moment un traité politique à l’usage des classes ouvrières animales, afin de les engager à ne plus tourner les broches, ni se laisser atteler à de petites charrettes, et pour leur enseigner les moyens de se soustraire à l’oppression du grand aristocrate. Quoique notre griffonnage soit célèbre, je crois que miss Henriette Martineau ne me désavouerait pas. Vous savez sur le continent que la littérature est devenue l’asile de toutes les Chattes qui protestent contre l’immortel monopole du mariage, qui résistent à la tyrannie des institutions, et veulent revenir aux lois naturelles. J’ai omis de vous dire que, quoique Brisquet eût le corps traversé par un coup reçu dans le dos, le Coroner, par une infâme hypocrisie, a déclaré qu’il s’était empoisonné lui-même avec de l’arsenic, comme si jamais un Chat si gai, si fou, si étourdi, pouvait avoir assez réfléchi sur la vie pour concevoir une idée si sérieuse, et comme si un Chat que j’aimais pouvait avoir la moindre envie de quitter l’existence ! Mais, avec l’appareil de Marsh, on a trouvé des taches sur une assiette.

De Balzac.



Balzac-Lion-ScenesViePrivee


VOYAGE

d’un

LION D’AFRIQUE

À PARIS,

et ce qui s’ensuivit.

I

Où l’on verra par quelles raisons de haute politique le prince Léo dut faire un voyage en France.

Au bas de l’Atlas, du côté du désert, règne un vieux Lion nourri de ruse. Dans sa jeunesse, il a voyagé jusque dans les montagne de la Lune ; il a su vivre en Barbarie, en Tombouctou, en Hottentotie, au milieu des républiques d’Éléphants, de Tigres, de Boschimans et de Troglodytes, en les mettant à contribution et ne leur déplaisant point trop ; car ce ne fut que sur ses vieux jours, ayant les dents lourdes, qu’il fit crier les Moutons en les croquant. De cette complaisance universelle, lui vint son surnom de Cosmopolite, ou l’ami de tout le monde. Une fois sur le trône, il a voulu justifier la jurisprudence des Lions par cet admirable axiome : Prendre, c’est apprendre. Et il passe pour un des monarques les plus instruits. Ce qui n’empêche pas qu’il déteste les lettres et les lettrés. « Ils embrouillent encore ce qui est embrouillé, » dit-il.

Il eut beau faire, le peuple voulut devenir savant. Les griffes parurent menaçantes sur tous les points du désert. Non-seulement les sujets du Cosmopolite faisaient mine de le contrarier, mais encore sa famille commençait à murmurer. Les jeunes Altesses Griffées lui reprochaient de s’enfermer avec un grand Griffon, son favori, pour compter ses trésors sans admettre personne à les voir.

Ce Lion parlait beaucoup, mais il agissait peu. Les crinières fermentaient. De temps en temps, des Singes, perchés sur des arbres, éclaircissaient des questions dangereuses. Des Tigres et des Léopards demandaient un partage égal du butin. Enfin, comme dans la plupart des Sociétés, la question de la viande et des os divisait les masses.

Déjà plusieurs fois le vieux Lion avait été forcé de déployer tous ses moyens pour comprimer le mécontentement populaire en s’appuyant sur la classe intermédiaire des Chiens et des Loups-Cerviers, qui lui vendirent un peu cher leur concours. Trop vieux pour se battre, le Cosmopolite voulait finir ses jours tranquillement, et, comme on dit, en bon Toscan de Léonie, mourir dans sa tanière. Aussi les craquements de son trône le rendaient-ils songeur. Quand Leurs Altesses les Lionceaux le contrariaient un peu trop, il supprimait les distributions de vivres, et les domptait par la famine ; car il avait appris, dans ses voyages, combien on s’adoucit en ne prenant rien. Hélas ! il avait retourné cette grave question sur toutes ses dents. En voyant la Léonie dans un état d’agitation qui pouvait avoir des suites fâcheuses, le Cosmopolite eut une idée excessivement avancée pour un Animal, mais qui ne surprit point les cabinets à qui les tours de passe-passe par lesquels il se recommanda pendant sa jeunesse étaient suffisamment connus.

Un soir, entouré de sa famille, il bâilla plusieurs fois et dit ces sages paroles : « Je suis véritablement bien fatigué de toujours rouler cette pierre qu’on appelle le pouvoir royal. J’y ai blanchi ma crinière, usé ma parole et dépensé ma fortune, sans y avoir gagné grand’chose. Je dois donner des os à tous ceux qui se disent les soutiens de mon pouvoir ! Encore si je réussissais ! Mais tout le monde se plaint. Moi seul, ne me plaignais pas, et voilà que cette maladie me gagne ! Peut-être ferais-je mieux de laisser aller les choses et de vous abandonner le sceptre, mes enfants ! Vous êtes jeunes, vous aurez les sympathies de la jeunesse, et vous pourrez vous débarrasser de tous les Lions mécontents en les éconduisant à la victoire. »

Sa Majesté Lionne eut alors un retour de jeunesse, et chanta la Marseillaise des Lions :

Aiguisez vos griffes, hérissez vos crinières !

— Mon père, dit le jeune prince, si vous êtes disposé à céder au vœu national, je vous avouerai que les Lions de toutes les parties de l’Afrique, indignés du far niente de Votre Majesté, étaient sur le point d’exciter des orages capables de faire sombrer le vaisseau de l’État.

— Ah ! mon drôle, pensa le vieux Lion, tu es attaqué de la maladie des princes royaux, et ne demanderais pas mieux que de voir mon abdication !… Bon, nous allons te rendre sage ! Prince, reprit à haute voix le Cosmopolite, on ne règne plus par la gloire, mais par l’adresse, et pour vous en convaincre, je veux vous mettre à l’ouvrage.

Dès que cette nouvelle circula dans toute l’Afrique, elle y produisit un tapage inouï. Jamais, dans le désert, aucun Lion n’avait abdiqué. Quelques-uns avaient été dépossédés par des usurpateurs, mais personne ne s’était avisé de quitter le trône. Aussi la cérémonie pouvait-elle être facilement entachée de nullité, faute de précédents.

Le matin, à l’aurore, le Grand-Chien, commandant les hallebardiers, dans son grand costume et armé de toutes pièces, rangea la garde en bataille. Le vieux roi se mit sur son trône. Au-dessus, on voyait ses armes représentant une Chimère au grand trot, poursuivie par un poignard. Là, devant tous les Oisons qui composaient la cour, le grand Griffon apporta le sceptre et la couronne. Le Cosmopolite dit à voix basse ces remarquables paroles à ses Lionceaux, qui reçurent sa bénédiction, seule chose qu’il voulut leur donner, car il garda judicieusement ses trésors.

— Enfants, je vous prête ma couronne pour quelques jours, essayez de plaire au peuple et vous m’en direz des nouvelles.

Puis, à haute voix et se tournant vers la cour, il cria :

— Obéissez à mon fils, il a mes instructions !

Dès que le jeune Lion eut le gouvernement des affaires, il fut assailli par la jeunesse Lionne dont les prétentions excessives, les doctrines, l’ardeur, en harmonie d’ailleurs avec les idées des deux jeunes gens, firent renvoyer les anciens conseillers de la couronne. Chacun voulut leur vendre son concours. Le nombre des places ne se trouva point en rapport avec le nombre des ambitions légitimes ; il y eut des mécontents qui réveillèrent les masses intelligentes. Il s’éleva des tumultes, les jeunes tyrans eurent la patte forcée et furent obligés de recourir à la vieille expérience du Cosmopolite, qui, vous le devinez, fomentait ces agitations. Aussi, en quelques heures, le tumulte fut-il apaisé. L’ordre régna dans la capitale. Un baise-griffe s’ensuivit, et la cour fit un grand carnaval pour célébrer le retour au statu quo qui parut être le vœu du peuple. Le jeune prince, trompé par cette scène de haute comédie, rendit le trône à son père, qui lui rendit son affection.

Pour se débarrasser de son fils, le vieux Lion lui donna une mission. Si les Hommes ont la question d’Orient, les Lions ont la question d’Europe, où depuis quelque temps des Hommes usurpaient leur nom, leurs crinières et leurs habitudes de conquête. Les susceptibilités nationales des Lions s’étaient effarouchées. Et, pour préoccuper les esprits, les empêcher de retroubler sa tranquillité, le Cosmopolite jugea nécessaire de provoquer des explications internationales de tanière à camarilla. Son Altesse Lionne, accompagnée d’un de ses Tigres ordinaires, partit pour Paris sans aucun attaché.

Nous donnons ici les dépêches diplomatiques du jeune prince et celles de son Tigre ordinaire.

II

Comment le prince Léo fut traité à son arrivée dans la capitale du monde civilisé.

PREMIÈRE DÉPÊCHE.

« Sire,

« Dès que votre auguste fils eut dépassé l’Atlas, il fut reçu à coups de fusil par les postes français. Nous avons compris que les soldats lui rendaient ainsi les honneurs dus à son rang. Le Gouvernement français s’est empressé de venir à sa rencontre ; on lui a offert une voiture élégante, ornée de barreaux en fer creux qu’on lui fit admirer comme un des progrès de l’industrie moderne. Nous fûmes nourris des viandes les plus recherchées, et nous n’avons eu qu’à nous louer des procédés de la France. Le prince fut embarqué, par égard pour la race Animale, sur un vaisseau appelé le Castor. Conduits par les soins du gouvernement français jusqu’à Paris, nous y sommes logés aux frais de l’État dans un délicieux séjour appelé le Jardin du Roi, où le peuple vient nous voir avec un tel empressement, qu’on nous a donné les plus illustres savants pour gardiens, et que, pour nous préserver de toute indiscrétion, ces messieurs ont été forcés de mettre des barres de fer entre nous et la foule. Nous sommes arrivés dans d’heureuses circonstances, il se trouve là des ambassadeurs venus de tous les points du globe.

« J’ai lorgné, dans un hôtel voisin, un Ours blanc venu d’outre-mer pour des réclamations de son gouvernement. Ce prince Oursakoff m’a dit alors que nous étions les dupes de la France. Les Lions de Paris, inquiets de notre ambassade, nous avaient fait enfermer. Sire, nous étions prisonniers.

« — Où pourrons-nous trouver les Lions de Paris ? lui ai-je demandé.

« Votre Majesté remarquera la finesse de ma conduite. En effet, la diplomatie de la Nation Lionne ne doit pas s’abaisser jusqu’à la fourberie, et la franchise est plus habile que la dissimulation. Cet Ours, assez simple, devina sur-le-champ ma pensée, et me répondit sans détours que les Lions de Paris vivaient en des régions tropicales où l’asphalte formait le sol et où les vernis du Japon croissaient, arrosés par l’argent d’une fée appelée conseil général de la Seine. Allez toujours devant vous, et quand vous trouverez sous vos pattes des marbres blancs sur lesquels se lit ce mot : Seyssel ! un terrible mot qui a bu de l’or, dévoré des fortunes, ruiné des Lions, fait renvoyer bien des Tigres, voyager des Loups-Cerviers, pleurer des Rats, rendre gorge à des Sangsues, vendre des Chevaux et des Escargots !… quand ce mot flamboyera, vous serez arrivé dans le quartier Saint-Georges où se retirent ces Animaux ?

« — Vous devez être satisfait, dis-je avec la politesse qui doit distinguer les ambassadeurs, de ne point trouver votre maison qui règne dans le Nord, les Oursakoff, ainsi travestis ?

« — Pardonnez-moi, reprit-il. Les Oursakoff ne sont pas plus épargnés que vous par les railleries parisiennes. J’ai pu voir, dans une imprimerie, ce qui s’appelle un Ours imitant notre majestueux mouvement de va-et-vient, si convenable à des gens réfléchis comme nous le sommes vers le Nord, et le prostituant à mettre du noir sur du blanc. Ces Ours sont assistés de Singes qui grapillent des lettres, et ils font ce qu’ici les savants nomment des livres, un produit bizarre de l’Homme que j’entends aussi nommer des bouquins, sans avoir pu deviner le rapport qui peut exister entre le fils d’un bouc et un livre, si ce n’est l’odeur.

« — Quel avantage les Hommes trouvent-ils, cher prince Oursakoff, à prendre nos noms sans pouvoir prendre nos qualités ?

« — Il est plus facile d’avoir de l’esprit en se disant une Bête qu’en se donnant pour un Homme de talent ! D’ailleurs, les Hommes ont toujours si bien senti notre supériorité que, de tout temps, ils se sont servis de nous pour s’anoblir. Regardez les vieux blasons ? Partout des Animaux !

« Voulant, Sire, connaître l’opinion des cours du Nord dans cette grande question, je lui dis : — En avez-vous écrit à votre gouvernement ?

« — Le cabinet Ours est plus fier que celui des Lions, il ne reconnaît pas l’Homme.

« — Prétendriez-vous, vieux glaçon à deux pattes et poudré de neige, que le Lion, mon maître, n’est pas le roi des Animaux ?

« L’Ours blanc prit, sans vouloir répondre, une attitude si dédaigneuse, que d’un bond je brisai les barreaux de mon appartement. Son Altesse, attentive à la querelle, en avait fait autant, et j’allais venger l’honneur de votre couronne, lorsque votre auguste fils me dit très-judicieusement qu’au moment d’avoir des explications à Paris, il ne fallait pas se brouiller avec les puissances du Nord.

« Cette scène avait eu lieu pendant la nuit, il nous fut donc très-facile d’arriver en quelques bonds sur les boulevards, où, vers le petit jour, nous fûmes accueillis par des : — Oh ! c’te tête ! — Sont-ils bien déguisés ! — Ne dirait-on pas de véritables Animaux ! »

III

Le prince Léo est à Paris pendant le carnaval. — Jugement que porte Son Altesse sur ce qu’elle voit.

DEUXIÈME DÉPÊCHE.

« Votre fils, avec sa perspicacité ordinaire, devina que nous étions en plein carnaval, et que nous pouvions aller et venir sans aucun danger. Je vous parlerai plus tard du carnaval. Nous étions excessivement embarrassés pour nous exprimer ; nous ignorions les usages et la langue du pays. Voici comment notre embarras cessa. »

(Interrompue par le froid de l’atmosphère)

PREMIÈRE LETTRE DU PRINCE LÉO AU ROI, SON PÈRE.

« Mon cher et auguste père,

« Vous m’avez donné si peu de valeurs qu’il m’est bien difficile de tenir mon rang à Paris. À peine ai-je pu mettre les pattes sur les boulevards, que je me suis aperçu combien cette capitale diffère du désert. Tout se vend et tout s’achète. Boire est une dépense, être à jeun coûte cher, manger est hors de prix. Nous nous sommes transportés, mon Tigre et moi, conduits par un Chien plein d’intelligence, tout le long des boulevards, où personne ne nous a remarqués, tant nous ressemblions à des Hommes, en cherchant ceux d’entre eux qui se disent des Lions. Ce Chien, qui connaissait beaucoup Paris, consentit à nous servir de guide et d’interprète. Nous avons donc un interprète, et nous passons, comme nos adversaires, pour des Hommes déguisés en Animaux. Si vous aviez su, Sire, ce qu’est Paris, vous ne m’eussiez pas mystifié par la mission que vous m’avez donnée. J’ai bien peur d’être obligé quelquefois de compromettre ma dignité pour arriver à vous satisfaire. En arrivant au boulevard des Italiens, je crus nécessaire de me mettre à la mode en fumant un cigare, et j’éternuai si fort, que je produisis une certaine sensation. Un feuilletonniste, qui passait, dit alors en voyant ma tête : — Ces jeunes gens finiront par ressembler à des Lions.

« — La question va se dénouer, dis-je à mon Tigre.

« — Je crois, nous dit alors le Chien, qu’il en est comme de la question d’Orient, et que le mieux est de la laisser longtemps nouée.

« Ce Chien, Sire, nous donne à tout moment les preuves d’une haute intelligence ; aussi vous ne vous étonnerez pas en apprenant qu’il appartient à une administration célèbre, située rue de Jérusalem, qui se plaît à entourer de soins et d’égards les étrangers qui visitent la France.

« Il nous amena, comme je viens de vous le dire, sur le boulevard des Italiens ; là, comme sur tous les boulevards de cette grande ville, la part laissée à la nature est bien petite. Il y a des arbres, sans doute, mais quels arbres ! Au lieu d’air pur, de la fumée ; au lieu de rosée, de la poussière : aussi les feuilles sont-elles larges comme mes ongles.

« Du reste, de grandeur, il n’y en a point à Paris : tout y est mesquin ; la cuisine y est pauvre. Je suis entré pour déjeuner dans un café où nous avons demandé un Cheval ; mais le garçon a paru tellement surpris, que nous avons profité de son étonnement pour l’emporter, et nous l’avons mangé dans un coin. Notre Chien nous a conseillé de ne pas recommencer, en nous prévenant qu’une pareille licence pourrait nous mener en police correctionnelle. Cela dit, il accepta un os dont il se régala bel et bien.

« Notre guide aime assez à parler politique, et la conversation du drôle n’est pas sans fruit pour moi ; il m’a appris bien des choses. Je puis déjà vous dire que quand je serai de retour en Léonie, je ne me laisserai plus prendre à aucune émeute ; je sais maintenant une manière de gouverner qui est la plus commode du monde.

« À Paris, le roi règne et ne gouverne pas. Si vous ne comprenez pas ce système, je vais vous l’expliquer : On rassemble par trois à quatre cents groupes tous les honnêtes gens du pays en leur disant de se représenter par un d’eux. On obtient quatre cent cinquante-neuf Hommes chargés de faire la loi. Ces Hommes sont vraiment plaisants : ils croient que cette opération communique le talent, ils imaginent qu’en nommant un Homme d’un certain nom, il aura la capacité, la connaissance des affaires ; qu’enfin le mot honnête Homme est synonyme de législateur, et qu’un Mouton devient un Lion en lui disant : Sois-le. Aussi qu’arrive-t’il ? Ces quatre cent cinquante-neuf élus vont s’asseoir sur des bancs au bout d’un pont, et le roi vient leur demander de l’argent ou quelques ustensiles nécessaires à son pouvoir, comme des canons et des vaisseaux. Chacun parle alors à son tour de différentes choses, sans que personne fasse la moindre attention à ce que dit le précédent orateur. Un Homme discute sur l’Orient après quelqu’un qui a parlé sur la pèche de la Morue. La mélasse est une réplique suffisante qui ferme la bouche à qui réclame pour la littérature. Après un millier de discours semblables, le roi a tout obtenu. Seulement, pour faire croire aux quatre cents élus qu’ils ont leur parfaite indépendance, il a soin de se faire refuser de temps en temps des choses exorbitantes demandées à dessein.

« J’ai trouvé, cher et auguste père, votre portrait dans la résidence royale. Vous y êtes représenté dans votre lutte avec le Serpent révolutionnaire, par un sculpteur appelé Barye. Vous êtes infiniment plus beau que tous les portraits d’Hommes qui vous entourent, et dont quelques-uns portent des serviettes sur leurs bras gauches comme des domestiques, et d’autres ont des marmites sur la tête. Ce contraste démontre évidemment notre supériorité sur l’Homme. Sa grande imagination consiste d’ailleurs à mettre les fleurs en prison et à entasser des pierres les unes sur les autres.

« Après avoir pris ainsi langue dans ce pays où la vie est presque impossible, et où l’on ne peut poser ses pattes que sur les pieds du voisin, je me rendis à un certain endroit où mon Chien me promit de me faire voir les bêtes curieuses auxquelles Votre Majesté nous a ordonné de demander des explications sur la prise illégale de nos noms, qualités, griffes, etc.

« — Vous y verrez bien certainement des Lions, des Loups-Cerviers, des Panthères, des Rats de Paris.

« — Mon ami, de quoi peut vivre un Loup-Cervier dans un pareil pays ?

« — Le Loup-Cervier, sous le respect de Votre Altesse, me répondit le Chien, est habitué à tout prendre, il s’élance dans les fonds américains, il se hasarde aux plus mauvaises actions, et se fourre dans les passages. Sa ruse consiste à avoir toujours la gueule ouverte, et le Pigeon, sa nourriture principale, y vient de lui-même.

« — Et comment ?

« — Il paraît qu’il a eu l’esprit d’écrire sur sa langue un mot talismanique avec lequel il attire le Pigeon.

« — Quel est ce mot ?

« — Le mot bénéfice. Il y a plusieurs mots. Quand bénéfice est usé, il écrit dividende. Après dividende, réserve ou intérêts… les Pigeons s’y prennent toujours.

« — Et pourquoi ?

« — Ah ! vous êtes dans un pays où les gens ont si mauvaise opinion les uns des autres, que le plus niais est sûr d’en trouver un autre qui le soit encore plus et à qui il fera prendre un chiffon de papier pour une mine d’or… Le gouvernement a commencé le premier en ordonnant de croire que des feuilles volantes valaient des domaines. Cela s’appelle fonder le crédit public, et quand il y a plus de crédit que de public, tout est fondu.

« — Sire, le crédit n’existe pas encore en Afrique, nous pouvons y occuper les perturbateurs en construisant une Bourse. Mon détaché (car je ne saurais appeler mon Chien un attaché) m’a conduit, tout en m’expliquant les sottises de l’Homme, vers un café célèbre où je vis en effet les Lions, les Loups-Cerviers, Panthères et autres faux Animaux que nous cherchions. Ainsi la question s’éclaircissait de plus en plus.

Figurez-vous, cher et auguste père, qu’un Lion de Paris est un jeune Homme qui se met aux pieds des bottes vernies d’une valeur de trente francs, sur la tête un chapeau à poil ras de vingt francs, qui porte un habit de cent vingt francs, un gilet de quarante au plus et un pantalon de soixante francs. Ajoutez à ces guenilles une frisure de cinquante centimes, des gants de trois francs, une cravate de vingt francs, une canne de cent francs et des breloques valant au plus deux cents francs ; sans y comprendre une montre qui se paye rarement, vous obtenez un total de cinq cent quatre-vingt-trois francs cinquante centimes, dont l’emploi ainsi distribué sur la personne rend un Homme si fier, qu’il usurpe

aussitôt notre royal nom. Donc, avec cinq cent quatre-vingt-trois francs cinquante centimes, on peut se dire supérieur à tous les gens à talent de Paris, et obtenir l’admiration universelle. Avez-vous ces cinq cent quatre-vingt-trois francs, vous êtes beau, vous êtes brillant, vous méprisez les passants dont la défroque vaut deux cents francs de moins. Soyez un grand poëte, un grand orateur, un Homme de cœur ou de courage, un illustre artiste, si vous manquez à vous harnacher de ces vétilles, on ne vous regarde point. Un peu de vernis mis sur des bottes, une cravate de telle valeur, nouée de telle façon, des gants et des manchettes, voilà donc les caractères distinctifs de ces Lions frisés qui soulevaient nos populations guerrières. Hélas ! Sire, j’ai bien peur qu’il n’en soit ainsi de toutes les questions, et qu’en les regardant de trop près, elles ne s’évanouissent, ou qu’on y reconnaisse sous le vernis et sous les bretelles un vieil intérêt, toujours jeune, que vous avez immortalisé par votre manière de conjuguer le verbe Prendre !

« — Monseigneur, me dit mon détaché qui qui jouissait de mon étonnement à l’aspect de cette friperie, tout le monde ne sait pas porter ces habits ; il y a une manière, et dans ce pays-ci tout est une question de manière.

« — Eh bien, lui dis-je, si un Homme avait les manières sans avoir les habits ?

« — Ce serait un Lion inédit, me répondit le Chien sans se déferrer. Puis, Monseigneur, le Lion de Paris se distingue moins par lui-même que par son Rat, et aucun Lion ne va sans son Rat. Pardon, Altesse, si je rapproche deux noms aussi peu faits pour se toucher, mais je parle la langue du pays.

« — Quel est ce nouvel Animal ?

« — Un Rat, mon Prince : c’est six aunes de mousseline qui dansent, et il n’y à rien de plus dangereux, parce que ses six aunes de mousseline parlent, mangent, se promènent, ont des caprices, et tant, qu’elles finissent par ronger la fortunes des Lions, quelque chose comme trente mille écus de dettes qui ne se retrouvent plus ! »

TROISIÈME DÉPÊCHE.

« Expliquer à Votre Majesté la différence qui existe entre un Rat et une Lionne, ce serait vouloir lui expliquer des nuances infinies, des distinctions subtiles auxquelles se trompent les Lions de Paris eux-mêmes, qui ont des lorgnons ! Comment vous évaluer la distance incommensurable qui sépare un châle français, vert américain, d’un châle des Indes vert-pomme ! une vraie guipure d’une fausse, une démarche hasardeuse d’un maintien convenable ! Au lieu des meubles en ébène enrichis de sculptures par Janest qui distinguent l’antre de la Lionne, le Rat n’a que des meubles en vulgaire acajou. Le Rat, Sire, loue une remise, la Lionne a sa voiture ; le Rat danse, et la Lionne monte à cheval au bois de Boulogne ; le Rat a des appointements fictifs, et la Lionne possède des rentes sur le grand livre ; le Rat ronge des fortunes sans en rien garder, la Lionne s’en fait une ; la Lionne a sa tanière vêtue de velours, tandis que le Rat s’élève à peine à la fausse perse peinte. N’est-ce pas autant d’énigmes pour Votre Majesté, qui de littérature légère ne se soucie guère, et qui veut seulement fortifier son pouvoir ? Ce détaché, comme l’appelle Monseigneur, nous a parfaitement expliqué comment ce pays était dans une époque de transition, c’est-à-dire qu’on ne peut prophétiser que le présent, tant les choses y vont vite. L’instabilité des choses publiques entraîne l’instabilité des positions particulières. Évidemment ce peuple se prépare à devenir une horde. Il éprouve un si grand besoin de locomotion, que depuis dix ans surtout, en voyant tout aller à rien, il s’est mis en marche aussi : tout est danse et galop ! Les drames doivent rouler si rapidement qu’on n’y peut plus rien comprendre ; on n’y veut que de l’action. Par ce mouvement général, les fortunes ont défilé comme tout le reste, et, personne ne se trouvant plus assez riche, on s’est cotisé pour subvenir aux amusements. Tout se fait par cotisation : on se réunit pour jouer, pour parler, pour ne rien dire, pour fumer, pour manger, pour chanter, pour faire de la musique, pour danser ; de là le club et le bal Musard. Sans ce Chien, nous n’eussions rien compris à tout ce qui frappait nos regards.

« Il nous dit alors que les farces, les chœurs insensés, les railleries et les images grotesques avaient leur temple, leur pandémonium. Si Son Altesse veut voir le galop chez Musard, elle rapportera dans sa patrie une idée de la politique de ce pays et de son gâchis.

« Le Prince a manifesté si vivement son désir d’aller au bal, que, bien qu’il fût extrêmement diflicile de le contenter, ses conseillers ne purent qu’obéir, tout en sachant combien ils s’éloignaient de leurs instructions particulières ; mais n’est-il pas utile aussi que l’instruction vienne à ce jeune héritier du trône ? Quand nous nous présentâmes pour entrer dans la salle, le lâche fonctionnaire qui était à la porte fut si effrayé du salut que lui fit monsieur votre fils, que nous pûmes passer sans payer. »

DERNIÈRE LETTRE DU JEUNE PRINCE À SON PÈRE.

« Ah ! mon père, Musard est Musard, et le cornet à piston est sa musique. Vivent les débardeurs ! Vous comprendriez cet enthousiasme, si, comme moi, vous aviez vu le galop ! Un poëte a dit que les morts vont vite, mais les bons vivants vont encore mieux !

Le carnaval, Sire, est la seule supériorité que Homme ait sur les Animaux, on ne peut lui contester cette invention ! C’est alors que l’on acquiert une certitude sur les rapports qui relient l’Humanité à l’Animalité, car il éclate alors tant de passions animales chez l’Homme, qu’on ne saurait douter de nos affinités.

Dans cet immense tohu-bohu où les gens les plus distingués de cette grande capitale se métamorphosent en guenilles pour défiler en images hideuses ou grotesques, j’ai vu de près ce qu’on appelle une Lionne parmi les Hommes, et je me suis souvenu de cette vieille Histoire d’un Lion amoureux qu’on m’avait racontée dans mon enfance, et que j’aimais tant. Mais aujourd’hui cette histoire me parait une fable ridicule. Jamais Lionne de cette espèce n’a pu faire rugir un vrai Lion. »

IV

Comment le prince Léo jugea qu’il avait eu grand tort de se déranger, et qu’il eût mieux fait de rester en Afrique.

QUATRIÈME DÉPÊCHE.

« Sire, c’est au bal Musard que son Altesse put enfin aborder face à face un Lion parisien. La rencontre fut contraire à tous les principes de reconnaissances de théâtre ; au lieu de se jeter dans les bras du Prince, comme l’aurait fait un vrai Lion, le Lion parisien, voyant à qui il avait affaire, pâlit et faillit s’évanouir. Il se remit pourtant et s’en tira… Par la force ? me direz-vous. Non, Sire, mais par la ruse.

« — Monsieur, lui dit votre fils, je viens savoir sur quelle raison vous vous appuyez pour prendre notre nom.

« — Fils du désert, répondit de la voix la plus humble l’enfant de Paris, j’ai l’honneur de vous faire observer que vous vous appelez Lion, et que nous nous appelons Laianne, comme en Angleterre.

« — Le fait est, dis-je au prince, en essayant d’arranger l’affaire, que Laianne n’est pas du tout votre nom.

« — D’ailleurs, reprit le Parisien, sommes-nous forts comme vous ? Si nous mangeons de la viande, elle est cuite, et celle de vos repas est crue. Vous ne portez pas de bagues.

« — Mais, a dit Son Altesse, je ne me paye pas de semblables raisons.

« — Mais on discute, dit le Lion parisien, et par la discussion l’on s’éclaire. Voyons Avez-vous pour votre toilette et pour vous faire la crinière quatre espèces de brosses différentes ? Tenez : une brosse ronde pour les ongles, plate pour les mains, horizontale pour les dents, rude pour la peau, à double rampe pour les cheveux ! avez-vous des ciseaux recourbés pour les ongles, des ciseaux plats pour les moustaches ? sept flacons d’odeurs diverses ? Donnez-vous tant par mois à un Homme pour vous arranger les pieds ? Savez-vous seulement ce qu’est un pédicure ? Vous n’avez pas de sous-pieds, et vous venez me demander pourquoi l’on nous appelle des Lions ! Mais je vais vous le dire : nous sommes des Laiannes, parce que nous montons à Cheval, que nous écrivons des romans, que nous exagérons les modes, que nous marchons d’une certaine manière, et que nous sommes les meilleurs enfants du monde. Vous n’avez pas de tailleur à payer ?

« — Non, dit le prince du désert.

« — Eh bien ! qu’y a-t-il de commun entre nous ? Savez-vous mener un tilbury ?

« — Non.

« — Ainsi vous voyez que ce qui fait notre mérite est tout à fait contraire à vos traits caractéristiques. Savez-vous le whist ? Connaissez-vous le jockey’s-club ?

« — Non, dit l’ambassadeur.

« — Eh bien ! vous voyez, mon cher, le whist et le club, voilà les deux pivots de notre existence. Nous sommes doux comme des Moutons, et vous êtes très-peu endurants.

« — Nierez-vous aussi que vous ne m’ayez fait enfermer ? dit le prince que tant de politesse impatientait.

« — J’aurais voulu vous faire enfermer que je ne l’aurais pas pu, répondit le faux Lion en s’inclinant jusqu’à terre. Je ne suis point le Gouvernement.

« — Et pourquoi le Gouvernement aurait-il fait enfermer Son Altesse ? dis-je à mon tour.

« — Le Gouvernement a quelquefois ses raisons, répondit l’enfant de Paris, mais il ne les dit jamais.

« Jugez de la stupéfaction du prince en entendant cet indigne langage. Son Altesse fut frappée d’un tel étonnement, qu’elle retomba sur ses quatre pattes.

« Le Lion de Paris en profita pour saluer, faire une pirouette et s’échapper.

« Son Altesse, Sire, jugea qu’elle n’avait plus rien à faire à Paris, que les Bêtes avaient grand tort de s’occuper des Hommes, qu’on pouvait les laisser sans crainte jouer avec leurs Rats, leurs Lionnes, leurs cannes, leurs joujoux dorés, leurs petites voitures et leurs gants ; qu’il eût mieux valu qu’elle restât auprès de Votre Majesté, et qu’elle ferait bien de retourner au désert. »

À quelques jours de là on lisait dans le Sémaphore de Marseille :

« Le prince Léo a passé hier dans nos murs pour se rendre à Toulon, où il doit s’embarquer pour l’Afrique. La Nouvelle de la mort du roi, son père, est, dit-on, la cause de ce départ précipité. »

La justice ne vient pour les Lions qu’après leur mort. Le journal ajoute que cette mort a consternée beaucoup de gens en Léonie, et qu’elle y embarrasse tout le monde. « L’agitation est si grande, qu’on craint un bouleversement général. Les nombreux admirateurs du vieux Lion sont au désespoir. Qu’allons-nous devenir ! s’écrient-ils. On assure que le Chien qui avait servi d’interprète au prince Léo, s’étant trouvé là au moment où il reçut ces fatales nouvelles, lui donna un conseil qui peint bien l’état de démoralisation où sont tombés les Chiens de Paris : — Mon prince, lui dit-il, si vous ne pouvez tout sauver, sauvez la caisse ! »

« Ainsi voilà donc, dit le journal, le seul enseignement que le jeune prince remportera de ce Paris si vanté ! ce n’est pas la Liberté, mais les saltimbanques qui feront le tour du monde.

Cette nouvelle pourrait être un puff, car nous n’avons pas trouvé la dynastie des Léo dans l’Almanach de Gotha.

De Balzac.



Barres-EnnemiLois


Extrait de L'Ennemi des Lois de Maurice Barrès

Le lendemain, vers les deux heures de l'après-midi, ses recherches n'ayant pas abouti, André reçut de Marina le plus grave petit bleu :

La concierge de la rue Montaigne venait d'apprendre qu'un chien sans collier avait été trouvé, la veille au soir, à la porte de la maison, et vendu à un jeune homme qui, renseignements pris, était attaché au laboratoire de M. X..., au Muséum.

C'était la vivisection pour Velu.

Claire et André montèrent aussitôt en voiture.

Au Jardin des Plantes, on leur désigna une petite allée, fermée d'une barrière et signalée par une affiche blanche. C'était le laboratoire.

Dès l'entrée, derrière un rideau d'arbustes, André aperçut Marina, et son léger embarras avertit Claire. C'est ainsi que fut facilitée cette première rencontre, qui eût été délicate, si leur souci du Velu n'eût atténué tout autre sentiment.

Ils s'abordèrent et ne parlèrent de rien que de l'essentiel. Marina avait donné de l'argent à un garçon, sans arriver à mieux qu'à lui délier la langue. Un chien analogue à Velu venait d'être amené, disait-il. Par bonheur M. X... avait été lié avec le père de Claire; André lui fit passer un mot où il se recommandait de ce nom vénéré.

Puis ces trois véritables parents attendirent la réponse, en tremblant d'arriver trop tard, mais pourtant rassurés un peu par l'imprévu et délicat décor de cet enclos tout vert.

Dominés par de vieux arbres, c'était à droite une basse-cour, à gauche un chenil, et devant eux une maisonnette de briques vieux rose; mais de fois à autre, sur cet étroit domaine d'idylle et de méditation, passait une forte odeur de décomposition qui faisait pâlir les jeunes femmes.

— Ah ! leur dit un garçon qui, sous un saule pleureur, nettoyait un vivier à carpes, elle nous vient du fumier des féroces.

Mais comme les trois pèlerins, une fois encore rassurés, tournaient autour de la maisonnette, un petit ruisseau d'eau sanglante qui s'en échappait vint leur redonner, avec une terrifiante simplicité, le sens réel de ces bagnes fleuris, groupés pour les lapins, les poules, les chiens et les cochons d'Inde autour de la maison du bourreau.

Enfin vint un jeune homme, en place du professeur X... absent.

— C'est Pichon-Picard lui-même qui a fait construire ce laboratoire, dit ce jeune savant : c'était un gros bonhomme, comme nous disons ici, et l'on ne peut, Madame, rien vous refuser. Voulez-vous entrer pour reconnaître votre toutou ?...

Dans une façon de cabinet pharmaceutique, parmi deux mille bocaux et la pire poussière, le brillant Velu était terrassé, renversé sur un appareil les quatre pattes ficelées et la tête renversée à gauche. Et comme si l'on eût craint que sous de tels excès il ne trouvât le secret décisif et ne prît enfin la parole, sa bouche était distendue d'un fort bâillon.

— Ah! s'écria Claire, le pauvre garçon !

Avec ses beaux yeux remplis de larmes, immobile et défait, il présentait vraiment une figure humaine.

— Il est intact, Madame, se hâta de dire leur guide, un simple coup de bistouri dans la queue.

— Et bien ! disaient-ils tous trois, le caressant, le déliant, eh bien ! Velu, vieux Velu, nous voici. Ils t'en ont fait des histoires !

Mais un pénible spectacle, mêlé de douceur comique, les arrêta : le pauvre pantin ne cessait pas de donner la patte.

— C'est, dit le vivisecteur, qu'ayant l'intention d'observer si certaines mutilations dans le cerveau l'empêcheraient d'exécuter des mouvements intelligents, je me suis tout à l'heure assuré qu'il tendait la patte a l'appel, et, comme on l'a lié de suite après, il pense que nous le punissons d'avoir mal fait son exercice. Ah ! il est intelligent : c'était un bon sujet pour observer quel déficit produisent dans l'intelligence certaines lésions des deux hémisphères.

Et entraînant le jeune homme à l'écart :

— Je voulais savoir notamment si votre chien, privé de son cerveau, eût perdu la faculté d'élever le membre postérieur dans l'émission de l'urine.

André s'étant retourné vers le Velu constata que, dans sa détresse, il leur avait fait un excrément.

— Bonne réponse ! se dit-il mentalement.

La petite princesse, dans un hôpital, eût rendu des services. André et Claire, excités par la situation, s'attardaient à s'en faire des images pittoresques ou des idées générales, horreur et indignation, mais Marina s'était munie de morceaux de sucre dont elle réconforta le Velu qui ne ressuscitait de sa peur profonde que pour se lamenter en enfant.

C'est alors que, près de sortir, ils virent à terre un pauvre chien se raidissant sur ses quatre pattes, et de qui un aide lavait la gorge qu'on venait de recoudre. Son oeil vitreux, sa misère, son impuissance étaient inoubliables, comme le filet de sang qui tout à l'heure s'écoulait de cette maison dans la verdure. Au chenil, pour qu'il y attendît une nouvelle opération, on ramenait par un licol cette pauvre machine de chien. André, dans un sentiment pitoyable, le suivit. Ah ! quel furieux tapage de haine menèrent, à voir des hommes, une partie de ces pensionnés de la vivisection ! Mais les autres, sur leurs faces déprimées de bêtes, quelles grosses larmes ils laissaient rouler à comprendre confusément que Velu II, leur semblable, était délivré et que ses amis plaindraient leur sort sans le modifier ! Tout ce Trianon s'était transformé en charnier et cette douceur de la nature en exécrable guet-apens. André, comme ses deux femmes, fut gagné par l'émotion et pas plus qu'elles ne s'en cacha : « Pour l'amour de l'animalité », disait-il à Glaire qui, familière de la Sorbonne, était en outre une « abonnée du Mardi ».

Comment se sépareraient-ils, ces trois êtres, maintenant qu'ils ont leurs nerfs tendus et tant de pitié dans le coeur ? Comment imaginer sans en souffrir la situation de celle qui, du Muséum, fût rentrée seule dans Paris ?

Claire, au nom du Velu tout fiévreux, pria Marina qu'elle vînt s'installer à leur hôtel.

Leurs premiers soins y furent pour la bête qui jouissait de les réunir autour d'elle. Couchée sur un coussin, à chaque ibis qu'on prononçait son nom, elle remuait sa queue saignante, la heurtait, poussait un cri et, cinq minutes après, en dépit de la souffrance, ne pouvait encore s'empêcher de ce geste si touchant de sociabilité.

Cependant André disait à Glaire :

— Voilà donc quelles horreurs nécessite le principe sur lequel on cherche à fonder le prochain ordre social. Céderait-il en oppression au système féodal, au légiste et à l'industriel ? La moralité scientifique qu'on veut substituer aux précédentes n'autorise pas seulement les manoeuvres dont notre Velu est tout estropié, elle les exalte ! La religion du droit et le culte du progrès, qui nous accablent aujourd'hui, n'atteignirent jamais un tel fanatisme. Examiniez-vous ces jeunes savants tandis qu'ils se courbaient à ces affreux dépeçages, qui leur répugnent, mais où les invite la définition qu'ils ont admise du devoir ? De leurs mains tachées de sang, ce sont les plus nobles joyaux de leur âme qu'ils apportaient à cette jeune reine cruelle et curieuse, la Science ! Ah ! ce n'est point de Celle qui légalise et honore ces oppressions que nous pourrons recevoir les litres de la société de l'avenir.

— C'est enfin préciser votre constante objection, répondit Claire. Vous pensez que les lois, encore qu'elles n'aient d'autre objet que de nous contraindre à bien agir, mettent dans l'univers plus de chagrins que ne ferait la licence. Et vous donnez au mot loi un sens plus général que celui de code et de système social ; vous entendez par là tout principe imposé par le moi général au moi particulier. Décidément, vous y répugnez. Vous voulez que chacun apprenne de soi-même sa direction. Cette opinion qui vous inclinait vers Fourier, je l'ai vue croître en vous peu à peu. Et quand vous êtes arrivé à vous convaincre qu'un sentiment généreux ne pouvait avoir tort contre une loi écrite, je ne vous ai pas contredit. (C'est d'une voix plus basse à cause de Marina, et avec une légère émotion, que Glaire fit cette allusion à un cas récent.) Toutefois continua-t-elle, voici mon objection : Si la loi, étant donnée l'infinie variété des cas, est rarement satisfaisante pour une espèce, n'établit-elle pas dans l'ensemble un minimum d'abus ? Mal évident au jour le jour, le bénéfice d'un règlement me paraît incontestable au bout de l'année. Oui, ces jeunes gens livrés à leur seul sentiment n'eussent pas fait pleurer Velu ; ils lui disaient « pauvre toutou » avec un sincère apitoiement, et voilà une circonstance où il est fàcheux qu'ils soumettent leur moi particulier au moi général et sacrifient un être au bénéfice de l'espèce; mais enfin notre Velu et tous les Velus, qui jamais ne règlent leur appétit personnel sur une décision générale, ne s'offensent-ils pas dans l'ensemble d'une façon intolérable ?



Baude-ScenesViePrivee


L’OURS

ou

LETTRE ÉCRITE DE LA MONTAGNE

Felix qui potuit rerum cognoscere causas !

J’apportai, en venant au monde, un goût très-vif pour la solitude. Sans doute ce goût m’avait été donné pour une fin utile ; mais au lieu de diriger l’emploi de mes facultés vers un but qui répondit à ma vocation dans l’harmonie des êtres, je travaillai longtemps à corrompre en moi l’ouvrage de la nature. Peu de temps après ma naissance, une chute que je fis en voulant monter pour la première fois au faîte d’un arbre, me rendit boiteux pour le reste de mes jours. Cet accident influa singulièrement sur mon caractère et contribua beaucoup à développer le germe de ma mélancolie. La caverne de mon père était très-fréquentée par les Ours du voisinage. C’était un fort chasseur, qui traitait splendidement ses convives : ce n’était du matin au soir que danses et que festins ; pour moi, je demeurais étranger à la vie joyeuse de ma famille. Les visites m’importunaient, la bonne chère m’allait assez, mais les chansons à boire m’étaient odieuses. Ces répugnances ne tenaient pas seulement à mon organisation, bien que la philosophie moderne ait placé dans l’organisme le principe de nos affections positives et négatives. Le désir de plaire, contrarié par mon infirmité, était pour moi une source d’amères préoccupations. Le goût naturel que j’avais pour la solitude et le silence dégénéra peu à peu en humeur sombre, et je prenais plaisir à m’abandonner à cet état d’Ours incompris, qui a toujours passé pour le signe du génie méconnu ou d’une vertu supérieure dont le monde n’est pas digne. Une étude approfondie de moi-même et des autres m’a convaincu que l’orgueil était la racine de cette tristesse, de ces idées pâles, dont on a demandé le secret aux rayons de la lune et aux soupirs des roseaux. Mais, avant de venir à résipiscence, il était écrit que je devais passer par l’épreuve du malheur.

Ce n’était pas assez pour moi d’affliger mon père et ma mère par le spectacle de ma monomanie, je formai le projet de les abandonner et de chercher quelque retraite ignorée du monde, où je pusse me livrer en liberté à mon goût pour la vie solitaire. Vainement ma conscience, me représenta le douleur que j’allais leur causer. Je confiai mon dessein à un ami de ma famille, afin qu’on sût bien que j’avais renoncé volontairement au monde, et qu’on ne crût pas que j’avais été la victime de quelque accident.

Je n’oublierai jamais le jour où je quittai le toit qui m’a vu naître. C’était le matin : mon père était parti pour la chasse ; ma mère dormait encore. Je profitai de cet instant pour sortir sans être vu. La neige couvrait la terre, et un vent glacé agitait tristement la cime des sapins couverts de frimas. Tout autre que moi eût reculé devant ce deuil de la nature ; mais rien n’est plus fort qu’une résolution absurde, et je partis d’un pas ferme intrépide.

sans cadre

Il serait difficile de trouver sur la terre un lieu moins fréquenté que celui que je choisi pour ma retraite. Pendant l’espace de cinq ans, à l’exception d’un Aigle qui vint se poser sur un arbre, à quelque distance de ma caverne, aucun être vivant ne m’apparut de près ou de loin. Les occupations de ma vie contemplative étaient fort simples. À l’aube naissante, j’allais m’asseoir sur la pointe d’un rocher, d’où j’assistais au lever du soleil. La fraîcheur du matin éveillait mon imagination, et je consacrais les premières heures du jour à la composition d’un poëme palingénésique, où je me proposais d’exprimer toutes les douleurs de ses âmes errantes qui avaient approché leurs lèvres de la coupe de la vie et détourné la tête. Vers le milieu de la journée, j’étudiais les simples. Le soir, je regardais les étoiles s’allumer une à une dans le ciel ; j’élevais mon cœurs vers la lune ou la douce planète de Vénus, et quelquefois « il me semblait que j’aurais eu la puissance de créer des mondes. » Cinq années s’écoulèrent dans cette vie monotone ; mais cette période de temps avait fini par oblitérer bien des sensations, dissiper bien des rêves, hébéter l’enthousiasme ; et peu à peu je cessai de voir les choses comme je les avais vues d’abord. J’étais arrivé à une de ces époques critiques de l’intelligence qui se renouvellent souvent dans la vie, qui sont ordinairement marquées par un malaise insupportable. On veut sortir à tout prix de cet état contentieux, et la mauvaise honte est d’autant moins forte pour nous retenir, que, parmi les choses que l’on comprend le moins, il faut ranger celles qu’on a cessé d’aimer. Aussi l’ennui triompha-t-il de toutes les hésitations de l’amour-propre, forcé de se dédire ; et je me décidai à retourner parmi mes semblables, à me jeter dans le mouvement, à partager les travaux et les dangers des autres Ours, en un mot, à rentrer dans la vie sociale et à en accepter les conditions. Mais, soit qu’une volonté supérieure ne permit pas que je rencontrasse, sans une expiation préalable, un bonheur que j’avais d’abord méprisé, soit que ma destinée le voulût ainsi, je tombai entre les mains des Hommes.

Je m’étais donc mis en route un matin pour exécuter mon dessein. Je n’avais point fait une demi-lieue, lorsqu’au fond d’une gorge étroite, j’entendis plusieurs voix s’écrier : Un Ours ! un Ours ! Au moment où je m’arrêtais pour distinguer d’où partaient ces accents inconnus, je tombe frappé par une main invisible. Pendant que je me roulais sur la terre, quatre énormes Chiens, suivis de trois Hommes, se précipitèrent sur moi. Malgré la douleur que me causait ma blessure, je luttai longtemps contre les Chiens, mais à la fin je tombai sans connaissance sous la dent de ces cruels Animaux.

Quand je revins de mon évanouissement, je me trouvai attaché à un arbre, avec une corde passée dans un anneau dont on m’avait orné le bout du nez. Cet arbre ombrageait la porte d’une maison située sur une grande route, mais toujours au milieu des montagnes. Tout ce qui m’étais arrivé me semblait un songe, songe, hélas ! de courte durée ! Mon malheur ne tarda pas à m’apparaître dans sa triste réalité. Je ne compris que trop que, si j’avais conservé la vie, c’en était fait de ma liberté, et qu’au moyen de l’anneau fatal qu’on m’avait, je ne sais comment, passé dans la narine, l’être le plus faible de la création pouvait m’asservir à ses volontés et à ses caprices. Oh ! qu’Homère a bien raison de dire que celui qui perd sa liberté perd la moitié de son âme ! Le retour que je faisais sur moi-même redoublait l’humiliation que me causait ma servitude. C’est alors que je reconnus, mieux que jamais, jusqu’à quel point j’avais été la dupe de mon orgueil, en me supposant la force de vivre indifférent à toutes les choses extérieures. Qu’y avait-il, en effet, de changé dans ma position ? La vaste étendue du ciel, l’aspect imposant des montagnes, l’éclat radieux du soleil, la clarté de la lune et son brillant cortége d’étoiles, tout cela était encore à moi. D’où venait donc que je ne voyais plus du même œil ces beautés naturelles qui naguère semblaient suffire à mes désirs ? Je fus forcé de m’avouer qu’au fond du cœur, je n’avais jamais renoncé à ce monde que j’avais boudé, et que, si j’avais pu en vivre éloigné pendant quelques années, c’est que je n’avais jamais cessé de me sentir libre d’y retourner quand je voudrais.

Je passais plusieurs jours dans la stupeur et dans l’abattement du désespoir. Cependant l’aveu que je m’étais fait intérieurement de ma faiblesse contribua à ouvrir mon âme à la résignation. La résignation à son tour ramena l’espérance, et peu à peu j’éprouvai un calme que je n’avais jamais connu. D’ailleurs, si quelque chose pouvait consoler de la perte de la liberté, j’aurais presque oublié ma servitude dans les douceurs de ma vie nouvelle ; car mon maître me traitait avec toutes sortes d’égards. J’étais le commensal du logis ; je passais la nuit dans une étable auprès de quelques autres Animaux d’un caractère pacifique et très-sociable. Le jour, assis sous un platane, à la porte de la maison, je voyais aller et venir les enfants de mon maître, qui me témoignaient beaucoup d’affection, et le passage assez fréquent des voitures publiques me procurait de nombreuses distractions. Le dimanche, les villageois et les villageoises des hameaux voisins venaient danser sous mon platane au son de la cornemuse : car mon maître était aubergiste, et c’était chez lui que les montagnards célébraient les jours de fête. Là résonnaient le bruit des verres entrechoqués et les gais refrains des convives. J’étais toujours invité aux danses qui suivaient le repas et se prolongeaient bien avant dans la nuit. J’ouvrais ordinairement le bal avec la plus jolie villageoise, par une danse semblable à celle qu’autrefois, dans la Crête, Dédale inventa pour l’aimable Ariane. Depuis, je fus à même d’étudier la vie intime d’Hommes placés à l’autre extrémité de l’échelle sociale, et, en comparant leur sort à celui de ces montagnards, il me parut que ces derniers étaient plus près du bonheur que ceux que l’on regarde comme les heureux du siècle ; mais je tirai en même temps cette conclusion sur l’Homme en général : c’est qu’il ne peut être heureux qu’à la condition d’être ignorant. Triste alternative, qui le met sans doute au-dessous de tous les autres Animaux, et à laquelle l’Ours échappe complètement par la simplicité de ses mœurs et de son caractère.

Cette vie pastorale dura six mois, pendant lesquels je suivis l’exemple d’Apollon dépouillé de ses rayons et gardant les troupeaux du roi Admète. Un jour, que j’étais assis, selon ma coutume, à l’ombre de mon arbre, une chaise de poste s’arrêta devant notre auberge. La chaise était attelée de quatre Chevaux et contenait un voyageur qui me parut appartenir à la haute société. En effet, comme je l’appris bientôt, ce voyageur était un poëte anglais, nomme lord B…, célèbre alors dans toute l’Europe. Il revenait de l’Orient, où il avait fait un voyage d’artiste. Il descendit pour prendre quelque nourriture. Pendant son repas, il me sembla que j’étais l’objet de sa conversation avec mon maître. Je ne m’étais pas trompé. Lord B… donna quelques pièces d’or à l’aubergiste, qui vint à moi, me détacha de l’arbre, et, avec l’assistance du postillon, me fit monter dans la chaise de poste. Je n’étais pas encore revenu de ma surprise, que déjà nous étions loin de la vallée où j’avais passé des jours si heureux et si utiles.

J’ai remarqué que tout changement dans ma manière de vivre me remplissait d’un trouble pénible, et l’expérience m’a convaincu que le fond du bonheur consiste dans la monotonie et dans les habitudes qui ramènent les mêmes sentiments. Je ne saurais peindre la détresse de cœur que j’éprouvais en voyant disparaître derrière moi les lieux qui m’avaient vu naître. Adieu, disais-je en moi-même, adieu, ô mes chères montagnes !

Que n’ai-je, en vous perdant, perdu le souvenir !

Je sentis que l’instinct de la Patrie est immortel, que les voyages, qu’un chansonnier contemporain appelle vie enivrante, ne sont le plus souvent qu’une continuelle fatigue d’esprit et de corps, et je compris pourquoi les charmes de la déesse Calypso n’avait pu empêcher Ulysse de retourner dans sa pauvre et chère Ithaque et de revoir la fumée du toit de son palais.

Vivite felices, quibus est fortuna peracta !

Vobis parta quies, nobis maris æquor arandum.

Nous nous embarquâmes à Bayonne, sur un navire qui faisait voile pour les îles Britanniques. Je passai deux ans avec lord B…, dans un château qu’il possédait en Écosse. Les réflexions que je fus à même de faire dans la société d’un Homme à la fois misanthrope et poëte achevèrent de déterminer dans ma tête le plan de vie dont je ne me suis jamais écarté depuis que j’ai recouvré ma liberté. Je m’étais déjà guéri de la maladie d’esprit qui m’avait jeté dans la vie solitaire ; mais il m’en restait une autre qui n’était pas moins dangereuse, et qui aurait pu me faire perdre tôt ou tard tout le fruit de mes malheurs et de mon expérience. Entraîné par ce besoin d’épanchement qui nous porte à communiquer aux autres nos ennuis et nos inquiétudes, j’avais conservé la manie de composer des vers. Mais, hélas ! il n’a été donné qu’à un petit nombre d’âmes de réunir l’enthousiasme et le calme, de n’arrêter leurs regards que sur de belles proportions et de les transporter dans leurs écrits. Je souffrais, comme disent les âmes méconnues et les mauvais poêtes, et je voulais exprimer en vers mes chimériques souffrances. Ajoutez à cela que je n’ai jamais eu

L’heureux don de ces esprits faciles

Pour qui les doctes sœurs, caressantes, dociles,

Ouvrent tous leurs trésors.

Je me couchais tantôt sur le ventre, tantôt sur le dos, pour exciter ma verve ; quelquefois je me promenais à grands pas, à la manière de Pope, dans les sombres allées du jardin qui environnait le château, et j’effrayais les Oiseaux par le grognement sourd qui s’échappait de mon sein. Qui le croirait ? le secret dépit que me causait mon impuissance me remplissait de passions mauvaises : haine de ceux qui se portent bien, haine des institutions sociales, haine du passé, du présent et de l’avenir, haine de tous et de tout. On a écrit bien des livres depuis Salomon ; mais il en manque un, un livre inestimable : c’est celui qui renfermerait le tableau de toutes les misères de la vie littéraire.Exoriare aliquis ! … Lord B… lui-même, avec tout son génie… Mais je me tais par respect et par reconnaissance. Je vous dirai seulement que, las de la vie poétique, il voulut rentrer dans la vie commune et reposer sur le sein d’une épouse les orages de son cœur. Mais il était trop tard : son mariage acheva de briser son existence. L’infortuné B… ne vit plus d’autre ressource que d’aller mourir sur une terre étrangère. Quelle haute leçon pour moi, pauvre poëte mal léché ! Aussi je ne souhaitai plus qu’une chose : c’était d’être enfin rendu à la liberté, et de pouvoir mettre à profit ce que j’avais vu parmi les Hommes.

Le temps de ma délivrance arriva plus tôt que je n’avais osé l’espérer. Au premier bruit de l’insurrection de la Grèce, lord B… résolut d’aller chercher un brillant tombeau sur la terre des Hellènes. Quelques jours avant son départ, il voulut faire une dernière apparition à Londres. Il profita de la représentation d’une tragédie de Shakspeare, intitulé Hamlet, sa pièce favorite, pour se montrer encore au public anglais. Le jour de la représentation, nous nous rendîmes au théâtre en calèche découverte. La salle était pleine au moment où nous parûmes dans une loge qui faisait face à la scène. En un instant, tous les regards, tous les lorgnons furent fixés sur nous. Les dames se penchaient sur le devant des loges, comme des fleurs suspendues au fentes des rochers. Même après le lever de la toile, l’attention fut longtemps partagée entre Shakspeare et nous. Ce ne fut qu’à l’apparition d’un fantôme, qui joue un grand rôle dans la tragédie d’Hamlet, que les regards se reportèrent vers la scène. Cette tragédie, en effet, était de nature à familiariser les spectateurs avec notre présence. Tout le monde y devient fou ou à peu près. Le résultat de cette représentation extraordinaire fut de fournir le sujet d’un feuilleton à tous les journalistes de la capitale. Car c’est là le terme où, depuis vingt ans, viennent aboutir tous les grands événements politiques, religieux, philosophiques et littéraires de la savante Europe.

Le lendemain nous nous embarquâmes pour la France. Mon étoile voulut que lord B… fit un détour pour aller visiter les ruines de Nimes. Un soir qu’il était assis, près de cette ville, au pied d’une vieille tour, je profitai de la rêverie où il était plongé pour m’élancer avec la rapidité d’une avalanche au fond de la vallée. Pendant quatre jours et quatre nuits, je bondis de montagne en montagne, sans regarder une seule fois derrière moi. Enfin, le quatrième jour au matin, je me retrouvai dans les Pyrénées. Dans l’excès de ma joie, je baisai la terre de la patrie ; puis je m’acheminai vers la caverne où j’avais commencé de respirer le jour. Elle était habitée par un ancien ami de ma famille. Je lui demandai des nouvelles de mon père et de ma mère. — Ils sont morts, me dit-il. — Et Karpolin ? — Il est mort. — Et Lamarre, et Sans-Quartier ? — Ils sont morts[2]. — Après avoir donné quelques larmes a leur mémoire, j’allai me fixer sur le Mont-Perdu. Vous savez le reste.

Depuis quatre ans, plus heureux que lord B…, peut-être, parce que je suis moins poëte, j’ai trouvé le repos dans les joies de la famille. Ma femme est très-bonne, et je trouve mes enfants charmants. Nous vivons entre nous, nous détestons les importuns et les visites. Heureux qui vit chez soi ! J’ajouterai : et qui ne fait point de vers.

Vous m’opposerez, sans doute, l’opinion de quelques philosophes. Je vous répondrai que les philosophes n’ont jamais fait autorité pour moi. Je sens mon cœur, a dit l’un d’eux, et je connais les Ours. Quant aux saints, je les respecte, et je me garderai bien de les confondre avec les philosophes ; cependant ils ont, comme les autres, montré quelquefois le bout de l’oreille, et le Chien de saint Roch me paraît une protestation vivante contre la vie solitaire.

Quant à moi, je prie les Dieux et les Déesses de me conserver, jusqu’à mon heure dernière, le calme de l’âme et la pleine intelligence des lois de la nature. Que pourrais-je, en effet, leur demander de plus ? la Naïade du rocher n’épanche-t-elle pas de son urne intarissable et bienfaisante l’eau pure qui sert à me désaltérer ? l’arbre aimé de Cybèle n’ombrage-t-il pas ma demeure de ses rameaux toujours verts ? les Dryades ne dansent-elles pas toujours sous l’ombrage de ces forêts aussi vieilles que le monde ? N’ai-je pas enfin tout ce qui peut suffire aux besoins d’un Ours sans ambition ? Le reste dépend de moi. Mais, grâces aux Dieux, je sens que je suis à présent maître de ma voie : je vis tranquille sur ma montagne, au-dessus des orages ! Semblable au roseau, je n’envie pas le sort de la vague errante qui vient se briser en gémissant sur le rivage. C’est dans ces sentiments que j’espère achever ma course, jusqu’au moment où mon âme remontera vers le brillante constellation dont le nom, écrit dans les cieux, atteste la noblesse de notre origine.

Ainsi soit-il !

L. Baude



Bedolliere-Justice-ScenesViePrivee


COUR CRIMINELLE

de

JUSTICE ANIMALE.

Messieurs les Rédacteurs en chef,

Je suis, comme vous ne le savez pas, greffier de la Cour d’assises récemment établie en vertu des ordonnances de Sa Majesté le Lion, promulguées de son palais du mont Atlas de l’an XI du Règne-Animal. La première session venant d’être close, je m’empresse de vous en adresser le compte rendu. Je crois prudent de vous taire l’endroit où se sont tenues ces mémorables séances, car les Hommes, par haine et par jalousie, ne manqueraient pas de troubler nos assemblées ultérieures ; et, comme dit un Rat de mes amis, longtemps nourri des bouquins d’un latiniste : Di, tale avertite fatum !

Ce fut parmi la famille des Corbeaux, à laquelle j’appartiens, que l’on choisit les juges, les avocats et la plupart des jurés de la Cour. Leurs noirs habits leur donnaient cette gravité qui masque la sottise et en impose aux ignorants, et l’on pensa qu’habitués à fouiller des cadavres, ils seraient plus aptes à signaler l’état de décomposition morale des accusés. Une Cigogne fut appelée à la présidence, dont la rendaient digne sa patience et son sang-froid. À moitié assoupie dans son fauteuil, les yeux entr’ouverts, la poitrine renflée, la tête en arrière, guettant au passage les contradictions des accusés, elle avait encore l’air d’être en embuscade au bord d’un marais.

Les fonctions de procureur général échurent à un Vautour au col tors. Ce personnage, s’il avait jamais eu la moindre sensibilité, s’en était défait depuis longtemps ; ardent, impitoyable, il ne songeait qu’à obtenir des succès, c’est-à-dire des condamnations. Il avait bec et ongles pour attaquer, jamais pour défendre. La Cour d’assises était pour lui un champ de bataille, et l’accusé un adversaire qu’il fallait vaincre à tout prix. Il allait à un procès criminel comme un soldat à l’assaut : il s’y jetait à corps perdu, comme un gladiateur au milieu du cirque. Le Vautour est, en somme, un excellent procureur général.

Les habitants des terriers, nids, taillis, trous, taupinières et marécages voisins, accoururent en foule pour assister à ces solennités judiciaires. Les Oies, les Butors, les Perroquets, les Buses et les Pies étaient en majorité : on assure qu’il en est toujours ainsi.

Des Canards, fondateurs d’un journal quotidiens, furent casés dans une tribune réservée. Par malheur, la disposition des lieux faisait que, de leur poste spécial, ils étaient moins auditeurs qu’assistants ; mais, pour narrer un procès comme pour le juger, est-il indispensable de l’entendre ?

Je n’entrerai point dans les détails de toutes les affaires qui ont occupé la session ; je ne vous parlerai point des poursuites dirigées contre un Aigle, pour excitation à la haine et au mépris du gouvernement ; un Bouc, pour danse illicite ; un Merle, pour délit de presse ; un Coq pour duel ; un Chat-Huant pour tapage nocturne ; un Renard, pour banqueroute frauduleuse ; un Chat, pour infanticide ; une Hirondelle, pour vagabondage ; une Pie, pour vol domestique ; un Sansonnet, pour diffamation ; un Paon, pour usurpation de titres ; une Grive, pour dispute de cabaret, etc. Je veux seulement vous parler de deux causes majeures. Musa, mihi causas memora, comme dit mon Rat latiniste.

Peut-être avez-vous lu, il y a quelques mois, dans la feuille quotidienne ci-dessus mentionnée : « Un crime affreux vient d’épouvanter nos contrées, si longtemps paisible. Au moment où les Animaux coalisés venait de jurer une éternelle fraternité, on a trouvé au coin d’un bois un Crapaud affreusement empoisonné. La justice informe. »

La justice informa si bien, qu’elle incarcéra deux Moutons, trois Escargots et quatre Lézards, tous également innocents ; aussi furent-ils relâchés immédiatement, après avoir subi quatre-vingt-quinze jours d’arrestation préventive. On profita de la circonstance pour mettre la patte sur un Bœuf, incapable d’un pareil forfait, mais signalé dès longtemps comme ennemi du gouvernement du roi : on ne saurait inventer trop de prétextes pour sévir contre ces ruminants-là.

Les journalistes retaillèrent leurs plumes, et écrivirent : « Plus on avance, moins on pénètre l’horrible mystère du drame dont l’infortuné Crapaud a été victime. L’instruction se poursuit avec la plus grande activité, sous la direction de deux Tortues. »

Enfin une Taupe, sortant à tâtons de son terrier, déclara qu’elle avait vu une énorme Vipère (monstrum horrendum, comme dirait mon ami le Rat) s’élancer sur le Crapaud ; confronté avec le cadavre, qu’on avait soigneusement embaumé, elle déclara positivement que ça devait être lui.

Des Bouledogues furent dépêchés à la poursuite de la Vipère, l’attaquèrent vaillamment pendant son sommeil, la lièrent et l’amenèrent devant la Cour.

Quelques extraits du journal des Canards vous suffiront pour apprécier cette affaire :

« Le greffier (c’est moi-même, Messieurs, sans nulle vanité) donne lecture de l’acte d’accusation. La Vipère nie le fait qui lui est imputé, quoiqu’un Lézard confirme la déposition de la Taupe. La Parole est à la Fourmi, expert chargé d’analyser les restes de la victimes. (Mouvement d’attention.)

« Messieurs,

« Notre but était de rechercher si le corps de ce malheureux Crapaud contenait le principe vénéneux récemment découvert dans la Vipère, et nommé par les savants viperium. Cette substance se combine avec divers oxydes, acides et corps simples, et forme différents vipérates, vipérites et vipérures. Nous avons donc analysé l’estomac, le foie, le poumon, les entrailles et la masse encéphalique ; nous nous sommes, pour cela, servis de réactifs dérobés à un pharmacien homœopathe qui a l’habitude de porter sa pharmacie dans sa poche. Après avoir fait chauffer et évaporer jusqu’à siccité le suc pancréatique et les matières contenues dans l’estomac, nous avons obtenu une substance liquoreuse, mais assez solide, que nous avons traitée par deux milligrammes d’eau distillée ; en la plaçant dans un matras de verre et la soumettant à l’ébullition pendant deux heures vingt-cinq minutes, nous n’avons rien obtenu du tout ; mais cette même substance, traitée successivement par des acétates, des sulfates, des nitrates, des prussiates et des chlorates, nous a donné un précipité d’un bleu vert-pomme que nous avons retraité par plusieurs réactifs énergiques ; nous avons alors obtenu un précipité d’une couleur indécise, mais bien caractérisée, et qui ne saurait être que du vipérium à l’état pur. »

« Ce rapport clair et concluant, impressionne vivement l’auditoire. La Fourmi met sous les yeux des jurés une fiole contenant le résidu recueilli. (Agitation en sens divers.)

L’issue de ce procès, qui se termina par la condamnation de la Vipère, eût excité, sans aucun doute, la curiosité publique, si des débats plus importants ne l’avaient détournée.

On lisait dans le journal :

« Un crime affreux, commis avec les circonstances les plus aggravantes, vient de jeter la terreur dans ce pays. Une Brebis, qui, en fuyant sa bergerie, avait donné aux Animaux domestiques l’exemple d’une noble indépendance, a été égorgée avec son Agneau. Un Loup, coupable de ce crime, a été immédiatement arrêté encore muni du poignard assassin. Il a cherché, à plusieurs reprises, à se donner la mort ; mais on l’a prévenu dans cet odieux projet. On doit des éloges au brigadier des Bouledogues pour la fermeté qu’il a déployée dans cette périlleuse arrestation.

« Il importait de savoir quel avait été le genre de mort de la malheureuse Brebis, dont on avait coupé la gorge. On choisit à cet effet un Dindon, savant docteur décoré, qui s’était acquis une juste célébrité en découvrant, comme dit mon ami le Rat, rationem quare opium favit dormire. Ce docteur illustre constata que la Brebis était loin d’avoir succombé à une attaque de choléra-morbus, comme on aurait pu faussement l’avancer ; mais que le gosier ayant été entamé à l’aide d’un instrument non contondant, par une plaie de six centimètres de long, la mort avait été le résultat de la division de la veine jugulaire interne. »

Pour peindre la comparution du coupable devant ses juges, faisons un nouvel emprunt au journal désigné plus haut :

« Dès le matin, une multitude immense assiége les portes du prétoire ; l’autorité a pris des mesures pour prévenir le désordre. L’accusé est introduit. Il est pâle ; ses yeux sont noirs, mais sans éclat. Sa mise, quoique décente, n’a rien de recherché. On distingue à peine ses traits, qu’il semble vouloir dérober à la curiosité publique. Un vieux Corbeau, qui, entre vingt concurrents, a obtenu l’honneur de défendre le grand criminel, s’assied au banc de la défense en robe d’avocat.

« L’accusé répond avec fermeté aux questions d’usage. Lecture faite de l’acte d’accusation, le président demande au Loup ce qu’il peut alléguer pour sa justification.

« Le Loup se lève : « Monsieur le président, je suis innocent du crime dont on m’accuse. (Mouvement.) J’ai eu longtemps, je l’avoue, la funeste habitude de détruire des Moutons ; mais en agissant ainsi, je consultais moins mon inclination que ma haine pour les Hommes : si j’éprouvais du plaisir à donner la mort à une Brebis, c’est que c’était enlever à nos oppresseurs une portion de leurs richesse. Depuis longtemps, je suis revenu à des sentiments plus doux, mais sans cesser de détester les Hommes. Jugez donc de mon indignation, quand, l’autre jour, je vis les malheureux dont on m’impute la mort, poursuivis par un boucher qui les frappa sans pitié. Je volai à leur secours : l’infâme bourreau prit la fuite ; et c’est au moment où je venais de ramasser son arme, où je me préparais à panser les plaies des victimes, que les agents de l’autorité m’ont fait prisonnier. Je me propose de les attaquer plus tard… en dommages-intérêts pour attentat à la liberté d’un citoyen paisible. Provisoirement, je me contente de protester mon innocence. » (L’accusé se rassied et porte la patte à ses yeux.)

« Ce discours éveille les sympathies de l’auditoire et notemment du beau sexe. « Comme il parle bien ! » dit une Grue. « Qu’il a de grâces ! » s’écrie une Pie-Grièche. « Quel dommage, si un aussi beau criminel était condamné ! » dit une Bécasse, en respirant des sels. »

Il paraît qu’il est bon d’être scélérat pour plaire à ces dames, mais qu’il importe de joindre l’hypocrisie à la méchanceté, si l’on veut toucher leur cœur… Retournons à nos moutons.

« Plusieurs témoins confirment les faits consignés dans l’acte d’accusation. Le Loup persiste dans son système de défense, et soutient que le poignard qu’on lui présente ne lui a jamais appartenu. Un Loup, son camarade de lit, dépose en ces termes :

« Il y a environ un mois, je rôdais dans les bois avec l’accusé : nous arrivâmes près d’une clairière au milieu de laquelle deux charbonniers étaient assis et occupés à dîner. Ils se sauvèrent à notre apparition, en nous abandonnant leurs comestibles ; et, pour manger plus aisément, l’accusé se servit du couteau avec lequel il a consommé le crime. »

« Pendant cette déposition, le Loup s’agite avec fureur sur son banc. Il veut s’élancer sur le témoin ; les Bouledogues ont peine à le contenir. Après de vains efforts pour articuler, il tombe inanimé sur son banc. L’audience est suspendue et renvoyée au lendemain. »

Les jours suivants, le Loup se trouva trop faible pour soutenir les débats. Jamais Animal illustre, jamais vénérable père de famille, jamais roi adoré de ses sujets (dans les feuilles ministérielles), n’excitèrent autant d’intérêt pendant le cours de leurs maladies. Les assistants craignaient de perdre une source d’émotions ; les juges appréhendaient qu’une proie fût ravie à la justice animale ; le Vautour général redoutait d’avoir à rengainer le superbe réquisitoire qu’il improvisait depuis trois semaines. Les journaux donnaient chaque matin un bulletin de la santé du Loup :

« — L’accusé est fort souffrant et presque constamment couché. Il a sans cesse auprès de lui plusieurs Sangsues ; il semble, du reste, calme et résigné à son sort.

« — L’accusé a passé une mauvaise nuit. Plusieurs Oies de la plus haute volée sont venues demander de ses nouvelles au geôlier.

« — L’accusé est mieux. Il consacre ses loisirs à lire et à écrire. L’objet favori de ses études est le recueil des Idylles de madame Deshoulières ; il a consommé, depuis sa captivité, deux mille neuf cents feuilles de papier. Il rédige un drame en dix-sept tableaux, intitulé : le Triomphe de la Vertu, et un mémoire philosophique sur la nécessité d’abolir la peine de mort. Voici quelques vers de sa composition, que nous sommes parvenus à nous procurer :

Oh ! pour le prisonnier, les jours où la nature

S’embellit de soleil, de fleurs et de verdure,

Les jours les plus riants sont les plus désolés.

Il entend des troupeaux les clochettes qui sonnent,

Les concerts des oiseaux, les zéphyrs qui frissonnent

En s’éparpillant dans les blés.

Et doux roucoulement des colombes plaintives,

Murmure cadencé des ondes fugitives,

Voix des bois et des vents arrivent jusqu’à lui,

Mais en vain sur les prés la lumière ruisselle ;

Malheureux paria, la joie universelle

Semble insulter à ton ennui !

Cesse de voyager, en ton espoir frivole,

Avec tout ce qui passe et tout ce qui s’envole ;

Cesse de secouer le fer de tes barreaux.

Pour toi le sort n’a plus que terreurs et menaces ;

Ta vie est condamnée, et les geôliers tenaces

Ne te céderont qu’aux bourreaux.

Je l’avoue, Messieurs les rédacteurs, l’espèce d’enthousiasme dont ce misérable Loup a été l’objet m’inspire de tristes réflexions. J’ai entendu de malheureux Rossignols fredonner, pendant des années entières, les chants les plus sublimes, sans triompher de l’obscurité ; et, parce qu’il avait commis un crime, ce Loup voyait ses premiers essais applaudis avec transport. Je connais des Animaux de bien, des héros de vertu, auxquels on ne consacrerait pas deux lignes, et l’on entretenait pompeusement le public des faits et gestes d’un coquin. Ne vaudrait-il pas mieux dissimuler le mal, et mettre le bien en relief ? À la vérité, si l’on s’attachait à reproduire exclusivement les bonnes actions, on n’aurait parfois à expédier à ses abonnés que du papier blanc.

Repris aussitôt que le Loup put les supporter, les débats se poursuivirent pendant huit jours. On entendit vingt-cinq témoins, tant à charge qu’à décharge. Jurés, défenseurs, président, avocat général, n’épargnèrent ni interrogations, ni interruptions, ni observations, ni interpellations ; il en résulta que l’affaire, excessivement claire dans le principe, s’embrouilla au point de devenir incompréhensible. La plupart des procès ressemblent à l’eau d’une fontaine : plus on les agite, plus ils deviennent troubles.

L’accusé avait usé de tant de subterfuges pour captiver l’attention, il s’était si habilement posé, que ce fut au milieu d’une émotion universelle que le Vautour géneral prit son éssor oratoire :

« Messieurs les jurés, dit cet honorable volatile, avant d’entrer dans les détails des faits soumis à votre judicieuse appréciation, j’éprouve le besoin de vous adresser une question, une question grave, une question majeure, une question importante. Je vous le demande, Messieurs les jurés, je vous le demande avec un sentiment de vive douleur, je vous le demande avec un sentiment de pénible amertume… je dirai plus, Messieurs !… je vous le demande avec un sentiment d’ardente indignation : Où va la société ?… Et en effet, Messieurs, de quelque côté que nous portions nos yeux, nous ne voyons que désordres : désordres chez les Quadrupèdes, désordres chez les Oiseaux, désordres chez les Scarabées, désordres partout… Nous n’apercevons que des symptômes de désorganisation profonde, de désorganisation radicale, de désorganisation intime. Oui, Messieurs, le corps social se mine, le corps social se décompose ; le corps social toucherait à sa ruine, si vous n’étiez là, Messieurs, pour arrêter les progrès toujours croissant de la dissolution morale. »

« L’orateur soutient l’accusation sur tous les points, et conclut à la peine capitale. L’avocat riposte par de vigoureux croassements, après avoir préalablement déclaré que le plus beau spectacle qu’on puisse avoir sur la terre est celui de l’innocence aux prises avec le malheur.

« À midi et demi, les questions sont remises au jury. Il y en a trois : une pour chaque meurtre, une pour la préméditation. Le jury entre dans le taillis des délibérations. Des conversations animées s’engagent entre les assistants ; on distingue les voix glapissantes d’individus appartenant au sexe féminin. »

Bizarre contradiction, Messieurs les rédacteurs ! la nature a gratifié nos femelles, qui n’ont guère que des fadaises à exprimer, d’une loquacité intarissable. Le mâle, au contraire, a une tournure d’esprit plus sérieuse, mais possède à un moindre degré le don de la parole. De grâce, Mesdames, parlez moins, ou pensez plus.

« Il est trois heures. Les jurés rentrent a l’audience, et déclarent l’accusé coupable à la majorité de cinq croassements. Ce verdict, quoique prévu à l’avance, excite dans l’assemblée une vive sensation. (Mouvement général ; exclamations parmi les Oies).

« Le président : « Je recommande à l’auditoire le plus profond silence, le plus complet recueillement. Bouledogues, introduisez l’accusé. »

« Le Loup est ramené dans la salle ; sa démarche est assurée. Il entend la lecture de la déclaration du jury sans émotion apparente.

« Le Vautour général requiert, d’une voix émue, l’application de la peine.

« La Cour condamne le Loup a la peine de mort.

« La foule immense qui s’est entassée dans le prétoire reste morne et silencieuse ; pas un mot, pas un bêlement, pas un geste ne se manifeste. On dirait, à voir tous ces regards fixés sur un même point, tous ces becs muets et silencieux, qu’une même commotion électrique les a frappés tous d’une éternelle immobilité. »

Cette phrase ronflante termine le récit de cette dernière séance, publié dans le journal de la Cour criminelle. Le héros du procès vient d’être pendu ; il est mort avec courage et en protestant de son innocence.

Les geôliers ont trafiqué avantageusement des objets mobiliers qui avaient appartenu au condamné. Un Bœuf anglais, venu tout exprès des pâturages du Middlesex, a payé deux livres sterling une mèche de cheveux ; un libraire offre six mille francs du Triomphe de la Vertu.

On a publié quarante-deux portraits du Loup ; et, quoiqu’ils n’aient aucun rapport entre eux, chacun se déclare seul authentique et dessiné d’après nature à la Cour d’assises. Le Loup a eu les honneurs de la complainte, et voici celle que les Canards ambulants chantent à son intention :

Écoutez, Canards et Pies,

Geais, Dindons, Corbeaux et Freux,

Le récit d’un crime affreux,

Et bien digne des Harpies.

L’auteur de cet attentat

Est un Loup peu délicat.

Une Brebis malheureuse

Se promenait dans un champ ;

Il l’accoste, et le méchant,

D’une voix cadavéreuse,

Lui dit : « Madame, bonsoir,

Je suis charmé de vous voir. »

À ce discours trop perfide

Elle répond poliment ;

Mais le traître, en ce moment,

Tire un poignard brebicide,

Et, comme un vil assassin,

Le lui plonge dans le sein.

Mais la police protège

Les jours de tout citoyen !

On arrête le vaurien ;

Dans sa rage sacrilège,

Il veut se faire périr :

Il n’en a pas le plaisir.

Il vante son innocence,

Mais on ne l’écoute pas.

Après d’orageux débats,

On le mène à la potence.

Cet infâme condamné

Fut ainsi guillotiné.

moralité. Vous, dans le sentier du crime,

Qui pourriez être entraînés,

Par cet exemple apprenez

Cette vérité sublime :

Que celui qui fait le mal

Est un méchant Animal.

Les restes du supplicié ont été recueillis et enterrée sans cérémonie, sauf son crâne qu’on a remis à un Hibou, très-habile dans la science phrénologique. Cet illustre physiologiste lui a trouvé extraordinairement développée la bosse de la bienveillance. — Veuillez m’accorder la vôtre.

E. de La Bédollierre.



Bedollierre-Crocodile-ScenesViePrivee


Scènes de la vie privée et publique des animaux

MÉMOIRES D’UN CROCODILE.

Lettre préliminaire de MM. le Singe et le Perroquet rédacteurs en chef.

Vous nous demanderez sans doute, très-chers souscripteurs, comment nous nous sommes procuré le présent opuscule ; car on a vu jusqu’ici très-peu de Crocodiles parmi les Animaux de lettres. Le Crocodile appartient à une espèce qui fraternise peu avec les autres, et qui se distingue moins par ses facultés intellectuelles que par son insatiable voracité. L’apparition des Mémoires d’un Crocodile parmi nous est aussi singulière que le serait, parmi les Hommes, celle d’une œuvre littéraire due à un oisifs dont la devise semble être : « Tout consommer, ne rien produire. » Les Crocodiles mangent et n’écrivent pas.

Si quelques-uns de vous veulent se donner la peine d’entrer au Muséum d’histoire naturelle, vaste collection que les Hommes ont formé pour démontrer combien ils tiennent peu de place dans la création, il pourront y voir l’auteur de ces confessions suspendu au plancher d’une salle du rez-de-chaussée. On l’aperçut, il y a six mois, dans le bassin du commerce, au Havre, et l’on s’en empara sans difficulté, après avoir eu la sage précaution de l’assommer préalablement. Les savants, chargés d’en constater l’identité, trouvèrent sur lui, à leur grande stupéfaction, un manuscrit en caractères arabes, qui fut aussitôt expédié à un orientaliste parisien ; mais, celui-ci s’excusa de ne pouvoir le traduire, en alléguant qu’il était professeur d’arabe au Collège de France. Pendant que l’Académie des sciences préparait une dissertation sur le mystérieux ouvrage, une vieille Cigogne, qu’un incendie récent a chassé de Saint-Jean d’Acre, nous en a donné une version fidèle, et nous nous empressons de le soumettre à votre judicieuse appréciation.

« Je n’aurais jamais eu la fantaisie de rédiger mes Mémoires, si la destinée ne m’avait amené dans des climats inconnus ; mais puisque je suis à jamais éloigné de mon pays natal, que ceux qui trouveront ma dépouille mortelle soient instruits de mes plaisirs et de mes malheurs.

« Je n’ai jamais connu mes parents : j’ai cela de commun avec beaucoup d’autres, et j’ai de plus qu’eux la franchise d’en convenir. La noblesse de mes penchants me porte toutefois à croire que je suis issu d’un de ces illustres Sauriens auxquels les prêtres de Crocodilopolis avaient dressé des autels. Mon goût pour la bonne chère et l’oisiveté accuse assez une origine aristocratique.

« Par une belle matinée d’été (mon histoire commence comme un roman moderne), je perçai la coquille de l’œuf où j’étais renfermé, et je vis pour la première fois la lumière. J’avais à ma gauche le désert hérissé de sphinx et de pyramides, à ma droite, le Nil et l’île fleurie de Raoudah avec ses allées de sycomores et d’orangers ; ce beau spectacle exalta mon imagination. Je me précipitai dans le fleuve, et débutai dans la carrière gastronomique en dévorant un Poisson très-frais qui passait. J’avais laissé sur le sable environ quarante œufs semblables à celui d’où je venais de sortir, mais je ne m’inquiétai nullement de la destinée de mes frères. Qu’ils aient été décimés par les Loutres et les Ichneumons, ou qu’ils soient tous éclos sans encombre, peu m’importe. Pour les francs Crocodiles, les liens de famille ne sont-ils pas des chaines dont il est bon de s’affranchir ?

« Je vécus dix ans en me rassasiant tant bien que mal d’Oiseaux pêcheurs et de Chiens errants ; parvenu à l’âge de raison, c’est-à-dire où la plupart des êtres créés commencent à déraisonner, je me livrai à des réflexions philosophiques dont le résultat fut le monologue suivant : « La nature, me dis-je, m’a comblé de ses plus rares faveurs. Charmes de la figure, élégance de la taille, capacité de l’estomac, elle m’a tout prodigué, la bonne mère ! songeons à faire usage de ses dons. Je suis propre à la vie horizontale ; abandonnons-nous à la mollesse ; j’ai quatre rangées de dents acérées, mangeons les autres, et tâchons de n’en pas être mangé. Pratiquons l’art de jouir, adoptons la morale des viveurs, ce qui équivaut à n’en adopter aucune. Fuyons le mariage ; ne partageons pas avec une compagne une proie que nous pouvons garder tout entière ; ne nous condamnons pas à de longs sacrifices pour élever une bande d’enfants ingrats. »

« Tel fut mon plan de conduite, et les charmes des Sauriennes du grand fleuve ne me firent point renoncer à mes projets de célibat. Une seule fois, je crus ressentir une passion sérieuse pour une jeune Crocodile de cinquante-deux ans. Ô Mahomet ! qu’elle était belle ! Sa tête aplatie semblait avoir été comprimée entre les pinces d’un étau ; sa gueule rieuse s’ouvrait large et profonde comme l’entrée de la pyramide de Chéops. Ses petits yeux verts étaient garnis d’une paupière jaune comme l’eau du Nil débordé. Sa peau était rude, raboteuse, semée de mouchetures verdâtres. Toutefois je résistai à la séduction de tant d’attraits, et rompis des nœuds qui menaçaient de m’attacher à jamais.

« Je me contentai, durant plusieurs années, de la chair des quadrupèdes et des habitants du fleuve. Je n’osais suivre l’exemple des vieux Crocodiles, et déclarer la guerre aux Hommes ; mais, un jour, le shérif de Ramanieh passa près de ma retraite, et je l’entraînai sous les eaux avant que ses serviteurs eussent le temps de détourner la tête. Il était tendre, succulent, comme doit l’être tout dignitaire grassement payé pour ne rien faire. Il est dans les parages que j’habite aujourd’hui de hauts et puissants seigneurs dont je souperais volontiers.

« Depuis cette époque, je dédaignai les Bêtes pour les Hommes ; ces derniers valent mieux… comme comestible, et ce sont d’ailleurs nos ennemis naturels. Je ne tardai pas à acquérir parmi mes confrère une haute réputation d’audace et de sybaritisme. J’étais le roi de toutes leurs fêtes, le président de tous leurs banquets ; les bords du Nil furent souvent témoins de nos réunions gastronomiques, et retentirent du bruit de nos chansons :

Amis, à bien manger le sage met sa gloire ;

Prolongeons nos festins sous le ciel d’Orient,

Et broyons sans pitié d’une forte mâchoire

L’infidèle et le vrai croyant.

L’Homme prétend régner sur la race amphibie ;

Il croit les Sauriens de ses lois dépendants,

Lui qui perd sous les eaux les forces et la vie,

Lui qui n’a que trente deux dents !

C’est pour nous sustenter qu’il livre des batailles,

Et quand il veut tourner ses armes contre nous,

Notre dos cuirassé de solides écailles

Est impénétrable à ses coups.

Jamais il n’a servi notre chair sur ses tables

Et nous, nous dévorons ce rival odieux.

Jadis, pour conjurer nos griffes redoutables,

Il nous pria comme des dieux !

« Au commencement de la lune de Baby-el-Alouel, l’an de l’hégire 1215, autrement dit le 5 thermidor an vii, autrement dit le 24 juillet 1798, je sommeillais sur un lit de roseaux, quand je fus réveillé par un tumulte inaccoutumé. Des nuages de poussière s’élevaient autour du village d’Embabeh, et deux grandes armées s’avançaient l’une contre l’autre : d’un côté des Arabes, des Mamelouks cuirassés d’or, des Kiayas, des beys montés sur des chevaux superbes, des escadrons miroitant au soleil ; de l’autre, des soldats étrangers, en chapeaux de feutre noir à plumets rouges, en uniformes bleus, en pantalon d’un blanc sale. Le bey de l’armée franque était un petit Homme pâle et maigre, et j’eus pitié des humains en songeant qu’ils se laissaient commander par un être chétif, dont un Crocodile n’eût fait qu’une bouchée.

« Le petit Homme prononça quelques paroles, en désignant du doigt le haut des Pyramides. Les soldats levèrent les yeux, ne virent rien, et parurent enthousiasmés. Ils marchèrent à l’ennemi avec tant d’ordre, qu’on aurait pu les croire liés ensemble, et en un clin d’œil, Arabes et Mamelouks, beys et Kiayas s’enfuirent du côté de Belbeis ou roulèrent dans les flots du Nil. Nous fîmes grande chère ce jour-là.

« Nous faisions des vœux pour le succès de nos pourvoyeurs les Francs, mais leur présence nous fut bientôt à charge. Ces Occidentaux remuant couvrirent le sol d’escouades, le Nil de djermes et de navires. Des ingénieurs, chargés d’exécuter des projets de canalisation, chassèrent les Crocodiles par des allées et venues, des sondages, des opérations géométriques, qui faisaient présager un total bouleversement du fleuve. Je quittai ma première résidence pour aller m’établir dans le Saïd, près de ruines de Thèbes et de Louqsor. Là, je vécu longtemps heureux, me promenant en maître dans les palais de Sésostris, étudiant les hiéroglyphes et n’y comprenant rien, à l’instar des savants d’Europe, dormant, mangeant, me divertissant avec des amis : j’emploie ce titre à défaut d’autres. Je ne revis les Occidentaux qu’après de longues années ; ils vinrent camper à Louqsor, avisèrent, au milieu de cinq cents colonnes gigantesques, une pierre assez maussade, et à force de cabestans, de cordes et de machines, il l’amenèrent à bord d’un bâtiment mouillé dans le Nil. Cette pierre, qui n’était qu’un accessoire de la décoration d’un temple égyptien, est plantée aujourd’hui, dit-on, au milieu de la plus belle place de l’Europe, entourée de fontaines où il n’y a pas assez d’eau pour baigner un jeune Caïman. Tous les orientalistes se sont en vain évertués à déchiffrer les caractères tracés sur ce monument. Malgré mes faibles connaissances dans la science des Champollion, je crois pouvoir avancer qu’il y a là une suite de maximes à l’usage des Crocodiles, et vu la conduite des puissances du jour, je serai tenté de croire, qu’elle en ont en partie découvert la clef. On y lit entre autres devises :

La bonne chère adoreras

Et aimeras parfaitement.

Égoïste toujours sera

De fait et volontairement.

Obélisque point ne prendras

De force ou de consentement.

Deux millions tu les pairas

Si tu les prends injustement.

« Nos amateurs de pierres peu précieuses eurent la funeste idée de faire la chasse au Crocodile ; l’un d’eux me poursuivit et me lança une pioche dont la pointe acérée me creva l’œil droit. La douleur me fit perdre connaissance, et quand je revins à moi, j’étais, hélas ! garrotté, prisonnier et commensal des Hommes ! On me transféra dans la grande ville d’El-Kahiréh, que les infidèles nomment le Caire, et je fus provisoirement logé chez un consul étranger. Le tintamarre de la bataille des Pyramides n’était pas comparable à celui qui se faisait dans cette maison, où l’on se battait aussi, mais à coups de langue. On s’y chamaillait du matin au soir ; et comme on pérorait beaucoup sans pouvoir s’entendre, j’en conclus qu’il était question de la question d’Orient ! Et pas un Crocodile pour mettre les dissidents d’accord en les croquant tous !

« Le matelot qui s’était emparé de moi, ne me jugeant pas digne d’être offert à M. Geoffroy-Saint-Hilaire, me vendit à un saltimbanque après notre arrivée au Havre. Ô douleur ! les mâchoires engourdies par le froid, je fus placé dans un vaste baquet, et exposé au stupide ébahissement de la foule. Le saltimbanque hurlait à la porte de sa baraque : « Entrez messieurs et mesdames, c’est l’instant, c’est le moment où cet intéressant animal va prendre sa nourriture ! » Il prononçait ces mots avec une conviction si communicative, et d’un ton si persuasif, qu’involontairement, en l’entendant, j’écartais les mâchoires pour engloutir les aliments promis. Hélas ! le traître, craignant de mettre mes forces au niveau de ma rage, me soumettait à un jeûne systématique.

« Un vieil escompteur, qui avait avancé quelques sommes au propriétaire de ma personne, me tira de cet esclavage en faisant saisir la ménagerie dont je formais le plus bel ornement ; tous les autres Animaux étaient empaillés. Deux jours après, il me transmit, au lieu d’argent comptant, à un viveur qu’il aidait à se ruiner. Je fus casé dans un large bassin, à la maison de campagne de mon nouveau patron, et nourri des reliefs de ses festins. J’appris par les propos des domestiques, ennemis intérieurs heureusement inconnus chez les Sauriens, que mon maître était un jeune Homme de quarante-cinq ans, gastronome distingué, possesseur de vingt-cinq mille livre de rentes, ce qui, grâce à la bonhomie des fournisseurs, lui permettait d’en dépenser deux cent mille. Il avait éludé le mariage, qui, selon lui, n’était obligatoire qu’au dénoûment des vaudevilles, et s’appliquait uniquement à mener joyeuse vie. Au physique, il n’avait de remarquable que son ventre qui, certes, était la partie la plus saillante de sa personne. Il tenait table ouverte, quoiqu’il dinât quelquefois au restaurant à cinquante francs par bouche. Il ne dédaignait même pas, pour varier ses plaisirs, de faire des excursions à la Courtille ; et plus d’une fois, sortant d’un bal masqué dans un état d’ivresse, M. de ***, duc et pair, fut appréhendé au corps par la patrouille, au grand scandale des gens du quartier, qui étaient loin de reconnaître, sous de grossiers travestissements, l’élite de la société parisienne.

« Un soir d’été, après boire, mon possesseur vint me rendre visite avec une société nombreuse ; les uns me trouvèrent une heureuse physionomie ; les autres prétendirent que j’étais fort laid ; tous que j’avais un faux air de ressemblance avec leur ami. Les insolents ! avec quel plaisir j’aurais mangé un suprême de dandy ! « Pourquoi vous amusez-vous à héberger ce monstre ? dit un vieillard sans dent, qui, certes, méritait mieux que moi l’injurieuse qualification. À votre place, je le ferais tuer et accommoder par mon cuisinier. On m’a assuré que la chair du Crocodile était très-recherchée par certaines peuplades africaines. »

« — Ma foi ! dit mon patron, l’idée est originale ! Chef, tu nous prépareras demain des filets de Crocodile. »

« Tous les parasites battirent des mains ; le chef s’inclina ; je frémis au fond de mon âme et de mon bassin. Après une nuit terrible, une nuit de condamné à mort, les premières clartés du soleil me montrèrent l’odieux cuisinier aiguisant un énorme coutelas pour m’en percer les entrailles ! Il s’approcha de moi, escorté de deux estafiers, et pendant que l’un détachait ma chaîne, l’autre m’asséna vingt-deux coups de bâton sur le crâne. C’était fait de moi, si un bruit soudain n’avait attiré l’attention de mes bourreaux. Je vis mon patron se débattre entre quatre inconnus de mauvaise mine, dont l’un tenait une montre à la main : cinq heures venaient de sonner. J’entendis crier : « À Clichy ! » Et une voiture roula sur le pavé. Sans en demander davantage, et profitant de la perturbation générale, je sautai hors de mon bassin, traversai rapidement le jardin, gagnai la rivière, et m’abandonnai au courant. C’est ainsi que je suis arrivé au Havre.

« Mon isolement a été cause de tous mes malheurs, car si je m’étais créé une famille, peut-être en aurais-je été secouru à l’heure du danger, et je ne serais pas aujourd’hui solitaire exilé, et réduit pour toute nourriture à des mollusques indigestes…

« La marée est basse… plusieurs matelots se sont arrêtés sur le quai, et tournent les yeux de mon côté… Ô Mahomet, protège-moi !… »

E. de La Bédollierre



Bernard-LeconPhenomenes-vie-I


identifier: bernard_lecons-phenomenes-vie-I

creator: Bernard, Claude

date: 1878

title: Leçons sur les phénomènes de la vie communs aux animaux et aux végétaux (I)

Muséum d'Histoire naturelle Cours de Physiologie générale

Leçon d'ouverture [1]

Sommaire : Inauguration de la physiologie générale au Muséum — Raisons du transfert de ma chaire de la Sorbonne au Jardin des plantes. — La physiologie devient aujourd'hui une science autonome qui se sépare de l'anatomie. — Elle est une science expérimentale. — Définition du domaine de la physiologie générale. — Initiation de la France. — Développement de la physiologie dans les pays voisins. — Les installations de laboratoires. — Ce n'est pas tout : il faut surtout une bonne méthode et une saine critique expérimentale.

En commençant le cours de physiologie générale au Muséum d'histoire naturelle, je crois nécessaire d'indiquer les circonstances qui m'y ont amené.

L'introduction de la physiologie générale dans l'établissement célèbre qui abrite les sciences naturelles, la création d'un laboratoire annexé à la chaire marquent un progrès notable dans l'enseignement de la physiologie expérimentale.

Cette science toute moderne, née en France sous l'impulsion féconde de Lavoisier, Bichat, Magendie, etc., était jusqu'à présent restée, il faut le dire, à peu près sans encouragements, tandis qu'elle en recevait, par contre, de considérables dans les pays voisins.

La dotation de la physiologie se trouvait chez nous hors de proportion avec ses besoins ; et je suis heureux de constater que les dispositions en vertu desquelles j'ai été appelé au Muséum d'histoire naturelle sont un commencement de satisfaction à des nécessités devenues évidentes.

C'est la seule considération de ces intérêts supérieurs qui m'a déterminé à transporter ici l'enseignement que je faisais à la Faculté des sciences depuis l'année 1854, époque à laquelle fut créée la chaire de physiologie générale dont j'ai été le premier titulaire.

En 1867, M. Duruy, ministre de l'instruction publique, me demanda d'exposer, dans un rapport, les progrès de la physiologie générale en France, et d'indiquer les améliorations qui pourraient contribuer à son avancement.

Quoique souffrant à cette époque, j'acceptai la tâche ; je fis de mon mieux en comparant le développement de notre science en France et à l'étranger, et j'arrivai à cette conclusion, que la physiologie française était mal pourvue, mais non pas insuffisante ; c'est qu'en effet les moyens de travail seuls lui manquaient, le génie physiologique ne lui avait jamais fait défaut. — Une conclusion de même nature pouvait, du reste, se généraliser pour la plupart des sciences physiques et naturelles, et les nombreux et excellents rapports publiés par mes collègues avaient mis cette situation en pleine évidence [2].

Justement ému et désireux de remédier à cet état de choses, M. Duruy institua l'École pratique des hautes études ; en même temps le ministre me proposa, dans cette création, la physiologie.

L'état de ma santé et quelques considérations me firent tout d'abord décliner cet honneur ; mais au nom de la science le ministre insista, et je crus qu'il y avait devoir pour moi de céder à des instances aussi honorables. — Il fut convenu que ma chaire de la Sorbonne serait transférée au Jardin des plantes à la place de la chaire de physiologie comparée, qui sera sans doute rétablie plus tard.

Le problème de la physiologie comparée étant d'étudier les mécanismes de la vie dans les divers animaux, la place de cette science est marquée dans un établissement qui offre, à cet égard, des ressources aussi complètes que le Muséum d'histoire naturelle de Paris.

Je n'ai donc pas à continuer ici les traditions d'un prédécesseur ; j'inaugure en réalité l'enseignement de la physiologie générale que je professais depuis seize ans dans la Sorbonne.

Nous avons au Muséum un laboratoire spécial et une installation qui nous manquaient à la Faculté des sciences.

Je me propose aujourd'hui de vous démontrer d'une manière rapide que ces moyens nouveaux d'étude ont été rendus indispensables par l'évolution même de la science physiologique qui réclame un perfectionnement expérimental croissant pour atteindre son but et résoudre le problème qui lui incombe.

La physiologie est la science de la vie ; elle décrit et explique les phénomènes propres aux êtres vivants.

Ainsi définie, la physiologie a un problème qui lui est spécial et qui n'appartient qu'à elle.

Son point de vue, son but, ses méthodes, en font une science autonome et indépendante ; c'est pourquoi elle doit avoir des moyens propres de culture et de développement.

Il sera nécessaire de faire bien comprendre le mouvement général qui s'accomplit sous nos yeux et qui tend à l'émancipation de la science physiologique et à sa constitution définitive.

Cette évolution semble, il faut le dire, être restée inaperçue pour beaucoup de personnes qui prétendent faire de la physiologie une dépendance ou une partie de la zoologie et de la phytologie, sous prétexte que la zoologie embrasse toute l'histoire des animaux et que la phytologie comprend toute l'histoire des plantes.

On ne voit pas cependant les minéralogistes contester l'indépendance de la physique ou de la chimie ; et pourtant ils auraient autant de raisons de proclamer l'existence d'une science unique des corps bruts, que les naturalistes peuvent en avoir de proclamer l'existence d'une science unique des animaux, qui serait la zoologie, ou d'une science unique des plantes, qui serait la botanique.

Toutes les sciences, d'abord confondues, ne sont point constituées seulement suivant les circonscriptions plus ou moins naturelles des objets étudiés, mais aussi selon les idées qui président à cette étude.

Elles se séparent non seulement par leur objet, mais aussi par leur point de vue ou par leur problème.

Au début, la physiologie était confondue avec l'anatomie et elle ne possédait pas d'autre laboratoire que l'amphithéâtre de dissection.

Après avoir décrit les organes, on tirait de leur headription et de leurs rapports des inductions sur leurs usages.

Peu à peu le problème physiologique s'est dégagé de la question anatomique, et les deux sciences ont dû se séparer définitivement, parce que chacune d'elles poursuit un but spécial.

Bien que le développement de la physiologie, qui aboutit aujourd'hui à son autonomie, ait été successif et pour ainsi dire insensible, nous distinguerons cependant deux périodes principales dans son évolution.

La première commence, dans l'antiquité, à Galien et finit à Haller.

La seconde commence avec Haller, Lavoisier et Bichat, et se continue de notre temps.

Dans la première période, la physiologie n'existe pas à l'état de science propre ; elle est associée à l'anatomie, dont elle semble être un simple corollaire.

On juge des fonctions et des usages par la topographie des organes, par leur forme, par leurs connexions et leurs rapports, et lorsque l'anatomiste appelle à son secours la vivisection, ce n'est point pour expliquer les fonctions, mais bien plutôt pour les localiser.

On constate qu'une glande sécrète, qu'un muscle se contracte ; le problème paraît résolu, on n'en demande pas l'explication ; on a un mot pour tout : c'est le résultat de la vie.

On enlève des parties, on les lie, on les supprime, et on décide, d'après les modifications phénoménales qui surviennent, du rôle dévolu à ces parties.

Depuis Galien jusqu'à nos jours cette méthode a été mise en pratique pour déterminer l'usage des organes.

Cuvier a préféré à cette méthode les déductions de l'anatomie comparée [3].

Avant la création de l'anatomie générale, on ne connaissait pas les éléments microscopiques des organes et des tissus, et il ne pouvait être question de faire intervenir comme agents de manifestations vitales les propriétés physico-chimiques de ces éléments.

Une force vitale mystérieuse suffisait à tout expliquer : le nom seul changeait : suivant les temps on l'appelait anima, archée, principe vital, etc.

Quoique des tentatives eussent été faites dans divers sens pour expliquer les phénomènes vitaux par des actions physico-chimiques, cependant la méthode anatomique continuait à dominer.

Haller, qui clôt la période dont nous parlons et qui ouvre l'ère nouvelle, a bien résumé, dans son immortel Traité de physiologie, les découvertes anatomiques, les idées et les acquisitions de ses prédécesseurs.

La seconde période s'ouvre, avons-nous dit, à la fin du siècle dernier.

À ce moment, trois grands hommes, Lavoisier, Laplace et Bichat, vinrent tirer la science de la vie de l'ornière anatomique où elle menaçait de languir et lui imprimèrent une direction décisive et durable.

Grâce à leurs travaux, la confusion primitive de l'anatomie et de la physiologie tendit à disparaître, et l'on commença de comprendre que la connaissance headriptive de l'organisation animale n'était pas suffisante pour expliquer les phénomènes qui s'y accomplissent.

L'anatomie headriptive est à la physiologie ce qu'est la géographie à l'histoire, et de même qu'il ne suffit pas de connaître la topographie d'un pays pour en comprendre l'histoire, de même il ne suffit pas de connaître l'anatomie des organes pour comprendre leurs fonctions.

Un vieux chirurgien, Méry, comparait familièrement les anatomistes à ces commissionnaires que l'on voit dans les grandes villes et qui connaissent le nom des rues et les numéros des maisons, mais ne savent pas ce qui se passe dedans.

Il se passe en effet dans les tissus, dans les organes, des phénomènes vitaux d'ordre physico-chimique dont l'anatomie ne saurait rendre compte.

La découverte de la combustion respiratoire par Lavoisier a été, on peut le dire, plus féconde pour la physiologie que la plupart des découvertes anatomiques.

Lavoisier et Laplace établirent cette vérité fondamentale, que les manifestations matérielles des êtres vivants rentrent dans les lois ordinaires de la physique et de la chimie générales.

Ce sont des actions chimiques (combustion, fermentation) qui président à la nutrition, qui produisent de la chaleur au dedans des organismes, qui entretiennent la température fixe des animaux supérieurs.

Et à ce sujet l'anatomie ne pouvait rien nous apprendre ; elle pouvait tout au plus localiser ces manifestations, mais non les expliquer.

D'un autre côté, Bichat, en fondant l'anatomie générale et en rapportant les phénomènes des corps vivants aux propriétés élémentaires des tissus, comme des effets à leurs causes, vint établir la vraie base solide sur laquelle est assise la physiologie générale ; non pas que les propriétés vitales des tissus aient été considérées par Bichat comme des propriétés physico-chimiques spéciales qui ne laissaient plus de place aux agents mystérieux de l'animisme et du vitalisme ; son œuvre a uniquement consisté dans une décentralisation du principe vital.

Il a localisé les phénomènes de la vie dans les tissus ; mais il n'est pas entré dans la voie de leur véritable explication.

Bichat a encore admis avec Stahl et les vitalistes l'opposition des phénomènes vitaux et des phénomènes physico-chimiques ; les travaux et les découvertes de Lavoisier contenaient, ainsi que nous le verrons, la réfutation de ces idées erronées.

En résumé, la physiologie a présenté deux phases successives : d'abord anatomique, elle est devenue physico-chimique, avec Lavoisier et Laplace.

La vie était d'abord centralisée, ses manifestations considérées comme les modes d'un principe vital unique ; Bichat l'a décentralisée, dispersée dans tous les tissus anatomiques.

Toutefois ce n'est pas sans difficultés que les idées de cette décentralisation vitale ont pénétré dans la science.

Dans ce siècle il est encore des expérimentateurs qui cherchaient le siège de la force vitale, le point où elle résidait et d'où elle étendait sa domination sur l'organisme tout entier.

Legallois expérimente pour saisir le siège de la vie, et il le place dans les centres nerveux, dans la moelle allongée.

Flourens cantonne le principe vital dans un espace plus circonscrit qu'il appelle le nœud vital.

D'après les idées de Bichat, au contraire, la vie est partout, et nulle part en particulier.

La vie n'est ni un être, ni un principe, ni une force, qui résiderait dans une partie du corps, mais simplement le consensus général de toutes les propriétés des tissus.

Après Lavoisier et Bichat, la physiologie s'est donc en quelque sorte constituée, poussant deux racines puissantes, l'une dans le terrain physico-chimique, et l'autre dans le terrain anatomique.

Mais ces deux racines se développèrent séparément et isolément par les efforts des chimistes successeurs de Lavoisier et des anatomistes continuateurs de Bichat.

Je pense qu'elles doivent désormais unir leur sève, alimenter un seul tronc et nourrir une science unique, la physiologie nouvelle.

Jusque-là la physiologie naissante manquait d'asile qui lui appartînt et demandait l'hospitalité à la fois aux chimistes et aux anatomistes.

Pourtant, Magendie, poussé dans la voie physiologique par les conseils de Laplace, continuait les saines traditions qu'il avait puisées dans la fréquentation de ce célèbre savant.

Il introduisait l'expérimentation dans les recherches physiologiques ; il attendait d'elle seule, pour la science qu'il cultivait, les bénéfices que les sciences physiques et chimiques ont elles-mêmes retirés de cette méthode.

Il y avait bien eu en France des expérimentateurs physiologistes : Petit (de Namur), Housset, Legallois, Bichat lui-même.

Mais par sa persévérance, en dépit de toutes les contradictions et des plus grandes difficultés, Magendie réussit à faire triompher la méthode qu'il préconisait.

C'est à lui que revient l'honneur d'avoir exercé une influence décisive sur la marche de la physiologie et de l'avoir définitivement rendue tributaire de l'expérimentation.

Il n'est pas inutile de rappeler que, pendant que ce mouvement d'idées se produisait en France, les nations voisines, qui ont si bien su en profiter, n'apportaient aucun appui à cet essor.

L'Allemagne sommeillait ou rêvait dans les nuages de la philosophie de la nature ; elle discutait la légitimité des connaissances expérimentales et se perdait dans les abstractions de la méthode a priori.

L'Angleterre ne nous suivait que de loin.

C'est donc de notre pays qu'est partie l'impulsion ; et si le mouvement de rénovation ne s'y est point développé, tandis qu'il s'étendait en Allemagne et qu'il y portait tous ses fruits, nous pouvons au moins revendiquer le rôle honorable d'en avoir été les initiateurs.

Magendie, lui-même, n'avait à sa disposition que des moyens fort restreints.

Il faisait des cours privés de physiologie expérimentale fondée sur les vivisections.

Ce n'est qu'après 1830 que, nommé professeur de médecine au Collège de France, il y établit le laboratoire très insuffisant qui y existe encore aujourd'hui et qui a été le seul laboratoire officiel qu'ait d'abord possédé la France.

Cet enseignement expérimental de Magendie, à ses débuts, était d'ailleurs unique en Europe : des élèves nombreux le suivaient, et parmi eux beaucoup d'étrangers qui s'y sont imbus des idées et des méthodes de la physiologie expérimentale.

Par ses relations avec Laplace, Magendie, qui était anatomiste, se trouva engagé dans la voie de cette physiologie moderne qui tend à ramener les phénomènes de la vie à des explications physiques et chimiques ; aussi Magendie est-il le premier physiologiste qui ait écrit un livre sur les phénomènes physiques de la vie.

Magendie ayant été mon maître, j'ai le droit de m'enorgueillir de ma headendance scientifique, et j'ai le devoir de chercher, dans la mesure de mes forces, à poursuivre l'œuvre à laquelle resteront attachés les noms des hommes illustres que j'ai cités.

Devenu successeur de Magendie au Collège de France [4], j'ai lutté comme lui contre le défaut de ressources ; j'ai maintenu contre les difficultés le laboratoire de médecine du Collège de France, qu'on voulait supprimer sous ce prétexte erroné que la médecine n'était pas une science expérimentale.

Malgré l'exiguïté des moyens dont je pouvais disposer, j'y ai reçu des élèves nombreux qui sont aujourd'hui professeurs de physiologie ou de médecine dans diverses universités de l'Europe et du nouveau monde.

À cette époque, le laboratoire du Collège de France était le seul qui existât.

Depuis, des installations splendides ont été données à la physiologie et à la médecine expérimentale en Allemagne, en Russie, en Italie, en Hongrie, en Hollande, et le laboratoire du Collège de France, qui fut chez nous le berceau de la physiologie et de la médecine expérimentale, n'a pas encore été l'objet des améliorations auxquelles son passé lui donne tant de droits.

En définitive la physiologie est une science devenue aujourd'hui distincte, autonome, et, pour se constituer et se développer, il faut qu'elle ait une installation à elle, séparée de celles des anatomistes et des chimistes.

Il faut, son problème particulier étant bien défini, qu'elle possède les moyens spéciaux d'en poursuivre l'étude.

L'avancement de toutes les sciences se fait par deux voies distinctes : d'abord par l'impulsion des découvertes et des idées nouvelles ; en second lieu, par la puissance des moyens de travail et de développement scientifiques, en un mot, par la culture qui fait produire aux germes créés par le génie inventif les fruits qu'ils contiennent cachés.

Au début, ainsi que nous l'avons déjà dit, lorsque la physiologie n'était qu'une dépendance de l'anatomie, l'amphithéâtre de dissection était le laboratoire commun à l'une et à l'autre.

Avec Lavoisier et Laplace, la physique et la chimie ont pénétré dans l'étude des phénomènes de la vie, et les expérimentateurs ont dû faire usage des instruments et des appareils de la physique et de la chimie.

À mesure que la science marche, on sent de plus en plus la nécessité d'installations particulières où soit rassemblé l'outillage nécessaire aux expériences physiques, chimiques et aux vivisections, à l'aide desquelles la physiologie pénètre dans les profondeurs de l'organisme.

La méthode qui doit diriger la physiologie est la même que celle des sciences physiques ; c'est la méthode qui appartient à toutes les sciences expérimentales ; elle est encore aujourd'hui ce qu'elle était au temps de Galilée.

Finalement, la plupart des questions de science sont résolues par l'invention d'un outillage convenable : l'homme qui découvre un nouveau procédé, un nouvel instrument, fait souvent plus pour la physiologie expérimentale que le plus profond philosophe ou le plus puissant esprit généralisateur.

On a donc cherché à étendre de plus en plus la puissance des instruments de recherche.

Pour obtenir ce résultat, les instituts physiologiques de l'étranger ont su s'imposer des sacrifices.

L'utilité des laboratoires spéciaux de physiologie ne se prouve plus par des raisonnements, elle s'établit par des faits.

Elle est appréciée dans tout le monde savant, et il me suffira de faire ici l'énumération des établissements de cette nature installés à l'étranger, où les chaires d'anatomie et de physiologie, partout confondues il y a vingt ans, sont aujourd'hui partout séparées.

Joh.

Müller professait autrefois l'anatomie et la physiologie à Berlin : le régime de la dualité s'est depuis longtemps introduit, et l'anatomie est actuellement confiée à Reichert, la physiologie à Dubois-Reymond.

A Würzburg, Kôlliker enseignait au début l'anatomie microscopique et la physiologie ; il a conservé l'anatomie, et la physiologie a été donnée à Ad.

Fick.

À Heidelberg, l'enseignement de l'anatomiste Arnold a été également scindé : Arnold resta anatomiste, et la physiologie fut confiée à l'illustre Helmholtz.

Dans la petite université de Halle, l'enseignement de Volkinann est encore resté indivis ; c'est là une exception qui ne tardera pas à disparaître [5].

À Copenhague, la physiologie est représentée par Panum, bien connu par ses recherches sur le sang, par ses études d'embryogénie tératologique et par beaucoup d'autres travaux importants.

L'Écosse a suivi l'exemple du Danemark : à Édimbourg, Bennett ne conservera au semestre prochain que sa chaire d'anatomie, la physiologie formera un enseignement séparé.

De tous côtés on se rend à l'évidence, et cette transformation est devenue un élément considérable de progrès.

Dans mon rapport de 1867, j'avais insisté sur l'utilité de cette séparation, et fait voir que la France ayant été le point de départ de ce mouvement scientifique, il y avait pour elle honneur et intérêt à ne pas rester en arrière.

D'autre part, M. Wurtz, doyen de la Faculté de médecine, fut envoyé en Allemagne pour y visiter les laboratoires.

En sa qualité de chimiste, il donna beaucoup à la chimie ; son attention toutefois se porta sérieusement sur les instituts physiologiques.

Il visita tour à tour l'institut d'Heidelberg que dirige Helmholtz, celui de Berlin confié à Dubois-Reymond, celui de Gœttingue où travaillait autrefois Rodolph Wagner, et qui a aujourd'hui à sa tête le physiologiste Meissner.

Il ne pouvait oublier les établissements du même genre situés à Leipzig et à Vienne, l'un placé sous la haute direction de Ludwig, l'autre sous celle de Brücke. — L'institut physiologique de Munich dirigé par Pettenkofer et Voit, attira son attention d'une manière spéciale ; il put voir dans cet établissement un magnifique appareil destiné à étudier les produits de la respiration, vaste et belle installation où l'on peut, heure par heure, jour par jour, mesurer la combustion et faire une statique exacte des phénomènes chimiques de la vie.

L'Allemagne n'a pas seule marché dans cette voie : Saint-Pétersbourg possède de beaux instituts physiologiques. — En Hollande, les villes d'Utrecht et d'Amsterdam ont dignement confié à Donders à Kühne [6] l'enseignement de la physiologie. — À Florence, à Turin, le même honneur a été réservé à Moritz Schiff [7], à Moleschott, etc.

Je mets sous vos yeux le plan d'un de ces laboratoires : c'est celui de Leipzig dirigé par Ludwig, qui est ici tracé dans le beau rapport de M. Wurtz : je veux que vous voyiez par cet exemple la richesse de ces installations scientifiques dont nous n'avons pas même l'idée en France.

Au sous-sol se trouvent des caves, des salles pour recherches à température constante, des appareils à distillation, une machine à vapeur qui entretient partout le mouvement, l'atelier d'un mécanicien attaché au laboratoire, un magasin pour les produits chimiques, un hôpital pour les chiens. — Au premier étage sont situés les laboratoires de vivisection, ceux de physique et de chimie biologique, les chambres où l'on emploie le mercure, les salles pour les microscopes, pour les études histologiques, pour le spectroscope, etc. [8] — La bibliothèque, la salle des cours, le logement du professeur, font partie du même bâtiment ; joignons à cela une écurie, une volière, de nombreux aquariums, et nous aurons énuméré les parties essentielles de ce magnifique établissement élevé à la science.

Le professeur Ludwig a prononcé, à l'époque où il ouvrit son laboratoire, un discours dans lequel il insistait sur l'utilité des travaux pratiques d'expérimentation pour lesquels il est richement doté ; Dubois-Reymond, Kühne, Czermack, se sont tous exprimés dans le même sens, et moi-même je ne suis ici que l'écho du mouvement physiologique qui partout se produit [9].

Le laboratoire du physiologiste est nécessairement complexe, en raison de la complexité des phénomènes qui y sont étudiés.

Il est disposé naturellement pour trois ordres de travaux différents : 1° les travaux de vivisection ; 2° les travaux physico-chimiques ; 3° les travaux anatomo-histologiques.

S'agit-il, par exemple, d'étudier la digestion, il faudra d'abord faire une vivisection pour établir une fistule stomacale ou pancréatique, etc., puis procéder à une analyse chimique des sécrétions, et enfin se rendre compte de la structure intime des glandes qui sécrètent ces sucs digestifs.

Il faut, en un mot, headendre dans les profondeurs de l'organisme par une analyse de plus en plus intime, et arriver aux conditions organiques élémentaires dont la connaissance nous explique le mécanisme réel des phénomènes vitaux.

Porter l'investigation physiologique et physico-chimique dans le corps vivant jusque dans ses particules les plus ténues, jusque dans ses replis les plus cachés, tel est le problème que nous avons à résoudre.

Vous voyez les difficultés expérimentales qui se dressent devant nous et vous comprenez l'importance des procédés opératoires, l'utilité de l'outillage, la nécessité du laboratoire en un mot, dans cet ordre de recherches.

La seule voie pour arriver à la vérité dans la science physiologique est la voie expérimentale ; si nous ne pouvons y avancer que lentement, nous ne devons pas nous décourager malgré les obstacles et les difficultés, nous rappelant toujours ces paroles de Bacon :

« Un boiteux marche plus vite dans la bonne voie qu'un habile coureur dans la mauvaise. »

Après avoir insisté sur la nécessité d'être convenablement installé pour suivre en physiologie la méthode expérimentale, nous devons terminer par une remarque générale.

Grâce aux moyens nouveaux d'étude et aux progrès mêmes de l'expérimentation, les recherches se sont infiniment multipliées depuis quelques années ; aujourd'hui il importe moins d'augmenter le nombre des expériences physiologiques que de les réduire à une petite quantité d'épreuves décisives.

La science des êtres vivants a trouvé sa voie ; elle est définitivement expérimentale ; c'est là un progrès considérable : il s'agit de compléter la méthode, de lui donner toute la fécondité qui est en elle, de lui faire porter tous ses fruits en en réglant l'application.

Cela ne peut se faire qu'en soumettant l'expérimentation à une discipline rigoureuse.

Cette nécessité sera comprise par tous ceux qui suivent dans sa marche quotidienne le développement de la physiologie.

Le terrain est déjà encombré d'une multitude de recherches qui prouvent souvent plus de zèle que de véritable intelligence de la méthode expérimentale.

Il est urgent que la critique s'exerce sur ces matériaux incohérents et les ramène aux conditions d'exactitude que comportent les expériences physiologiques.

Les études des phénomènes de la vie sont soumises à de grandes difficultés.

Il faut que le physiologiste puisse apprécier toutes les conditions d'une expérience afin de savoir s'il les réalise toutes et de discerner celles qui ont varié d'une expérience à l'autre.

Lorsque les conditions expérimentales sont identiques, en physiologie, comme en physique ou en chimie, le résultat est univoque : si le résultat est différent, c'est que quelque condition a changé.

Ce n'est donc point l'exactitude qui est moindre dans les phénomènes de la vie comparés aux phénomènes des corps bruts ; ce sont les conditions expérimentales qui sont plus nombreuses, plus délicates, plus difficiles à connaître ou à maintenir.

Ce n'est pas la vie ou l'influence de quelque agent capricieux qui intervient : c'est la complexité seule des phénomènes qui les rend plus difficiles à saisir et à préciser.

Les principes de l'expérimentation appliquée aux êtres vivants ne pourront être dévoilés que par de longues études et un travail opiniâtre.

Pour aborder les difficultés de la critique expérimentale et arriver à connaître toutes les conditions d'un phénomène physiologique, il faut avoir tâtonné longtemps, avoir été trompé mille et mille fois, avoir, en un mot, vieilli dans la pratique expérimentale.

Leçons sur les phénomènes de la vie dans les animaux et dans les végétaux

Première leçon

SOMMAIRE : I. Définitions dans les sciences ; Pascal.

Les définitions de la vie : Aristote, Kant, Lordat, Ehrard, Richerand, Tréviranus, Herbert Spencer, Bichat.

La vie et la mort sont deux états qu'on ne comprend que par leur opposition. — Définition de l'Encyclopédie. — On peut caractériser la vie, mais non la définir. — Caractères généraux de la vie : organisation, génération, nutrition, évolution, caducité, maladie, mort. — Essais de définitions tirées de ces caractères. — Dugès, Béclard, Dezeimeris, Lamarck, Rostan, de BLainville, Cuvier, Flourens, Tiedemann. — Le caractère essentiel de la vie est la création organique.

II. Hypothèses sur la vie : hypothèses spiritualistes et matérialistes ; Pythagore, Platon, Aristote, Hippocrate, Paracelse, Van Helmont, Stahl ; Démocrite, Épicure ; headartes, Leibnitz. — École de Montpellier. — Bichat, etc. — Nous repoussons également hors de la physiologie les hypothèses matérialistes et spiritualistes, parce qu'elles sont insuffisantes et étrangères à la science expérimentale. — L'observation et l'expérience nous apprennent que les manifestations de la vie ne sont l'œuvre ni de la matière ni d'une force indépendante ; qu'elles résultent du conflit nécessaire entre des conditions organiques préétablies et des conditions physico-chimiques déterminées. — Nous ne pouvons saisir et connaître que les conditions matérielles de ce conflit, c'est-à-dire le déterminisme des manifestations vitales. — Le déterminisme physiologique contient le problème de la science de la vie ; il nous permettra de maîtriser les phénomènes de la vie, comme nous maîtrisons les phénomènes des corps bruts dont les conditions nous sont connues.

III. Du déterminisme en physiologie. — Il est absolu en physiologie comme dans toutes les sciences expérimentales. — On a voulu à tort exclure le déterminisme de la vie. — Distinction du déterminisme philosophique et du déterminisme physiologique. — Réponses aux objections philosophiques ; le déterminisme physiologique est une condition indispensable de la liberté morale au lieu d'en être la négation. — Séparation nécessaire des questions physiologiques et des questions philosophiques ou théologiques. — Il n'y a pas de conciliation possible entre ces divers problèmes ; ils dérivent de besoins différents de l'esprit et se résolvent par des méthodes opposées. — Les uns et les autres ne peuvent rien gagner à être rapprochés.

I.

La physiologie étant la science des phénomènes de la vie, on a pensé que cette définition en impliquait une autre, celle de la vie elle-même.

C'est pourquoi l'on trouve dans les ouvrages des physiologistes de tous les temps un grand nombre de définitions de la vie.

Devons-nous les imiter et croirons-nous nécessaire de débuter dans nos études par une entreprise de ce genre ?

Oui, nous commencerons comme eux, mais dans le but bien différent de prouver que la tentative est chimérique, étrangère et inutile à la science.

Pascal, dans ses réflexions sur la géométrie, parlant de la méthode scientifique par excellence, dit qu'elle exigerait de n'employer aucun terme dont on n'eût préalablement expliqué nettement le sens : elle consisterait à tout définir et à tout prouver.

Mais il fait immédiatement remarquer que cela est impossible.

Les vraies définitions ne sont en réalité, dit-il, que des définitions de noms, c'est-à-dire l'imposition d'un nom à des objets créés par l'esprit dans le but d'abréger le discours.

Il n'y a pas de définition de choses que l'esprit n'a pas créées, et qu'il n'enferme pas tout entières ; il n'y a pas, en un mot, de définition des choses naturelles.

Lorsque Platon, dit Pascal, définit l'homme : « un animal à deux jambes, sans plumes », loin de nous en donner une connaissance plus claire qu'auparavant, il nous en fournit une idée inutile et même ridicule, puisque, ajoute-t-il, « un homme ne perd pas l'humanité en perdant les deux jambes, et un chapon ne l'acquiert pas en perdant ses plumes ».

La géométrie peut définir les objets de son étude, parce qu'ils sont une pure création de l'entendement : la définition est alors une convention que l'esprit est libre d'établir.

Quand on définit le nombre pair, « un nombre divisible par deux, » on donne une définition géométrique selon Pascal, parce qu'on emploie un nom que l'on destitue de tout autre sens, s'il en a, pour lui donner celui de la chose désignée.

On procède de même en philosophie, parce que l'on y traite surtout des conceptions de l'intelligence ; et encore là y a-t-il des termes primitifs que l'on ne peut définir.

La même chose arrive d'ailleurs en géométrie, où les notions primitives d'espace, de temps, de mouvement et autres semblables, ne sont pas définies.

On les emploie sans confusion dans le discours, parce que les hommes en ont une intelligence suffisante et une idée assez claire pour ne pas se tromper sur la chose désignée, si obscure que puisse être l'idée de cette chose considérée dans son essence.

Cela vient, dit encore Pascal, de ce que la nature a donné à tous les hommes les mêmes idées primitives sur ces choses primitives.

C'est ce que rappelait spirituellement le célèbre mathématicien Poinsot :

« Si quelqu'un me demandait de définir le temps, je lui répondrais : "Savez-vous de quoi vous parlez ? " S'il me disait : "Oui. — Eh bien, parlons-en." S'il me disait : "Non. — Eh bien, parlons d'autre chose." »

Quand on veut définir ces notions primitives, on ne peut jamais les éclairer par rien de plus simple ; on est toujours obligé d'introduire dans la définition le mot même à définir.

Le temps est une succession…, disait Laplace.

Mais qu'est-ce qu'une succession, si l'on n'a déjà l'idée de temps ?

Ces définitions ne rappellent-elles pas celle dont se moquait Pascal :

« La lumière est un mouvement luminaire des corps lumineux » ?

On ne saurait rien définir dans les sciences de la nature ; toute tentative de définition ne traduit qu'une simple hypothèse.

On ne connaît les objets que successivement, sous des points de vue différents et divers ; ce n'est pas au commencement de ces sciences que l'on en possède une connaissance intégrale et complète, telle qu'une définition la suppose ; c'est à la fin, et comme terme idéal et inaccessible de l'étude.

La méthode qui consiste à définir et à tout déduire d'une définition peut convenir aux sciences de l'esprit, mais elle est contraire à l'esprit même des sciences expérimentales.

C'est pourquoi il n'y a pas à définir la vie en physiologie.

Lorsque l'on parle de la vie, on se comprend à ce sujet sans difficulté, et c'est assez pour justifier l'emploi du terme d'une manière exempte d'équivoques.

Il suffit que l'on s'entende sur le mot vie pour l'employer ; mais il faut surtout que nous sachions qu'il est illusoire et chimérique, contraire à l'esprit même de la science, d'en chercher une définition absolue.

Nous devons nous préoccuper seulement d'en fixer les caractères en les rangeant dans leur ordre naturel de subordination.

Il importe aujourd'hui de nettement dégager la physiologie générale des illusions qui l'ont pendant longtemps agitée.

Elle est une science expérimentale et n'a pas à donner des définitions a priori.

Si, après ces préliminaires, nous rappelons néanmoins les principaux essais de définition de la vie donnés à diverses époques, ce sera pour en montrer l'insuffisance ou l'erreur.

Cette étude aura d'ailleurs pour nous un autre intérêt ; elle nous aidera à chercher, par l'analyse de tous ces efforts de l'esprit, la meilleure conception que nous puissions avoir aujourd'hui des phénomènes de la vie.

Aristote dit :

« La vie est la nutrition, l'accroissement et le dépérissement, ayant pour cause un principe qui a sa fin en soi, l'entéléchie. »

Or, c'est ce principe qu'il faudrait saisir et connaître.

Burdach rappelle que pour la philosophie de l'absolu : « la vie est l'âme du monde, l'équation de l'univers. »

Il dit encore que « dans la vie la matière n'est que l'accident, tandis que l'activité est sa substance. »

Nous ne nous arrêterons pas à des considérations si transcendantales qui n'ont rien de tangible pour le physiologiste.

Kant a défini la vie « un principe intérieur d'action ».

Dans son Appendice sur la téléologie, ou science des causes finales, il dit :

« L'organisme est un tout résultant d'une intelligence calculatrice qui réside dans son intérieur. »

Cette définition, qui rappelle celle d'Hippocrate, a été acceptée, sous une forme plus ou moins modifiée, par un grand nombre de physiologistes.

Mais la raison qui l'a fait adopter n'est précisément au fond, ainsi que nous le verrons plus loin, que spécieuse ou apparente.

Le principe d'action des corps vivants n'est pas intérieur : on ne saurait le séparer, l'isoler des conditions atmosphériques ou cosmiques extérieures, et il n'y a aucun phénomène que l'on puisse lui attribuer exclusivement.

La spontanéité des manifestations vitales n'est qu'une fausse apparence bientôt démentie par l'étude des faits.

Il y a constamment des agents extérieurs, des stimulants étrangers qui viennent provoquer la manifestation des propriétés d'une matière toujours également inerte par elle-même.

Chez les êtres supérieurs, ces stimulants résident à la vérité dans ce que nous appelons un milieu intérieur ; mais ce milieu, quoique profondément situé, est encore extérieur à la partie élémentaire organisée, qui est la seule partie réellement vivante.

Lordat admet un principe vital quand il dit :

« La vie est l'alliance temporaire du sens intime et de l'agrégat matériel, cimentée par une énormon ou cause de mouvement qui nous est inconnue. »

Tréviranus a eu en vue, comme Kant, l'indépendance apparente des manifestations vitales d'avec les conditions extérieures :

« La vie est, pour lui, l'uniformité constante des phénomènes sous la diversité des » influences extérieures. »

Müller paraît admettre une sorte de principe vital.

Il y a, selon lui, deux choses dans le germe, la matière du germe, plus le principe vital.

Ehrard considère la vie comme un principe moteur : « la faculté du mouvement destinée au service de ce qui est mû. »

Richerand reconnaît implicitement l'existence d'un principe vital comme cause d'une succession limitée de phénomènes dans les êtres vivants :

« La vie, dit-il, est une collection de phénomènes qui se succèdent pendant un temps limité dans les corps organisés. »

Herbert Spencer a proposé plus récemment une définition de la vie, que j'ai citée déjà [10] d'une manière qui a provoqué les réclamations du philosophe anglais.

À la page 709 de la traduction française de ses Principes de psychologie, nous avons lu cette phrase :

« Donc, sous sa forme dernière, nous énoncerons comme étant notre définition de la vie, la combinaison définie de changements hétérogènes à la fois simultanés et successifs. »

Cette définition que j'avais reproduite intégralement doit être complétée, à ce qu'il paraît, par l'addition de ces mots : en correspondance avec des coexistences et des séquences externes.

D'après le traducteur d'Herbert Spencer, M. Cazelles, qui a exprimé cette critique [11], la pensée du philosophe serait défigurée sans l'adjonction du second membre de phrase.

La définition est ainsi faite en plusieurs temps, par degrés successifs, et cette façon de procéder, qui n'est pas habituelle, est bien capable d'égarer le lecteur.

En résumé, ajoute le traducteur, le trait essentiel par lequel M. Herbert Spencer veut définir la vie, c'est l'accommodation continue des relations internes aux relations externes.

Bichat nous propose une idée plus physiologique et plus saisissable.

Sa définition de la vie a eu un grand retentissement :

« La vie est l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort. »

La définition de Bichat comprend deux termes qui s'opposent l'un à l'autre : la vie, la mort.

Il est impossible, en effet, de séparer ces deux idées ; ce qui est vivant mourra, ce qui est mort a vécu.

Mais Bichat a voulu être plus clair : il est headendu plus avant dans le problème et il y a rencontré l'erreur.

Il a fait en quelque sorte de la vie et de la mort deux êtres, deux principes continuellement présents et luttant dans l'organisme.

Il a beau répudier le principe vital en tant que principe unique : il nous en donne l'équivalent dans ses propriétés vitales.

Ces principes vitaux subalternes, ces propriétés vitales, sont les agents de la vie ; au contraire, les propriétés physiques qui les combattent sont pour ainsi dire les agents de la mort.

Tous les contemporains de Bichat ont partagé sa façon de voir et paraphrasé sa formule.

Un chirurgien de l'École de Paris, Pelletan, enseigne que la vie est la résistance opposée par la matière organisée aux causes qui tendent sans cesse à la détruire.

Cuvier lui-même développe, dans un passage souvent cité, cette pensée que la vie est une force qui résiste aux lois qui régissent la matière brute : la mort est la défaite de ce principe de résistance, et le cadavre n'est autre chose que le corps vivant retombé sous l'empire des forces physiques.

Ainsi, non seulement les propriétés physiques, suivant Bichat, sont étrangères aux manifestations vitales et doivent être négligées dans l'étude, mais il y a plus, elles leur sont opposées.

Ces idées d'antagonisme entre les forces extérieures générales et les forces intérieures ou vitales avaient déjà été exprimées par Stahl dans un langage obscur et presque barbare : exposées par Bichat avec une lumineuse netteté, elles séduisirent et entraînèrent tous les esprits.

La science, il faut le dire, a condamné cette définition, d'après laquelle il y aurait deux espèces de propriétés dans les corps vivants : les propriétés physiques et les propriétés vitales, constamment en lutte et tendant à prédominer les unes sur les autres.

En effet, il résulterait logiquement de cet antagonisme, que plus les propriétés vitales ont d'empire dans un organisme, plus les propriétés physico-chimiques y devraient être atténuées, et réciproquement que les propriétés vitales devraient se montrer d'autant plus affaiblies que les propriétés physiques acquerraient plus de puissance.

Or, c'est l'inverse qui est vrai : les découvertes de la physique et de la chimie biologique ont établi, au lieu de cet antagonisme, un accord intime, une harmonie parfaite entre l'activité vitale et l'intensité des phénomènes physico-chimiques.

En somme, la conception de Bichat renferme deux idées : la première établissant une relation nécessaire entre la vie et la mort ; la seconde admettant une opposition entre les phénomènes vitaux et les phénomènes physico-chimiques.

La dernière partie est une erreur.

Quant à la première, elle avait été exprimée déjà plus simplement sous une forme qui en fait presque une naïveté dans la définition de l'Encyclopédie :

« La vie est le contraire de la mort. »

C'est qu'en effet nous ne distinguons la vie que par la mort et inversement.

En comparant le corps vivant au même corps à l'état de cadavre, nous apercevons qu'il a disparu quelque chose que nous appelons la vie.

Les citations que nous avons faites précédemment nous montrent une grande variété apparente dans les définitions de la vie ; elles présentent toutes cependant un fond commun qui constitue précisément leur défaut.

Presque tous les auteurs ont admis implicitement ou explicitement que les manifestations de la vie ont pour cause un principe qui leur donne naissance et les dirige.

Or, admettre que la vie dérive d'un principe vital, c'est définir la vie par la vie ; c'est introduire le défini dans la définition.

Il est vrai que d'autres physiologistes ont admis, sans en donner de meilleures définitions, que la vie, au lieu d'être un principe recteur immatériel, n'est qu'une résultante de l'activité de la matière organisée.

C'est ainsi que pour Béclard, « la vie est l'organisation en action. »

Pour Dugès, « la vie est l'activité spéciale des êtres organisés. »

Pour Dezeimeris, « la vie est la manière d'être des corps organisés. »

Pour Lamarck, « la vie est un état de choses qui permet le mouvement organique sous l'influence des excitants. »

Cet état de choses, c'est évidemment l'organisation, avec la condition de la sensibilité.

Rostan, qui avait placé dans l'organisation la caractéristique de la vie et formulé l'organicisme, s'exprime dans les termes suivants :

« Le créateur ne communique pas une force qu'il ajoute à l'être organisé, ayant mis dans cet être avec l'organisation la disposition moléculaire apte à la développer.

C'est l'horloger qui a construit l'horloge, et en la montant lui a donné le pouvoir de parcourir les phases successives, de marquer les heures, les minutes, les secondes, les époques de la lune, les mois de l'année, tout cela pendant un temps plus ou moins long ; mais ce pouvoir n'est autre que celui qui résulte de sa structure ; ce n'est pas une propriété à part, une qualité surajoutée ; c'est la machine montée. »

La vie, c'est la machine montée : les propriétés dérivent de la structure des organes.

Tel est l'organicisme.

Toutefois cette conception a quelque chose de vague : la structure n'est pas une propriété physico-chimique, ni une force qui puisse être la cause de rien par elle-même, car elle supposerait une cause à son tour.

En définitive, toutes les vues a priori sur la vie, soit qu'on la considère comme un principe ou comme un résultat, n'ont fourni que des définitions insuffisantes, et cela devait être, puisque les phénomènes de la vie ne peuvent être connus qu'a posteriori, comme tous les phénomènes de la nature.

La méthode a priori est ainsi frappée de stérilité, et ce serait temps perdu que de continuer à chercher le progrès de la science physiologique dans cette voie.

Renonçant donc à définir l'indéfinissable, nous essayerons simplement de caractériser les êtres vivants par rapport aux corps bruts.

Cette façon de comprendre le problème nous conduira à des formules qui exprimeront des faits, et non plus seulement des idées ou des hypothèses.

Ce n'est pas que nous rejetions les hypothèses de la science ; elles n'en sont dans tous les cas que les échafaudages ; la science se constitue par les faits ; mais elle marche et s'édifie à l'aide des hypothèses.

Examinons maintenant quels sont les caractères généraux des êtres vivants.

On peut les ramener à cinq, savoir :

L'organisation ;

La génération ;

La nutrition ;

L'évolution ;

La caducité, la maladie, la mort.

A. L'organisation résulte d'un mélange de substances complexes réagissant les unes sur les autres.

C'est pour nous, l'arrangement qui donne naissance aux propriétés immanentes de la matière vivante, arrangement qui est spécial et très complexe, mais qui n'en obéit pas moins aux lois chimiques générales du groupement de la matière.

Les propriétés vitales ne sont en réalité que les propriétés physico-chimiques de la matière organisée.

B, La faculté de se reproduire ou la génération, c'est-à-dire l'acte par lequel les êtres proviennent les uns des autres, les caractérise d'une manière à peu près absolue.

Tout être vient de parents, et à un certain moment il est capable d'être parent à son tour, c'est-à-dire de donner origine à d'autres êtres.

C. L'évolution est peut-être le trait le plus remarquable des êtres vivants et par conséquent de la vie.

L'être vivant apparaît, s'accroît, décline et meurt.

Il est en voie de changement continuel : il est sujet à la mort.

Il sort d'un germe, d'un œuf ou d'une graine, acquiert par des différenciations successives un certain degré de développement ; il forme des organes, les uns passagers et transitoires, les autres ayant la même durée que lui-même, puis il se détruit.

L'être brut, minéral, est immuable et incorruptible tant que les conditions extérieures ne changent point.

Ce caractère d'évolution déterminée, de commencement et de fin, de marche continuelle dans une direction dont le terme est fixé, appartient en propre aux êtres vivants.

À la vérité, les astronomes acceptent aujourd'hui l'idée d'une mobilité et d'une évolution continuelle du monde sidéral.

Mais il y a dans cette évolution possible des corps sidéraux, comparée à l'évolution rapide des corps vivants, une différence de degré qui, au point de vue pratique, suffit à les distinguer.

Relativement à nous, le monde, les astres, n'offrent que des changements insensibles ; les êtres vivants, au contraire, une évolution saisissable.

La mort est également une nécessité à laquelle est fatalement soumis l'individu vivant, qui fait retour par là au monde minéral.

Il est sujet, en outre, à la maladie, et capable de rétablissement.

Les philosophes médecins et naturalistes ont été frappés vivement de cette tendance de l'être organisé à se rétablir dans sa forme, à réparer ses mutilations, à cicatriser ses blessures, et à prouver ainsi son unité, son individualité morphologique.

Cette tendance à réaliser et à réparer une sorte de plan architectural individuel ferait de l'être organisé, suivant certains physiologistes, un tout harmonique, une sorte de petit monde dans le grand ; ce serait là un caractère exclusif aux corps doués de vie.

« Les corps inorganiques, dit Tiedemann, n'offrent absolument aucun phénomène que l'on puisse considérer comme effet de la régénération ou de la guérison.

Nul cristal ne reproduit les parties qu'il a perdues, nul ne répare les solutions survenues dans sa continuité, nul ne revient lui-même à son état d'intégrité. »

Cela n'est pas exact ; les cristaux, comme les êtres vivants, ont leurs formes, leur plan particulier, et lorsque les actions perturbatrices du milieu ambiant les en écartent, ils sont capables de les rétablir par une véritable cicatrisation ou rédintégration cristalline.

M. Pasteur a vu « que lorsqu'un cristal a été brisé sur l'une quelconque de ses parties et qu'on le replace dans son eau mère, on voit, en même temps que le cristal s'agrandit dans tous les sens par un dépôt de particules cristallines, un travail très actif avoir lieu sur la partie brisée ou déformée ; et en quelques heures il a satisfait, non seulement à la régularité du travail général sur toutes les parties du cristal, mais au rétablissement de la régularité dans la partie mutilée. »

De sorte que la force physique qui range les particules cristallines suivant les lois d'une savante géométrie a des résultats analogues à celle qui range la substance organisée sous la forme d'un animal ou d'une plante.

Ce caractère n'est donc pas aussi absolu que le croyait Tiedemann ; toutefois, il a, tout au moins, un degré d'intensité et d'énergie qui spécialise l'être vivant.

D'autre part, comme nous l'avons dit, il n'y a pas dans le cristal l'évolution qui caractérise l'animal ou la plante.

D. Enfin, la nutrition a été considérée comme le trait distinctif, essentiel, de l'être vivant ; comme la plus constante et la plus universelle de ses manifestations, celle par conséquent qui doit et peut suffire par elle seule à caractériser la vie.

La nutrition est la continuelle mutation des particules qui constituent l'être vivant.

L'édifice organique est le siège d'un perpétuel mouvement nutritif qui ne laisse de repos à aucune partie ; chacune, sans cesse ni trêve, s'alimente dans le milieu qui l'entoure et y rejette ses déchets et ses produits.

Cette rénovation moléculaire est insaisissable pour le regard ; mais, comme nous en voyons le début et la fin, l'entrée et la sortie des substances, nous en concevons les phases intermédiaires, et nous nous représentons un courant de matière qui traverse incessamment l'organisme et le renouvelle dans sa substance en le maintenant dans sa forme.

L'universalité d'un tel phénomène chez la plante et chez l'animal et dans toutes leurs parties, sa constance, qui ne souffre pas d'arrêt, en font un signe général de la vie, que quelques physiologistes ont employé à sa définition.

C'est ainsi que de Blainville a dit :

« La vie est un double mouvement interne de composition et de décomposition à la fois général et continu. »

Cuvier s'exprime de la même manière :

« L'être vivant, dit-il, est un tourbillon à direction constante, dans lequel la matière est moins essentielle que la forme. »

Flourens a paraphrasé cette idée du tourbillon vital ou du circulus matériel, en disant :

« La vie est une forme servie par la matière. »

Enfin, Tiedemann, en admettant également le double mouvement de composition et de décomposition des êtres vivants, le rattache à un principe vital qui le gouverne.

« Les corps vivants, dit-il, ont en eux leur principe d'action qui les empêche de tomber jamais en indifférence chimique. »

La définition tirée de ce caractère mérite de nous arrêter un instant.

Nous avons déjà dit que les manifestations de la vie ne pouvaient être considérées comme régies directement par un principe vital intérieur.

L'activité des animaux et des plantes est certainement sous la dépendance des conditions extérieures.

Cela est bien visible chez les végétaux et chez les animaux à sang froid, qui s'engourdissent dans l'hiver et se réveillent pendant les chaleurs de l'été.

Nous verrons plus tard que si l'homme et les animaux à sang chaud paraissent libres dans leurs actes et indépendants des variations du milieu cosmique, cela tient à ce qu'il existe chez eux un mécanisme complexe qui entretient autour des particules vivantes, fibres et cellules, un milieu en réalité invariable, le sang, toujours également chaud et semblablement constitué.

Ils sont indépendants du milieu extérieur parce que, grâce à cet artifice, le milieu intérieur ne change pas autour de leurs éléments actifs et vivants.

En réalité il y a toujours, chez l'être vivant, des agents extérieurs, des stimulants étrangers, extra cellulaires, qui viennent provoquer la manifestation des propriétés d'une matière toujours également inactive et inerte par elle-même.

Si un principe intérieur existait et était indépendant, pourquoi la vie serait-elle plus énergique l'été que l'hiver chez certains êtres vivants, plus vigoureuse en présence de l'oxygène qu'en son absence, plus active en présence de l'eau qu'après dessiccation ?

Il n'est pas exact de dire, d'un autre côté, que les corps vivants sont incapables de tomber en état d'indifférence chimique.

À la vérité, quel que soit dans les circonstances ordinaires l'engourdissement dans lequel soit plongé le végétal ou l'animal à sang froid, la vie n'a pas cessé en lui, l'organisme n'est pas tombé dans l'inertie absolue, dans l'état réel d'indifférence chimique.

Mais nous prouverons que ce cas est réalisé dans l'être en état de vie latente.

Voici une graine ; elle est inerte comme un corps minéral.

Dans certaines conditions, sa constitution reste invariable et elle restera ainsi pendant des mois, des siècles.

Vit-elle ?

Non, d'après la définition de Tiedemann, puisque cette graine est en complète indifférence chimique.

Et cependant, qu'on lui fournisse les conditions extérieures de la germination, la chaleur, l'humidité, l'air, et elle va germer et développer une plante nouvelle.

Nous vous montrerons qu'il en est de même des animaux ressuscitants ou reviviscents, des rotifères et des anguillules, qui peuvent revivre après avoir été plongés, pendant un temps théoriquement indéfini, dans la plus complète inertie.

Que conclure de là, sinon que les phénomènes vitaux ne sont point les manifestations de l'activité d'un principe vital intérieur, libre et indépendant ?

On ne peut saisir ce principe intérieur, l'isoler, agir sur lui.

On voit au contraire les actes vitaux avoir constamment pour condition des circonstances physico-chimiques externes, parfaitement déterminées et capables ou d'empêcher ou de permettre leur apparition.

En résumé le tourbillon vital n'est pas la manifestation unique d'un quid intus, ni le seul effet de conditions physico-chimiques extérieures.

La vie ne saurait en conséquence être caractérisée exclusivement par une conception vitaliste ou matérialiste.

Les tentatives qu'on a faites à ce sujet de tout temps sont illusoires et n'ont pu aboutir qu'à l'erreur.

Devons-nous rester sur cette négation ?

Non.

Une critique négative n'est pas une conclusion.

Il faut nous former à notre tour une idée, chercher un caractère, dont la valeur, bien qu'elle ne soit pas absolue, soit capable de nous éclairer dans notre route sans jamais nous tromper.

Les caractères que nous avons précédemment rappelés correspondent à des réalités ; ils sont bons, utiles à connaître.

Je dirai de mon côté la conception à laquelle m'a conduit mon expérience.

Je considère qu'il y a nécessairement dans l'être vivant deux ordres de phénomènes : 1° Les phénomènes de création vitale ou de synthèse organisatrice ; 2° Les phénomènes de mort ou de destruction organique.

Il est nécessaire de nous expliquer en quelques mots sur la signification que nous donnons à ces expressions création et destruction organiques.

Si, au point de vue de la matière inorganique, on admet avec raison que rien ne se perd et que rien ne se crée ; au point de vue de l'organisme, il n'en est pas de même.

Chez un être vivant, tout se crée morphologiquement, s'organise et tout meurt, se détruit.

Dans l'œuf en développement, les muscles, les os, les nerfs apparaissent et prennent leur place en répétant une forme antérieure d'où l'œuf est sorti.

La matière ambiante s'assimile aux tissus, soit comme principe nutritif, soit comme élément essentiel.

L'organe est créé, il l'est au point de vue de sa structure, de sa forme, des propriétés qu'il manifeste.

D'autre part, les organes se détruisent, se désorganisent à chaque moment et par leur jeu même ; cette désorganisation constitue la seconde phase du grand acte vital.

Le premier de ces deux ordres de phénomènes est seul sans analogues directs ; il est particulier, spécial à l'être vivant : cette synthèse évolutive est ce qu'il y a de véritablement vital. — Je rappellerai à ce sujet la formule que j'ai exprimée dès longtemps :

« La vie, c'est la création » [12].

Le second, au contraire, la destruction vitale, est d'ordre physico-chimique, le plus souvent le résultat d'une combustion, d'une fermentation, d'une putréfaction, d'une action, en un mot, comparable à un grand nombre de faits chimiques de décomposition ou de dédoublement.

Ce sont les véritables phénomènes de mort quand ils s'appliquent à l'être organisé.

Et, chose digne de remarque, nous sommes ici victimes d'une illusion habituelle, et quand nous voulons désigner les phénomènes de la vie, nous indiquons en réalité des phénomènes de mort.

Nous ne sommes pas frappés par les phénomènes de la vie.

La synthèse organisatrice reste intérieure, silencieuse, cachée dans son expression phénoménale, rassemblant sans bruit les matériaux qui seront dépensés.

Nous ne voyons point directement ces phénomènes d'organisation.

Seul l'histologiste, l'embryogéniste, en suivant le développement de l'élément ou de l'être vivant, saisit des changements, des phases qui lui révèlent ce travail sourd : c'est ici un dépôt de matière, là une formation d'enveloppe ou de noyau, là une division ou une multiplication, une rénovation.

Au contraire, les phénomènes de destruction ou de mort vitale sont ceux qui nous sautent aux yeux et par lesquels nous sommes amenés à caractériser la vie.

Les signes en sont évidents, éclatants : quand le mouvement se produit, qu'un muscle se contracte, quand la volonté et la sensibilité se manifestent, quand la pensée s'exerce, quand la glande sécrète, la substance du muscle, des nerfs, du cerveau, du tissu glandulaire se désorganise, se détruit et se consume.

De sorte que toute manifestation d'un phénomène dans l'être vivant est nécessairement liée à une destruction organique ; et c'est ce que j'ai voulu exprimer lorsque, sous une forme paradoxale, j'ai dit ailleurs : la vie c'est la mort [13].

L'existence de tous les êtres, animaux ou végétaux, se maintient par ces deux ordres d'actes nécessaires et inséparables : l'organisation et la désorganisation.

Notre science devra tendre, comme but pratique, à fixer les conditions et les circonstances de ces deux ordres de phénomènes.

Cette division des manifestations vitales que nous avons adoptée est, selon nous, l'expression même de la réalité ; c'est le résultat de l'observation des phénomènes.

À cet avantage d'être une vérité de fait, elle joint celui non moins appréciable d'être utile à l'intelligence des phénomènes, d'être profitable à l'étude, de projeter une vive clarté dans l'appréciation des modalités de la vie.

C'est ce que nous nous efforcerons de démontrer dans la suite de notre cours ; ce sera là notre programme.

Nous sommes ainsi arrivé, croyons-nous, aux deux faits généraux les plus caractéristiques des êtres vivants ; mais cela ne suffit pas, l'esprit a besoin de sortir du fait : il se sent entraîné au-delà, et il édifie des hypothèses auxquelles il demande l'explication des choses et le moyen de les pénétrer plus profondément.

C'est pourquoi, à côté de l'observation des phénomènes, il y a toujours eu des hypothèses, des vues exprimées à propos de la vie par les philosophes, les naturalistes et les médecins depuis la plus haute antiquité jusqu'à notre époque.

Ce sont ces hypothèses que nous allons maintenant examiner.

II.

Toutes les interprétations si variées dans leur forme et toutes les hypothèses qui ont été fournies sur la vie aux différentes époques peuvent rentrer dans deux types ; elles se sont présentées sous deux formes, se sont inspirées de deux tendances : la forme ou la tendance spiritualiste, animiste ou vitaliste, la forme ou la tendance mécanique ou matérialiste.

En un mot, la vie a été considérée dans tous les temps à deux points de vue différents : ou comme l'expression d'une force spéciale, ou comme le résultat des forces générales de la nature.

Nous devons nous hâter de déclarer que la science ne donne raison ni à l'un ni à l'autre de ces systèmes, et en tant que physiologiste nous devrons rejeter à la fois les hypothèses vitalistes et les hypothèses matérialistes.

Les spiritualistes animistes ou vitalistes ne considèrent dans les phénomènes de la vie que l'action d'un principe supérieur et immatériel se manifestant dans la matière inerte et obéissante ; ils ne voient que l'intervention d'une force extraphysique, spéciale, indépendante : mens agitat molem.

Telle est la pensée de Pythagore, Platon, Aristote, Hippocrate, acceptée par les savants mystiques du moyen âge, Paracelse, Van Helmont ; soutenue par les scolastiques et formulée dans son expression la plus outrée, de l'animisme, par Stahl.

D'autre part, l'école matérialiste de Démocrite et d'Épicure rapporte tout à la matière, qui par ses lois générales constitue à la fois les corps inorganiques et les corps vivants, sans l'intervention actuelle et toujours présente d'une force active, d'une intelligence motrice.

L'être vivant, dans le grand ensemble de l'univers, va de soi-même par la structure, l'arrangement et l'activité même de la matière universelle.

Il est remarquable d'autre part que des philosophes très convaincus, en tant que philosophes, de la spiritualité de l'âme, aient été en tant que physiologistes profondément matérialistes.

C'est ainsi que headartes et Leibnitz attribuent nettement au jeu des forces physiques toutes les manifestations saisissables de l'activité vitale.

La raison de cette apparente contradiction réside dans la séparation presque absolue qu'ils établirent entre l'âme et le corps, entre la métaphysique et la physique : l'âme est, pour headartes, le principe supérieur qui se manifeste par la pensée ; la vie n'est qu'un effet supérieur des lois de la mécanique.

Il considère le corps comme une machine faite pour elle-même, que l'âme ne peut atteindre ni troubler dans son fonctionnement, mais qu'elle peut seulement contempler en simple spectatrice.

Ce qui agit réellement ce sont des rouages mécaniques, des ressorts, des leviers, des canaux, des filtres, des cribles, des pressoirs, etc.

De même, au point de vue physiologique, Leibnitz se montre matérialiste.

Comme headartes, il sépare l'âme du corps, et quoiqu'il admette entre eux une concordance préétablie, il leur refuse toute espèce d'action réciproque.

« Le corps, dit-il, se développe mécaniquement, et les lois mécaniques ne sont jamais violées dans les mouvements naturels ; tout se fait dans les âmes comme s'il n'y avait pas de corps, et tout se fait w dans le corps comme s'il n'y avait pas d'âme. »

En recourant ainsi alternativement aux deux hypothèses spiritualiste et matérialiste, headartes et Leibnitz ont en quelque sorte implicitement reconnu l'insuffisance de l'une et de l'autre pour expliquer les phénomènes de la vie.

Ces doctrines spiritualistes et matérialistes peuvent être agitées en philosophie : elles n'ont pas de place en physiologie expérimentale ; elles n'ont aucun rôle utile à y remplir, parce que le critérium unique dérive de l'expérience.

Les partisans de l'une et de l'autre de ces doctrines ont pu également faire des découvertes utiles ; toutefois ce n'est pas en leur nom que les plus grands progrès se sont présentés dans la science.

Personne ne sait ou ne s'occupe de savoir si Harvey, si Haller étaient spiritualistes ou matérialistes ; on sait seulement qu'ils étaient de grands physiologistes, et leurs observations ou leurs expériences seules sont parvenues jusqu'à nous.

Aujourd'hui la physiologie devient une science exacte ; elle doit se dégager des idées philosophiques et théologiques qui pendant longtemps s'y sont trouvées mêlées.

On n'a pas plus à demander à un physiologiste s'il est spiritualiste ou matérialiste qu'à un mathématicien, à un physicien ou à un chimiste.

Nous ne voulons pas, nous le répétons, nier pour cela l'importance de ces grands problèmes qui tourmentent l'esprit humain, mais nous voulons les séparer de la physiologie, les distinguer, parce que leur étude relève de méthodes absolument différentes.

La tendance, qui semble se raviver de nos jours, à vouloir immiscer dans la physiologie les questions théologiques et philosophiques, à poursuivre leur prétendue conciliation, est à mon sens une tendance stérile et funeste, parce qu'elle mêle le sentiment et le raisonnement, confond ce que l'on reconnaît et accepte sans démonstration physique avec ce que l'on ne doit admettre qu'expérimentalement et après démonstration complète.

En réalité, on ne peut être spiritualiste ou matérialiste que par sentiment ; on est physiologiste par démonstration scientifique.

La philosophie et la théologie ont la liberté de traiter les questions qui leur incombent par les méthodes qui leur appartiennent, et la physiologie n'intervient ni pour les soutenir ni pour les attaquer.

Elle aussi, elle a sa liberté d'action, ses problèmes particuliers et ses méthodes spéciales pour les résoudre.

Ce sont donc des domaines séparés dans lesquels chaque chose doit rester en sa place ; c'est la seule manière d'éviter la confusion et d'assurer le progrès dans l'ordre physique, intellectuel, politique ou moral.

Ici nous serons seulement physiologiste et, à ce titre, nous ne pouvons nous placer ni dans le camp des vitalistes ni dans celui des matérialistes.

Nous nous séparons des vitalistes, parce que la force vitale, quel que soit le nom qu'on lui donne, ne saurait rien faire par elle-même, qu'elle ne peut agir qu'en empruntant le ministère des forces générales de la nature et qu'elle est incapable de se manifester en dehors d'elles.

Nous nous séparons également des matérialistes ; car, bien que les manifestations vitales restent placées directement sous l'influence de conditions physico-chimiques, ces conditions ne sauraient grouper, harmoniser les phénomènes dans l'ordre et la succession qu'ils affectent spécialement dans les êtres vivants.

Nous resterons en face des phénomènes de la vie comme des hommes de science expérimentale : observateurs des faits, sans idée systématique préconçue.

Nous chercherons à déterminer exactement les conditions de manifestation des phénomènes de la vie, afin de nous en rendre maîtres comme le physicien et le chimiste se rendent maîtres des phénomènes de la nature inorganique [14].

Tel est le problème de la physiologie moderne, et nous ne saurions certainement arriver à sa solution ni au moyen des doctrines spiritualistes ou vitalistes, ni à l'aide des doctrines matérialistes.

Il y a au fond des doctrines vitalistes une erreur irrémédiable, qui consiste à considérer comme force une personnification trompeuse de l'arrangement des choses, à donner une existence réelle et une activité matérielle, efficace à quelque chose d'immatériel qui n'est en réalité qu'une notion de l'esprit, une direction nécessairement inactive.

L'idée d'une cause qui préside à l'enchaînement des phénomènes vitaux est sans doute la première qui se présente à l'esprit, et elle paraît indéniable lorsque l'on considère l'évolution rigoureusement fixée des phénomènes si nombreux et si bien concertés par lesquels l'animal et la plante soutiennent leur existence et parcourent leur carrière.

En voyant l'animal sortir de l'œuf et acquérir successivement la forme et la constitution de l'être qui l'a précédé et de celui qui le suivra ; en le voyant exécuter au même instant un nombre infini d'actes apparents ou cachés qui concourent, comme par un dessein calculé, à sa conservation et à son entretien, on a le sentiment qu'une cause dirige le concert de ses parties et guide dans leur voie les phénomènes isolés dont il est le théâtre.

C'est à cette cause, considérée comme force directrice, que l'on peut donner le nom d'âme physiologique ou de force vitale, et on peut l'accepter, à la condition de la définir et de ne lui attribuer que ce qui lui revient.

C'est par une fausse interprétation qu'on a pour ainsi dire personnifié le principe vital, et qu'on en a fait comme l'ouvrier de tout le travail organique.

On l'a considéré comme l'agent exécutif de tous les phénomènes, l'acteur intelligent qui modèle le corps et manie la matière inerte et obéissante de l'être animé.

La raison suffisante de chaque acte de la vie était pour les vitalistes dans cette force, qui n'avait aucunement besoin du secours étranger des forces physiques et chimiques ou qui luttait même contre elles pour accomplir sa tâche.

Mais la science expérimentale contredit précisément cette vue : c'est par là qu'elle s'introduit dans le système pour en montrer la fausseté fondamentale.

En effet, les recherches physiologiques nous apprennent que la force ou les forces vitales ne peuvent rien sans le concours des conditions physiques.

Il y a un accord intime, une étroite liaison des phénomènes physiques et chimiques avec les phénomènes vitaux.

C'est un parallélisme parfait, une union harmonique nécessaire.

L'humidité, la chaleur, l'air, créent des conditions in- dispensables au fonctionnement de la vie.

Les manifestations vitales s'exaltent ou s'atténuent, en même temps que les activités chimiques des tissus, et proportionnellement à cette action même.

L'abaissement de la température entraîne un abaissement de la sensibilité, de l'intelligence, et produit un engourdissement de la vie.

Par la dessiccation, certains êtres sont plongés dans un état de mort apparente qui ne cesse, ainsi que nous le verrons, que lorsque l'on vient à leur restituer l'eau et les conditions physico-chimiques qui leur sont nécessaires pour les manifestations vitales.

Dans ces cas faudra-t-il dire que la chaleur exalte la force vitale, que le froid l'engourdit ; que la dessiccation l'anéantit et que l'humidité la ressuscite ?

Mais alors ce ne serait plus elle qui commanderait à la matière de l'organisme, ce serait bien plutôt l'état matériel de l'organisme qui la gouvernerait.

C'est qu'en effet la force vitale ne peut rien produire sans les conditions physico-chimiques : elle reste absolument inerte, et le phénomène vital n'apparaît que lorsque les conditions physico-chimiques déterminées pour sa manifestation sont réunies.

C'est là ce que n'ont point compris les vitalistes, ni Stahl, qui confondait et unifiait la force vitale avec l'âme intelligente et raisonnable ; ni Bichat, qui substituait à ce principe unique les propriétés vitales, c'est-à-dire une multitude de forces vitales résidant au sein de chaque tissu.

Ces propriétés vitales, comme il les appelle, étaient opposées aux propriétés physiques, les premières changeantes et éphémères, les secondes constantes et permanentes, se rencontrant dans le corps animal comme sur un champ de bataille et luttant sans repos ni trêve, jusqu'au moment où, la victoire restant aux agents physiques, l'être vivant mourait.

Ainsi, que le vitalisme soit envisagé dans son expression la plus outrée et tel que Stahl l'a développé ou dans la forme plus adoucie et plus scientifique que Bichat lui a donnée, il est également inacceptable, parce qu'il se trouve en contradiction avec l'expérience et avec les faits de la physiologie.

Si, comme nous venons de le voir, les doctrines vitalistes ont méconnu la vraie nature des phénomènes vitaux, les doctrines matérialistes, d'un autre côté, ne sont pas moins dans l'erreur, quoique d'une manière opposée.

En admettant que les phénomènes se rattachent à des manifestations physico-chimiques, ce qui est vrai, la question dans son essence n'est pas éclaircie pour cela ; car ce n'est pas une rencontre fortuite de phénomènes physico-chimiques qui construit chaque être sur un plan et suivant un dessin fixes et prévus d'avance, et suscite l'admirable subordination et l'harmonieux concert des actes de la vie.

Il y a dans le corps animé un arrangement, une sorte d'ordonnance que l'on ne saurait laisser dans l'ombre, parce qu'elle est véritablement le trait le plus saillant des êtres vivants.

Que l'idée de cet arrangement soit mal exprimée par le nom de force, nous le voulons bien : mais ici le mot importe peu, il suffit que la réalité du fait ne soit pas discutable.

Les phénomènes vitaux ont bien leurs conditions physico-chimiques rigoureusement déterminées ; mais en même temps ils se subordonnent et se succèdent dans un enchaînement et suivant une loi fixés d'avance : ils se répètent éternellement, avec ordre, régularité, constance, et s'harmonisent, en vue d'un résultat qui est l'organisation et l'accroissement de l'individu, animal ou végétal.

Il y a comme un dessin préétabli de chaque être et de chaque organe, en sorte que si, considéré isolément, chaque phénomène de l'économie est tributaire des forces générales de la nature, pris dans ses rapports avec les autres, il révèle un lien spécial, il semble dirigé par quelque guide invisible dans la route qu'il suit et amené dans la place qu'il occupe.

La plus simple méditation nous fait apercevoir un caractère de premier ordre, un quid proprium de l'être vivant dans cette ordonnance vitale préétablie.

Toutefois l'observation ne nous apprend que cela : elle nous montre un plan organique, mais non une intervention active d'un principe vital.

La seule force vitale que nous pourrions admettre ne serait qu'une sorte de force législative, mais nullement exécutive.

Pour résumer notre pensée, nous pourrions dire métaphoriquement : la force vitale dirige des phénomènes qu'elle ne produit pas ; les agents physiques produisent des phénomènes qu'ils ne dirigent pas.

La force vitale n'étant pas une force active, exécutive, ne faisant rien par elle-même, alors que tout se manifeste dans la vie par l'intervention des conditions physiques et chimiques, la considération de cette entité ne doit pas intervenir en physiologie expérimentale.

Lorsque le physiologiste voudra connaître, provoquer les phénomènes de la vie, agir sur eux, les modifier, ce n'est pas à la force vitale, entité insaisissable, qu'il lui faudra s'adresser, mais aux conditions physiques et chimiques qui entraînent et commandent la manifestation vitale.

Quel que soit le sujet qu'il étudie, le physiologiste ne trouve jamais devant lui que des agents mécaniques, physiques ou chimiques.

Lorsqu'il examine, par exemple, l'action des substances anesthésiques sur la sensibilité, sur l'intelligence, il constate que l'éther ou le chloroforme agissent matériellement et d'une manière physique ou chimique sur la substance nerveuse, et non point sur un principe vital, ni sur une fonction vitale, telle que la sensibilité, qui est insaisissable par elle-même.

Comme il en est de même pour tous les phénomènes de la vie, les sciences physicochimiques semblent comprendre dans leurs lois l'apparition des phénomènes des organismes vivants ; de là l'opinion matérialiste que la vie ne serait qu'une expression des phénomènes généraux de la nature.

Quoi qu'il en soit, ce que nous savons, c'est que le principe vital n'exécute rien par lui-même et qu'il emprunte ses forces au monde extérieur dans les mille et mille manifestations qui apparaissent à nos yeux.

De ce qui précède, il résulte que les conditions qui nous sont accessibles pour faire apparaître les phénomènes de la vie sont toutes matérielles et physico- chimiques.

Il n'y a d'action possible que sur et par la matière.

L'univers ne montre pas d'exception à cette loi.

Toute manifestation phénoménale, qu'elle siège dans les êtres vivants ou en dehors d'eux, a pour substratum obligé des conditions matérielles.

Ce sont ces conditions que nous appelons les conditions déterminées du phénomène.

Nous ne pouvons connaître que les conditions matérielles et non la nature intime des phénomènes de la vie.

Dès lors, nous n'avons affaire qu'à la matière, et non aux causes premières ou à la force vitale directrice qui en dérive.

Ces causes nous sont inaccessibles.

Croire autre chose, c'est commettre une erreur de fait et de doctrine ; c'est être dupe de métaphores et prendre au réel un langage figuré.

On entend dire en effet souvent que le physicien agit sur l'électricité ou sur la lumière ; que le médecin agit sur la vie, la santé, la fièvre ou la maladie : ce sont là des façons de parler.

La lumière, l'électricité, la vie, la santé, la maladie, la fièvre, sont des êtres abstraits qu'un agent quelconque ne saurait atteindre ; mais il y a des conditions matérielles qui font apparaître les phénomènes que l'on rapporte à l'électricité : la chaleur, la lumière, la santé, la maladie ; nous pouvons agir sur elles et modifier par là ces différents états.

La conception que nous nous formons du but de toute science expérimentale et de ses moyens d'action est donc générale ; elle appartient à la physique et à la chimie et s'applique à la physiologie.

Elle revient à dire, en d'autres termes, qu'un phénomène vital a, comme tout autre phénomène, un déterminisme rigoureux, et que jamais ce déterminisme ne saurait être autre chose qu'un déterminisme physico-chimique.

La force vitale, la vie, appartiennent au monde métaphysique ; leur expression est une nécessité de l'esprit : nous ne pouvons nous en servir que subjectivement.

Notre esprit saisit l'unité et le lien, l'harmonie des phénomènes, et il la considère comme l'expression d'une force ; mais grande serait l'erreur de croire que cette force métaphysique est active.

Il en est d'ailleurs de même de ce que nous appelons les forces physiques ; ce serait une pure illusion que de vouloir rien provoquer par elles.

Ce sont là des conceptions métaphysiques nécessaires, mais qui ne sortent point du domaine où elles sont nées, et ne viennent point réagir sur les phénomènes qui ont donné à l'esprit l'occasion de les créer.

En un mot, cette faculté évolutive, directrice, morphologique, par laquelle on caractérise la vie, est inutile à la physiologie expérimentale, parce que, étant en dehors du monde physique, elle ne peut exercer aucune action rétroactive sur lui.

Il faut donc séparer le monde métaphysique du monde physique qui lui sert de base, mais qui n'a rien à lui emprunter, et conclure en paraphrasant le mot de Leibnitz :

« Chaque chose s'exécute dans le corps vivant comme s'il n'y avait pas de force vitale. »

III.

Par ce qui précède se trouve fixé le champ et le rôle de la physiologie.

Elle est une science de même ordre que les sciences physiques : elle étudie le déterminisme physico-chimique correspondant aux manifestations vitales ; elle a les mêmes principes et les mêmes méthodes.

Dans aucune science expérimentale on ne connaît autre chose que les conditions physico-chimiques des phénomènes ; on ne travaille à autre chose qu'à déterminer ces conditions.

Nulle part on n'atteint les causes premières ; les forces physiques sont tout aussi obscures que la force vitale et tout aussi en dehors de la prise directe de l'expérience.

On n'agit point sur ces entités, mais seulement sur les conditions physiques ou chimiques qui entraînent les phénomènes.

Le but de toute science de la nature, en un mot, est de fixer le déterminisme des phénomènes.

Le principe du déterminisme domine donc l'étude des phénomènes de la vie comme celle de tous les autres phénomènes de la nature.

Depuis longtemps j'ai émis cette opinion, mais lorsque j'employai pour la première fois le mot de déterminisme [15] pour introduire ce principe fondamental dans la science physiologique, je ne pensais pas qu'il pût être confondu avec le déterminisme philosophique de Leibnitz.

Toutefois si le mot déterminisme, que j'ai employé, n'est pas nouveau, l'acception que je lui ai donnée en physiologie expérimentale est nouvelle ; et cela devait être, puisque Leibnitz l'avait appliqué seulement à des objets purement métaphysiques, tandis que je l'appliquais au contraire à des objets physiques, pour caractériser la méthode de la science physiologique.

Lorsque Leibnitz disait :

« L'âme humaine est un automate spirituel », il formulait le déterminisme philosophique.

Cette doctrine soutient que les phénomènes de l'âme, comme tous les phénomènes de l'univers, sont rigoureusement déterminés par la série des phénomènes antécédents, inclinations, jugements, pensées, désirs, prévalence du plus fort motif, par lesquels l'âme est entraînée.

C'est la négation de la liberté humaine, l'affirmation du fatalisme.

Tout autre est le déterminisme physiologique.

Il est l'expression d'un fait physique.

Il consiste dans ce principe que chaque phénomène vital, comme chaque phénomène physique, est invariablement déterminé par des conditions physico-chimiques qui, lui permettant ou l'empêchant d'apparaître, en deviennent les conditions ou les causes matérielles immédiates ou prochaines.

L'ensemble des conditions déterminantes d'un phénomène entraîne nécessairement ce phénomène.

Voilà ce qu'il faut substituer à l'ancienne et obscure notion spiritualiste ou matérialiste de cause.

Ce principe est fondamental dans toutes les sciences physiques.

Là il est hors de conteste ; il n'a pas même besoin d'être affirmé.

Il en est autrement dans les sciences de la vie.

Lorsque, en effet, il faut étendre le principe du déterminisme aux faits de la nature vivante, les médecins animistes et vitalistes et les philosophes se mettent à la traverse.

Les vitalistes nient le déterminisme, parce que, selon eux, les manifestations vitales auraient pour cause l'action spontanée efficace et comme volontaire et libre d'un principe immatériel.

Les conséquences de cette erreur sont considérables : le rôle de l'homme en présence des faits vitaux devrait être celui d'un simple spectateur, non d'un acteur ; les sciences physiologiques ne seraient que conjecturales et non certaines.

L'expérience ne saurait les atteindre ; l'observation ne saurait les prédire.

C'est là, par excellence, on le voit, une doctrine paresseuse : elle désarme l'homme.

Elle relègue les causes hors des objets : elle transforme des métaphores en des entités substantielles ; elle fait de la physiologie une sorte de métaphysiologie inaccessible.

Ainsi, on le voit, la doctrine vitaliste conclut nécessairement à l'indéterminisme.

C'est précisément la conclusion nécessaire à laquelle Bichat a été amené presque malgré lui.

Quand il commence à exposer ses vues si nettes et si scientifiques [16], on croit qu'il va s'attacher solidement à ces vues, devenues les bases de la science moderne, en répudiant les idées vitalistes qu'elles contiennent.

Bichat émet en effet cette idée générale, lumineuse et féconde, qu'en physiologie comme en physique les phénomènes doivent être rattachés à des propriétés inhérentes à la matière vivante comme à leur cause.

« Le rapport des propriétés comme causes avec les phénomènes comme effets est, dit-il, un axiome presque fastidieux à répéter aujourd'hui en physique et en chimie ; si mon livre établit un axiome analogue dans les sciences physiologiques, il aura rempli son but. »

Mais voici qu'après ce début si clair, il distingue les propriétés vitales des propriétés physiques, les unes agents de la vie, les autres agents de la mort ; il les met en lutte, les oppose.

Ses propriétés vitales font la guerre aux propriétés physiques, comme faisait l'âme de Stahl.

C'est une négation tout aussi catégorique du déterminisme en physiologie [17].

Voici en effet à quelles hérésies scientifiques Bichat se trouve fatalement conduit.

« Les propriétés physiques, dit-il, étant fixes, constantes, les lois des sciences qui en traitent sont également constantes et invariables ; on peut les prévoir, les calculer avec certitude.

Les propriétés vitales ayant pour caractère essentiel l'instabilité, toutes les fonctions vitales étant susceptibles d'une foule de variétés, on ne peut rien prévoir, rien calculer dans leurs phénomènes.

D'où il faut conclure, ajoute-t-il, que des lois absolument différentes président à l'une n et l'autre classe de phénomènes. »

Bichat dit ailleurs [18] :

« La physique, la chimie se touchent, parce que les mêmes lois président à leurs phénomènes ; mais un immense intervalle les sépare de la science des corps organisés, parce qu'une énorme différence existe entre ces lois et celles de la vie.

Dire que la physiologie est la physique des animaux, c'est en donner une idée extrêmement inexacte : j'aimerais autant dire que l'astronomie est la physiologie des astres. »

Nous pourrions multiplier les preuves de l'indéterminisme ou négation scientifique à laquelle, malgré son génie, Bichat s'est trouvé conduit par les doctrines vitalistes qui régnaient à son époque et dont il n'a pu se dégager ; mais le temps a déjà commencé à séparer l'erreur de la vérité, et, comme les hommes ne sont grands que par les services rendus, Bichat n'en vivra pas moins dans la postérité par les vérités qu'il a introduites dans les sciences de la vie.

Il y a une trentaine d'années, l'École médicale de Paris était encore imbue de ces erreurs de doctrine.

Je me souviens d'avoir été pris à partie à la Société philomathique, au début de ma carrière, par le professeur Gerdy, qui, invoquant son expérience chirurgicale, exprima son opinion dans les termes les plus catégoriques.

« Dire en physiologie que les phénomènes vitaux sont constamment identiques dans des conditions identiques, c'est énoncer une erreur, s'écria Gerdy ; cela n'est vrai que pour les corps bruts. »

Les progrès de la science physiologique moderne et la pénétration de plus en plus profonde des sciences physico-chimiques dans sa culture ont à peu près dissipé aujourd'hui, il faut le dire, la plupart de ces idées erronées, et on ne peut contester que la physiologie actuelle marche dans une voie qui établit de plus en plus le déterminisme rigoureux des phénomènes de la vie.

Il n'y a pour ainsi dire plus de divergence entre les physiologistes à ce sujet.

Mais il n'en est pas de même pour les philosophes ; ils repoussent encore le déterminisme physiologique, et pensent que certains phénomènes de la vie lui échappent nécessairement : par exemple, les phénomènes moraux.

Ils craignent que la liberté morale puisse être compromise si l'on admet le déterminisme physiologique absolu.

Récemment même un mathématicien, voyant les progrès de cette doctrine, a cherché à établir une conciliation entre le déterminisme scientifique et la liberté morale [19].

Le malentendu entre les philosophes et les physiologistes vient sans doute de ce que le mot déterminisme est pris par eux dans le sens de fatalisme, c'est-à-dire dans le sens du déterminisme philosophique de Leibnitz.

Les philosophes dont nous parlons ne refusent pas d'admettre que les phénomènes inférieurs de l'animalité pourraient être soumis au déterminisme ; que le mouvement et le jeu des organes seraient réglés par lui ; mais ils exceptent de cette obligation les phénomènes supérieurs, les phénomènes psychiques.

De sorte qu'il faudrait distinguer dans l'homme les phénomènes de la vie soumis au déterminisme de ceux qui ne le sont pas.

Pour nous, le déterminisme physiologique ne peut subir de restriction : tous les phénomènes qui surviennent dans les êtres vivants et dans l'homme, phénomènes supérieurs ou inférieurs, sont soumis à cette loi.

« Toute manifestation de l'être vivant, disons-nous, est un phénomène physiologique et se trouve lié à des conditions physico-chimiques déterminées, qui le permettent quand elles sont réalisées, qui l'empêchent quand elles font défaut. »

C'est là le déterminisme absolu : il exprime que le monde psychique ne se passe point du monde physicochimique ; et c'est là un fait d'expérience toujours vérifié.

Les phénomènes de l'âme, pour se manifester, ont besoin de conditions matérielles exactement déterminées ; c'est pour cela qu'ils apparaissent toujours de la même façon suivant des lois, et non arbitrairement ou capricieusement, au hasard d'une spontanéité sans règles.

Personne ne contestera qu'il y ait un déterminisme de la non-liberté morale.

Certaines altérations de l'organe cérébral amènent la folie, font disparaître la liberté morale comme l'intelligence et obscurcissent la conscience chez l'aliéné.

Puisqu'il y a un déterminisme de la non-liberté morale, il y a nécessairement un déterminisme de la liberté morale, c'est-à-dire un ensemble de conditions anatomiques et physico-chimiques qui lui permettent d'exister.

Nous affirmons ce fait et nous disons : Bien loin que les manifestations de l'âme échappent au déterminisme physico-chimique, elles s'y trouvent assujetties étroitement et ne s'en écartent jamais, quelle que soit l'apparence contraire.

Le déterminisme, en un mot, loin d'être la négation de la liberté morale, en est au contraire la condition nécessaire comme de toutes autres manifestations vitales [20].

Que serait le monde s'il n'en était pas ainsi !

Les relations de ce que l'on appelle le physique avec le moral ne seraient plus soumises à l'empire de lois précises, mais seraient dans un état de tiraillement anarchique, ou de caprices, dans un état contraire à l'harmonie de la nature, sans vérité et sans grandeur.

Le déterminisme n'est donc que l'affirmation de la loi, partout, toujours, et jusque dans les relations du physique avec le moral : c'est l'affirmation que, suivant le mot connu de l'antiquité :

« Tout est fait avec ordre, poids et mesure. »

La loi du déterminisme physiologique ne saurait gêner la liberté morale, tandis que, tout au contraire, le fatalisme, c'est-à-dire le déterminisme philosophique, la conteste et la nie.

En résumé, nous réclamerons l'universalité du principe du déterminisme physiologique dans l'organisme vivant, et nous exprimerons notre pensée en disant : 1° Il y a des conditions matérielles déterminées qui règlent l'apparition des phénomènes de la vie ; 2° Il y a des lois préétablies qui en règlent l'ordre et la forme.

Conclusion

Le but que nous nous sommes proposé en développant les considérations contenues dans les trois parties de celle leçon a été d'éliminer de la physiologie certains problèmes qu'on y a mêlés à tort, diverses questions qui lui sont étrangères, et par là d'en fixer l'étendue et le but.

Dans la première partie, nous avons montré qu'en physiologie il faut renoncer à l'illusion d'une définition de la vie.

Nous ne pouvons qu'en caractériser les phénomènes.

Il en est d'ailleurs ainsi dans toute science.

Les définitions sont illusoires ; les conditions des choses sont tout ce que nous en pouvons connaître.

Dans aucun ordre de science nous n'allons au-delà de cette limite, et c'est une pure illusion d'imaginer qu'on la dépasse et qu'on puisse saisir l'essence de quelque phénomène que ce soit.

Dans la seconde partie, nous avons montré que les hypothèses matérialistes ou spiritualistes se rattachent à la recherche de causes premières que la science ne saurait atteindre.

En rejetant la recherche des causes premières, nous avons repoussé par cela même l'hypothèse matérialiste et l'hypothèse spiritualiste du champ de la physiologie.

Dans la troisième partie, nous avons admis le déterminisme comme un principe nécessaire de la vie physiologique.

Le déterminisme fait connaître les conditions par lesquelles nous pouvons atteindre les phénomènes, les supprimer, les produire ou les modifier.

Ce principe suffit à l'ambition de la science, car au fond il révèle les rapports entre les phénomènes et leurs conditions, c'est-à-dire la seule et la vraie causalité immédiate réelle et accessible.

Nous avons ainsi écarté l'objection qu'on oppose aux physiologistes de ne pas savoir ce que c'est que la vie.

On n'est pas plus avancé ailleurs.

La vie n'est ni plus ni moins obscure que toutes les autres causes premières.

En disant qu'on ne doit rechercher que les conditions de la vie, nous circonscrivons le champ de la science physiologique, nous fixons le but que nous lui assignons de conquérir et de maîtriser la nature vivante.

Enfin en caractérisant la vie et la mort par les deux grands types de phénomènes de création organique et de destruction organique, nous embrassons l'ensemble des conditions de l'existence de tous les êtres vivants et nous traçons le programme des études qui feront l'objet des leçons qui vont suivre.

Deuxième leçon : Les trois formes de la vie.

SOMMAIRE : La vie ne saurait s'expliquer par un principe intérieur d'action ; elle est le résultat d'un conflit entre l'organisme et les conditions physico-chimiques ambiantes.

Ce conflit n'est point une lutte, mais une harmonie. — La vie se présente à nous sous trois aspects qui prouvent la nécessité des conditions physico-chimiques pour la manifestation de la vie. — Ces trois états de la vie sont : 1° la vie à l'état de non-manifestation ou latente ; 2° la vie à l'état de manifestation variable et dépendante ; 3° la vie à l'état de manifestation libre et indépendante. — I. Vie latente. — Organisme tombé à l'état d'indifférence chimique. — Exemples pris dans le règne végétal et dans le règne animal. — La vie latente est une vie arrêtée et non diminuée. — Conditions du retour de la vie latente à la vie manifestée. — Conditions extrinsèques : eau, air (oxygène), chaleur ; intrinsèques : réserves de matériaux nutritifs. — Expériences sur l'influence de l'air (oxygène). — Expériences sur l'influence de la chaleur. — Expériences sur l'influence de l'eau. — Phénomènes de vie latente dans les animaux : infusoires, kérones, kolpodes, tardigrades, anguillules de blé niellé. — L'assimilation de la graine et de l'œuf n'est pas exacte au point de vue de la vie latente. — Existences des êtres à l'état de vie latente : levure de bière, anguillules, tardigrades, etc. — Explication du retour de la vie latente à la vie manifestée. — Expériences de M. Chevreul sur la dessiccation des tissus. — Mécanisme du passage à la vie Latente. — Mécanisme du retour à la vie manifestée. — Succession nécessaire des phénomènes de destruction et de création organique. — II. Vie oscillante. — Appartient à tous les végétaux et à un grand nombre d'animaux. — L'œuf offre la vie engourdie. — Mécanisme de l'engourdissement vital. — Influence du milieu extérieur sur le milieu intérieur. — Diminution des phénomènes chimiques pendant la vie engourdie. — Mécanisme de l'oscillation vitale dans l'engourdissement. — Nécessité de réserves pour la vie engourdie. — Mécanisme de l'oscillation vitale. — La cessation de la vie engourdie. — Influence de la chaleur ; elle peut amener l'engourdissement comme le froid. — Résistance des êtres engourdis. — Les animaux réveillés pendant l'engourdissement usent rapidement leurs réserves et meurent. — Phénomènes de création et de destruction pendant l'engourdissement. — L'engourdissement passager n'exige pas des réserves comme l'engourdissement prolongé. — III. Vie constante ou libre. — Elle dépend d'un perfectionnement organique. — Notre distinction du milieu intérieur et du milieu extérieur. — Indépendance des deux milieux chez les animaux à vie constante. — Le perfectionnement de l'organisme chez les animaux à vie constante consiste à maintenir dans le milieu intérieur les conditions intrinsèques ou extrinsèques nécessaires à la vie des éléments. — Eau. — Chaleur animale. — Respiration. — Oxygène. — Réserves pour la nutrition. — C'est le système nerveux qui est l'agent de cette équilibration de toutes les conditions du milieu intérieur. — Conclusion relative à l'interprétation des trois formes de la vie. - On ne peut pas trouver une force, un principe vital indépendant. - Il n'y a qu'un conflit vital dont nous devons chercher à connaître les conditions.

La vie, avons-nous dit, ne saurait s'expliquer, comme on l'avait cru, par l'existence d'un principe intérieur d'action s'exerçant indépendamment des forces physico-chimiques et surtout contrairement à elles. — La vie est un conflit.

Ses manifestations résultent de l'intervention de deux facteurs :

1° Les lois préétablies qui règlent les phénomènes dans leur succession, leur concert, leur harmonie ;

2° Les conditions physico-chimiques déterminées qui sont nécessaires à l'apparition des phénomènes.

Sur les lois, nous n'avons aucune action, elles sont le résultat de ce que l'on peut appeler l'état antérieur ; elles dérivent par atavisme des organismes que l'être vivant continue et répète, et l'on peut ainsi les faire remonter jusqu'à l'origine même des êtres vivants.

C'est pourquoi certains philosophes et physiologistes ont cru pouvoir dire que la vie n'est qu'un souvenir ; moi-même j'ai écrit que le germe semble garder la mémoire de l'organisme dont il procède.

Les conditions seules des manifestations vitales nous sont accessibles.

La connaissance des conditions extérieures qui déterminent l'apparition des phénomènes vitaux suffisent, ainsi que nous l'avons déjà dit, au but de la science physiologique, puisqu'elle nous donne les moyens d'agir et de maîtriser ces phénomènes.

Pour nous, en un mot, la vie résulte d'un conflit, d'une relation étroite et harmonique entre les conditions extérieures et la constitution préétablie de l'organisme.

Ce n'est point par une lutte contre les conditions cosmiques que l'organisme se développe et se maintient ; c'est, tout au contraire, par une adaptation, un accord avec celles-ci.

Ainsi, l'être vivant ne constitue pas une exception à la grande harmonie naturelle qui fait que les choses s'adaptent les unes aux autres ; il ne rompt aucun accord ; il n'est ni en contradiction ni en lutte avec les forces cosmiques générales ; bien loin de là, il fait partie du concert universel des choses, et la vie de l'animal, par exemple, n'est qu'un fragment de la vie totale de l'univers.

Le mode des relations entre l'être vivant et les conditions cosmiques ambiantes nous permet de considérer trois formes de la vie, suivant qu'elle est dans une dépendance tout à fait étroite des conditions extérieures, dans une dépendance moindre, ou dans une indépendance relative.

Ces trois formes de la vie sont :

1° La vie latente ; vie non manifestée.

2° La vie oscillante ; vie à manifestations variables et dépendantes du milieu extérieur.

3° La vie constante ; vie à manifestations libres et indépendantes du milieu extérieur.

I. Vie latente

La vie latente, suivant nous, est offerte par les êtres dont l'organisme est tombé dans l'état d'indifférence chimique.

Tiedemann, ainsi que nous l'avons vu précédemment, croyait que la vie dérivait d'un principe intérieur d'action qui empêchait l'être de tomber jamais dans l'état d'indifférence chimique, de sorte que le cours de ses manifestations vitales ne pouvait jamais être arrêté ou interrompu.

L'observation et l'expérience ne permettent pas d'adopter cette proposition.

Nous voyons des êtres qui ne vivent en quelque sorte que virtuellement, sans manifester aucun caractère de la vie.

Ces êtres se rencontrent à la fois dans le règne animal et dans le règne végétal.

La vie active ou manifestée, quelque atténuée qu'elle puisse être, est caractérisée par les relations entre l'être vivant et le milieu ; relations d'échange telles, que l'être emprunte et restitue à chaque instant des matériaux liquides ou gazeux au milieu cosmique.

Ce qui caractérise l'état d'indifférence chimique, c'est la suppression de cet échange, la rupture des relations entre l'être et le milieu, qui restent en face l'un de l'autre, inaltérables et inaltérés.

C'est ainsi qu'un morceau de marbre, par exemple, dans les conditions ordinaires, reste sans changements appréciables dans l'atmosphère : il n'en reçoit nulle action, il n'en exerce aucune sur elle qui soit capable d'en modifier la constitution chimique.

Est-il possible que les êtres vivants tombent à ce degré d'indifférence chimique absolue ?

Quelques physiologistes ont répugné à le croire, mais il est des cas où l'expérience nous obligea l'admettre.

Dans le règne végétal, les graines, et dans le règne animal, certains animaux reviviscents, anguillules, tardigrades, rotifères, nous montrent cet état d'indifférence chimicovitale.

Nous connaissons déjà dans les animaux et les végétaux un assez grand nombre de cas de vie latente, mais outre ces exemples caractéristiques, on peut dire sans craindre de se tromper que la vie latente est répandue à profusion dans la nature et qu'elle nous expliquera dans l'avenir un très grand nombre de faits réputés mystérieux aujourd'hui.

Les graines nous présentent les phénomènes de la vie latente.

Si toutes ne se comportent pas d'une manière identique, on peut comprendre pourquoi et par quelles conditions la vie latente se soutient plus facilement chez les unes que chez les autres.

C'est en conséquence de l'altérabilité plus ou moins grande de leurs matériaux constituants par les agents atmosphériques.

On peut dire que la vie de la graine à l'état latent est purement virtuelle : elle existe prête à se manifester, si on lui fournit les conditions extérieures convenables, mais elle ne se manifeste aucunement si ces conditions font défaut.

La graine a en elle, dans son organisation, tout ce qu'il faut pour vivre ; mais elle ne vit pas, parce qu'il lui manque les conditions physico-chimiques nécessaires.

On aurait tort de penser que la graine dans ce cas présente une vie tellement atténuée que ses manifestations échappent à l'observation par le degré même de leur affaiblissement.

Cela n'est vrai, ni en principe, ni en fait.

En principe, nous savons que la vie résulte du concours de deux facteurs, les uns extrinsèques, empruntés au monde cosmique ; les autres intrinsèques, tirés de l'organisation.

C'est une collaboration impossible à disjoindre, et nous devons comprendre qu'en l'absence d'un des facteurs, l'être ne saurait vivre.

Il ne vit pas davantage lorsque les conditions de milieu n'existent pas que lorsqu'elles existent seules.

La chaleur, l'humidité et l'air ne sont pas la vie : l'organisation seule ne la constitue pas davantage.

En fait, nous voyons des graines qui sont conservées depuis des années et des siècles, et qui, après cette longue inaction, peuvent germer et produire une végétation nouvelle.

Ces graines sont restées, pendant toute cette période si longue, aussi inertes que si elles eussent été définitivement mortes.

Si atténuées que fussent les manifestations vitales, l'accumulation et la prolongation des échanges les multiplieraient en quelque sorte, et les rendraient sensibles.

Cette vie réduite devrait s'user ; or, dans les conditions convenables, elle ne s'use pas.

Ainsi, la graine possède en elle, dans son organisation intime, tout ce qu'il faut pour vivre ; mais pour l'y déterminer il faut de plus un concours de circonstances extérieures.

Ces circonstances sont au nombre de quatre.

Trois conditions extrinsèques :

L'air (oxygène).

La chaleur.

L'humidité.

Une condition intrinsèque :

La réserve nutritive de la graine elle-même.

Cette réserve est constituée par les matériaux chimiques qui entrent dans la constitution de la graine et qui en font comme un réservoir de matière alimentaire que les manifestations vitales dépenseront plus tard.

Mais ce n'est pas tout.

Il faut encore que ces conditions existent à un degré, à une dose déterminée ; alors la vie brillera de tout son éclat : en dehors de ces limites la vie tend à disparaître, et à mesure qu'on s'approche de ces limites, l'éclat des manifestations vitales pâlit et s'atténue.

A. Expériences sur la vie latente des graines. — Nous vous rendrons témoins d'expériences bien connues, mais qui ont ici un intérêt particulier ; leur objet est de démontrer que l'on ne saurait admettre dans les êtres vivants un principe vital libre puisque toutes les manifestations vitales sont étroitement liées aux conditions physico-chimiques dont l'énumération suit :

1° Eau. — Nous avons placé dans de la terre sèche des graines également desséchées qui sont à une température et dans une atmosphère convenables pour la végétation.

Il ne leur manque qu'une seule condition, l'humidité ; dès lors elles sont inertes.

Les blés conservés dans des tombeaux des Égyptiens, appelés blés de momie, seraient, dit-on, dans ce même cas.

Si on leur fournit l'humidité qui leur manque, bientôt la germination se produit.

J'ai consulté à cet égard mon savant collègue M. Decaisne, professeur de culture au Muséum.

Il m'a déclaré qu'il considère comme faux tous les exemples de germinations des graines trouvées dans les Hypogées, parce que le plus ordinairement (comme j'ai pu m'en convaincre sur un échantillon) ces graines sont imprégnées de bitume ou carbonisées.

La germination des espèces provenant des habitations lacustres serait également très incertaine.

Cependant, si l'on doit écarter de la science ces faits mal observés, on a constaté expérimentalement que des graines ont pu germer après plus d'un siècle.

Parmi ces graines, il faudrait citer celles du haricot, du tabac, du pavot, etc.

Il faut en outre que l'humidité n'empêche pas l'accès de l'air.

Les graines submergées ne germent pas, soit parce que l'oxygène dissous est bientôt consommé par la graine, soit parce qu'il n'agit pas à l'état convenable, c'est-à-dire libre.

Toutefois la submersion ne détruit pas la faculté germinative ; il y a même, d'après M. Martins, des graines qui peuvent traverser les mers et aller germer d'un continent à l'autre.

L'appareil simple dont nous nous servons pour faire germer les plantes consiste en une éprouvette (fig. 1), dans laquelle nous suspendons avec un fil des éponges humides auxquelles sont adhérentes les graines que l'on veut faire germer.

Nous plaçons au fond de l'éprouvette un peu d'eau en b pour que l'éponge ne se dessèche pas ; puis on bouche ou non les tubes en d' suivant les circonstances dans lesquelles on veut se placer, soit que l'on veuille confiner l'atmosphère de l'éprouvette ou y faire circuler un courant d'air.

2° Oxygène. — Voici des éprouvettes dans lesquelles des graines ont été disposées, sur des éponges, à l'humidité et à la chaleur convenables, mais dans une atmosphère impropre au développement.

Dans l'une il y a une atmosphère d'azote ; dans l'autre une atmosphère d'acide carbonique.

Nous avons choisi pour ces expériences des graines de cresson alénois, qui ont l'avantage de germer très vite.

Sur une éponge humide, dans une éprouvette fermée et remplie d'azote, nous avons vu les graines se gonfler ; elles se sont entourées d'une sorte de couche mucilagineuse ; la température ambiante, de 21 à 25 degrés, était très favorable à la germination, et cependant, il n'y a pas eu germination depuis deux ou trois jours que l'expérience est commencée.

Dans une autre éprouvette nous avons placé de même des graines de cresson alénois sur une éponge humide dans une atmosphère d'acide carbonique, et la germination n'a pas eu lieu non plus.

Enfin, dans une troisième éprouvette nous avons mis semblablement des graines de cresson alénois dans une atmosphère humide avec de l'air ordinaire, et la germination est déjà très évidente après un jour.

Toutefois les graines qui n'ont point encore germé dans l'atmosphère d'azote et d'acide carbonique ne sont point mortes ; la germination n'a été que suspendue, car si nous faisons disparaître ces gaz en leur substituant l'air ordinaire ou l'oxygène, la végétation reprendra bientôt.

Ces expériences démontrent que, pour manifester la vitalité, la graine a besoin de toutes les conditions que nous avons énumérées précédemment ; si l'une d'elles seulement vient à manquer, l'eau ou l'oxygène, par exemple, la germination n'a pas lieu.

Mais cet air lui-même doit être au degré convenable de richesse en oxygène.

S'il en a trop peu, la germination ne se manifestera pas ; de même, s'il en contient trop, soit que l'atmosphère possède une composition centésimale trop riche en oxygène, soit qu'avec sa composition ordinaire cet air soit comprimé.

Alors, dans un volume donné, la proportion du gaz vital devient trop élevée, ainsi que l'ont démontré les recherches de M. Bert.

Nous avons observé en outre un fait important sur lequel nous aurons à revenir plus tard.

Les graines de cresson alénois, par exemple, ne peuvent germer que dans un air relativement riche en oxygène ; en mélangeant un volume d'air avec deux volumes d'un gaz inerte, de l'hydrogène, par exemple, la germination n'a pas lieu.

Chose singulière, tout l'oxygène est absorbé.

Il paraît probable que si alors on ajoutait une nouvelle dose d'oxygène à celle qui a été insuffisante d'abord pour opérer la germination, elle serait suffisante la seconde fois.

La respiration de la graine est donc très active, et elle paraît, jusqu'à un certain point, plus intense relativement que celle des animaux.

Cette nécessité d'un air assez riche en oxygène pour opérer la germination nous explique comment il se fait que des graines longtemps enfouies dans la terre y restent à l'état de vie latente et viennent à germer quand on les remet à la surface du sol.

On a vu souvent, à la suite de profonds terrassements, apparaître une végétation nouvelle qui ne pouvait s'expliquer que de cette façon.

Je tiens d'un ingénieur que dans certains terrassements exécutés lors de la création du chemin de fer du Nord, on a vu apparaître sur les talus une riche végétation de moutarde blanche qu'on n'avait pas observée auparavant.

Il est probable que les mouvements de terrain avaient remis à l'air des graines de moutarde blanche enfouies dans le sol et restées à l'état de vie latente, à une profondeur qui ne permettait pas à la végétation d'avoir lieu à cause du manque d'oxygène.

3° Chaleur. — La température doit être contenue dans des limites déterminées, mais ces limites sont variables pour les diverses espèces de graines.

M. de Candolle [21] a publié à ce sujet des recherches très intéressantes.

Le fait qui nous intéresse ici, c'est de démontrer que pour la même espèce de graines la germination peut être ralentie ou suspendue, non seulement par une température trop basse, mais aussi par une température trop élevée.

Avec les graines du cresson alénois qui ont servi à nos expériences, la température qui semble la plus convenable pour une rapide germination est comprise entre 19 et 29 degrés ; au-delà, le développement paraît difficile.

1re expérience. — Dans des éprouvettes disposées comme il a été dit (voy. fig. 1) nous avons placé, ces jours derniers, des graines de cresson à la température ambiante du mois de juin, oscillant de 18 à 25 degrés.

Dès le lendemain, au bout de vingt-quatre heures, la germination était très évidente, les radicelles étaient toutes poussées et les folioles commençaient à se dégager.

2e expérience. — Dans quatre éprouvettes disposées comme précédemment nous avons introduit des graines de cresson alénois sur des éponges humides.

Nous avons modifié l'expérience en ce que dans les quatre éprouvettes nous avions une atmosphère confinée.

Au lieu de laisser les tubes d, d'ouverts, nous les avons fermés en adaptant à chacun d'eux un tube de caoutchouc que nous avons comprimé avec une serre-fine.

Deux de ces éprouvettes ont été laissées à l'air ambiant du laboratoire (17 à 21 degrés).

Les deux autres éprouvettes ont été plongées dans un bain d'eau chauffée entre 38 et 39 degrés.

Dès le lendemain les graines avaient germé dans les deux éprouvettes laissées dans le laboratoire, tandis qu'aucun développement n'avait lieu dans les éprouvettes plongées dans le bain d'eau.

Le troisième jour, la germination était complète dans les éprouvettes du laboratoire, et celles plongées dans le bain d'eau étaient, comme le premier jour, sans aucun indice de germination.

Alors, je retirai du bain d'eau une des deux éprouvettes et je la plaçai sur la table à côté de celle dont les graines étaient en pleine végétation.

Le lendemain, on n'apercevait pas nettement des indices de germination, mais le deuxième et le troisième jour la germination se manifesta et marcha ensuite activement.

Quant à l'autre éprouvette restée dans le bain de 38 à 39 degrés, le septième jour elle n'offrait encore aucune trace de germination ; les graines étaient altérées, entourées de moisissures.

On retira cette éprouvette du bain et on la plaça sur la table à côté des autres.

La germination se manifesta, mais très lentement, elle ne commença à être évidente que le troisième ou le quatrième jour.

Dans d'autres expériences où j'ai laissé les éprouvettes plus de huit jours à la température de 38 à 39 degrés, la germination n'a plus eu lieu.

De sorte que j'ai lieu de croire que dans les conditions indiquées ce point marque la limite supérieure de la germination.

3e expérience. — J'ai placé d'autres éprouvettes contenant des graines de cresson alénois dans une étuve sèche à 32 degrés ; elles ont germé très bien quoique peut-être un peu lentement.

Puis j'ai élevé l'étuve à 34°, 5 ; alors il arriva un arrêt de la germination.

Quelquefois cependant deux ou trois graines poussaient bien, mais le plus souvent aucune ne germait.

J'ai laissé ainsi pendant six à sept jours des graines dans l'étuve sans résultat.

On les en retira, le lendemain même la germination marchait avec activité.

En résumé, on voit que de 35 à 40 degrés la germination du cresson alénois est ralentie ou suspendue, mais non pas détruite sans retour.

Il y a donc une sorte d'anesthésie ou plutôt d'engourdissement produit par une température trop élevée comme par une température trop basse.

Ainsi la manifestation des phénomènes vitaux exige non seulement le concours de la chaleur, mais d'un degré de chaleur fixé pour chaque être.

Je rapprocherai de ces expériences un autre fait singulier que j'ai observé depuis longtemps, à savoir qu'on anesthésie les grenouilles à cette même température de 38 degrés, qui est cependant la température de la vie normale des mammifères.

Nous devons faire ici une remarque : la graine ne saurait être comparée physiologiquement à l'œuf, ainsi qu'on le fait trop souvent.

Nous verrons plus loin que l'œuf ne tombe jamais en état de vie latente.

La graine n'est pas l'ovule, le germe de la plante ; elle en est l'embryon.

La partie essentielle de la graine est en effet la miniature du végétal complet : on y trouve le rudiment de la racine ou radicule, le rudiment de la tige ou tigelle, du bourgeon terminal ou gemmule, des premières feuilles ou cotylédons.

C'est donc l'embryon qui reste en état de vie latente tant que les conditions extérieures ne se prêtent pas à son développement.

D'où il résulte que ce que nous avons dit précédemment de la vie latente ne s'applique pas à l'œuf du végétal, mais bien au végétal lui-même.

L'eau et la chaleur sont pour l'embryon végétal des conditions indispensables du retour de la vie latente à la vie manifestée.

La suppression de ces conditions fait constamment disparaître la vie, leur retour la fait reparaître.

Une curieuse expérience de Th. de Saussure montre que, lors même que l'embryon a commencé son évolution germinatrice, il peut encore s'arrêter et retomber en indifférence chimique.

On prend du blé germé, on le dessèche : à cet état, on peut le conserver pendant très longtemps, absolument inerte, comme on conservait la graine d'où cet embryon est sorti.

L'air renfermé dans le vase qui contient l'embryon desséché n'éprouve plus de modifications et témoigne par là que l'échange est nul entre l'être rudimentaire et le milieu.

En lui rendant l'humidité et la chaleur, c'est-à-dire les conditions propices, la vie reparaît.

On peut renouveler ces alternatives un assez grand nombre de fois, et le résultat se produira toujours de même.

La faculté de vie latente ne disparaîtra que lorsque le développement sera assez avancé pour que la matière verte se montre dans les premières feuilles.

Ces phénomènes de vie latente expliquent quelques circonstances naturelles très remarquables et qui avaient vivement frappé l'imagination de ceux qui les observaient pour la première fois.

Un grand nombre de graines véritables ou de spores (graines simples des acotylédonées) sont enfouies dans le sol ou disséminées à la surface à l'état d'inertie.

Tout à coup, à la suite d'une pluie abondante, ou d'un remaniement de terrain, elles entrent en germination et le sol se couvre d'une végétation inattendue et comme spontanée.

De même, on voit dans les allées des jardins, à la suite d'une pluie d'orage, des plaques vertes formées par le développement d'une espèce d'algues, le nostoch.

Toutes ces végétations ne sont pas apparues subitement et spontanément : les germes existaient dans la profondeur du sol, ou à l'état de dessiccation dans la poussière qui le recouvrait, et ils ne se sont manifestés en se développant que lorsqu'ils ont trouvé les conditions d'aération, d'humidité et de chaleur qui sont les trois facteurs essentiels des manifestations vitales.

B. Vie latente chez les animaux. — Les organismes animaux offrent aussi beaucoup d'exemples de vie latente.

Un grand nombre d'êtres sont susceptibles de tomber, par la dessiccation, en état d'indifférence chimique.

Tels sont beaucoup d'infusoires, les kolpodes, entre autres, bien étudiés par MM. Coste, Balbiani et Gerbe [22].

Mais les plus célèbres de ces animaux sont les rotifères, les tardigrades et les anguillules de blé niellé.

Les kolpodes sont des infusoires ciliés d'une assez grande taille, ayant la forme d'un haricot, armés de cils vibratils sur toute leur surface (voy. fig. 2 e).

On les voit sous le microscope introduire par une bouche placée dans l'échancrure de leur corps les monades, les bactéries, les vibrions dans leur estomac, et expulser par une ouverture anale placée à la grosse extrémité du corps le résidu de la digestion.

Près de cette ouverture anale se trouve une vésicule contractive prise pour le cœur par certains micrographes et qui paraît être l'organe propulseur d'un appareil aquifère.

Au centre du corps du kolpode apparaît un assez volumineux organe de reproduction.

Quand, à la surface des infusions, il se forme une pellicule où se développent des monades, des vibrions, des bactéries, on voit les kolpodes répandus dans le récipient se diriger vers cette pellicule pour y assouvir leur faim sur les animalcules qui la composent ou bien pour s'y mettre en contact avec l'air.

Puis, parmi ces kolpodes, on en voit qui s'arrêtent tout à coup, se mettent à tourner sur place, se courbent en boule, et continuent cette giration jusqu'à ce qu'une sécrétion de leur corps se soit coagulée autour d'eux en une membrane enveloppante : ils s'enkystent, en un mot, et alors ils deviennent complètement immobiles dans leur enveloppe comme un insecte dans son cocon.

Les plus petits à cette période de leur existence ont une grande ressemblance avec un ovule : c'est ce qui a pu faire croire à un œuf spontané.

Bientôt les kolpodes enkystés et immobiles se séparent en deux, en quatre, et quelquefois en douze kolpodes plus petits (voy. fig. 2), qui, une fois séparés et distincts, entrent en giration chacun pour leur compte sous leur commune enveloppe.

Les mouvements auxquels ils se livrent finissent par user le kyste en un point quelconque, et dès qu'une fissure y est pratiquée, on les voit sortir de leur prison et se mêler à la population dont ils accroissent le nombre.

Ce sont les kystes de multiplication, par opposition à un autre enkystement qui se rattachera à la conservation de l'individu.

Telle est l'explication du peuplement des infusions.

Quand dans les infusions les kolpodes ont épuisé leur pouvoir reproducteur et que l'évaporation menace de tarir leur récipient, ils s'enkystent pour se mettre à l'abri des causes de destruction.

On peut alors les faire sécher sur des lames de verre et les conserver indéfiniment en cet état ; ils reviennent à la vie dès qu'on leur rend l'humidité.

M. Balbiani conserve de la sorte depuis sept ans des individus qu'il rend à la vie active et qu'il dessèche chaque année.

Ces kystes de kolpodes, graines animales impalpables, s'attachent comme la poussière à la surface des corps, sur les feuilles, les branches, les écorces des arbres, sur les herbes au fond des mares taries, dans le sable ou la vase desséchée.

Leur petitesse leur permet de passer à travers les filtres, et l'on ne peut s'en débarrasser.

Ils rompent leur enveloppe toutes les fois que les pluies ou la rosée leur rendent l'humidité, prennent la nourriture qui se trouve à leur portée et forment un nouveau cocon dès que l'eau vient à leur manquer.

Ils passent donc tour à tour dans un état de mort apparente et de résurrection sous l'influence d'une condition physique qui existe ou fait défaut.

Les rotifères ou rotateurs (fig. 3 et 4) sont des animaux d'organisation déjà élevée, classés soit parmi les vers (Gegenbaur), soit comme groupe à part entre les crustacés et les vers (Van Beneden).

Ces animaux ont de 0m, 05 à 1 millimètre : ils sont donc loin d'être microscopiques.

On les trouve dans les mousses et surtout dans celles (Bryum) qui forment des touffes vertes sur les toitures.

Leur organisation nous montre des appareils très variés : ils possèdent des organes viscéraux et locomoteurs assez compliqués (voy. fig. 3).

Ils peuvent ramper ou nager et, suivant qu'ils ont recours à l'un ou l'autre mode de locomotion, l'aspect sous lequel ils se présentent change.

Dans l'état le plus ordinaire, leur corps est fusiforme, aminci à la partie antérieure et terminé par une sorte de ventouse ciliée au moyen de laquelle ils se fixent aux corps solides pour progresser par reptation comme les sangsues.

Ce prolongement d'autres fois est rétracté vers l'intérieur et alors on voit saillir deux lobes arrondis en forme de disques bordés de cils.

À l'état de vie latente ils sont immobiles et ramassés en boules comme on le voit dans la figure 4.

Les tardigrades (fig. 5), bien étudiés au point de vue de leur vie latente par M. Doyère [23], sont des animaux encore plus élevés en organisation que les précédents.

Ils appartiennent à la classe des arachnides : c'est une famille d'acariens.

Ils ont quatre paires de pattes courtes, articulées, munies d'ongles.

Leur corps apointi en avant permet de distinguer 3 ou 4 articulations.

Exclusivement marcheurs, ces animaux vivent dans la poussière des toits ou sur les mousses qui y végètent.

Exposés à des variations hygrométriques excessives, ils vivent tantôt dans l'eau qui baigne le sable des gouttières, comme de véritables êtres aquatiques, tantôt comme des vers de terre.

Lorsque l'eau vient à leur manquer, ils se rétractent, se racornissent, et se confondent avec la poussière voisine ; ils peuvent rester plusieurs mois, et on conçoit qu'ils puissent rester indéfiniment sans manifestations appréciables de la vie, dans cet état de dessiccation.

Mais si, comme Leeuwenhœk l'a fait pour la première fois, le 27 septembre 1701, on humecte cette poussière, on voit au bout d'une heure les animaux y fourmiller actifs et mobiles : leurs organes, muscles, nerfs, viscères digestifs, se rétablissent dans leurs formes (voy. fig. 6 et 7) ; ils reprennent, en un mot, toute la plénitude de leur vitalité jusqu'à ce que la sécheresse vienne l'interrompre encore une fois.

Ces faits ont eu un très grand retentissement et ont donné lieu autrefois à des discussions relatives à la question de savoir si véritablement la vie a été complètement suspendue pendant la dessiccation, ou seulement atténuée comme cela a lieu par le froid chez les animaux hibernants.

Après un débat porté devant la Société de biologie par MM. Doyère, Davaine et Pouchet, il fut bien établi que : « 1°- il n'y a pas de vie appréciable dans les corps inertes des animaux reviviscibles et 2°- que ces corps conservent leur propriété de reviviscence dans des conditions (vide sec à 100°) incompatibles avec toute espèce de vie manifestée. »

D'après ces faits, il paraît bien certain que la vie est complètement arrêtée malgré la complexité de l'organisation de ces animaux.

On y trouve en effet des muscles, des nerfs, des ganglions nerveux, des glandes, des œufs, tous les tissus en un mot qui constituent les organismes supérieurs (voy. fig. 6 et 7).

Cependant on n'a jamais, à ma connaissance, fait l'expérience de les conserver pendant un très long espace de temps à l'état de vie latente.

Le vrai critérium qui permet de décider si la vie est réellement arrêtée d'une manière absolue, c'est la durée indéterminée de cet arrêt.

Anguillules de blé niellé (fig. 8). — Les faits observés sur les anguillules du blé niellé ne sont pas moins intéressants que ceux que nous avons examinés précédemment.

Ils conduisent d'ailleurs aux mêmes conclusions [24].

La nielle se manifeste dans le blé, par une déformation du grain après sa maturité et par un changement de couleur.

Les grains sont petits, arrondis, noirâtres et consistent en une coque épaisse et dure dont la cavité est remplie d'une poudre blanche (fig. 8, A et B).

Cette maladie est provoquée par l'existence d'helminthes nématoïdes très petits, existant dans chaque grain au nombre de plusieurs milliers.

Ces anguillules (anguillula tritici) n'ont point d'organes sexuels et ne peuvent se reproduire ; mais elles proviennent d'œufs déposés par d'autres anguillules pourvues d'organes génitaux qui avaient pénétré dans le grain avant sa maturité.

Celles-ci s'étaient introduites dans la jeune plante, développée par la germination, entre les gaines des feuilles, qui renferment l'épi en voie de formation (fig. 8, C).

Mais cette introduction n'est possible que si la plante est humide, car alors seulement l'anguillule est active et peut s'élever le long- de la tige.

Sinon l'anguillule restera dans le sol, au pied de l'épi nouveau, et le blé sera préservé de son atteinte.

Aussi est-ce dans les années humides, où les pluies sont abondantes au temps de la formation de l'épi, que les blés sont sujets à la nielle.

Les cultivateurs savaient cela, mais ils ne pouvaient comprendre le rapport qu'il y a entre l'humidité de la saison et la nielle du blé.

On voit que ce rapport n'a rien de mystérieux ; c'est une simple condition physique qui fait que le chemin est praticable ou non pour le parasite.

Il en est ainsi généralement, et toutes les harmonies naturelles se ramènent à des conditions physico-chimiques quand nous en connaissons le mécanisme.

Le grain de blé est, à cette époque, formé d'un parenchyme jeune et mou, dans lequel les diverses parties, paléoles, étamines, ovaires, ne sont point distinctes, et où l'anguillule peut pénétrer facilement.

C'est là que l'animal passe de l'état de larve à l'état parfait ; ses organes sexuels, qui ne s'étaient point encore développés, apparaissent et atteignent leur perfectionnement organique ; la femelle pond des œufs qui arrivent à éclosion et vivent à l'état de larve dans la cavité qui renferme les parents destinés à périr.

Les anguillules larves ne tardent point à se dessécher avec le grain lui-même et attendent, dans un état de mort apparente, les conditions nécessaires à leurs manifestations vitales : l'humidité et l'air.

Les larves d'anguillules se présentent sous forme de poussière blanche grossièrement semblable à de l'ami- don, ayant une longueur moyenne de 8 dixièmes de millimètre (fig. 8, B).

La respiration de ces animaux quand ils sont dans le grain de blé est nulle.

M. Davaine a maintenu dans le vide pendant vingt-sept heures des anguillules enfermées dans des épis verts, sans que ces animaux fussent modifiés bien sensiblement dans leur activité par ce traitement.

On conçoit donc qu'il serait possible de conserver des anguillules desséchées indéfiniment dans le vide.

Mais on ne pourrait pas agir de même sur les larves vivantes dans l'eau.

Exposées dans le vide, elles tombent bientôt dans un état de mort apparente ; elles reviennent à l'activité quand on laisse l'air arriver de nouveau.

Je vous ai montré qu'il suffit d'empêcher le contact de l'air avec l'eau où elles vivent, en mettant de l'huile par exemple autour de la lamelle du porte-objet du microscope, pour voir bientôt les anguillules tomber en état d'asphyxie.

M. Davaine, n'ayant trouvé dans l'intestin de ces animaux ni revêtement cellulaire auquel on pourrait attribuer des fonctions digestives, ni particules solides, en conclut que vraisemblablement la nutrition de ces animaux, comme leur respiration, s'accomplit en partie par la peau.

Je pense que la nutrition doit surtout s'opérer au moyen de réserves alimentaires que renferme le corps de l'animal et non par l'absorption de substances venues du dehors.

Ces animaux se meuvent sur place, sans progresser véritablement, tant que dure leur vie.

Leurs mouvements ne subissent pas d'interruption à moins que quelque condition extérieure n'intervienne.

La dessiccation, la soustraction de l'air, sont les conditions ordinaires qui arrêtent ces mouvements ainsi que toutes les manifestations apparentes de la vie.

Baker, en 1771, observa que des anguillules conservées inertes depuis vingt-sept ans reprenaient leur activité dès qu'on les humectait.

Pour ma part j'ai vu des anguillules revenir à la vie après avoir été conservées pendant quatre années, dans un flacon très sec et bien bouché.

Spallanzani détermina leur revivification et leur engourdissement jusqu'à seize fois de suite.

Ces animaux ne peuvent pas revenir à la vie indéfiniment, parce que, à chaque reviviscence, ils consomment une partie de leurs matériaux nutritifs sans pouvoir réparer cette perte, puisqu'ils ne mangent pas.

De sorte qu'à la fin la condition intrinsèque formée par la réserve des matériaux nutritifs finit par disparaître et empêcher la vie de se manifester lors même que subsistent les trois autres conditions extrinsèques : chaleur, eau, air.

Si l'on abaisse progressivement la température de l'eau qui renferme les anguillules, elles conservent leurs mouvements jusqu'à zéro.

Puis les mouvements s'éteignent.

Lorsque ensuite on élève de nouveau la température, c'est seulement vers 20 degrés qu'on les voit sortir de leur état de mort apparente.

Elles renaissent ainsi lors même qu'elles ont subi un abaissement considérable de température, jusqu'à 15 ou 20 degrés au-dessous de zéro.

Elles résistent moins bien que les rotifères aux températures élevées, et à 70 degrés au-dessus de zéro elles périssent infailliblement.

On a observé qu'il faut continuer l'action de l'humidité pendant des durées de temps très inégales pour déterminer la reviviscence des anguillules.

Mais on peut faire en sorte qu'une seule des autres conditions nécessaires fasse défaut, l'aération par exemple ; si on la fait intervenir après humectation prolongée, la reviviscence se produira dans des temps sensiblement égaux.

Pour réaliser l'expérience, j'humecte les grains niellés pendant vingt-quatre heures ; les ouvrant alors, on observe que le même temps est à peu près nécessaire pour ramener les animaux à la possession de leurs fonctions vitales.

Toutefois si on laisse les grains de nielle entiers trop longtemps immergés dans l'eau, les anguillules finissent par perdre la faculté de reviviscence.

Autres exemples de vie latente : œufs, ferments, levure de bière, etc. — Nous avons vu que la graine fournit un des exemples les plus nets de vie latente.

Le substratum de la vie existe bien dans la graine ; mais si les conditions physico-chimiques externes font défaut, tout conflit, tout mouvement vital est suspendu.

On a été tenté de chercher des phénomènes analogues dans les œufs de certains animaux, en les comparant aux graines.

Cette assimilation est inexacte.

La graine n'est pas un œuf, nous l'avons déjà dit ; elle n'en a pas les propriétés : c'est un embryon.

Il ne faut pas s'étonner d'ailleurs que l'œuf ne puisse pas comme la graine tomber en état d'indifférence chimique, à l'état de vie latente.

L'œuf est un corps en évolution, dont le développement ne saurait s'arrêter d'une manière complète.

Il est seulement à l'état de vie engourdie ou oscillante, comme nous le verrons ; il reste toujours en relation d'échange matériel avec le milieu.

En un mot l'œuf respire ; il prend de l'oxygène et restitue de l'acide carbonique ; il ne reste pas inerte dans le milieu ambiant inaltéré.

L'indifférence ou l'inertie apparente de l'œuf n'est qu'une illusion produite par la lenteur, l'atténuation ou l'obscurité des phénomènes qui s'y passent.

Les œufs des vers à soie, par exemple, attendent pour éclore le retour du printemps ; mais on doit admettre que la vie n'y a pas été complètement suspendue.

Des changements s'y accomplissent sous l'influence du froid, et, le printemps revenant, la chaleur ne trouve plus l'œuf dans le même état, avec la même constitution qu'il avait à la fin de l'automne.

On comprend dès lors que la chaleur qui, à cette époque, n'avait pu déterminer le développement de l'œuf, le puisse faire maintenant.

Ces phénomènes, résultant de l'influence des conditions physiques du milieu sur la vie latente ou la vie engourdie des êtres, nous expliquent certaines adaptations harmoniques de la nature.

À quoi servirait, par exemple, que l'œuf du ver à soie puisse éclore au milieu de l'hiver, puisque l'animal ne trouverait point les feuilles dont il doit se nourrir ?

Il est donc naturel que cet œuf n'acquière cette faculté qu'au printemps et qu'il sommeille pendant les froids de l'hiver en complétant lentement son développement.

Des phénomènes analogues d'hibernation se passent sans doute dans les végétaux.

Toutefois il ne faudrait pas attribuer ces phénomènes à des causes surnaturelles ou merveilleuses.

L'influence du cours des saisons, l'influence de leur durée s'expliquent par le retour et les alternatives de conditions physico-chimiques déterminées.

L'hiver n'a pas agi sur les œufs de ver à soie comme une condition particulière ou extra-physique ; l'hiver a agi simplement comme condition physique, comme froid.

C'est ce qu'ont démontré les expériences de M. Duclaux.

L'œuf de ver à soie pondu à la fin de l'été ne doit éclore naturellement qu'au printemps suivant parce que l'hiver et les froids apportent une condition physique favorable à un certain développement insensible qui doit précéder son éclosion.

Or on peut remplacer l'hiver naturel par un hiver artificiel.

Si l'on soumet ces œufs pendant vingt-quatre heures à l'action d'une température de zéro degré, puis, que l'on fasse intervenir la chaleur, le développement se fait immédiatement et sans retard.

Les ferments, ces agents si importants de la vie et encore si peu connus, ont la faculté de tomber en état de vie latente.

Toutefois, nous devons faire ici une distinction relativement aux ferments solubles et aux ferments figurés.

Les premiers ne sont pas des êtres vivants, et la propriété qu'ils nous offrent de se dessécher, puis de se redissoudre et de reprendre leur activité chimique, ne peut rappeler que de loin les phénomènes de vie latente.

Les ferments figurés, au contraire, sont des êtres vivants qui se reproduisent ; après avoir été desséchés, ils revivent sous l'influence de l'humidité et manifestent non seulement leurs propriétés chimiques, mais encore leur faculté de prolifération, de reproduction ; ce sont bien là de vrais phénomènes de vie latente.

La levure de bière nous fournit un précieux- exemple de cette double faculté.

Que l'on prenne de la levure en pleine activité et qu'on la soumette à une dessiccation graduelle, elle se trouvera réduite à l'état de vie latente, on pourra l'exposer à une température fort élevée ou à l'action de l'alcool prolongée, elle résistera à ces épreuves ; et lorsque ensuite on la placera dans des conditions convenables, elle revivra et pourra se développer de nouveau.

Voici un tube dans lequel nous avons mis en fermentation de la levure de bière desséchée à 40 degrés et conservée depuis deux ans ; elle s'est peu à peu imbibée d'eau et a produit la fermentation alcoolique quand on y a ajouté du sucre.

Dans un autre tube, nous avons mis de la levure de bière également desséchée et conservée dans de l'alcool absolu depuis un an et demi.

Elle s'est également imbibée d'eau peu à peu et a très bien produit ensuite la fermentation alcoolique.

Dans une autre expérience, j'ai délayé de la levure de bière fraîche dans de l'alcool absolu, où elle est restée immergée trois ou quatre jours.

Après ce temps, j'ai recueilli cette levure sur un filtre pour la dessécher ; mise de nouveau avec de l'eau sucrée, elle a donné lieu à une fermentation alcoolique très active.

Je dois ajouter que dans tous les cas où la levure a été préalablement desséchée, qu'elle ait été soumise ou non à l'influence de l'alcool, il faut qu'elle s'imbibe de nouveau par une macération préalable de vingt-quatre ou trente-six heures, avant que la fermentation alcoolique apparaisse avec tous ses caractères : inversion de la saccharose en glycose, dédoublement de la glycose en acide carbonique et alcool, etc.

On voit ainsi que les deux ferments dont est constituée la levure de bière, le ferment inversif ou ferment soluble, et le torula cerevisiæ, ferment figuré, possèdent tous deux la faculté de reprendre leur propriété après dessiccation.

Explication de la vie latente. — La dessiccation est une condition de protection pour les organismes qui doivent être exposés aux vicissitudes atmosphériques.

Nous avons vu les kolpodes, les rotateurs, les tardigrades, les anguillules s'enkyster, se segmenter, s'enrouler, etc., dès que l'eau nécessaire à leurs manifestations vitales vient à manquer.

Si maintenant nous cherchons à nous rendre compte des mécanismes par lesquels se produit l'état de vie latente et se fait le retour à la vie manifestée, nous verrons avec la plus grande évidence l'influence des conditions extérieures se manifester sur les deux ordres de phénomènes auxquels nous avons rattaché la vie chez tous les êtres : la création et la destruction organiques.

Occupons-nous d'abord du passage de la vie manifestée à l'état de vie latente.

La condition principale que doit remplir un organisme pour tomber dans cet état, c'est la dessiccation.

Les autres circonstances, de température, de composition de l'atmosphère gazeuse, ne sauraient agir aussi efficacement que la dessiccation pour suspendre la vie.

Une graine humide soumise au froid ou exposée dans un gaz inerte finirait probablement à la longue par s'altérer.

Cependant on ne pourrait pas conclure d'une manière absolue que le maintien illimité de la vie latente exige la dessiccation, car des graines enfouies dans la terre ou au fond de l'eau se sont conservées en état de vie latente pendant des temps indéterminés mais certainement très considérables (au moins un siècle).

La dessiccation a pour conséquence immédiate de faire disparaître, de rendre impossibles les phénomènes de destruction organique, c'est-à-dire les manifestations fonctionnelles de l'être vivant ; il en est de même des autres conditions qui produisent la vie latente.

Les propriétés physiques des tissus, leur élasticité, leur densité, leur ténacité, sont d'abord modifiées par un degré de dessiccation de la substance organisée poussée trop loin.

Viennent aussi les phénomènes chimiques de la destruction vitale, dont l'action se trouve arrêtée par le fait même de la dessiccation ; car les agents de ces phénomènes, les ferments, en se desséchant deviennent inertes.

La dessiccation amène donc la suppression de la destruction vitale en faisant disparaître les propriétés physiques et chimiques des tissus.

La création vitale s'arrête alors, elle aussi, dans les cellules desséchées, En un mot, la vie, considérée sous ses deux faces, est suspendue : l'organisme est en état d'indifférence chimique, il est inerte.

Il y a arrêt de la vie ou vie latente.

L'influence de la dessiccation sur les propriétés physiques des tissus et des substances de l'organisme a été mise en évidence dans un travail fondamental publié en 1819 par M. Chevreul [25].

Ces recherches, très importantes pour la physiologie, ont porté sur les tendons, les tissus fibreux, le ligament jaune et diverses substances albuminoïdes.

Les tendons forment les tissus par lesquels les muscles s'attachent aux os ; ils se présentent à l'état normal comme des cordons souples, élastiques, d'aspect nacré, ayant une grande ténacité.

Lorsqu'ils sont secs, ils perdent 50 pour 100 d'eau environ, ils deviennent jaunâtres : leur élasticité a diminué au point que si on les courbe, il se produit des déchirures, des ruptures, et le tissu est désorganisé.

Mais qu'on remette le tendon dans l'eau, il absorbe de nouveau ce liquide jusqu'à en prendre à peu près sa teneur normale.

La dessiccation lui a fait perdre ses propriétés ; l'humectation les lui restitue.

La fibrine du sang se trouve dans les mêmes conditions.

Elle peut perdre par la dessiccation 80 pour 100 d'eau, et avec cela disparaissent sa couleur, sa ténacité, son élasticité.

Remise au contact de l'eau elle en reprend environ la même quantité et recouvre ses propriétés perdues.

La cornée transparente offre des phénomènes analogues.

Desséchée, elle devient opaque : humectée de nouveau, elle reprend sa transparence [26].

On voit donc que pour les tissus, qu'on peut considérer comme de simples matériaux physiques de l'organisation, leurs propriétés n'interviennent dans les manifestations de la vie qu'en raison de l'eau qu'ils renferment.

L'albumine d'œuf soluble présente des phénomènes très analogues à ceux que nous avons précédemment signalés.

Si on la dessèche lentement (au-dessous de 45 degrés) elle devient jaune, cassante, en perdant environ 90 pour 100 d'eau.

Si ensuite on ajoute de l'eau, elle se redissout de nouveau.

Quand l'albumine se trouve à cet état de dessiccation, on peut la soumettre à une température sèche élevée, à 100 degrés par exemple, sans qu'elle perde la faculté de se redissoudre.

L'albumine d'œuf coagulée par la chaleur se dessèche en laissant évaporer environ 90 pour 100 d'eau, mais si après dessiccation on l'humecte, on voit qu'elle a perdu sans retour la propriété de se redissoudre.

Cette expérience sur la solubilité de l'albumine à ses divers états est un fait capital au point de vue du sujet qui nous occupe.

Nous voyons comment la suppression de l'humidité et des conditions extrinsèques propices peut entraîner la disparition, tout au moins la suspension, des propriétés des tissus ; toute manifestation vitale qui exige la mise en jeu de ces propriétés physiques et mécaniques se trouve par là même supprimée.

Nous devons rapprocher de ces faits une expérience de M. Glénard, de Lyon, relative à la dessiccation du sang du cheval dans ses vaisseaux.

Le sang de cheval se coagule lentement ; on fait dessécher à une température inférieure à 45 degrés le sang contenu dans une veine jugulaire, par exemple.

Après dessiccation, on constate que ce sang se redissout dans l'eau et que le plasma qui en résulte n'a pas perdu la propriété de se coaguler.

Cela montre ce fait intéressant, que, chez un animal élevé, comme chez les êtres inférieurs, la fibrine soluble du plasma ne perd pas sa propriété coagulable par la dessiccation.

Nous avons dit que la dessiccation, c'est-à-dire la disparition de l'humidité nécessaire aux organismes, supprime non seulement les propriétés physiques des tissus, mais aussi les phénomènes chimiques qui s'y passent.

Nous savons que ces phénomènes ont pour agents principaux des ferments et qu'il s'agit ici de fermentation.

Or, les expériences les plus simples nous montrent que ces fermentations, comme toutes les actions chimiques, ne sauraient s'accomplir qu'au sein d'un milieu liquide.

Corpora non agunt nisi soluta.

Il faut donc, pour l'accomplissement des fermentations, à la fois une température et un degré d'humidité convenables ; faute de quoi l'action se suspend.

J'ai depuis bien longtemps montré dans mes cours que les ferments ont la propriété de se dessécher et de reprendre leurs propriétés quand ils viennent à être humectés de nouveau.

Voici du ferment pancréatique à l'état sec : il peut être mis en contact avec l'amidon desséché sans qu'il se produise aucune action.

Si l'on ajoute de l'eau, la transformation en sucre se produira rapidement à la température convenable.

Le ferment n'avait donc pas perdu le pouvoir d'agir : il était seulement dans l'impossibilité de manifester son action.

Le suc gastrique desséché ne digère plus ; il peut rester indéfiniment au contact de la viande également desséchée sans l'attaquer.

L'addition de l'eau, à une température voisine de celle du corps, à 40 degrés, fera reparaître la digestion suspendue.

On comprend par ces exemples que la dessiccation abolisse les deux ordres de phénomènes physiques et chimiques de l'organisme.

Ces phénomènes caractérisant la destruction vitale étant empêchés, la création organique s'interrompt à son tour ; l'organisme perd les caractères de la vie.

Le réveil de l'être plongé dans l'état de vie latente, son retour à la vie manifestée, s'explique tout aussi simplement.

C'est d'abord la destruction vitale qui redevient possible par le retour des phénomènes physiques et chimiques ; puis, la vie créatrice reparaît à son tour, quand l'animal reprend des aliments.

Dès que l'humidité et la chaleur sont restituées à l'organisme, les tissus, ainsi que l'ont montré les recherches de M. Chevreul, reprennent la quantité d'eau qu'ils avaient avant leur dessiccation, et leurs propriétés mécaniques et physiques, de résistance, d'élasticité, de transparence, de fluidité, reparaissent.

Le retour des phénomènes chimiques a lieu tout aussitôt : les ferments desséchés, en s'humectant de nouveau, récupèrent leur activité, les fermentations interrompues reprennent leur cours dans l'organisme vivant comme en dehors de lui, ainsi que l'expérience directe nous l'a montré.

C'est donc par le rétablissement primitif des actes de destruction vitale que se fait le retour à la vie.

La vie créatrice ne se montre qu'en second lieu.

C'est là une loi qu'il importe de faire ressortir.

L'animal ou la plante, en renaissant, commence toujours par détruire son organisme, par en dépenser les matériaux préalablement mis en réserve.

Cette observation nous fait comprendre la nécessité d'une nouvelle condition pour la reviviscence ou le retour à la vie manifestée.

Il faut que l'être possède des réserves, accumulées dans ses tissus, pour pouvoir se nourrir et parer à ses premières dépenses, jusqu'au moment où, complètement revenu à l'existence, il pourra puiser au dehors, par l'alimentation, les matériaux qui lui sont nécessaires pour faire de nouvelles réserves.

Nous retrouvons ici incidemment une application de cette grande loi sur laquelle nous ne cessons d'insister, à savoir que la nutrition est toujours indirecte au lieu d'être directe et immédiate.

L'accumulation de réserves est donc une nécessité pour les êtres en vie latente : la reprise des manifestations vitales n'est possible qu'à ce prix.

Dès que les phénomènes de destruction vitale ont recommencé dans l'être tout à l'heure inerte, la création vitale reprend aussi son cours, et la vie se rétablit dans son intrégrité avec ses deux ordres de phénomènes caractéristiques.

Il. Vie oscillante

L'être vivant, considéré comme individu complexe, peut être lié au milieu extérieur dans une dépendance tellement étroite que ses manifestations vitales, sans s'éteindre jamais d'une manière complète comme dans l'état de vie latente, s'atténuent ou s'exaltent néanmoins dans une très large mesure, lorsque les conditions extérieures varient.

Les êtres dont les manifestations vitales peuvent varier dans des limites étendues sous l'influence des conditions cosmiques sont des êtres à vie oscillante ou dépendante du milieu extérieur.

Ces êtres sont fort nombreux dans la nature.

Tous les végétaux sont dans ce cas : ils sont engourdis pendant l'hiver.

La vie n'est pas complètement éteinte en eux : les échanges matériels de l'assimilation et de la désassimilation ne sont pas supprimés absolument, mais ils sont réduits à un minimum.

La végétation est obscure : le processus vital presque insensible.

Au printemps, lorsque la chaleur reparaît, le mouvement vital s'exalte ; la végétation engourdie prend une activité extrême ; la sève se met en mouvement, les feuilles apparaissent, les bourgeons s'entr'ouvrent et se développent, des parties nouvelles, racines, branches, s'étendent dans le sol ou dans l'air.

Dans le règne animal, il se produit des phénomènes analogues.

Tous les invertébrés et, parmi les vertébrés, tous les animaux à sang froid, possèdent une vie oscillante, dépendante du milieu cosmique.

Le froid les engourdit, et si pendant l'hiver ils ne peuvent être soustraits à son influence, la vie s'atténue, la respiration se ralentit, la digestion se suspend, les mouvements deviennent faibles ou nuls.

Chez les mammifères, cet état est appelé état d'hibernation : la marmotte, le loir nous en fournissent des exemples.

C'est ordinairement l'abaissement de la température qui produit cette diminution de l'activité vitale.

Quelquefois cependant son élévation peut avoir les mêmes conséquences.

Nous avons déjà vu que les graines en germination et, parmi les animaux, les grenouilles s'engourdissent à une température élevée ; de même, il existe un mammifère américain, le Tenrec, qui tombe, dit-on, dans un véritable état de léthargie sous l'action des plus grandes chaleurs.

Les vertébrés les plus élevés (animaux à sang chaud), qui ont un milieu intérieur perfectionné, c'est-à-dire des liquides circulatoires dans lesquels la température est constante, ne sont pas soumis à cette influence du milieu extérieur.

Toutefois, à une certaine période de leur existence, au début, ils commencent par être des êtres à vie oscillante.

Cela arrive lorsqu'ils sont à l'état d'œuf.

Le travail évolutif dont l'œuf d'oiseau doit être le siège exige un certain degré de température assez voisin de celui de l'animal adulte : si cette température convenable n'est point offerte à l'œuf, il reste dans l'engourdissement.

Il n'est pas en état d'indifférence chimique, car on peut constater qu'il respire ; il absorbe de l'oxygène et rejette de l'acide carbonique.

Néanmoins cet échange matériel a peu d'activité.

Que l'on prenne un œuf de poule récemment pondu et qu'on le place dans une éprouvette à pied au-dessus d'une couche d'eau de baryte : celle-ci se troublera lentement par le dépôt de carbonate de baryte résultant de l'exhalation de l'acide carbonique respiratoire.

L'œuf pourra rester un certain temps dans cet état de vie engourdie, prêt à se développer en un animal nouveau si les conditions de l'incubation sont réalisées.

Mais il ne pourra pas conserver indéfiniment cette aptitude : après quelques semaines il sera ce qu'on appelle passé, c'est-à-dire mort et devenu impropre à l'incubation.

Il n'était donc pas complètement inerte : il vivait obscurément.

Si l'on soumet au contraire l'œuf à la température de 38 ou 40 degrés, l'activité vitale va s'exalter, la respiration, témoin de ce mouvement énergique, va devenir très marquée, la cicatricule va se fractionner, proliférer, les rudiments de l'embryon apparaîtront d'abord et, par suite d'une épigenèse successive, complèteront le type d'un oiseau entièrement constitué ; alors la vie n'est plus engourdie ; elle est au contraire d'une activité extrême.

On doit se demander comment se produit l'engourdissement sous l'action du froid, et par quel mécanisme le retour de la chaleur imprime une impulsion nouvelle à l'activité vitale.

L'expérience établit que l'animal tombe en état d'engourdissement ou d'hibernation parce que tous ses éléments organiques sont entourés d'un milieu refroidi dans lequel les actions chimiques se sont abaissées et proportionnellement les manifestations fonctionnelles vitales.

Il y a absence, chez l'animal à sang froid ou hibernant, d'un mécanisme qui maintienne autour des éléments un milieu constant en dépit des variations atmosphériques.

C'est le refroidissement du milieu intérieur qui engourdit l'animal : c'est le réchauffement de ce même milieu qui le dégourdit.

Lorsqu'un animal à sang froid, une grenouille par exemple, vient à s'engourdir, on pourrait croire que l'action du froid porte primitivement sur sa sensibilité, sur le système nerveux, qui est le régulateur général des fonctions de la vie organique et de la vie animale.

Il n'en est rien.

Lorsque le milieu intérieur, c'est-à-dire l'ensemble des liquides circulants se refroidit, chaque élément en contact avec le sang s'engourdit pour son propre compte, révélant ainsi son autonomie et les conditions de son activité propre.

En un mot, chaque système organique, chaque élément est de lui-même influencé par le froid comme l'individu tout entier.

Il a les mêmes conditions d'activité ou d'inactivité que l'ensemble, et il forme un nouveau microcosme dans l'être vivant, microcosme lui-même au sein de l'univers.

De même, lorsque l'animal engourdi revient à la vie, ce n'est pas le système nerveux qui réveille les autres systèmes : et comment cela se pourrait-il, puisqu'il est dans le même état d'engourdissement qu'eux ?

C'est encore le milieu intérieur qui reçoit l'influence du milieu extérieur et qui réveille chaque élément d'une manière successive selon sa sensibilité ou son excitabilité.

Une expérience que j'ai exécutée autrefois met bien ces idées en pleine évidence.

On prend une grenouille engourdie par le froid.

La sensibilité, la motilité sont éteintes : les appareils de la vie organique fonctionnent obscurément ; le sang revient rouge des tissus où la combustion vitale est extrêmement atténuée ; le cœur ne fournit que quatre pulsations par minute au lieu de quinze à vingt comme cela a lieu pendant l'été.

Cette grenouille peut être tirée de son état léthargique.

Pour cela, il suffit qu'elle soit réchauffée.

Comment agit alors l'élévation de température ?

Ce n'est point, avons-nous dit, par une action nerveuse portant sur la sensibilité.

J'ai fait, pour m'en assurer, l'expérience suivante : On plonge dans de l'eau tiède une patte de grenouille engourdie, dont le cœur a été mis à découvert.

Soit que le nerf du membre ait été sectionné, soit qu'il reste intact, la grenouille est ranimée au bout du même temps.

Le cœur reprend ses battements plus rapides et tous les appareils se réveillent successivement.

C'est le sang réchauffé qui a créé autour de tous les éléments la condition physique de température nécessaire au fonctionnement vital.

Le sang revenant plus chaud de la patte a ravivé les battements du cœur et c'est le cœur excité qui a dégourdi l'animal.

L'influence de la température est ainsi nettement mise en lumière.

On voit dans la grenouille un animal à vie oscillante ou dépendante du milieu cosmique.

L'abaissement de température diminue son activité vitale, et l'élévation de la température l'exalte.

Toutefois, la proposition, énoncée en ces termes, serait trop absolue.

À ce sujet nous devons rappeler des faits que j'ai déjà invoqués pour démontrer qu'il y a une mesure, une gradation et des nuances infinies dans les actions des agents physico-chimiques sur l'organisme.

Il est vrai, d'une manière générale, qu'en élevant la température on exalte l'activité vitale ; mais, si la température dépasse certaines limites, si, pour la grenouille, par exemple, elle atteint 37 à 40 degrés, l'animal se trouve au contraire anesthésié et engourdi.

Il en est de même pour les graines qui, excitées à germer à 20 degrés, sont engourdies à 35 degrés.

Nous plaçons sous vos yeux deux grenouilles, l'une que nous avons plongée dans de l'eau à 37 degrés, vous voyez qu'elle est engourdie et ne fait plus de mouvements ; elle est dans le même état que la seconde qui a été plongée dans l'eau glacée.

Changeons-les de bocal : elles vont se réveiller l'une et l'autre : seulement c'est le froid qui réveillera la première, c'est la chaleur qui ranimera la seconde.

Les animaux et les végétaux engourdis ou anesthésiés résistent à des agents qui les tueraient s'ils étaient dans un état de vie plus active.

Cette résistance varie d'ailleurs avec la nature des agents toxiques que l'on emploie.

Les animaux engourdis résistent par suite de l'abaissement de leur vitalité à des conditions où d'autres périraient.

L'engourdissement est donc aussi une condition de résistance vitale comme l'était la vie latente.

Une grenouille reste pendant tout l'hiver sans prendre de nourriture : l'atténuation du processus vital permet cette longue suspension du ravitaillement matériel ; l'animal ne supporterait pas l'abstinence aussi longtemps s'il était à une température plus élevée.

Un très petit oiseau, dont l'activité vitale est toujours considérable, meurt de faim si on le laisse vingt-quatre heures sans nourriture.

Dans leurs belles recherches sur la respiration, MM. Regnault et Reiset ont signalé la résistance remarquable des marmottes en état d'hibernation à des conditions qui les feraient périr si elles étaient dans leur état de vie ordinaire.

Une marmotte, qui respire faiblement pendant l'hibernation, peut être plongée sans inconvénient dans une atmosphère pauvre en oxygène ; réveillée, elle ne tarderait pas à y périr asphyxiée.

De même, cet animal, qui était resté plusieurs mois sans nourriture et qui supportait l'abstinence sans dommage, ne pourra plus la soutenir dès qu'il sera réveillé.

Il faudra lui fournir des aliments abondants qu'il engloutira avec voracité, sans quoi il ne tarderait pas à périr.

J'ai souvent répété cette expérience chez des loirs ou des marmottes que je réveillais ; si je ne leur donnais pas de nourriture, ils succombaient bientôt, ayant rapidement épuisé les réserves dues à une nutrition antérieure.

Pour compléter l'exposé des faits relatifs à la vie oscillante, nous dirons que le mécanisme de l'engourdissement et le mécanisme du retour à la vie active s'expliquent aussi clairement que le cas de la vie latente.

L'influence des conditions cosmiques produit d'abord la suppression incomplète des phénomènes physiques et chimiques de la destruction vitale.

Les animaux engourdis ne font plus de mouvements : leurs muscles ne subissent plus qu'une légère combustion ; ils ont le sang veineux presque aussi rutilant que le sang artériel : de même, les combustions sont considérablement réduites dans les autres tissus ; la chaleur produite est faible, l'acide carbonique est excrété en petite quantité.

C'est donc la manifestation vitale fonctionnelle, correspondante à la destruction des organes, qui est atténuée en premier lieu.

La vie créatrice subit une réduction parallèle.

On peut même dire qu'elle est entièrement suspendue quant à la formation des principes immédiats qui constituent les réserves.

Toutefois, certains phénomènes morphologiques, les cicatrisations, les réintégrations se produisent encore très activement.

Nous aurons plus tard à expliquer ces faits.

Le retour à l'activité vitale s'explique encore de la même manière que la reviviscence.

Il faut nécessairement que l'animal hibernant ait des réserves non-seulement pour parer aux premières dépenses du réveil, mais pour suffire à la consommation qu'il fait dans l'état d'engourdissement.

La destruction vitale, en effet, n'est pas suspendue, elle n'est que diminuée ; quant à la création vitale, à la formation des réserves, elle n'a plus de matériaux sur lesquels elle puisse s'exercer pendant l'hibernation, puisque l'animal ne s'alimente plus au dehors.

C'est pourquoi, avant de tomber dans le sommeil hibernal ou dès qu'ils en pressentent les approches, les animaux préparent ces réserves sous diverses formes.

Chez la marmotte, les tissus se chargent de graisse et de glycogène : chez la grenouille, chez tous les animaux, il s'accumule des provisions organiques de diverses substances.

C'est donc sur ces épargnes prévoyantes préparées par la nature que l'animal vit pendant la période d'engourdissement ; il ne fait plus que dépenser, il ne crée plus, il n'accumule plus.

Ces réserves suffisent pendant un certain temps aux manifestations atténuées qu'on observe chez ces animaux engourdis, mais elles seraient vite dissipées si l'activité vitale renaissait.

Aussi, est-il nécessaire que, dès leur réveil, les animaux trouvent à leur portée les matériaux alimentaires sur lesquels va s'exercer l'élaboration créatrice.

Les loirs placent dans le gîte où ils s'endorment des provisions qu'ils consomment dès qu'ils se raniment.

J'ai eu l'occasion de faire des expériences intéressantes sur ces animaux.

Si l'on prend des loirs engourdis et que, les sacrifiant en plein sommeil, on analyse leur foie, on y trouve encore une certaine provision de glycogène ; mais si on ne les sacrifie que quatre ou cinq heures après les avoir réveillés, on ne trouve presque plus de traces de cette matière.

Ces quatre heures de vie active ont dépensé l'épargne qui eût encore suffi à quelques semaines de vie engourdie.

Outre l'engourdissement prolongé dont nous venons de parler et que l'animal ne supporte qu'à la condition de présenter des réserves considérables antérieurement accumulées, il y a des engourdissements en quelque sorte passagers qui n'exigent plus de telles provisions.

On voit des insectes engourdis le matin, après une nuit de fraîcheur, se montrer pleins d'activité au soleil de la journée.

L'abeille immobile, que l'on peut saisir impunément le matin, est en état de piquer vivement vers le midi.

Il est clair que ces périodes d'activité et d'engourdissement sont trop courtes et se succèdent trop rapidement pour nécessiter des réserves considérables ; mais néanmoins on doit être assuré que la grande loi de la nutrition au moyen des réserves est constante et que, au degré près, les choses se passent de la même manière dans tous les états de la vie.

III. Vie constante ou libre

La vie constante ou libre est la troisième forme de la vie : elle appartient aux animaux les plus élevés en organisation.

La vie ne s'y montre suspendue dans aucune condition : elle s'écoule d'un cours constant et indifférent en apparence aux alternatives du milieu cosmique, aux changements des conditions matérielles qui entourent l'animal.

Les organes, les appareils, les tissus, fonctionnent d'une manière sensiblement égale, sans que leur activité éprouve ces variations considérables qui se montraient chez les animaux à vie oscillante.

Il en est ainsi parce qu'en réalité le milieu intérieur qui enveloppe les organes, les tissus, les éléments des tissus, ne change pas ; les variations atmosphériques s'arrêtent à lui, de sorte qu'il est vrai de dire que les conditions physiques du milieu sont constantes pour l'animal supérieur ; il est enveloppé dans un milieu invariable qui lui fait comme une atmosphère propre dans le milieu cosmique toujours changeant.

C'est un organisme qui s'est mis lui-même en serre chaude.

Aussi les changements perpétuels du milieu cosmique ne l'atteignent point ; il ne leur est pas enchaîné, il est libre et indépendant.

Je crois avoir le premier insisté sur cette idée qu'il y a pour l'animal réellement deux milieux : un milieu extérieur dans lequel est placé l'organisme, et un milieu intérieur dans lequel vivent les éléments des tissus.

L'existence de l'être se passe, non pas dans le milieu extérieur, air atmosphérique pour l'être aérien, eau douce ou salée pour les animaux aquatiques, mais dans le milieu liquide intérieur formé par le liquide organique circulant qui entoure et baigne tous les éléments anatomiques des tissus ; c'est la lymphe ou le plasma, la partie liquide du sang qui, chez les animaux supérieurs, pénètre les tissus et constitue l'ensemble de tous les liquides interstitiels, expression de toutes les nutritions locales, source et confluent de tous les échanges élémentaires.

Un organisme complexe doit être considéré comme une réunion d'êtres simples qui sont les éléments anatomiques et qui vivent dans le milieu liquide intérieur.

La fixité du milieu intérieur est la condition de la vie libre, indépendante : le mécanisme qui la permet est celui qui assure dans le milieu intérieur le maintien de toutes les conditions nécessaires à la vie des éléments.

Ceci nous fait comprendre qu'il ne saurait y avoir de vie libre, indépendante, pour les êtres simples, dont les éléments constitutifs sont en contact direct avec le milieu cosmique, mais que cette forme de la vie est, au contraire, l'apanage exclusif des êtres parvenus au summum de la complication ou de la différenciation organique.

La fixité du milieu suppose un perfectionnement de l'organisme tel que les variations externes soient à chaque instant compensées et équilibrées.

Bien loin, par conséquent, que l'animal élevé soit indifférent au monde extérieur, il est au contraire dans une étroite et savante relation avec lui, de telle façon que son équilibre résulte d'une continuelle et délicate compensation établie comme par la plus sensible des balances.

Les conditions nécessaires à la vie des éléments qui doivent être rassemblées et maintenues constantes dans le milieu intérieur, pour le fonctionnement de la vie libre, sont celles que nous connaissons déjà : l'eau, l'oxygène, la chaleur, les substances chimiques ou réserves.

Ce sont les mêmes conditions que celles qui sont nécessaires à la vie des êtres simples ; seulement chez l'animal perfectionné à vie indépendante, le système nerveux est appelé à régler l'harmonie entre toutes ces conditions.

1° L'eau. — C'est un élément indispensable, qualitativement et quantitativement, à la constitution du milieu où évoluent et fonctionnent les éléments vivants.

Chez les animaux à vie libre il doit exister un ensemble de dispositions réglant les pertes et les apports de manière à maintenir la quantité d'eau nécessaire dans le milieu intérieur.

Chez les êtres inférieurs, les variations quantitatives d'eau compatibles avec la vie sont plus étendues ; mais l'être est d'autre part sans influence pour les régler.

C'est pourquoi il est enchaîné aux vicissitudes climatériques : engourdi en vie latente, dans les temps secs, ranimé dans les temps humides.

L'organisme plus élevé est inaccessible aux oscillations hygrométriques, grâce à des artifices de construction, à des fonctions physiologiques qui tendent à maintenir la constance relative de la quantité d'eau.

Pour l'homme spécialement, et en général pour les animaux supérieurs, la déperdition d'eau se fait par toutes les sécrétions, par l'urine et la sueur surtout ; en second lieu par la respiration, qui entraîne une quantité notable de vapeur d'eau, et enfin par la perspiration cutanée.

Quant aux gains, ils se font par l'ingestion des liquides ou des aliments qui renferment de l'eau, ou même, pour quelques animaux, par l'absorption cutanée.

En tout cas, il est très vraisemblable que toute la quantité d'eau de l'organisme vient de l'extérieur par l'une - ou l'autre de ces deux voies.

On n'a pas réussi à démontrer que l'organisme animal produisît réellement de l'eau ; l'opinion contraire paraît à peu près certaine.

C'est le système nerveux, avons-nous dit, qui forme le rouage de compensation entre les acquêts et les pertes.

La sensation de la soif, qui est sous la dépendance de ce système, se fait sentir toutes les fois que la proportion de liquide diminue dans le corps à la suite de quelque condition telle que l'hémorrhagie, la sudation abondante ; l'animal se trouve ainsi poussé à réparer par l'ingestion de boissons les pertes qu'il a faites.

Mais cette ingestion même est réglée, en ce sens qu'elle ne saurait augmenter au-delà d'un certain degré la quantité d'eau qui existe dans le sang ; les excrétions urinaires et autres éliminent le surplus, comme une sorte de trop-plein.

Les mécanismes qui font varier la quantité d'eau et la rétablissent sont donc fort nombreux ; ils mettent en mouvement une foule d'appareils de sécrétion, d'exhalation, d'ingestion, de circulation, qui transportent le liquide ingéré et absorbé.

Ces mécanismes sont variés, mais le résultat auquel ils concourent est constant : la présence de l'eau en proportion sensiblement déterminée dans le milieu intérieur, condition de la vie libre.

Ce n'est pas seulement pour l'eau qu'existent ces mécanismes compensateurs ; on les connaît également pour la plupart des substances minérales ou organiques contenues en dissolution dans le sang.

On sait que le sang ne saurait se charger d'une quantité considérable de chlorure de sodium, par exemple : l'excédent, à partir d'une certaine limite, est éliminé par les urines.

Il en est de même, ainsi que je l'ai établi, pour le sucre qui, normal dans le sang, est, au-delà d'une certaine quantité, rejeté par les urines.

2° La chaleur. — Nous savons qu'il existe pour chaque organisme élémentaire ou complexe des limites de température extérieure entre lesquelles son fonctionnement est possible, un point moyen qui correspond au maximum d'énergie vitale.

Et cela est vrai non seulement des êtres arrivés à l'état adulte, mais même pour l'œuf ou l'embryon.

Tous ces êtres subissent la vie oscillante, mais pour les animaux supérieurs, appelés animaux à sang chaud, la température compatible avec les manifestations de la vie est étroitement fixée.

Cette température fixée se maintient dans le milieu intérieur, en dépit des oscillations climatériques extrêmes, et assure la continuité et l'indépendance de la vie.

Il y a en un mot, chez les animaux à vie constante et libre, une fonction de calorification qui n'existe point chez les animaux à vie oscillante.

Il existe pour cette fonction un ensemble de mécanismes gouvernés par le système nerveux.

Il y a des nerfs thermiques, des nerfs vaso-moteurs que j'ai fait connaître et dont le fonctionnement produit tantôt une élévation, tantôt un abaissement de température, suivant les circonstances.

La production de chaleur est due, dans le monde vivant comme dans le monde inorganique, à des phénomènes chimiques ; telle est la grande loi dont nous devons la connaissance à Lavoisier et Laplace.

C'est dans l'activité chimique des tissus que l'organisme supérieur trouve la source de la chaleur qu'il conserve dans son milieu intérieur à un degré à peu près fixe, 38 à 40 degrés pour les mammifères, 45 à 47 degrés pour les oiseaux.

La régulation calorifique se fait, ainsi que je l'ai dit, au moyen de deux ordres de nerfs : les nerfs que j'ai appelés thermiques, qui appartiennent au système du grand sympathique et qui servent de frein en quelque sorte aux activités chimico-thermiques dont les tissus vivants sont le siège.

Quand ces nerfs agissent, ils diminuent les combustions interstitielles, et abaissent la température ; quand leur influence s'affaiblit par suppression de leur action ou par l'antagonisme d'autres influences nerveuses, alors les combustions s'exaltent et la température du milieu intérieur s'élève considérablement.

Les nerfs vaso-moteurs, en accélérant la circulation à la périphérie du corps ou dans les organes centraux, interviennent également dans le mécanisme de l'équilibration de la chaleur animale.

J'ajouterai seulement ce dernier trait.

Quand on atténue considérablement l'action du système cérébrospinal en laissant persister pleinement celle du grand sympathique (nerf thermique), on voit la température s'abaisser considérablement, et l'animal à sang chaud se trouve en quelque sorte transformé en un animal à sang froid.

C'est l'expérience que j'ai réalisée sur des lapins, en leur coupant la moelle épinière entre la septième vertèbre cervicale et la première dorsale.

Quand, au contraire, on détruit le grand sympathique en laissant intact le système cérébro-spinal, on voit la température s'exalter, d'abord localement, puis d'une manière générale ; c'est l'expérience que j'ai réalisée chez les chevaux en coupant le grand sympathique, surtout quand ils sont antérieurement affaiblis.

Il survient alors une véritable fièvre.

J'ai longuement développé ailleurs l'histoire de tous ces mécanismes [27] ; je ne fais que les rappeler ici, pour établir que la fonction calorifique propre aux animaux à sang chaud est due à un perfectionnement du mécanisme nerveux qui, par une compensation incessante, maintient une température sensiblement fixe dans le milieu intérieur au sein duquel vivent les éléments organiques auxquels il nous faut toujours, en définitive, ramener toutes les manifestations vitales.

3° L'oxygène. — Les manifestations de la vie exigent pour se produire l'intervention de l'air, ou mieux de sa partie active, l'oxygène, sous une forme soluble et dans l'état convenable pour qu'il puisse arriver à l'organisme élémentaire.

Il faut de plus que cet oxygène soit dans des proportions fixées jusqu'à un certain point dans le milieu intérieur : une quantité trop faible, une quantité trop forte, sont également incompatibles avec le fonctionnement vital.

Il faut donc que, chez l'animal à vie constante, des mécanismes appropriés règlent la quantité de ce gaz qui est départie au milieu intérieur et la maintiennent à peu près invariable.

Or, chez les animaux élevés en organisation, la pénétration de l'oxygène dans le sang est sous la dépendance des mouvements respiratoires et de la quantité de ce gaz qui existe dans le milieu ambiant.

D'autre part, la quantité d'oxygène qui se trouve dans l'air résulte, ainsi que l'apprend la physique, de la composition centésimale de l'atmosphère et de sa pression.

On comprend donc que l'animal puisse vivre dans un milieu moins riche en oxygène, si la pression accrue vient compenser cette diminution, et inversement que le même animal puisse vivre dans un milieu plus riche en oxygène que l'air ordinaire, si l'abaissement de pression compense l'accroissement.

C'est là une proposition générale importante qui résulte des travaux de M. Paul Bert.

Dans ce cas, on le voit, les variations du milieu se compensent et s'équilibrent d'elles-mêmes, sans que l'animal intervienne.

La pression augmentant ou diminuant, si la composition centésimale diminue ou augmente en raison inverse, l'animal trouve en définitive dans le milieu la même quantité d'oxygène, et sa vie s'accomplit dans les mêmes conditions.

Mais il peut y avoir dans l'animal lui-même des mécanismes qui établissent la compensation, lorsqu'elle n'est pas faite au dehors, et qui assurent la pénétration dans le milieu intérieur de la quantité d'oxygène exigée par le fonctionnement vital ; nous voulons parler des différentes variations que peuvent éprouver les quantités de l'hémoglobine, matière absorbante active de l'oxygène, variations encore peu connues, mais qui interviennent certainement aussi pour leur part.

Tous ces mécanismes, comme les précédents, n'ont d'efficacité que dans des limites assez restreintes ; ils se faussent et deviennent impuissants dans des conditions extrêmes.

Ils sont réglés par le système nerveux.

Lorsque l'air se raréfie par quelque cause, telle que l'ascension en aérostat ou sur les montagnes, les mouvements respiratoires deviennent plus amples et plus fréquents, et la compensation s'établit.

Néanmoins les mammifères et l'homme ne peuvent soutenir cette lutte compensatrice pendant bien longtemps, lorsque la raréfaction est exagérée, lorsque par exemple ils se trouvent transportés à des altitudes supérieures à 5000 mètres.

Nous n'avons pas ici à entrer dans les détails particuliers que comporte la question.

Il nous suffit de la poser.

Nous signalerons seulement un exemple que M. Campana a fait connaître.

Il est relatif aux oiseaux de haut vol, tels que les rapaces et particulièrement le Condor, qui s'élève à des hauteurs de 7000 à 8000 mètres.

Ils y séjournent et s'y meuvent longtemps, bien que dans une atmosphère qui serait mortelle pour un mammifère.

Les principes précédemment posés permettaient de prévoir que le milieu respiratoire intérieur de ces animaux devait échapper, au milieu d'un mécanisme approprié, à la dépression du milieu extérieur ; en d'autres termes, que l'oxygène contenu dans leur sang artériel ne devait pas varier à ces grandes hauteurs.

Et en effet, il existe chez les rapaces d'énormes sacs pneumatiques reliés aux ailes et n'entrant en fonction que lorsqu'elles se meuvent.

Si les ailes s'élèvent, ils se remplissent d'air extérieur ; si elles s'abaissent, ils chassent cet air dans le parenchyme pulmonaire.

En sorte que, au fur et à mesure que l'air se raréfie, le travail de l'aile de l'oiseau qui s'y appuie augmente forcément, et forcément aussi augmente le volume supplémentaire d'oxygène qui traverse le poumon.

La compensation de la raréfaction de l'air extérieur par l'augmentation de la quantité inspirée est donc assurée, et ainsi, l'invariabilité du milieu respiratoire propre à l'oiseau.

Ces exemples, que nous pourrions multiplier, nous démontrent que tous les mécanismes vitaux, quelque variés qu'ils soient, n'ont toujours qu'un but, celui de maintenir l'unité des conditions de la vie dans le milieu intérieur.

4° Réserves. — Il faut enfin, pour le maintien de la vie, que l'animal ait des réserves qui assurent la fixité de constitution de son milieu intérieur.

Les êtres élevés en organisation puisent dans l'alimentation les matériaux de leur milieu intérieur ; mais, comme ils ne sauraient être soumis à une alimentation identique et exclusive, il faut qu'il y ait en eux-mêmes des mécanismes qui tirent de ces aliments variables des matériaux semblables et qui règlent la proportion qui en doit entrer dans le sang.

J'ai démontré et nous verrons plus loin que la nutrition n'est pas directe, comme l'enseignent les théories chimiques admises, mais qu'au contraire elle est indirecte et se fait par des réserves.

Cette loi fondamentale est une conséquence de la variété du régime comparée à la fixité du milieu.

En un mot, on ne vit pas de ses aliments actuels, mais de ceux que l'on a mangés antérieurement, modifiés, et en quelque sorte créés par l'assimilation.

Il en est de même de la combustion respiratoire : elle n'est nulle part directe, comme nous le montrerons plus tard.

Il y a donc des réserves préparées au moyen des aliments et à chaque instant dépensées en proportions plus ou moins grandes.

Les manifestations vitales détruisent ainsi des provisions qui ont, sans doute, leur origine première au dehors, mais qui ont été élaborées au sein des tissus de l'organisme, et qui, versées dans le sang, assurent la fixité de sa constitution chimico-physique.

Quand les mécanismes de la nutrition sont troublés et quand l'animal est mis dans l'impossibilité de préparer ces réserves, lorsqu'il ne fait que consommer celles qu'il avait accumulées antérieurement, il marche vers une ruine qui ne peut aboutir qu'à l'impossibilité vitale, à la mort.

Il ne lui servirait alors à rien de manger ; il ne se nourrira pas ; il n'assimilera pas, il dépérira.

Quelque chose d'analogue se produit dans le cas où l'animal est en état de fièvre : il use sans refaire, et cet état devient mortel s'il persiste jusqu'à l'entier épuisement des matériaux accumulés par la nutrition antérieure.

Ainsi, les substances alibiles pénétrant dans un organisme, soit animal, soit végétal, ne servent pas directement et d'emblée à la nutrition.

Le phénomène nutritif s'accomplit en deux temps, et ces deux temps -sont toujours séparés l'un de l'autre par une période plus ou moins longue, dont la durée est fonction d'une foule de circonstances.

La nutrition est précédée d'une élaboration particulière qui se termine par un emmagasinement de réserves chez l'animal aussi bien que chez le végétal.

Ce fait permet de comprendre qu'un être continue de vivre quelquefois fort longtemps sans prendre de nourriture : il vit de ses réserves accumulées dans sa propre substance ; il se consomme lui-même.

Ces réserves sont très inégales suivant les êtres que l'on considère et suivant les diverses substances, pour les animaux et les végétaux divers, pour les plantes annuelles ou bisannuelles, etc.

Ce n'est pas ici le lieu d'analyser un sujet aussi vaste ; nous avons voulu montrer que la formation des réserves est non seulement la loi générale de toutes les formes de la vie, mais qu'elle constitue encore un mécanisme actif et indispensable au maintien de la vie constante et libre, indépendante des variations du milieu cosmique ambiant.

Conclusion

Nous avons examiné successivement les trois formes générales sous lesquelles la vie apparaît : vie latente, vie oscillante, vie constante, afin de voir si dans l'une d'elles nous trouverions un principe vital intérieur capable d'en opérer les manifestations, indépendamment des conditions physico-chimiques extérieures.

La conclusion à laquelle nous nous trouvons conduit est facile à dégager.

Nous voyons que, dans la vie latente, l'être est dominé par les conditions physico-chimiques extérieures, au point que toute manifestation vitale peut être arrêtée.

Dans la vie oscillante, si l'être vivant n'est pas aussi absolument soumis à ces conditions, il y reste néanmoins tellement enchaîné qu'il en subit toutes les variations.

Dans la vie constante, l'être vivant paraît libre et les manifestations vitales semblent produites et dirigées par un principe vital intérieur affranchi des conditions physico-chimiques extérieures ; cette apparence est une illusion.

Tout au contraire, c'est particulièrement dans le mécanisme de la vie constante ou libre que ces relations étroites se montrent dans leur pleine évidence.

Nous ne saurions donc admettre dans les êtres vivants un principe vital libre, luttant contre l'influence des conditions physiques.

C'est le fait opposé qui est démontré, et ainsi se trouvent renversées toutes les conceptions contraires des vitalistes.

Troisième leçon : Division des phénomènes de la vie.

SOMMAIRE : I. Classification des phénomènes de la vie. — Deux grands groupes : destruction et création organiques. — Cette division caractérise la physiologie générale et embrasse dans sa généralité toutes les manifestations vitales. — Unité vitale dans les deux règnes. — II. Divisions des êtres vivants ; Linné, Lamarck, de Blainville. — Théories de la dualité vitale dans les deux règnes. — Différenciation des règnes de la nature. — Opposition entre les animaux et les végétaux. — Antagonisme chimique, physique et mécanique entre les animaux et les végétaux. — Priestley, Saussure, Dumas et Boussingault, Huxley, Tyndall. — III Réfutation générale des théories dualistes de la vie entre les animaux et les végétaux. — Forme dernière de la théorie de la dualité vitale. — La dualité vitale et la physiologie générale. — Unité des lois de la vie ; variété des manifestations vitales et fonctionnement différent des machines vivantes. — Conclusion : la solidarité des phénomènes de destruction et de création organique prouve l'unité vitale.

I.

Nous avons montré dans les êtres vivants deux faces caractéristiques de leur existence, la vie, création organique, la mort, destruction organique.

Il s'agira aujourd'hui d'affirmer cette division et de montrer qu'elle sert de base à la physiologie générale.

Nous ne considérons ici les caractères de la vie que dans leur essence et dans leur universalité, et à ce point de vue nous les classons en deux grands ordres :

L° Les phénomènes d'usure, de destruction vitale, qui correspondent aux phénomènes-fonctionnels de l'organisme ;

2° Les phénomènes de création vitale, qui correspondent au repos fonctionnel et à la régénération organique.

Tout ce qui se passe dans l'être vivant se rapporte soit à l'un soit à l'autre de ces types, et la vie est caractérisée par la réunion et l'enchaînement de ces deux ordres de phénomènes.

Cette division des phénomènes de la vie nous semble la meilleure de celles que l'on puisse proposer en physiologie générale.

Elle est à la fois la plus vaste et la plus conforme à la réelle nature des choses.

Quelles que soient les formes que la vie puisse revêtir, la complexité ou la simplicité de ces formes, la division précédente leur est applicable.

Nous ne saurions concevoir aucun être vivant, aucune particule vivante même, sans le jeu de ces deux ordres de phénomènes.

C'est la base physiologique sur laquelle se meuvent toutes les variétés de la vie dans les deux règnes.

Les divisions des phénomènes de la vie qui ont été proposées jusqu'ici s'appliquent aux organismes élevés et se rapportent surtout à la physiologie headriptive ; elles sont loin de présenter cette généralité.

Une classification, en physiologie générale, doit répondre aux phénomènes de la vie, indépendamment de la complication morphologique des êtres, et doit se fonder uniquement sur les propriétés universelles de la matière vivante, abstraction faite des moules spécifiques dans lesquels elle est entrée.

C'est précisément à cette condition que satisfait la division en phénomènes de destruction et de création organiques.

Avant d'étudier, dans la suite de ce cours, chacune de ces phases de l'activité vitale, la destruction organique, la création organique, il importe de mettre en lumière et de bien établir, dès cette leçon, le rapport étroit qui unit indissolublement les deux termes de notre division des phénomènes vitaux.

Cette division est l'expression de la vie dans ce qu'elle a à la fois de plus étendu et de plus précis.

Elle s'applique à tous les êtres vivants sans exception, depuis l'organisme le plus compliqué de tous, celui de l'homme, jusqu'à l'être élémentaire le plus simple, la cellule vivante.

On ne peut, en un mot, concevoir autrement un être doué de la vie.

En effet, ces phénomènes se produisent simultanément chez tout être vivant, dans un enchaînement qu'on ne saurait rompre.

La désorganisation ou la désassimilation use la matière vivante dans les organes en fonction : la synthèse assimilatrice régénère les tissus ; elle rassemble les matériaux des réserves que le fonctionnement doit dépenser.

Ces deux opérations de destruction et de rénovation, inverses l'une de l'autre, sont absolument connexes et inséparables, en ce sens, au moins, que la destruction est la condition nécessaire de la rénovation.

Les phénomènes de la destruction fonctionnelle sont eux-mêmes les précurseurs et les instigateurs de la rénovation matérielle du processus formatif qui s'opère silencieusement dans l'intimité des tissus.

Les pertes se réparent à mesure qu'elles se produisent et, l'équilibre se rétablissant dès qu'il tend à être rompu, le corps se maintient dans sa composition.

Cette usure et cette renaissance des parties constituantes de l'organisme font que l'existence n'est, comme nous l'avons dit au début de ce cours, autre chose qu'une perpétuelle alternative de vie et de mort, de composition et de décomposition.

Il n'y a pas de vie sans la mort ; il n'y a pas de mort sans la vie.

D'ailleurs une telle classification n'a rien d'absolument inattendu : elle ne constitue pas, à proprement parler, une nouveauté dans la science.

Tout le monde a plus ou moins aperçu ces deux faces de l'activité vitale, et nous avons cité comme exemples de nombreux passages dans les essais de définition de la vie que nous avons rappelés dans notre première leçon.

Le point essentiel est d'avoir compris l'importance et toute la portée de cette division simple et féconde et d'en faire ressortir toutes les conséquences.

Il y a quatre-vingts ans, Lavoisier avait nettement aperçu les deux phases du travail vital : la désorganisation ou destruction des organismes animaux ou végétaux par combustion et putréfaction, la création organique, végétation et animalisation, qui sont des opérations inverses des premières [28] :

« Puisque, dit-il, la combustion et la putréfaction sont les moyens que la nature emploie pour rendre au règne minéral les matériaux qu'elle en a tirés pour former des végétaux et des animaux, la végétation et l'animalisation doivent être des opérations inverses de la combustion et de la putréfaction. »

C'est là un axiome physiologique qui implique l'unité vitale : nous le formulons au début ; nous le verrons se vérifier dans tout le cours de nos études et il nous servira de critérium pour juger diverses théories, dans lesquelles on a opposé la vie des végétaux à celle des animaux.

En effet, contrairement au principe que nous venons d'énoncer et qui forme, nous le répétons, l'axiome de la physiologie générale, plusieurs théories célèbres ont affirmé que les deux ordres de phénomènes vitaux, au lieu d'appartenir à tout être vivant, se trouvaient distribués à des êtres différents, les uns étant l'apanage du règne animal, les autres du règne végétal.

Ces théories du partage des deux facteurs vitaux entre les deux règnes, qu'on peut appeler les théories de la dualité vitale, sont contredites par notre principe et nous pouvons ajouter, par l'examen des faits.

Il n'y a pas une catégorie d'êtres qui soient chargés de la synthèse organique et une autre catégorie de la combustion ou analyse organique.

Ainsi que nous l'avons dit, il ne peut y avoir vie que là où il y a à la fois synthèse et destruction organique.

La physiologie générale doit examiner ces manières de voir dans leurs origines et dans les différentes formes qu'elles ont revêtues.

C'est en France, MM. Dumas et Boussingault.

Liebig en Allemagne, Huxley [29], Tyndall en Angleterre, qui ont créé et propagé ces diverses théories dans la science.

En les rappelant, nous devons rendre hommage à la simplicité et à l'ampleur des vues sur lesquelles leurs auteurs les ont appuyées et reconnaître les services qu'elles ont rendus en provoquant un nombre considérable de- recherches, de travaux et de découvertes.

D'ailleurs nous verrons que notre divergence d'opinion tient à une différence de point de vue.

Les créateurs des théories dualistes ont considéré les deux facteurs de la vie, dans leur rapport avec le milieu cosmique, sans s'attacher autant que nous à l'identité de leur origine et à leur indissoluble unité.

On a cru pouvoir attribuer à Lavoisier la première idée de cette dualité ; mais les écrits de l'illustre fondateur de la chimie moderne qu'on a invoqués ne me semblent pas conclure en ce sens.

Nous avons cité plus haut un passage où Lavoisier reconnaît l'existence dans les êtres vivants de ces deux phénomènes inverses par lesquels ils opèrent la synthèse de l'organisme (animalisation, végétation), et d'autre part sa destruction (combustion, fermentation, putréfaction).

Lavoisier ne sépare point à cet égard les animaux des végétaux : il semble considérer qu'ils se comportent d'une manière analogue par rapport au règne minéral et il ne dit nulle part que le règne végétal doive servir d'intermédiaire exclusif entre le règne minéral et le règne animal.

Ce n'est donc pas de Lavoisier que peut se réclamer la théorie de l'antagonisme chimique entre les animaux et les végétaux : il nous paraît que le germe en existe dans des travaux plus anciens et en particulier dans les célèbres recherches de Priestley sur l'antagonisme de la respiration des animaux et des plantes.

D'ailleurs, il faut bien le dire, cette idée d'opposition entre les deux règnes a dû exister à toutes les époques parce qu'elle résulte de l'apparence des choses, et l'apparence nous a toujours trompé sur la nature réelle des phénomènes.

Il y a en effet une distinction morphologique entre les animaux et les plantes assez nettement marquée extérieurement pour qu'on ait pu la croire profondément inscrite dans l'organisation et dans les manifestations vitales.

Mais cette distinction n'est que dans la forme, à la surface et non au fond des phénomènes.

Nous soutenons, quant à nous, qu'il y a identité dans les attributs essentiels de la vie dans les deux règnes, et que la division que nous avons établie dans les actes de la vie : destruction, création vitale, s'applique à l'universalité des êtres vivants.

Pour justifier cette division fondamentale que nous avons introduite dans la physiologie générale, il est nécessaire d'exposer d'abord les théories contraires et de les réfuter dans leurs points principaux.

II. Division des êtres vivants et théories dualistes de la vie

Les êtres de la nature ont d'abord été divisés en deux grands empires : l'un, formé des êtres animés, l'autre des êtres inanimés.

Cette distinction est faite dans Aristote.

Ce n'est que plus tard, vers 1645, qu'un alchimiste français nommé Colleson aurait formulé le premier la division de la nature en trois règnes, animal, végétal, minéral, qui embrassaient tous les objets terrestres ; pour les corps sidéraux il aurait imaginé un quatrième royaume, le règne planétaire.

Dans chacun de ces domaines existait un type de perfection idéale, un roi : l'homme parmi les animaux, la vigne parmi les plantes, l'or pour les minéraux, le soleil pour les corps célestes.

La division des trois règnes aurait ainsi pris naissance, et Linné [30] l'a consacrée en lui donnant les caractères suivants :

Esse. | Vivere. | Sentire.

Minéral. | Végétal. | Animal.

Il les exprimait encore dans la formule suivante :

Miner alia sunt.

Vegetalia sunt et crescunt.

Animalia sunt, crescunt et senliunt.

Il est des naturalistes, de Blainville par exemple, qui plaçant l'homme au-dessus de l'ensemble des animaux ont formé pour lui un règne spécial, le règne humain, caractérisé par un attribut de plus, l'intelligence : homo intelligit.

Lamarck, cependant, avait repris la division binaire et, ne distinguant point tout d'abord entre les êtres vivants, il reconnaissait deux classes de corps :

Les corps vivants,

Les corps bruts ou inanimés.

Cependant la division en trois règnes a prévalu et les deux règnes animal et végétal ont été considérés comme presque aussi séparés l'un de l'autre qu'ils l'étaient chacun du règne minéral.

Que l'on fasse des animaux et des végétaux des catégories distinctes, nous n'y contredisons certes point, mais que l'on parle de là pour établir entre les deux groupes d'êtres une différence tellement profonde qu'elle comporterait en quelque sorte deux physiologies différentes, l'une animale, l'autre végétale, reposant sur des principes spéciaux : c'est là une manière de voir que nous devons combattre.

Les éléments d'une différenciation entre les modes de la vie chez les animaux et les plantes ont été demandés d'abord à l'anatomie.

Cuvier, pour ne citer que cet exemple, signalait l'absence d'appareil digestif chez les plantes comme un caractère très général qui pouvait servir à les distinguer des animaux.

On sait très bien aujourd'hui qu'un nombre immense d'animaux inférieurs ne possèdent point de tube digestif, et que, dans des degrés plus élevés, les mâles de certaines espèces, telles que les rotifères, en sont dépourvus, tandis que les femelles le possèdent.

En fait, ce caractère n'a donc point une valeur absolue ; en principe, nous verrons plus tard que l'appareil digestif n'est qu'un appareil accessoire dans la nutrition.

Les réserves qui sont en réalité le fond nutritif des êtres vivants sont identiques dans les animaux et dans les végétaux.

On a cru en second lieu trouver une différence entre les animaux et les végétaux au point de vue de la composition de leurs tissus.

On a dit, par exemple, que l'azote était un élément caractéristique de l'organisme animal, tandis qu'il n'existait qu'exceptionnellement chez les végétaux.

L'analyse du parenchyme des Champignons et des graines des phanérogames vint bientôt renverser cette opinion.

On admet aujourd'hui que le protoplasma, seule partie active et travaillante du végétal, a la même constitution que le protoplasma animal : c'est une substance azotée.

L'azote, au lieu d'être un élément accessoire, est donc essentiel et fondamental dans les deux règnes.

Les éléments anatomiques des plantes, cellules, fibres et vaisseaux, perdent dans certaines régions leur protoplasma et n'interviennent plus dans la constitution végétale que comme des parties de soutien.

À un moindre degré, cela se rencontre chez les animaux ; le squelette des crustacés et la carapace des insectes sont des parties qui sont peu riches en azote ou qui en sont même absolument dépourvues.

La substance principale des tissus de soutien chez les végétaux est le ligneux ou la cellulose.

Or, on avait émis la proposition que la cellulose était spéciale aux végétaux et n'appartenait qu'à eux seuls.

Il n'en est rien.

On a rencontré cette substance dans l'enveloppe des Tuniciers et l'on a établi d'ailleurs des analogies étroites avec la chitine qui forme la carapace des crustacés et des insectes [31].

Toutefois, comme nous l'avons dit, c'est dans les rapports des animaux et des végétaux avec l'atmosphère que la théorie du Dualisme a trouvé ses premiers et ses plus forts arguments.

Les découvertes accomplies, à ce sujet, à la fin du siècle dernier, ont immédiatement placé en opposition la vie des plantes avec celle des animaux.

On connaît la célèbre expérience de Priestley, par laquelle ce grand chimiste établit que les végétaux purifient l'air que les animaux ont vicié et semblent se comporter, quant à leur respiration, en sens inverse.

Une souris est placée sous une cloche dans de l'air confiné : elle finit par y périr ; l'air est vicié, et si l'on introduit un autre animal, il tombe très rapidement et périt à son tour asphyxié.

Mais si l'on dispose dans la cloche une plante (un pied de menthe), l'atmosphère est purifiée, rétablie dans sa constitution première et un animal peut y vivre de nouveau [32].

L'être végétal vit donc là où meurt l'animal ; ils se comportent précisément d'une manière inverse relativement au milieu, l'un défaisant ce que l'autre a fait, et à eux deux ils constituent un état de choses harmonique, équilibré et par conséquent durable.

Cette expérience fut vraiment le point de départ de l'opposition chimique moderne des animaux et des végétaux.

Les animaux absorbent de l'oxygène et exhalent de l'acide carbonique.

Les recherches successives de Ingen-Housz, de Sénébier, de Th. de Saussure ont prouvé que dans les parties vertes des plantes, sous l'influence des rayons solaires, il se produit au contraire une absorption d'acide carbonique et une exhalation d'oxygène.

Cette opposition entre la respiration des animaux et celle des plantes a été généralisée d'une manière grandiose, par MM. Dumas et Boussingault dans leur théorie de la circulation matérielle entre les deux règnes organiques :

« L'oxygène enlevé par les animaux est restitué par les végétaux.

Les premiers consomment de l'oxygène ; les seconds produisent de l'oxygène.

Les premiers brûlent du carbone, les seconds produisent du carbone.

Les premiers exhalent de l'acide carbonique, les seconds fixent de l'acide carbonique. »

L'animal fut ainsi considéré comme un appareil de combustion, d'oxydation, d'analyse ou de destruction tandis que la plante au contraire était un appareil de réduction, de formation, de synthèse.

Il résultait de là que les phénomènes de destruction ou combustion vitale se trouvaient absolument séparés dans les êtres vivants des phénomènes de réduction ou de synthèse organique.

La création vitale était dévolue aux végétaux, tandis que la destruction organique était réservée aux animaux.

L'organisme animal étant incapable de former aucun des principes qui entrent dans sa constitution : graisse, albumine, fibrine, amidon, sucre, tout lui était fourni par le règne végétal, et l'alimentation des animaux n'était plus que la mise en place des matériaux uniquement élaborés par les plantes.

Le lait sécrété par l'herbivore, la caséine, le beurre, le sucre devaient se retrouver poids pour poids dans les herbages dont il fait sa nourriture, etc.

Ces idées ont encore été rassemblées et exprimées avec une lumineuse simplicité, par MM. Dumas et Boussingault, dans leur statique chimique des êtres vivants.

Nous reproduisons ici la formule saisissante de cette théorie célèbre.

C'est dire en d'autres termes que la formation ou synthèse chimique appartient aux végétaux et que la combustion appartient aux animaux.

Or cette conclusion est contradictoire au principe fondamental de la physiologie générale, à savoir que les deux phases de l'action vitale, la création et la destruction, au lieu d'être partagées entre les deux règnes, sont intimement unies dans tout être et dans toute partie vivante.

Mais la dualité vitale ne s'est pas affirmée seulement au point de vue chimique, elle a revêtu de notre temps une autre forme que nous pouvons appeler dynamique ou mécanique.

On a comparé souvent le corps de l'homme et celui des animaux à un appareil à combustion.

Les chimistes ont établi que les produits rejetés du corps, les excrétions, pris dans leur ensemble, contenaient une plus grande proportion d'oxygène que les aliments ingérés.

Il se produit donc dans l'organisme animal une combustion continuelle, source de chaleur et de force mécanique.

« L'oxydation des composés complexes, dit M. Huxley, qui entrent dans l'organisme et finalement proportionnée à la somme de force que le corps dépense, exactement de la même façon que la somme de travail que l'on obtient d'une machine à vapeur, et la quantité de chaleur qu'elle produit sont en proportion stricte de la quantité de charbon qu'elle consomme.

Les particules de matière qui entrent dans le tourbillon vital sont plus compliquées que celles qui en sortent.

Pour employer une métaphore qui n'est pas sans quelque réalité, les atomes qui entrent dans l'organisme sont pour la plupart façonnés en grosses masses et se brisent en petites masses avant de le quitter.

La force qui est mise en liberté dans cette fragmentation est la source des puissances actives de l'organisme. »

De là l'assimilation du corps des animaux à une machine à vapeur où s'engendreraient des forces vives.

L'organisme, a-t-on dit, est une machine, et même assez parfaite ; car, pour une semblable quantité de combustible, elle fournit deux fois plus de travail que les moteurs les plus économiques.

Son rendement s'élèverait, d'après Moleschott, au cinquième de l'équivalent mécanique du calorique dégagé par la combustion de l'hydrogène et du carbone qu'elle consomme.

En considérant les deux règnes, au point de vue des services qu'ils se rendent, comme font les partisans des causes finales, et non pas au point de vue de leur fonctionnement essentiel, on a pu dire que l'un était un réservoir de forces, et l'autre un consommateur.

« Les phénomènes les plus compliqués de la vitalité sont résumés, a dit M. Tyndall, dans cette loi générale : le végétal est produit par l'élévation d'un poids ; l'animal par la chute de ce poids. »

Le végétal créerait donc des forces à la façon du mécanicien qui soulève le poids d'une horloge ; par cette action, le travail des rouages est créé en puissance ; il suffit de laisser tomber la masse pour le manifester.

C'est là ce que l'on appelle en mécanique une force potentielle, une force de tension.

Le végétal créerait des forces de tension, et cela aux dépens des forces vives du soleil.

Sous l'influence des vibrations transmises par les rayons solaires et par la chaleur de l'atmosphère, la chlorophylle (avec laquelle on confond ici le règne végétal) séparerait l'oxygène des combinaisons oxygénées (eau, acide carbonique, sels ammoniacaux) qu'elle absorbe.

Cet oxygène mis en présence des substances combustibles est prêt à s'y combiner, à créer ainsi un travail, à développer des forces.

La séparation effectuée par la plante reviendrait à la production d'une énergie potentielle, de forces de tension ; le rôle du règne végétal consisterait à transformer des forces vives en forces de tension.

Au contraire, l'animal transformerait des forces de tension en forces vives.

Le poids soulevé par le végétal, il le laisse retomber ; il lâche, pour revenir à notre image, la masse qui fait mouvoir l'horloge, il précipite sur les substances combustibles l'oxygène que la plante en avait séparé.

Pour cela, que faut-il ?

Il faut, d'après Hermann, à qui nous empruntons cette théorie, il faut détruire l'obstacle qui empêche l'oxygène de se combiner, enlever la clavette qui retient le poids de l'horloge, détruire, en un mot, l'obstacle qui empêche la force de tension de devenir force vive, travail ; il doit exister des forces de dégagement.

Ainsi, forces de tension, accumulées dans les végétaux ; forces vives et forces de dégagement dans les animaux ; voilà la distribution qui constituerait la dualité dynamique des êtres vivants.

III. Réfutation générale des théories dualistes de la vie

La physiologie générale peut faire à ces théories des objections de principe et des objections de faits.

La grande objection de principe que nous adressons à la doctrine de la dualité vitale, c'est d'être en contradiction radicale avec notre conception fondamentale de la vie qui exige dans tout être animal ou végétal la réunion des phénomènes de création et de destruction organique.

Nous ne pouvons concevoir un être vivant animal ou végétal en dehors de cette formule par conséquent nous regardons a priori comme erronée toute proposition contradictoire à ce grand principe physiologique.

La seconde objection de principe que nous formulerons est relative à l'idée d'une nutrition directe que la théorie dualiste admet et que la physiologie contredit.

La théorie dualiste suppose en effet que les aliments passent directement des plantes dans les animaux et que leurs principes immédiats s'y mettent en place chacun selon sa nature.

L'étude physiologique des phénomènes prouve que rien de semblable n'a lieu, et que la nutrition est indirecte.

L'aliment disparaît d'abord en tant que matière chimique définie et ce n'est que plus tard, après un travail organique à longue portée, après une élaboration vitale complexe, que l'aliment arrive à constituer les réserves toujours identiques qui servent à la nutrition de l'organisme.

La nutrition et la digestion se séparent complètement ; la nature de l'alimentation, essentiellement variable, n'a jamais d'effet dans l'état normal, sur la formation des réserves qui restent fixes comme la constitution des liquides et des tissus organiques.

En un mot, le corps ne se nourrit jamais directement d'aliments variés, mais toujours à l'aide des réserves identiques préparées par une sorte de travail de sécrétion.

Et ce que nous disons ici de la formation des réserves nutritives se retrouve dans les deux règnes, aussi bien chez les animaux que chez les végétaux.

D'ailleurs, il faut le reconnaître, les faits sont venus eux-mêmes démontrer que la dualité vitale ne pouvait exister sous la forme absolue qu'elle avait revêtue.

Pour ce qui est de la formation des principes immédiats, la question a été résolue et la solution acceptée par ceux-là mêmes qui avaient d'abord soutenu la théorie contraire.

Il a été démontré que les animaux forment réellement de la graisse indépendamment de celle qu'ils ingèrent et qu'ils pourraient emprunter à l'alimentation.

L'herbivore crée la graisse au lieu de la trouver toute formée, et le carnivore agit de même.

Non seulement les animaux font de la graisse, mais ils n'emploient pas directement celle que renferment leurs aliments.

Cette sorte d'économie qu'il y aurait à utiliser la substance déjà formée et qui nous vient à l'esprit, la nature ne la connaît pas.

Elle ne profite point de la besogne toute faite, comme si c'était autant de gagné.

Le chien, par exemple, ne s'engraisse pas du suif du mouton ; il fait de la graisse de chien.

J'ai moi-même, avec le concours de M. Berthelot, essayé de fournir une démonstration expérimentale de ce fait, en employant un moyen de reconnaître et de suivre la graisse fournie à l'animal : ce moyen consiste à employer comme aliment de la graisse chlorée, où le chlore remplace quelques molécules d'hydrogène.

Si l'animal soumis à ce régime présente une graisse différente de celle qui lui a été offerte et possède les caractères propres à l'organisme qui l'a produite, il faudra bien conclure qu'il n'y a pas eu simple mise en place de l'aliment introduit.

On pourrait démontrer de même que les substances albuminoïdes qui constituent les tissus animaux ne sont pas empruntés directement aux substances alibiles des végétaux.

Mais c'est surtout pour la formation de la matière sucrée que les doutes ont été entièrement levés.

Il y a une trentaine d'années, on croyait que le sucre était incontestablement une substance végétale et que celui qui existait dans les organismes animaux avait été -nécessairement emprunté aux plantes.

J'ai réussi à démontrer qu'il en est tout autrement et que l'animal fabrique lui-même cette substance indispensable au fonctionnement vital, aux dépens des matériaux alimentaires très différents qu'on lui fournit.

J'ai prouvé de plus que le sucre se produit dans l'animal par un mécanisme identique à celui qui a lieu dans le végétal.

Nous reviendrons sur ces faits à propos de l'étude des phénomènes de créations organiques.

Concluons seulement ici qu'à l'égard de la formation des principes immédiats, l'expérience démontre que les animaux et les végétaux ne se distinguent pas et que les uns et les autres peuvent former les mêmes principes organiques.

L'antagonisme de la respiration des animaux et des végétaux n'est pas davantage confirmé par l'expérience.

La réduction de l'acide carbonique opérée par le végétal est le fait de la fonction chlorophyllienne ; celle-ci n'a aucun rapport avec la respiration qui est identique dans les deux règnes.

Le protoplasma végétal, les parties incolores, racines, graines, etc., ont les mêmes propriétés respiratoires que les tissus animaux.

Le végétal comme l'animal absorbe de l'oxygène, exhale de l'acide carbonique et produit de la chaleur ; le fait n'est pas douteux lorsque l'on suit la germination des graines.

Relativement à la sensibilité qui constituerait le troisième point d'antagonisme entre les végétaux et les animaux, nous aurons l'occasion de montrer qu'elle n'est en aucune façon un attribut exclusif de l'animalité [33].

Si les végétaux ne présentent pas des fonctions locomotrices comparables à celles des animaux, ils n'en possèdent pas moins une sensibilité, qui est le primum movens de tout acte vital.

Si les partisans de l'opposition chimico-physique, entre les animaux et les végétaux, ont dû céder à l'évidence des faits contraires et revenir sur l'absolu de leurs anciennes opinions, l'esprit de la théorie n'en subsiste pas moins ; il est intéressant de voir que la dualité vitale se concentre maintenant sur un seul argument.

On ne peut plus douter, avons-nous dit, que les animaux et les plantes ne soient capables de produire les mêmes principes immédiats ; on ne peut plus nier que les uns et les autres soient le siège de destructions et de réductions infiniment nombreuses et connexes.

La différence ne résiderait plus entre animaux et végétaux que dans l'agent ou l'énergie qui est la cause des phénomènes chimiques et mécaniques qui se passent en eux C'est un point que nous traiterons avec plus de détail, en étudiant les phénomènes de création vitale [34].

Pour le moment il suffira de rappeler les grands traits de la question.

Il est admis aujourd'hui [35] que les phénomènes de synthèse chez les végétaux et les animaux forment deux groupes : ceux qui exigent la radiation solaire, ce sont les réductions opérées dans les plantes vertes sous l'influence de la chlorophylle ; ceux qui ont lieu sous l'influence des combustions opérées dans les animaux ou dans les parties des plantes qui ne contiennent pas de matière verte.

Telles seraient les deux sources de forces vives qui s'accumulent dans les êtres vivants : tantôt elles sont directement empruntées à l'énergie solaire, tantôt elles sont empruntées à la chaleur produite par les combustions.

La force vive vient du soleil quand il y a de la chlorophylle ; dans tous les autres cas, soit pour les animaux, soit pour les végétaux, elle provient de la chaleur dégagée dans les oxydations ou dans les combinaisons chimiques de même ordre.

Comme exemple de ce dernier genre, nous pouvons prendre la levure de bière, le saccharomyces cerevisise.

Ce champignon ne contient point de matière verte, il n'a pas de chlorophylle.

Aussi ce végétal ne peut-il emprunter son carbone directement à l'acide carbonique : il a besoin d'un corps combustible explosif, le sucre, c'est-à-dire d'un corps qui puisse donner de la chaleur en se brûlant.

Ici l'énergie calorifique remplacerait l'énergie solaire.

Toute la différence entre les êtres vivants serait finalement réduite à cela.

Nous ferons remarquer que ce nouveau caractère ne peut servir à distinguer les animaux des plantes.

Quoique les végétaux soient pourvus de chlorophylle, surtout pendant l'été, d'une manière incomparablement plus abondante que les animaux, on ne peut d'une manière absolue confondre le végétal avec la chlorophylle.

On devrait simplement dire qu'il y a des êtres-conte- nant de la chlorophylle et capables d'utiliser la force vive émanée du soleil : ce serait le règne des êtres à chlorophylle ; puis viendrait le règne des êtres sans chlorophylle qui sont obligés de tirer d'une manière indirecte du soleil, c'est-à-dire des combinaisons formées en définitive sous l'influence de ses rayons, la puissance dynamique qu'ils doivent utiliser.

Mais cette division, qui consisterait à ranger les êtres d'après l'existence ou l'absence de la matière verte chlorophyllienne ne correspond plus à la classification des êtres vivants en végétaux et animaux.

Toute la vaste classe des champignons, dépourvus de chlorophylle, devrait être distraite des végétaux, et beaucoup d'animaux (Euglena viridis, Stentor polymorphus, etc., etc.) devraient être rangés dans les végétaux.

Au point de vue philosophique, les théories dualistes de la vie ont eu pour objet de nous montrer d'une manière saisissante les rapports des êtres dans les trois règnes de la nature.

Elles ont étudié surtout les conséquences de ces rapports et regardé chaque être comme une machine travaillant au service d'autrui.

Ces théories sont surtout empreintes, des considérations finalistes que l'homme ne peut s'empêcher d'exprimer lorsqu'il se fait le centre des grands phénomènes cosmiques qui l'entourent : le règne minéral est le réservoir général ; les végétaux travaillent pour les animaux, et le monde entier est fait pour l'homme, qui en utilise les produits pour son bien-être matériel ou dans l'intérêt social.

Par ce côté ces théories paraissent se relier à la vie pratique.

C'est pourquoi on en a fait à l'agriculture, à l'hygiène, de nombreuses applications que nous n'avons pas à examiner ici.

Toutefois, nous pensons que ces vues théoriques qui reposent sur des résultats évidents et incontestables ne répondent pas à la véritable conception physiologique des phénomènes.

En effet, l'identification de l'organisme animal à un appareil dans lequel s'engendrent des forces vives, à un fourneau dans lequel vient s'engouffrer et se brûler le règne végétal, peut représenter une apparence extérieure ; mais ce n'est pas l'expression physiologique d'une loi qui relierait la vie animale et végétale.

Sans doute les animaux se nourrissent de plantes, et les carnassiers des herbivores.

Ces résultats qui assurent l'équilibre cosmique sont les conséquences, ainsi que nous le montrerons plus tard, de la loi générale de la lutte pour l'existence, d'après laquelle la nature ne peut engendrer la vie que par la mort, la création par la destruction.

Pour nous ces faits, quoique nécessaires, sont en réalité accidentels et contingents dans leur déterminisme ; ils restent en dehors de la finalité physiologique.

La loi de la finalité physiologique est dans chaque être en particulier et non hors de lui : l'organisme vivant est fait pour lui-même, il a ses lois propres, intrinsèques.

Il travaille pour lui et non pour d'autres.

Il n'y a rien dans la loi de l'évolution de l'herbe qui implique qu'elle doit être broutée par l'herbivore ; rien dans la loi d'évolution de l'herbivore qui indique qu'il doit être dévoré par un carnassier ; rien dans la loi de végétation de la canne qui annonce que son sucre devra sucrer le café de l'homme.

Le sucre formé dans la betterave n'est pas destiné non plus à entretenir la combustion respiratoire des animaux qui s'en nourrissent ; il est destiné à être consommé par la betterave elle-même dans la seconde année de sa végétation, lors de sa floraison et de sa fructification.

L'œuf de poule n'est pas pondu pour servir d'aliment à l'homme, mais bien pour produire un poulet, etc.

Toutes ces finalités utilitaires à notre usage, sont des œuvres qui nous appartiennent [36] et qui n'existent point dans la nature en dehors de nous.

La loi physiologique ne condamne pas d'avance les êtres vivants à être mangés par d'autres ; l'animal et le végétal sont créés pour la vie.

D'autre part une conséquence impérieuse de la vie est de ne pouvoir naître que de la mort.

Nous l'avons répété sous toutes les formes : la création organique implique la destruction organique.

Ce qui s'observe dans les phénomènes intimes de la nutrition, dans la profondeur de nos tissus, se manifeste dans les grands phénomènes cosmiques de la nature.

Les êtres vivants ne peuvent exister qu'avec les matériaux d'autres êtres morts avant eux ou détruits par eux.

Telle est la loi.

En résumé, la physiologie générale, qui ne considère la vie que dans ses phénomènes essentiels et généraux, ne nous permet pas d'admettre une dualité des animaux et des végétaux, une physiologie animale et une physiologie végétale distinctes.

Il n'y a qu'une seule manière de vivre, qu'une seule physiologie pour tous les êtres vivants : c'est la physiologie générale qui conclut à l'unité vitale dans les deux règnes.

Si maintenant, au lieu de considérer la vie dans ses deux manifestations nécessaires et universelles, la création et la destruction vitale, nous pénétrons dans le jeu des divers mécanismes vitaux que la nature nous présente, si nous headendons dans l'arène où se passe la lutte pour l'existence, alors nous trouverons des différences fonctionnelles et des variétés infinies.

Non seulement nous trouverons que des animaux sont conformés pour manger des végétaux, mais que des animaux sont armés pour dévorer d'autres animaux plus faibles qu'eux.

C'est, en un mot, le règne de la loi du plus fort, loi qui n'a rien de nécessaire, puisque les hasards du combat vital peuvent faire que tel être échappe à la mort, tandis que tel autre succombe.

Toutefois, au milieu de cette mêlée silencieuse, que nous appelons par antiphrase l'harmonie de la nature, et dans laquelle viennent s'entre-détruire toutes les existences, jamais la loi fondamentale de la physiologie générale que nous avons énoncée n'est violée.

Jamais la vie ne se manifeste sans entraîner avec elle dans le même être un double mouvement de création et de destruction organique équivalente, de sorte que nous ne trouvons jamais des êtres vivants jouant séparément le rôle d'organismes créateurs de la matière organique, tandis que d'autres auraient le rôle contraire de détruire cette matière organique pour la restituer au monde minéral.

Tous les êtres vivants se nourrissent de même : l'animal pas plus que le végétal ne procède par nutrition directe, ils s'alimentent, en réalité, l'un et l'autre, malgré les apparences contraires, en prenant au monde ambiant des matériaux tombés dans un état plus ou moins profond d'indifférence chimique.

L'animal comme le végétal modifient ces matériaux, les élaborent et en forment des réserves appropriées à leur nature et utilisées ultérieurement pour leur propre compte.

Tantôt la formation de la réserve et sa dépense peuvent être à peu près simultanées ou très rapprochées, tantôt elles sont successives et à long intervalle.

Ce dernier cas s'observe pour les végétaux, surtout pour les végétaux bisannuels.

Pendant la première année, la plante accumule ses réserves, et on peut croire qu'elle n'est alors qu'un appareil de création ou de synthèse.

Pour les animaux, au contraire, et particulièrement pour les animaux à sang chaud, les réserves ne durent pas longtemps et se dépensent en quelque sorte au fur et à mesure, de sorte qu'on peut croire que ces derniers êtres sont uniquement des appareils de combustion, de destruction.

Chez les animaux à sang froid, les réserves sont faites dans certains cas à longue portée et se rapprochent par ce côté de celles des végétaux.

En définitive, le végétal et l'animal sont deux machines vivantes distinctes, munies d'instruments et d'appareils variés avec des modes de fonctionnement qui donnent aux phénomènes de leur existence des apparences fort différentes.

Mais l'unité de la vie ne doit pas nous être dissimulée par la variété de la fonction ; le muscle, la glande, le cerveau, les nerfs, les organes électriques, etc., vivent semblablement, mais fonctionnent très différemment.

Les végétaux et les animaux vivent identiquement, mais fonctionnent autrement.

Même en admettant que la fonction chlorophyllienne soit spéciale aux végétaux, il ne faut pas en tirer la conclusion que les végétaux vivent autrement que les animaux, ce serait une erreur ; le protoplasma chlorophyllien, qui a pour fonction de réduire l'acide carbonique et de dégager de l'oxygène, ne vit pas moins, comme tous les protoplasmas animaux et végétaux, en absorbant de l'oxygène et en exhalant de l'acide carbonique.

Au point de vue de la physiologie générale, nous ne considérons pas seulement les fonctions différentielles des êtres vivants entre eux, lesquelles n'ont rien d'absolument nécessaire à la vie ; nous considérons, au contraire, les phénomènes généraux et communs qui sont indispensables à l'existence de tous les êtres.

Qu'importe qu'un être vivant ait des organes ou des appareils plus ou moins variés et complexes, des poumons, un cœur, un cerveau, des glandes, etc., etc.

Tout cela n'est pas nécessaire à la vie d'une manière absolue.

Les êtres inférieurs vivent sans ces appareils, qui ne sont que l'apanage des organisations de luxe.

L'étude des êtres inférieurs est surtout utile à la physiologie générale, parce que chez eux la vie existe à l'état de nudité, pour ainsi dire.

Elle est réduite à la nutrition : destruction et création vitale.

Or, nous le répétons, cette vie est toujours complète dans la plante comme dans l'animal.

Ils ne représentent pas chacun une demi-vie qui, se complétant réciproquement, rendrait les deux êtres étroitement complémentaires l'un de l'autre.

C'est en définitive dans l'intimité des phénomènes de la nutrition que se manifeste surtout la loi de l'unité vitale chez les animaux et chez les végétaux.

Mais pour saisir cette unité, il faut considérer le phénomène nutritif dans sa totalité ; car si on n'analyse qu'un côté des rapports des êtres vivants avec le milieu cosmique, on peut trouver parfois que les phénomènes de la vie animale et végétale revêtent des apparences contraires.

C'est ce qui a semblé parfois résulter de ce qu'on a appelé le bilan nutritif des animaux et des végétaux.

Nous terminons par quelques réflexions à ce sujet.

Le bilan du mouvement organique des animaux et des végétaux se dresse comme celui d'une machine ordinaire dont on veut connaître le travail intérieur.

On analyse ce qui entre, on analyse ce qui sort dans un temps donné, et de la dépense on déduit ce qui s'est fait dans la machine.

Cette manière d'opérer, applicable sans doute aux machines inertes, n'est plus légitime pour les organismes ou machines vivantes.

Si la nutrition et la combustion organiques étaient directes, comme on l'a cru après Lavoisier, le bilan direct pourrait être admissible.

Mais la physiologie nous a appris que la nutrition est indirecte et ne se fait qu'à longue portée après des mois et même des années chez certains végétaux.

Donc il faudrait, pour conclure, rigoureusement avoir des observations ou des expériences d'une durée équivalente ; sans cela on n'obtient que des résultats partiels dont on ne peut pas tirer de conclusions générales.

MM. Regnault et Reiset ont fait bien sentir cette différence qui existe entre les machines vivantes et les machines inertes, quand dans leurs belles recherches sur la respiration, ils ont analysé le travail de Dulong et Desprez sur la chaleur animale.

Ces derniers auteurs, supposant que la combustion est directe, admettaient que la chaleur produite dans le corps est représentée par la chaleur de combustion du carbone et de l'hydrogène à l'aide de l'oxygène respiré.

Les nombres de leurs analyses correspondent même avec cette explication.

MM. Regnault et Reiset, tout en admettant que les phénomènes de calorification ne peuvent être, dans l'organisme comme au dehors de lui, que le résultat des phénomènes de combustion, n'hésitent pas à considérer les nombres trouvés par Dulong et Desprez comme faux et la concordance de leurs analyses comme tout à fait fortuite.

C'est qu'en effet il y a bien d'autres phénomènes dont il faudrait tenir compte si l'on voulait avoir l'équation de la production de la chaleur animale dans l'organisme vivant.

On simplifie donc trop les problèmes, et selon le mot spirituel de Mulder : déduire les phénomènes qui se passent dans l'organisme de l'analyse des matériaux qui le traversent, ce serait prétendre connaître ce qui se passe dans une maison en analysant les aliments qui entrent par la porte et la fumée qui sort par la cheminée.

Nous reconnaissons néanmoins aux recherches de statique chimique une grande importance, parce qu'elles fournissent les premières données sur lesquelles le physiologiste doit se baser pour poursuivre l'étude des phénomènes intimes de la nutrition dans nos tissus.

Mais la physiologie expérimentale nous enseigne que ces problèmes intermédiaires de la nutrition doivent ensuite être suivis pas à pas à l'aide d'expériences délicates, au lieu d'être déduits d'explications hypothétiques fondées sur la comparaison du matériel d'entrée et de sortie.

Les phénomènes de la nutrition sont trop complexes pour pouvoir se prêter à ce genre d'investigation, qui n'est applicable, nous le répétons, qu'aux machines inorganiques.

Nous pourrions citer beaucoup de conséquences physiologiquement erronées, auxquelles on a été conduit par cette manière indirecte d'opérer, tandis qu'au contraire l'étude expérimentale des phénomènes de la nutrition poursuivie directement dans les organes, dans les tissus, et même dans les éléments de tissus, nous a conduit à des découvertes fécondes.

Jamais on n'aurait découvert la formation du sucre dans le foie si l'on s'était borné à comparer les analyses des matières à l'entrée et à la sortie de l'organisme.

Le physiologiste doit s'appuyer sur ces résultats chimiques généraux ; mais il ne doit pas s'en contenter, il doit headendre, à l'aide de l'expérience directe, dans l'intimité des organes, dans le tissu, dans la cellule vivante dont la fonction est identique dans l'animal comme dans le végétal.

C'est par cette étude seule qu'il pourra saisir le mystère de la nutrition intime et arriver à se rendre maître de ces phénomènes de la vie, ce qui est son but suprême.

On voit ainsi par quel point de vue le physiologiste et le chimiste peuvent différer quand ils étudient les phénomènes de l'organisme vivant.

Conclusion

De la discussion générale qui précède, nous pouvons conclure que malgré la variété réelle que les phénomènes vitaux nous offrent dans leur apparence extérieure, dans les animaux et dans les végétaux, ils sont au fond identiques, parce que la nutrition des cellules végétales et animales, qui sont les seules parties vivantes essentielles, ne sauraient avoir un mode différent d'exister dans les deux règnes.

En conséquence nous considérons notre grande division des phénomènes de la vie, destruction et création organique, comme justifiée et comme établie en physiologie générale.

Cette division nous servira de cadre dans les leçons qui vont suivre.

Quatrième leçon : Phénomènes de destruction organique

SOMMAIRE : Phénomènes de la création et de la destruction organique. — Étude des phénomènes de destruction organique. — Fermentation, combustion, putréfaction. — I. Fermentation. — Catalyse ; Berzélius. — Décomposition ; Liebig. — Théorie organique ; Cagniard de Latour, Turpin, Pasteur. — Ferments solubles, ferments figurés. — Les actions des ferments solubles se retrouvent dans le règne minéral. — Les mêmes ferments sont communs aux deux règnes, animal et végétal. — Les ferments agissent pour transformer et décomposer les produits des réserves nutritives. — Fermentations dues aux ferments figurés. — Fermentation alcoolique ; ses conditions. — II. Combustion. — Théorie de Lavoisier ; combustion directe, vive ou lente. — La combustion directe n'existe pas. — Combustions indirectes ; dédoublement, sorte de fermentation appartenant aux végétaux et aux animaux. — Fait particulier des glandes. — Rôle inconnu de l'oxygène dans l'organisme. — III. Putréfaction. — Appartient aux animaux et aux végétaux. — Théories de la putréfaction ; Gay-Lussac, Appert, Schwann, Pasteur. — Fermentation putride. — Analogie de la putréfaction et des fermentations. — La vie est une putréfaction. — Mitscherlich, Hoppe-Seyler, Schützen- berger, etc.

Nous avons proposé, discuté et établi en physiologie générale, la division des phénomènes de la vie en deux grands groupes : phénomènes de création ou de synthèse organique, phénomènes de destruction organique.

Il faut maintenant poursuivre cette division dans ses détails et étudier séparément les deux ordres de phénomènes vitaux qui s'y rapportent.

Nous commencerons par l'étude des phénomènes de destruction vitale, parce qu'ils se montrent dès l'origine de l'être et qu'ils débutent avec l'apparition de la vie.

Les phénomènes de destruction organique ont pour expression même les manifestations vitales.

On peut regarder comme un axiome physiologique la proposition suivante :

Toute manifestation vitale est nécessairement liée à une destruction organique.

Quel sont ces phénomènes de désorganisation ?

Lavoisier, dans le passage que nous avons précédemment cité, rattache tous les phénomènes de destruction organique à l'un de ces trois types :

I. Fermentation.

II. Combustion.

III. Putréfaction.

C'est, en effet, par l'un ou l'autre de ces procédés que la matière organisée se détruit, soit par suite du fonctionnement vital, soit dans le cadavre après la mort.

Ces trois phénomènes typiques présentent malheureusement encore beaucoup d'obscurités, malgré l'impulsion très active qui a été donnée à leur étude et malgré les progrès considérables qui ont été accomplis depuis quelques années.

Il ne s'agira pas d'ailleurs, dans ces leçons où nous traçons une sorte d'esquisse ou de plan de la physiologie générale, de résoudre les questions ; il importe d'abord de les poser : c'est à quoi nous nous bornerons en traitant successivement de la fermentation, de la combustion, de la putréfaction.

Nous indiquerons d'une manière rapide et sommaire non pas l'état détaillé de nos connaissances sur ces phénomènes complexes, mais bien plutôt la place qu'ils doivent occuper dans un conspectus physiologique, nous réservant de les développer plus tard en faisant connaître nos recherches personnelles.

I. Fermentations

Les chimistes et les physiologistes n'ont jamais été et ne sont pas encore d'accord sur ce que l'on doit entendre sous le nom de fermentation.

On a dit, dans ces derniers temps, d'une façon générale, que ce nom s'appliquait à toutes les réactions organiques provoquées par un corps qui ne gagnait et ne perdait rien dans le phénomène, qui semblait n'intervenir que par sa présence.

Berzélius appelait actions catalytiques les phénomènes de ce genre.

C'est ainsi que la mousse de platine, disait-on, agit par simple présence ou par catalyse sur l'alcool pour le faire passer successivement à l'état d'aldéhyde, puis d'acide acétique.

La fermentation était une catalyse organique.

C'était là, bien entendu, une simple désignation et non une explication.

Le rapprochement que ce nom indique n'est pourtant pas exact, et nous donnerait une idée très fausse des fermentations qui s'accomplissent chez les animaux et végétaux.

En effet, les fermentations que l'on connaît pour les avoir étudiées dans l'économie vivante où elles s'accomplissent ne sont pas comparables aux phénomènes que Berzélius appelait des actions catalytiques.

Le ferment ne reste pas indifférent aux décompositions qu'il provoque.

Il est prouvé aujourd'hui que, dans l'action de la diastase sur l'amidon, la diastase s'use, et que son usure est en rapport avec l'énergie de l'action qu'elle a exercée.

Aussi le ferment ne reste pas invariable.

Nous venons de citer un cas où il se détruit : dans d'autres cas, il se multiplie.

Cela a lieu pour ce que l'on appelle les ferments figurés.

Le Mycoderma aceti, organisme microscopique qui transforme l'alcool en acide acétique, n'agit pas simplement à la façon de la mousse de platine ; il augmente de poids, il s'accroît et se multiplie dans la liqueur où il agit et corrélativement à son action même.

Il ne faut donc pas, d'après cela, rapprocher les fermentations des phénomènes d'ailleurs obscurs et inconnus que l'on a rangés sous le titre d'actions catalytiques.

Berzélius avait en vue surtout la fermentation alcoolique : il ignorait que le ferment, la levure, fût un être organisé, il le regardait comme un principe amorphe.

Mitscherlich, qui connaissait cependant la nature organisée de la levure, lui attribuait le même rôle que Berzélius.

Liebig comprit autrement les fermentations.

Prenant pour type la fermentation alcoolique, il la considéra comme l'avaient fait autrefois les iatrochimistes Willis et Stahl.

« La levure de bière et en général toutes les matières animales et végétales en putréfaction reportent sur d'autres corps l'état de décomposition dans lequel elles se trouvent elles-mêmes ; le mouvement qui, par la perturbation d'équilibre, s'imprime à leurs propres éléments, se communique également aux éléments des corps qui se trouvent en contact avec elles. »

Le ferment, dans cette manière de voir, est un corps en décomposition, dont les molécules, animées d'un mouvement particulier interne, communiquent l'ébranlement à une substance fermentescible instable.

Pour caractériser d'un mot la théorie de Liebig, il faudrait dire que la fermentation est une décomposition qui en entraîne une autre.

Cagniard de Latour reconnut vers 1838, par l'inspection microscopique, que la levure de la fermentation alcoolique était formée de globules organisés, de cellules vivantes, capables de se reproduire, ayant une enveloppe et un contenu.

Le rôle de cet organisme dans la fermentation fut surtout précisé par M. Pasteur.

La fermentation alcoolique est un phénomène corrélatif de l'organisation, du développement, de la multiplication, c'est-à-dire de la vie des globules.

C'est ce que l'on a appelé la théorie physiologique de la fermentation, que Turpin, en 1838, avait formulée le premier, en disant :

« Fermentation comme effet et végétation comme cause. »

On distingue aujourd'hui deux espèces de fermentations, selon la nature soluble ou insoluble du ferment : les unes produites par l'intervention d'un ferment organisé ou figuré, les autres produites par les ferments non figurés, liquides, produits solubles, élaborés, sécrétés par les organismes vivants.

Les ferments solubles existent dans les plantes et dans les animaux.

Ils ont pour type la diastase végétale et les ferments digestifs ; ils ont pour caractère commun d'être solubles dans l'eau, précipitables par l'alcool et de nouveau solubles dans l'eau.

Un autre trait commun est encore la grandeur de l'effet comparée à la masse très faible du ferment.

Une très petite fraction de diastase peut saccharifier une grande quantité (plus de deux mille fois son poids) d'amidon.

Enfin, la substance active ne se multiplie pas, mais au contraire s'épuise et se détruit par son action même.

Ces ferments sont capables de provoquer des réactions chimiques très énergiques.

J'ai insisté depuis très longtemps pour établir que les fermentations, spéciales quant à leurs procédés, ne sont pas, au fond, quant à leur nature essentielle, différentes des actions chimiques générales ; toutes, en effet, sont représentées dans le règne minéral.

Certains ferments, diastase animale et végétale, ferments inversifs des plantes ou des animaux, agissent à la façon des acides minéraux : d'autres ont le même effet que produirait un alcali ; de ce nombre est le ferment des matières grasses, qui existe dans le suc pancréatique et qui émulsionne d'abord et qui saponifie ensuite ces substances, etc.

Les fermentations amènent la destruction des composés complexes des organismes, leur dédoublement en des corps plus simples, accompagné d'une hydratation.

Elles jouent un rôle très important dans la nutrition.

On les trouve à la fois dans l'économie végétale et animale.

La chose est facile à démontrer dans le cas des diastases ; le ferment glycosique ou diastase proprement dite se rencontre dans toutes les parties de l'organisme où l'amidon animal ou végétal doit être rendu soluble.

Dans les graines, le ferment manifeste son activité lors de la germination ; dans le tubercule de la pomme de terre, il entre en activité au printemps ; dans le foie, il existe toujours de manière à transformer l'amidon animal en glycose.

En d'autres termes, partout où des matières féculentes doivent alimenter un organisme, on constate la présence d'un ferment identique.

L'amidon n'est donc pas utilisé sous sa forme actuelle ; il ne participe à la vie végétale ou animale que lorsque, par hydratation, il a été transformé en sucre de glycose.

D'autre part, le sucre, s'il était à l'état de glycose, ne se conserverait pas dans l'organisme : il se détruirait bientôt, sans pouvoir jouer ce rôle de réserve qui est indispensable au fonctionnement vital dans les deux règnes.

Ce que nous disons de l'amidon, de son accumulation en réserves insolubles, de sa transformation par fermentation au moment convenable, est vrai pour beaucoup d'autres substances moins bien connues.

La manière d'être de l'une d'elles, cependant, le sucre de saccharose (sucre de canne, de betterave), vient confirmer cette généralisation.

Il est susceptible, en effet, de s'accumuler à l'état de réserves dans les tissus des végétaux.

Sous cette forme, il n'est point utilisable ; il n'est pas directement oxydable par l'organisme ; il est nécessaire qu'il soit transformé en sucre de glycose.

Un ferment inversif est chargé de la transformation.

Ce ferment existe identique chez les animaux et les plantes : la levure de bière, qui a besoin de transformer en glycose, pour s'en nourrir, le sucre de cannes avec lequel elle est mise en présence, fabrique ce ferment.

M, Berthelot l'y a découvert.

La betterave se comporte de même relativement au sucre accumulé dans sa racine pendant la première année de la végétation ; j'ai démontré que les animaux procèdent de même pour tirer partie du sucre de saccharose contenu dans leurs aliments.

Nous avons dit que les actions du genre fermentatif sont extrêmement nombreuses ; elles sont en effet le type général des actions vitales de destruction ; beaucoup ne sont encore que soupçonnées ; le plus grand nombre est absolument ignoré.

Ce que l'on en sait suffit pourtant pour permettre de juger de l'importance de ces phénomènes.

Les matières albuminoïdes sont rendues solubles et digérées par un ferment, la pepsine, qui existe dans le suc gastrique ; la pepsine ne fait que commencer l'action ; la trypsine, ferment de même nature, contenu dans le suc pancréatique, achève cette transformation en peptone.

On a pensé que cet agent existait dans les différents points de l'organisme où sa présence peut être nécessaire pour digérer les albuminoïdes : Brücke a prétendu le retrouver dans le sang et dans les muscles.

Il est probable qu'on l'isolera dans les végétaux.

De même, il existe dans les amandes, douces et amères, un ferment soluble énergique, l'émulsine, qui est capable de dédoubler un grand nombre de glycosides : l'amygdaline (en glycose, acide cyanhydrique et essence d'amandes amères), la salicine, l'hélicine, l'arbutine, la phlorizine, l'esculine, la daphnine.

Or, il est remarquable que l'on trouve précisément un ferment de la même nature chez les animaux, dans le foie et le pancréas.

Il serait inutile de multiplier ces exemples, de signaler la fermentation du myronate de potasse produite par la myrosine, la fermentation des acides biliaires, de l'acide hippurique, du tannin, de la pectose, etc.

Il suffit que l'on comprenne qu'il s'agit ici d'un procédé général employé par la nature pour opérer le dédoublement, c'est-à-dire la destruction d'un très grand nombre de principes organiques aussi bien dans les plantes que chez les animaux.

On range parmi les fermentations (F. à ferments figurés) un second ordre de décompositions provoquées par des êtres organisés.

Le type de ces actions est la fermentation alcoolique produite par la levure de bière.

C'est dans ce groupe de phénomènes qu'il faudrait ranger les transformations du sucre en alcool, en acide lactique, en acide butyrique, en gomme, en mannite, en acide acétique.

Ce sont là des exemples de destructions accomplies dans des circonstances particulières ou dans le cours de l'existence d'êtres particuliers.

Cependant quelques-unes de ces fermentations destructives des matières organisées pourraient peut-être avoir une très grande généralité.

Il semblerait que beaucoup de cellules, soit animales soit végétales, mises dans les conditions des cellules de levure, agissent comme celles-ci.

Dans quelles conditions la levure provoque-t-elle la fermentation alcoolique ?

C'est, d'après M. Pasteur, lorsque le ferment est privé d'air.

Comme il a besoin d'oxygène pour subsister, ne pouvant l'emprunter directement, il se trouve dans l'alternative ou de périr ou de se le procurer par un autre précédé.

La levure prend alors de l'oxygène aux matières ambiantes : elle en prend au sucre en provoquant sa fermentation ou destruction, opération capable d'engendrer la chaleur, de produire l'énergie calorifique dépensée dans le fonctionnement vital.

On sait, avons-nous dit, que d'autres cellules semblent susceptibles d'agir d'une façon identique.

On a signalé, en effet, que certaines plantes d'Afrique produisent de l'alcool dans leurs racines.

MM. Lechartier et Bellamy ont montré que les fruits placés dans une atmosphère d'acide carbonique, c'est-à-dire mis dans l'impossibilité de respirer comme ils font d'ordinaire en absorbant de l'oxygène et rejetant de l'acide carbonique, se comportent comme la levure : ils transforment partiellement leur sucre en alcool et acide carbonique.

On sait d'ailleurs que l'on peut retirer de l'alcool de la distillation de certains fruits, tels que les prunes à l'époque de leur maturité.

M. de Luca s'est assuré que certaines feuilles placées également dans une atmosphère d'acide carbonique se comportent de la même manière et donnent naissance aux fermentations alcoolique et acétique.

On pourrait comparer la fermentation à l'aide des ferments figurés ou vivants à une sorte de parasitisme qui altère le milieu dans lequel vivent ces êtres élémentaires.

À ce titre ces ferments rentrent dans notre étude puisqu'ils produisent la destruction, le dédoublement des matières plus simples avec lesquelles elles sont en contact.

II. Combustions

Nous n'avons pas l'intention d'entrer dans l'étude des phénomènes de combustion et de leur rôle dans la vie des organismes.

Nous voulons seulement rappeler, à cette occasion, un principe que nous soutenons depuis longtemps, à savoir que les phénomènes chimiques des organismes vivants ne peuvent jamais être assimilés complètement aux phénomènes qui s'opèrent en dehors d'eux.

Ce qui veut dire, en d'autres termes, que les phénomènes chimiques de l'être vivant, bien qu'ils se passent suivant les lois générales de la chimie, ont toujours leurs appareils, leurs procédés spéciaux [37].

On sait depuis Lavoisier que la destruction, l'usure moléculaire qui accompagne les phénomènes vitaux consiste dans une sorte d'oxydation de la matière organique : elle est l'équivalent d'une combustion.

Mais Lavoisier et les chimistes qui nous ont fait connaître cet important résultat sont tombés dans une erreur, presque inévitable à leur époque, sur le mécanisme de ces phénomènes, erreur qui, encore aujourd'hui, a cours auprès de beaucoup de savants.

Ils ont assimilé les processus chimiques qui se font dans l'organisme à une oxydation directe, à une fixation d'oxygène sur le carbone des tissus.

En un mot, ils ont cru que la combustion organique avait pour type la combustion qui se fait en dehors des êtres vivants dans nos foyers, dans nos laboratoires.

Tout au contraire, il n'y a peut-être pas dans l'organisme un seul de ces phénomènes de prétendue combustion qui se fasse par fixation directe d'oxygène.

Tous empruntent le ministère d'agents spéciaux, des ferments, par exemple.

Les impérissables travaux de Lavoisier sur la respiration nous ont fait comprendre le rôle de l'oxygène, non dans ses détails, mais au moins dans ses grands traits.

L'oxygène est nécessaire à l'entretien de la vie, a-t-on dit, parce qu'il entretient la combustion ; sa suppression, si elle n'est compensée par quelque artifice, ne saurait être longtemps soutenue ; ce gaz s'unit à la substance organique et il est éliminé de l'organisme à l'état de combinaison avec le carbone, à l'état d'acide carbonique.

Ce n'est cependant pas à une combustion directe que -ce gaz est employé.

La formule banale répétée par tous les physiologistes que le rôle de l'oxygène est d'entretenir la combustion n'est pas exacte, puisqu'il n'y a point en réalité dans l'organisme de combustion véritable.

Ce qui est vrai, c'est que le rôle exact de l'oxygène, que nous croyons savoir, nous est encore inconnu : à peine peut-on le soupçonner.

Nous ne pouvons ici que poser la question, sans prétendre en aucune façon la résoudre ; mais, dans tous les cas, nous le savons déjà, l'oxygène ne sert pas à une combustion directe.

D'abord, qu'est-ce que les chimistes entendent sous ce nom de combustion ?

C'est encore ici un de ces termes mal précisés sur lesquels règne le plus complet désaccord.

Quelques chimistes réservent ce nom à l'oxydation du carbone et de l'hydrogène, qui a pour conséquence la production d'acide carbonique et de vapeur d'eau, avec production de chaleur ; et, avec Lavoisier, ils distinguent la combustion vive et la combustion lente, suivant que la production de chaleur est plus ou moins intense, dissipée à mesure de sa production, de manière à ne pas élever à une haute température le corps combustible dans le cas de combustion lente ; à le porter, au contraire, au degré où il devient incanheadent dans le cas de combustion vive.

D'autres chimistes considèrent comme fait caractéristique de la combustion le développement de chaleur, de sorte qu'ils attribuent ce nom à toute combinaison, à toute action chimique, qui s'accompagne d'un grand développement de calorique.

En nous en tenant à la première acception, peut-on dire qu'il y ait combustion dans l'organisme animal ou végétal ?

On a répondu affirmativement à cette question.

Lavoisier, qui avait, par une intuition de génie, créé son système en comparant les phénomènes respiratoires avec les oxydations des métaux, avait dû penser qu'il en était ainsi.

Il avait comparé (1789) la consommation d'oxygène faite par le même homme d'abord au repos, puis accomplissant un travail, et il avait conclu que le travail musculaire accélérait les combustions organiques.

On était depuis lors si bien persuadé qu'il y avait une véritable combustion que le débat roulait simplement sur la question de savoir si c'était la substance même du muscle qui se brûlait, ou si c'était des matières combustibles hydrocarbonées.

Mais ni l'une ni l'autre de ces opinions ne saurait être soutenue en tant qu'elles impliqueraient une combustion directe.

En effet, dans l'organisme, on ne rencontre jamais les produits de combustion incomplète, tels que l'oxyde de carbone.

D'autre part, il ne se brûle pas d'hydrogène ; jamais l'on n'a pu constater directe- ment la production de l'eau dans les prétendues combustions organiques.

Il semble, au contraire, bien avéré, que l'eau de l'organisme a sa source exclusivement dans l'alimentation et qu'elle est introduite du dehors.

J'ai montré que le sang qui sort d'un muscle en contraction n'est pas plus riche en eau que celui qui y entre, c'est même plus souvent le contraire.

J'ai fait, en outre, remarquer que le sang qui sort d'une glande en sécrétion est plus pauvre en eau que celui qui entre, et que la différence est représentée exactement par la quantité d'eau contenue dans le liquide sécrété.

D'autre part, l'oxygène n'est pas immédiatement employé : il n'est pas fixé directement.

Un muscle en activité produit une quantité d'acide carbonique supérieure à la quantité d'oxygène absorbée dans le même temps.

La consommation d'oxygène n'est donc pas en rapport exact avec la production d'acide carbonique.

C'est ce que Petenkofer et Voit ont établi pour le muscle maintenu en place, et pour le muscle séparé de l'animal.

L. Hermann a obtenu le même résultat.

On sait (et nous allons reproduire ici l'expérience sous vos yeux) que, même en l'absence de tout renouvellement d'oxygène, dans des gaz inertes, dans l'hydrogène, par exemple, que nous avons substitué à l'air ordinaire, le muscle peut se contracter assez longtemps.

Il rend alors de l'acide carbonique, qui évidemment ne provient pas d'une combustion directe.

Si pendant l'état d'activité le muscle rend plus d'oxygène combiné qu'il n'en reçoit, au contraire, pendant le repos, il en prend plus qu'il n'en rend.

Les faits établissent bien claire- ment que l'on n'a point affaire ici à une fixation directe et extemporanée d'oxygène sur la substance du muscle.

Le phénomène est beaucoup plus complexe.

Il consiste en des dédoublement chimiques, très certainement de la nature des fermentations, mais actuellement plutôt soupçonnés que bien connus.

On a imaginé l'hypothèse d'un dédoublement par fermentation d'une matière du muscle, l'inogène, en acide carbonique, acide sarcolactique, et myosine.

Cette hypothèse a simplement comme valeur de nous montrer le sens des interprétations actuelles que l'on tend à substituer à la théorie de la combustion directe de Lavoisier.

L'étude du fonctionnement des glandes conduit à des conclusions de même nature relativement à la combustion directe.

J'ai montré que le sang veineux qui sort des glandes est à peu près aussi riche en oxygène que le sang artériel, de sorte que l'exagération de la fonction n'entraînerait pas la disparition de l'oxygène.

L'oxygène ne se fixe donc pas au moment où l'on suppose qu'il devrait être employé ; il n'y a pas en un mot de consommation plus grande d'oxygène.

Et cependant c'est pendant le fonctionnement qu'il se produit la plus grande quantité d'acide carbonique, que l'on trouve en proportions considérables dans le sang veineux rutilant et à la fois chargé d'oxygène et d'acide carbonique, Ainsi, les deux phénomènes d'absorption et de dépense d'oxygène sont ici nettement séparés, ce qui exclut évidemment toute possibilité d'une combustion directe.

C'est pendant le repos que l'oxygène est absorbé par la glande ; c'est pendant le fonctionne- ment qu'il sort à l'état d'acide carbonique, mais alors l'absorption de l'oxygène est suspendue.

Il résulte de ces faits, que ce n'est pas à une combustion directe que l'oxygène est employé : conséquence importante pour le but que nous poursuivons, car la combustion directe du carbone et de l'hydrogène serait une véritable synthèse, une combinaison d'éléments séparés ; tandis que le phénomène qui se produit est probablement au contraire un dédoublement, une destruction de substance complexe, une véritable analyse par fermentation.

Le rôle véritable de l'oxygène est inconnu, avons-nous dit plus haut.

Il est bien certain que ce gaz est fixé dans l'organisme et qu'il devient ainsi un des éléments de la constitution ou de la création organique.

Mais ce ne serait point par sa combinaison avec la matière organique qu'il provoquerait le fonctionnement vital.

En entrant en contact avec les parties, il les rend excitables ; elles ne peuvent vivre qu'à la condition de ce contact.

C'est donc comme agent d'excitation qu'il interviendrait immédiatement dans le plus grand nombre des phénomènes de la vie.

On a dit que chez les animaux élevés, l'oxygène devait être porté sur les centres nerveux, pour exciter la moelle allongée et provoquer les mouvements respiratoires.

Chez la grenouille, la nécessité de l'excitabilité est moindre pendant l'hiver, période d'inertie, que pendant l'été, période d'activité.

Aussi l'absorption d'oxygène est-elle moindre pendant la première saison que pendant la seconde.

Une expérience curieuse d'Engelmann semble jeter quelque lumière sur ce rôle d'excitant qu'aurait l'oxygène.

Engelmann a observé les mouvements des cils vibratiles, mouvements qui sont faciles à apercevoir après que la membrane qui les supporte a été détachée de l'animal.

Les cellules vibratiles sont examinées dans le champ du microscope.

Si l'on chasse l'oxygène de la préparation et qu'on le remplace par l'hydrogène, les mouvements cessent au bout d'un certain temps, environ après vingt minutes, par exemple.

Si l'on fait rentrer l'oxygène, les mouvements reprennent et l'on peut reproduire un certain nombre de fois ces alternatives.

L'oxygène agit donc comme s'il excitait les mouvements vibratiles et comme si sa puissance d'excitation se continuait pendant un certain temps.

Si l'on prend des cellules vibratiles à activité ralentie par le froid et l'engourdissement hibernal et que l'on répète l'expérience, elle donnera les mêmes résultats, seulement l'action de l'oxygène se continuera pendant un plus grand espace de temps ; elle sera efficace pour une durée plus longue ; les mouvements se continueront encore plusieurs heures après le contact du gaz.

La conclusion que nous avons exposée au début nous semble donc amplement justifiée ; il n'est pas nécessaire de multiplier autrement les exemples, pour prouver que la théorie de la combustion directe, qui a déterminé un si grand progrès quand son illustre fondateur l'a introduite dans la science, n'a cependant pas été confirmée par les études physiologiques.

La combustion n'est pas directe dans les organismes, et la production d'acide carbonique, qui est un phénomène si général dans les manifestations vitales, est le résultat d'une véritable destruction organique, d'un dédoublement analogue à ceux que produisent les fermentations.

Ces fermentations sont d'ailleurs l'équivalent dynamique des combustions ; elles remplissent le même but en ce sens qu'elles engendrent de la chaleur et sont par conséquent une source de l'énergie qui est nécessaire à la vie.

III. Putréfaction

Parmi les procédés de destruction des matériaux organiques.

Lavoisier rangeait à côté de la fermentation et de la combustion, la putréfaction.

Il s'agit là d'un phénomène encore plus obscur que ceux de la fermentation et de la combustion, que nous avons précédemment examinés.

Qu'entend-on par putréfaction ?

On sait de tout temps que les matériaux qui entrent dans la constitution du corps des animaux commencent à s'altérer après la mort, à se transformer et à se décomposer en divers principes parmi lesquels des substances à odeur forte et putride.

De là le nom de putréfaction, pour caractériser ces décompositions à odeur nauséabonde.

La même chose a lieu pour les végétaux.

Seulement, ici, la destruction portant sur des corps où les substances albuminoïdes, azotées, sont en moindre quantité, les caractères organoleptiques de la putréfaction sont moins saisissants et ont été moins bien connus.

Dans la réalité les substances de l'organisme végétal, les substances actives, travaillantes, véritablement vivantes, telles que le protoplasma albuminoïde, sont tout aussi putrescibles que chez les animaux.

Seulement, ainsi que nous venons de le dire, la proportion des parties vivantes est, dans les individus végétaux, très faible par rapport aux parties de soutien ou squelettiques inertes.

Celles-ci ne sont pas davantage susceptibles de putréfaction chez les animaux que chez les végétaux ; la carapace d'un crustacé, le squelette d'un mammifère sont dans des conditions d'inaltérabilité pareilles à l'écorce ou au bois d'un chêne.

Après les travaux d'Appert et de Gay-Lussac, on avait cru que la putréfaction était une décomposition, un dédoublement provoqué par l'intervention momentanée de l'oxygène et se poursuivant ensuite par une sorte de mouvement moléculaire communiqué.

Plus tard, les travaux de Schwann, Ure, Helmholtz, et surtout de M. Pasteur, montrèrent que la cause déterminante des putréfactions devait être cherchée dans les êtres microscopiques, vibrions, bactéries et moisissures qui se développent dans les liquides en décomposition quelle que soit d'ailleurs l'opinion qu'on se fasse de la provenance de ces êtres.

Les substances altérables perdent ce caractère lorsqu'on a chassé tout l'air par ébullition et que l'on ne laisse pénétrer dans le vase qui les contient que de l'air préalablement chauffé au rouge.

M. Pasteur a distingué deux ordres de putréfactions, les unes qui se produisent à l'abri de l'oxygène et qu'il a appelées fermentations putrides, les autres dans lesquelles l'oxygène intervient comme élément essentiel ; les unes et les autres étant d'ailleurs provoquées par des organismes.

La fermentation putride se manifesterait dans un liquide lorsqu'il ne contient plus d'oxygène, lorsque les premiers infusoires développés l'ont consommé en totalité.

Alors, les « vibrions ferments qui n'ont pas besoin de ce gaz pour vivre commencent à se montrer et la putréfaction se déclare aussitôt.

Elle s'accélère peu à peu en suivant la marche progressive du développement des vibrions.

Quant à la putridité, elle devient si intense, que l'examen au microscope d'une seule goutte de liquide est une chose très pénible. »

Les produits de la putréfaction sont très nombreux : chaque substance albuminoïde peut, pour ainsi dire, se comporter différemment à cet égard.

Il y a, comme termes à peu près constants, des acides gras volatils, des ammoniaques simples et composés, la leucine, la tyrosiue, l'acide carbonique, l'hydrogène sulfuré, l'hydrogène et l'azote.

Le second genre des putréfactions comprend celles qui exigent le concours de l'oxygène de l'air ; ces actions, appelées putréfaction, combustion lente, érémacausie, détruisent les matières organiques animales ou végétales abandonnées à l'air, et, après des transformations plus ou moins complexes, les réduisent en acide carbonique, eau, azote et ammoniaque qui font retour à l'atmosphère.

D'après M. Pasteur, ces actions sont dues encore à des organismes, mucédinées et bactéries ; il n'y aurait jamais de ces combustions lentes, spontanées, sans développement d'organismes, à l'intérieur ou à la surface des substances qui s'altèrent.

Dans les circonstances ordinaires, les deux espèces d'actions se produisent simultanément ou successivement.

Une substance altérable étant abandonnée à l'air, l'oxygène est d'abord soustrait par les premiers infusoires apparus (monas crepusculum et bacterium termo).

La liqueur se trouble.

Une pellicule se forme à la surface, empêchant l'accès de l'air ; la fermentation putride des vibrioniens s'accomplit dans ce liquide anoxygéné.

La pellicule tombe au fond.

De nouvelles bactéries se reforment à la surface et produisent la putréfaction ou combustion lente ; puis le même cycle d'opérations recommence jusqu'à épuisement complet de la matière altérable.

Voilà où en sont aujourd'hui nos connaissances sur la putréfaction.

Sont-ce des actions de ce genre identiques dans leur processus qui peuvent s'accomplir dans l'organisme vivant et y détruire la matière organique L'organisme ne permet pas normalement le développement ou l'introduction dans ses profondeurs de ces bactéries et de ces vibrions parasites.

Et cependant il est possible, dans certaines circonstances, que des phénomènes de même nature s'y accomplissent réellement.

Des chimistes, habiles et experts dans les études de ce genre, ne craignent pas de le soutenir.

Il y a bien longtemps que j'ai entendu dire à Mitscherlich :

« La vie n'est qu'une pourriture. »

Hoppe-Seyler (1875) s'exprime ainsi quelque part :

« Sans vouloir poser en principe, l'identité de la vie organique avec la putréfaction, je dirai pourtant que, selon moi, les phénomènes vitaux des plantes et des animaux, n'ont pas d'analogues plus parfaits, dans toute la nature, que les putréfactions. »

On admet donc que dans les organismes il peut y avoir des processus analogues à ceux de la pourriture.

Les substances organiques éprouveraient les mêmes transformations et les mêmes dédoublements qui se produisent dans la putréfaction.

Qu'y a-t-il de particulier dans le mécanisme de la putréfaction ?

Envisageant la question au point de vue chimique, on pourrait dire avec Hoppe-Seyler, que le fait essentiel est une modification de l'équilibre moléculaire de la substance avec transport de l'oxygène de l'atome hydrogène à l'atome carbone ; cette action se traduisant, dans quelques cas, par l'expulsion d'acide carbonique, accompagnée d'élimination d'hydrogène ou de composés plus hydrogénés.

Tous les autres phénomènes qui se produisent sont primés et conditionnés par celui-là : ce sont des phénomènes secondaires provoqués par l'hydrogène à l'état naissant, ou par l'intervention purement chimique et ultérieure de l'oxygène contenu dans le milieu.

Ce seraient des phénomènes de ce genre qu'accompliraient les organismes signalés par M. Pasteur, le ferment lactique, le ferment butyrique, etc.

Mais il se pourrait, comme déjà cela est démontré à propos de la fermentation alcoolique de la levure, que d'autres cellules ou d'autres éléments de l'organisme se comportassent de la même façon.

De fait, toutes les mutations chimiques de l'organisme rentreraient dans ce type d'action théorique, et voilà la théorie que l'on proposerait de substituer comme hypothèse à l'hypothèse démontrée fausse des oxydations directes.

Les putréfactions sont en outre caractérisées par des phénomènes de dédoublement avec produits ultimes bien étudiés par M. Schützenberger.

J'ai vu que de tous les organes du corps, celui qui se pourrit le plus facilement, est le pancréas.

Un caractère particulier et final de cette putréfaction est une coloration rouge, d'abord observée par Tiedemann et Gmelin.

Je l'ai ensuite étudiée, et récemment, dans mon laboratoire, M. Prat a constaté que cette matière rouge se manifeste dans la putréfaction de presque toutes les substances azotées, animales ou végétales.

Cette coloration rouge, que M. Prat étudie en ce moment, serait due à un produit de la putréfaction mal connu.

Conclusion

Sans vouloir entrer plus avant dans la question des décompositions organiques, qui est encore entourée de grandes obscurités, nous nous bornerons à déduire de cette leçon un seul résultat général : La putréfaction comme la combustion se rattache aux fermentations.

Toutes les actions de décomposition organique ou de destruction vitale, dont l'organisme est le théâtre, se ramènent en somme à des fermentations.

La fermentation serait le procédé chimique général, pour tous les êtres vivants, et même il leur serait spécial, puisqu'il ne se passe pas en dehors d'eux.

La fermentation caractérise donc la chimie vivante, et dès lors son étude appartient rigoureusement au domaine de la physiologie.

Cinquième leçon : Phénomènes de création organique

SOMMAIRE : Création organique comprenant deux ordres de phénomènes communs aux deux règnes : synthèse chimique, synthèse morphologique. — I. Constitution anatomique et création morphologique de l'être vivant, animal ou végétal ; historique. — Période ancienne : Galien, Morgagni, Fallope, Pinel, Bichat, Mayer. — Période moderne : de Mirbel, R. Brown, Schleiden, Schwann. — Théorie cellulaire. — Le dernier élément morphologique des êtres vivants est la cellule, mais une substance vivante est antérieure à la cellule ; c'est le protoplasma. — Il est le siège des synthèses chimiques, des synthèses morphologiques. — II. Origine de la cellule venant du protoplasma. — Théorieprotoplasmique. — Blastème. — Gymnocytode, Lépocytode. — Protoplasma dans les cellules végétales. — L'utricule primordiale. — Le protoplasma est le corps vivant de la cellule dans les deux règnes. — III. Le protoplasma ; sa constitution. — Masse protoplasmique, noyau. — Êtres protoplasmiques. — Monères, Bathybius. — Structure du protoplasma. — Théorie plastidulaire. — Complexité du protoplasma. — Son rôle dans la division du noyau. — Rapports du noyau et du protoplasma. — Du nucléole, sa constitution, son rôle. — Conclusion.

En même temps que l'organisme animal ou végétal se détruit par le fait même du fonctionnement vital, il se rétablit par une sorte de synthèse organisatrice, de processus formatif, que nous avons appelé la création vitale et qui forme la contre-partie de la destruction vitale.

L'acte de réparation vitale n'a d'ailleurs pas la même activité dans tous les points du corps.

Il y a des parties dans les animaux et dans les végétaux qui sont plus vivantes, plus délicates, plus destructibles, tandis que d'autres, plus résistantes et d'une vitalité plus obscure, laissent après la mort de l'être des traces durables de son existence.

Tel est le ligneux ou les os qui constituent le squelette des êtres végétaux et animaux.

L'acte synthétique par lequel s'entretient ainsi l'organisme est, au fond, de la même nature que celui par lequel il se constitue dans l'œuf.

Cet acte est encore semblable au procédé par lequel l'organisme se répare lorsqu'il a subi quelque mutilation.

Génération, régénération, rédintégration, cicatrisation, sont des aspects divers d'un phénomène identique, la synthèse organisatrice ou création organique.

Cette création organique est à deux degrés.

Tantôt elle assimile la substance ambiante, pour en former des principes organiques, destinés à être détruits dans une seconde période ; tantôt elle forme directement les éléments des tissus.

Il y a donc à distinguer la formation des principes immédiats qui constituent les réserves, ce pabulum de la vie, c'est-à-dire la synthèse chimique, de la réunion de ces principes dans un moule particulier, sous une forme ou une figure déterminée, qui sont le plan ou le dessin de l'individu, des tissus qui le forment, des éléments de ces tissus, c'est-à-dire la synthèse morphologique.

Nous devrons traiter successivement ces deux questions ; nous examinerons d'abord comment les anatomistes sont parvenus, en analysant graduellement l'organisme vivant, à le réduire à ses parties élémentaires ; nous verrons ensuite comment les physiologistes et les chimistes se sont rendus compte de leur création synthétique.

Historique. — La constitution des organismes a été étudiée dès le début des sciences de la vie.

On y a trouvé des parties élémentaires des organes, puis des tissus.

Galien, dans l'antiquité, avait essayé d'analyser l'organisme en parties similaires.

Morgagni, beaucoup plus tard, avait tenté un groupement analogue, non plus pour les parties saines, mais pour les parties altérées.

Fallope (1523-1562) avait réuni les parties similaires en dix ou onze groupes : les os, les cartilages, les nerfs, les tendons, les aponévroses, les membranes, les artères, les veines, la graisse, la moelle des os.

Pinel, enfin, le prédécesseur immédiat de Bichat, avait ouvert la voie à celui-ci en réunissant (d'après des considérations pathologiques encore très incomplètes) les parties anatomiques qu'il considérait comme analogues, par exemple les membranes diaphanes, périoste, dure-mère, capsules ligamenteuses, plèvre, péritoine et péricarde.

Mais c'est Bichat qui eut la gloire d'entrer magistralement dans cette voie si timidement ouverte.

Et, chose remarquable qui montre bien l'influence des précurseurs dans le développement des génies même les plus originaux, c'est par une critique de la classification des membranes de Pinel, que Bichat inaugura ses travaux d'anatomie générale.

En face de l'anatomie headriptive, cultivée jusque-là, et qui faisait connaître l'organisme, en décrivant ses différentes parties, dans l'ordre topographique, de capite ad calcem, Bichat institua une méthode infiniment plus philosophique, en réunissant dans un même groupe, les organes similaires quoique diversement places et en les étudiant ensemble sous le nom de systèmes : système osseux, glandulaire, nerveux, séreux, etc.

Il employa pour cette analyse, non pas les instruments optiques qu'il repoussait et qui ont été d'une si grande ressource pour ses successeurs, mais des moyens beaucoup plus imparfaits, les dissociations, les macérations, et les divers agents chimiques qui permettent une dissection plus minutieuse.

Il parvint néanmoins ainsi à jeter les bases de la science des tissus vivants :

« Tous les animaux, dit Bichat, sont un assemblage de divers organes qui, exécutant chacun une fonction, concourent chacun à sa manière à la conservation du tout.

Ce sont autant de machines particulières dans la machine générale qui constitue l'individu.

Or, ces machines particulières sont elles-mêmes constituées par plusieurs tissus très différents de nature et qui forment véritablement les éléments de ces organes. »

Bichat distinguait 21 espèces de tissus, qui se retrouvent avec leurs caractères dans les diverses parties d'un même animal ou dans les mêmes parties de divers animaux.

De là, le nom d'Anatomie générale donnée à leur étude.

Ces 21 tissus étaient : 1° tissu cellulaire, 2° tissu nerveux de la vie animale, 3° tissu nerveux de la vie organique, 4° tissu des artères, 5° tissu des veines, 6° tissu des vaisseaux exhalants, 7° tissu des vaisseaux et des glandes lymphatiques, 8° os, 9° moelle des os, 10° cartilages, 11° tissu fibreux, 12° tissu fibrocartilagineux, 13° muscles de la vie animale, 14° muscles de la vie organique, 15° muqueuses, 16° séreuses, 17° synoviales, 18° glandes, 19° derme, 20° épiderme, 21° poils.

À chacun de ces tissus il attribue des propriétés spéciales qui sont les causes physiologiques des phénomènes que ceux-ci présentent.

La physiologie ne devait plus être, dans l'esprit de Bichat, que l'étude de ces propriétés vitales, comme la physique est l'étude des propriétés physiques de la matière brute.

Les bases de la science créée par Bichat s'étendirent rapidement, et les recherches se perfectionnèrent grâce à l'emploi d'un instrument d'analyse très puissant, le microscope.

Le premier microscope simple avait été fabriqué en 1590 par le Hollandais L. Jansen.

Malpighi (1628-1694) et Leeuwenhoeck (1632-1725) firent grand usage de cet instrument auquel ils durent des découvertes remarquables.

Swammerdamm (1630-1685) et Ruysch (1638-1731) ne comprirent pas l'importance de la révolution que pouvait apporter l'emploi de ce précieux instrument.

D'ailleurs le microscope simple était incommode et insuffisant ; le microscope composé, l'instrument actuel, ne devait être constitué qu'après Bichat, de 1807 à 1811, grâce à Van Deyl et à Frauenhofer.

Les travaux de Bichat marquèrent donc le premier pas dans l'analyse de la composition des organismes.

Mais la vie devait encore se décentraliser au-delà du terme qu'il avait assigné, au-delà des tissus.

La vie réside, en effet, non pas seulement dans les tissus, mais dans les éléments figurés de ces tissus, et même plus profondément dans le substratum sans figure de ces éléments eux-mêmes, dans le protoplasma.

En 1819, Mayer s'occupe de classer les éléments des tissus ; il emploie le premier le nom d'histologie, nom mal approprié d'ailleurs, qui a servi à désigner la science nouvelle.

I. Théorie cellulaire

À partir de ce moment on commence à se préoccuper non seulement de connaître les éléments des tissus divers, mais de plus, de pénétrer leur origine, de retrouver leur provenance, on fait en un mot l'histogénèse.

Mirbel, en étudiant les végétaux, annonce qu'ils proviennent tous d'un tissu identique, le tissu cellulaire ; qu'ils ont pour élément la cellule.

R. Brown découvre le noyau de la cellule.

Les travaux de Schleiden et de Schwann fondèrent la Théorie cellulaire.

Th.

Schwann, en 1839, fit voir que tous les éléments de l'organisme, quel qu'en soit l'état actuel, ont eu pour point de départ une cellule.

Schleiden fournit la même démonstration pour le règne végétal, de sorte que l'origine de tous les êtres vivants se trouvait ramenée à cet organite simple, la cellule.

La cellule est donc l'élément anatomique végétal et animal, l'organisme morphologique le plus simple dont soient constitués les êtres complexes.

Il y a des plantes qui sont uniquement constituées de cellules (tissu cellulaire, parenchyme).

D'autres fois, les cellules s'associent en vaisseaux, ou se transforment en fibres.

Le végétal le plus compliqué est un assemblage de vais- seaux, de fibres, de cellules, c'est-à-dire, en somme, de cellules plus ou moins modifiées.

Ce que nous venons de voir à propos des végétaux est vrai des animaux.

Les éléments de tous les tissus ont été ramenés par les histologistes à la forme cellulaire.

À côté des cellules bien caractérisées, prirent place les globules du sang, hématies et leucocytes, les corps fusiformes du tissu conjonctif embryonnaire, les corps pigmentaires étoilés, les éléments de la glande hépatique, les fibres lisses, les myéloplaxes, qui sont des cellules à des états anatomiques différents.

On reconnut (Remak, 1852 ; Max.

Schultze, 1861) que l'élément musculaire volontaire, la fibre striée, se développait aux dépens d'une cellule unique, dont le noyau se dédoublait ou proliférait.

Tout récemment encore, mon ancien collaborateur, actuellement professeur au Collège de France, M. Ranvier, rapprochait du type cellulaire un élément qui semblait y échapper, la fibre nerveuse.

Il montrait que la fibre nerveuse était composée d'articles placés bout à bout, véritables cellules, que leur longueur considérable (1 millimètre chez les mammifères adultes) avait empêché de reconnaître jusque-là au microscope.

En résumé, il est établi maintenant d'une manière générale, grâce aux travaux accumulés des histologistes, que l'organisme est constitué par un assemblage de cellules plus ou moins reconnaissables, modifiées à des degrés divers, associées, assemblées de différentes manières.

Ainsi, aux 21 éléments de Bichat, aux 21 tissus qui formaient pour lui les matériaux de l'organisme, nous avons substitué un seul élément, la cellule, identique dans les deux règnes, chez l'animal comme chez le végétal, fait qui démontre l'unité de structure de tous les êtres vivants.

L'œuf lui-même ne serait qu'une cellule.

La cellule, en un mot, serait le premier représentant de la vie.

C'est donc à cet élément, la cellule, que nous devrions maintenant rattacher le phénomène de création, de synthèse organique, aussi bien dans le règne végétal que dans le règne animal.

Quant à l'origine de cette cellule, de ce corps par lequel débute l'organisme, on l'a interprétée de deux manières différentes.

Schwann, fondateur de la théorie cellulaire, admettait que les cellules peuvent se former indépendamment des cellules déjà existantes, par génération spontanée, ou mieux, par une sorte de cristallisation dans un milieu approprié, le blastème.

« Il se trouve, dit-il, soit dans les cellules déjà existantes, soit entre les cellules, une substance sans texture déterminée, contenu cellulaire, ou substance intercellulaire.

Cette masse ou cytoblastème possède, grâce à sa composition chimique et à son degré de vitalité, le pouvoir de donner naissance à de nouvelles cellules. »

Gerlach a été l'un des plus fermes partisans de cette théorie.

M. Ch.

Robin [38], en France, a émis des vues analogues.

Cette théorie subsista sans contradiction jusqu'en 1852, où Remak montra que dans le développement de l'embryon les cellules nouvelles qui apparaissent proviennent toujours d'une cellule antérieure.

En cela l'analogie est complète avec les tissus végétaux, où les éléments nouveaux ont toujours des antécédents de même forme.

Virchow [39] compléta la démonstration en examinant les proliférations cellulaires dans les cas pathologiques.

Ainsi, en opposition avec la théorie du blastème ou de la génération équivoque des cellules, se produisit la théorie cellulaire qui peut se formuler dans l'adage :

« Omnis cellula e cellulâ. »

II. Théorie protoplasmique

La science n'a pas justifié complètement cette conclusion ; on a reconnu que la vie commence avant la cellule.

La cellule est déjà un organisme complexe.

Il y a une substance vivante, le protoplasma, qui donne naissance à la cellule et qui lui est antérieure.

La théorie cellulaire, née en 1838 à la suite des travaux du botaniste Schleiden, a commencé d'être ébranlée vers 1850.

La théorie plasmatique ou protoplasmique fit alors son apparition.

C'est encore un botaniste, P. Cohn, qui en traça les premiers linéaments.

Cet anatomiste observa les zoospores et les anthérozoïdes des algues, éléments plus simples que la cellule, en ce sens qu'ils sont formés d'une masse de substance de protoplasma, nue, sans enveloppe.

Cette notion d'éléments sans enveloppe passa aussitôt dans le domaine du règne animai.

Remak en 1850 constata que les premières cellules embryonnaires provenant de la segmentation de l'œuf n'ont point d'enveloppe, mais se composent uniquement d'une masse de substance au sein de laquelle existe un noyau.

En 1861, Max.

Schultze ramène à ce type les éléments qui au premier abord s'en écartaient davantage, à savoir les fibres musculaires.

Il regarde comme des éléments individuels les corps que l'on appelle encore noyaux de la fibre musculaire, parce qu'il retrouve autour d'eux une mince couche de protoplasma ; la même interprétation s'étend bientôt après aux cellules nerveuses.

L'élément dernier où s'incarne la vie n'est plus alors une cellule, c'est une masse protoplasmique.

La cellule, formation déjà complexe, a pour point de départ une masse protoplasmique pleine.

Ce premier état transitoire donne bientôt naissance à des états plus complexes.

Le premier degré de la complication, c'est la formation du noyau par condensation de particules protoplasmiques, sorte de nébuleuse qui se délimite de plus en plus nettement.

Puis le protoplasma se revêt d'une couche plus dense, début de l'enveloppe membraneuse qui sera distincte plus tard.

Voilà un second âge, un second degré de complication.

La cellule nous apparaît alors comme un petit corps plein, avec noyau et couche corticale.

Le développement peut encore s'arrêter là : la forme transitoire peut devenir forme permanente, et cela pour les animaux aussi bien que pour les plantes.

Tels sont les corps que Hæckel a appelés les cytodes et dont il existe deux formes :

1° La Gymnocytode, masse de matière albuminoïde sans structure appréciable, sans forme déterminée, dépourvue de toute organisation, ne laissant apercevoir aucune différenciation de parties.

Cette masse est finement grenue : les granulations se rencontrent jusqu'à la périphérie.

2° La Lepocytode est une forme un peu plus compliquée présentant déjà un premier degré de différenciation.

Il y a une couche corticale ou enveloppe ; le protoplasma périphérique se distingue du central ; ce dernier par exemple est granuleux, plus fluide, et le protoplasma cortical est sans granulations, brillant, réfringent, homogène, résistant, faisant fonction d'enveloppe.

Les Cytodes, comme nous le verrons plus tard [40], peuvent former des êtres vivants, isolés, complets.

Hæckel les a appelés alors des monères.

Dans ces dernières années l'étude de ces êtres rudimentaires a pris une grande importance et un grand développement entre les mains de Hæckel, Huxley, Cienkowski.

Le Protogenes primorclialis, découvert en 1864 par Hæckel, le Bathybius Hæckelii découvert en 1868 par Huxley, sont des gymnocytodes.

Le Protomyxa Aurantiaca, le Vampyrella, étudiés par Cienkowski en 1865, sont des Lépocytodes.

Le Bathybius Hæckelii a été trouvé par des profondeurs de 4, 000 et 8, 000 mètres dans le fin limon crayeux de l'Océan.

On l'a décrit comme une sorte de masse mucilagineuse formée de grumeaux, les uns arrondis, les autres amorphes, formant parfois des réseaux visqueux qui recouvrent des fragments de pierre ou d'autres objets [41].

Une telle masse de protoplasma, granuleuse, sans noyau, n'est donc caractérisée que par elle-même, par sa constitution propre ; elle n'a point de forme déterminée, habituelle.

C'est cependant un être vivant : sa contractilité, sa propriété de se nourrir, de se reproduire par segmentation, en sont la preuve.

Ces observations, après avoir été contestées, particulièrement en ce qui concerne le Bathybius, ont reçu une confirmation complète des travaux récents accomplis dans ces trois dernières années.

La reproduction de ces êtres par scissiparité a été observée chez le Protamœba et les Protogenes lorsque ces corps muqueux ont acquis une certaine grosseur [42].

La masse qui les constitue s'étrangle, se divise en deux moitiés, dont chacune s'arrondit et se comporte comme un être distinct ; on a pu dire qu' « ici la reproduction n'est qu'un excès de croissance de l'organisme qui dépasse son volume normal. »

La segmentation se fait quelquefois en quatre parties (Vampyrella) ou en un plus grand nombre ; mais le procédé de reproduction est toujours aussi simple.

Il y a chez ces protistes un mélange si intime des caractères animaux ou végétaux que l'on ne saurait les rattacher nettement à ceux-ci plutôt qu'à ceux-là, et que certains naturalistes en ont formé un troisième règne intermédiaire entre le règne animal et le règne végétal [43].

Mais ces corps peuvent représenter également des états transitoires d'organismes qui passeront à un degré plus élevé.

Partant de cet état de gymnocytode certains organismes deviennent des lépocytodes, et plus tard, acquérant un noyau, deviennent de véritables cellules, d'abord nues, plus tard munies d'enveloppes, complètes en un mot.

Dans un état plus avancé encore, le protoplasma, après avoir fabriqué son tégument et son noyau, se creuse de vacuoles remplies d'un liquide cellulaire.

C'est ce qui arrive chez les végétaux.

Puis ces vacuoles se réunissent en un lac central, en sorte que le protoplasma se trouve plus ou moins régulièrement refoulé avec son noyau, à la périphérie.

Il forme alors une couche qui tapisse intérieurement l'enveloppe.

Hugo Mohl a vu, le premier, cette couche sous-tégumentaire ; il a compris l'importance de son rôle et lui a donné le nom d'utricule primordiale.

Le phytoblaste affecte alors la forme d'un sac creux et mérite bien le nom de cellule.

C'est sous cet état que les cellules ont d'abord été aperçues.

Le botaniste, anglais Grew (1682) les appelait vésicules ; Malpighi (1686), utricules ; le botaniste français de Mirbel (1808), le premier, employa pour les caractériser le nom de cellules.

Ce n'est qu'en 1831 que le célèbre botaniste anglais R. Brown considéra les noyaux (nucléus, sphéride de Mirbel) comme une partie essentielle de la cellule ; Schleiden (1838) signala l'existence des nucléoles : toutes les parties de la cellule étaient connues désormais.

Enfin, et c'est le dernier terme de cette évolution, la couche protoplasmique se raréfie de plus en plus et finit par disparaître.

La cellule est alors morte ; c'est un cadavre.

Hugo Mohl (1846) avait bien aperçu cette différence essentielle entre les cellules qui ont une utricule primordiale et celles qui n'en ont point.

« Les premières seules sont en état de croître, de produire de nouvelles combinaisons chimiques, de former, dans des circonstances favorables, de nouvelles cellules.

Les autres sont désormais incapables de tout développement ultérieur ; elles ne servent plus à la plante que par leur solidité, par leur pouvoir d'imbition pour l'eau et par leur forme particulière. »

C'est qu'en effet le protoplasma est le corps vivant de la cellule ; il forme toutes les autres parties et toutes les substances que contient le végétal.

Le noyau, l'enveloppe, sont des perfectionnements produits par le protoplasma, seule matière vivante et travaillante.

Les considérations précédentes établissent donc que la vie, à son degré le plus simple, dépouillée des accessoires qui la compliquent, n'est pas liée à une forme fixe, car la cytode n'en a point, mais à une composition ou à un arrangement physico-chimique déterminé, car la matière de la cytode est un mélange de substances albuminoïdes possédant des caractères assez constants.

La notion morphologique disparaît donc ici devant la notion de constitution physico-chimique de la matière vivante.

Cette matière, c'est le protoplasma.

E. van Beneden a proposé de l'appeler « plasson » et Beale « bioplasme ».

On peut dire avec Huxley [44] que c'est la base physique de la vie.

Le dernier degré de simplicité que puisse offrir un organisme isolé est donc celui d'une masse granuleuse, sans forme dominante.

C'est un corps défini, non plus morphologiquement, comme on avait cru que devait être tout corps vivant, mais chimiquement, ou du moins par sa constitution physico-chimique.

Ce n'est pas seulement un petit nombre d'êtres exceptionnels qui se présenteraient sous une forme tellement simplifiée ; tous les êtres, tous les organismes supérieurs seraient transitoirement dans le même cas.

L'œuf, en effet, se trouve à un moment dans les mêmes conditions, lorsqu'il a perdu la vésicule germinative, avant de recevoir l'action de la fécondation.

L'élément anatomique que l'on trouve à la base de toute organisation animale ou végétale, la cellule, n'est autre chose que la première forme déterminée de la vie, une sorte de moule où se trouve encaissée la matière vivante, le protoplasma.

Loin d'être le dernier degré de la simplicité que l'on puisse imaginer, la cellule est déjà un appareil compliqué.

Ce corps possède une enveloppe, membrane cellulaire ou corticale, un contenu granuleux, protoplasma ou corps cellulaire, une masse limitée incluse dans le protoplasma, le nucléus ou noyau, qui lui-même présente de petits corpuscules ou nucléoles.

La désignation de cellule est inexacte ; elle s'applique en effet à un corps qui subit une série de transformations successives et continues ; c'est dans l'un de ses états transitoires (le seul qui d'abord ait été connu) qu'il présente la forme de sac rappelée par le nom de cellule.

On substitue aujourd'hui au nom de cellule végétale celui de phytoblaste.

À ses débuts, et à son plus haut degré de simplicité, le phytoblaste nous apparaît comme une petite masse arrondie d'une substance plus ou moins finement grenue, sans noyau condensé ni paroi distincte.

Cette substance appelée sarcode par Dujardin, qui avait en vue plus spécialement les animaux, est désignée communément par le nom de protoplasma.

Le phytoblaste, à ses débuts, est donc un amas sphéroïde et nu de protoplasma ; la cellule animale à son origine présente la même constitution (gymnocytode d'Hæckel).

À son état le plus rudimentaire, la vie réside dans cet amas de substance protoplasmique.

Cet état, qui est le plus simple et le plus jeune sous lequel se présente l'élément, ne persiste pas ordinairement.

C'est, ainsi que nous l'avons dit, un point de départ qui se compliquera par différenciations successives.

III. Théorie plastidulaire

Nous venons de voir comment on a été successivement conduit à localiser la vie dans une substance définie par sa composition et non par sa figure, le protoplasma.

Voyons les notions que l'on possède sur cette substance, puis nous examinerons le problème de sa création ou de sa synthèse formative.

Quelle est la constitution physique du protoplasma ?

On avait cru d'abord cette substance homogène, sans structure appréciable.

En 1870, une modification se produisit dans les idées et l'on vit naître la théorie plastidulaire.

Un dernier pas a été fait depuis les deux dernières années par les recherches de quelques micrographes, Bütschli, Strassburger, Heitzmann, Frohmann.

Le protoplasma nu ne serait point le dernier terme que puisse atteindre l'analyse microscopique.

Dans beaucoup de cas, le protoplasma laisse apercevoir une sorte de charpente formée d'un réseau de granulations fines reliées par des filaments très déliés : ce sont les plastidules.

La théorie plastidulaire serait donc le point ultime où l'histologie conduirait la conception des êtres vivants.

Lorsque Heitzmann et Frohmann examinèrent le tissu fondamental du cartilage, ou les noyaux des globules du sang de l'écrevisse, ils aperçurent des fibrilles très nettes, disposées en réseau plastidulaire, à l'intersection desquelles se trouvent de petites masses granuleuses [45].

Hæckel accepte comme un fait général l'existence de ces plastidules.

Il les regarde comme les composantes élémentaires ultimes des monères, les corps irréductibles auxquels l'analyse puisse conduire.

Cet élément serait actif, et jouirait de mouvements vibratoires et ondulatoires, les mouvements plastidulaires.

Hæckel leur attribue les propriétés physiques des molécules matérielles, et de plus une propriété vitale, la mémoire ou faculté de conserver l'espèce de mouvement par lequel se manifeste leur activité.

Déjà cette notion de la faculté de souvenir ou de mémoire considérée comme la propriété élémentaire des particules organiques avait été mise en avant au siècle dernier par Maupertuis, dans sa Vénus Physique, et défendue plus récemment par le physiologiste Ewald.

Enfin, un médecin américain, Ellsberg, a essayé (1874) de rajeunir la théorie de la génération de Buffon, en substituant aux molécules organiques imaginées par ce grand naturaliste les plastidules, qui ont une existence plus certaine.

Il faut évidemment attendre que des confirmations nombreuses viennent établir la généralité des faits précédemment exposés sur la complexité de structure du protoplasma.

On peut dire cependant dès à présent que tout un ensemble de travaux vient militer en faveur de cette complexité : tels sont les travaux de Strassburger sur les noyaux des cellules végétales pendant la division cellulaire, ceux de Bütschli sur les noyaux des globules du sang, de Weitzel sur les cellules de la conjonctive enflammée et les cellules de la peau de grenouille, de Balbiani sur les cellules épithéliales des ovaires de certains insectes, tels que le Sthenobothrus, de Hertwig sur l'œuf de la poule, de Fol sur certains œufs d'invertébrés.

Plus tard, lorsque nous nous occuperons de la morphologie générale des êtres vivants et de la genèse de leurs tissus [46], nous entrerons dans le détail de ces travaux.

Pour le moment, nous mentionnerons seulement l'observation principale due à Strassburger.

Cet auteur a observé les noyaux ovulaires de certaines abiétinées au moment où les cellules vont se diviser pour former l'embryon.

Le noyau est allongé : il se forme, aux deux extrémités, des amas de matière reliés par des filaments.

Au milieu de ces filaments apparaissent des granulations dont l'ensemble forme un disque (disque nucléaire) ; bientôt les granules se coupent en deux et chaque moitié émigre vers le pôle correspondant où elle vient grossir la masse polaire.

De nouveau apparaît, au milieu du filament, un granule : l'ensemble forme une plaque cellulaire ou disque qui bientôt se divise en deux parties qui vont rejoindre les masses polaires.

Voilà un phénomène qui nous révèle une constitution très complexe du noyau.

Or, ce n'est point là une observation isolée.

Des algues, les Spirogyra, ont permis de constater des faits identiques, et dès à présent l'on doit admettre qu'ils offrent une généralité véritable dans le règne végétal.

Le règne animal a fourni des exemples pareils.

Et ici nous constatons une fois de plus ce constant parallélisme des végétaux et des animaux, en vertu duquel tous les phénomènes essentiels se retrouvent identiques dans les deux règnes.

Bütschli, en étudiant la division des globules du sang chez l'embryon, a retrouvé les tractus fibrillaires, la plaque nucléaire qui se divise en deux et la plaque cellulaire dont la segmentation entraîne celle du noyau.

M. Balbiani les a observés de même chez le Sthenobothrus, et il considère les granules équatoriaux comme des nucléoles [47].

Ces observations et la généralité dont elles sont susceptibles ont pour conséquence de faire du noyau, amas de protoplasma jusqu'ici considéré comme simple, un corps complexe à la fois au point de vue anatomique et au point de vue- physiologique.

Lorsque l'on considère une cellule, qui est un être vivant rudimentaire, on doit y retrouver les deux espèces de phénomènes essentiels de création organique et de destruction vitale.

Or, les travaux précédents, les études des micrographes sur le noyau, et nos propres observations, semblent localiser l'un et l'autre ordre de phénomènes dans une partie différente, dans le protoplasma d'une part, dans le noyau d'autre part.

Le protoplasma est l'agent des manifestations de la cellule : manifestations vitales qui deviennent apparentes dans le fonctionnement du tissu où elles se rassemblent et s'ajoutent.

Les phénomènes fonctionnels ou de dépense vitale auraient donc leur siège dans le protoplasma cellulaire.

Le noyau est un appareil de synthèse organique, l'instrument de la production, le germe de la cellule.

Nous avons observé [48] que la formation amylacée animale est liée à l'existence du noyau des cellules glycogéniques de l'amnios chez les ruminants.

Les notions acquises par les histologistes les plus compétents conduisent à cette interprétation.

On sait la part qui revient au noyau dans la division des cellules et l'initiative qui lui appartient.

Des observations nombreuses confirment cette conception qui fait du noyau l'appareil cellulaire reproducteur.

M. Ranvier a constaté dans les globules lymphatiques de l'axolotl un bourgeonnement véritable du noyau qui, primitivement arrondi, pousse en différents points des prolongements autour desquels se groupe la substance protoplasmique ; de telle sorte que chacun de ces prolongements apparaît bientôt comme le début d'une organisation nouvelle et comme le premier âge d'un globule lymphatique de seconde génération.

R. Hertwig a constaté le même phénomène du bourgeonnement du noyau chez un acinète, le Podophrya gernmipara, où la végétation nucléaire est le point de départ et le signal de la multiplication de l'animal.

Les cellules des vaisseaux de Malpighi, chez les Insectes, présentent des faits analogues.

Il n'est pas nécessaire de multiplier les exemples pour en apercevoir la généralité.

Les études approfondies que quelques histologistes ont récemment exécutées sur la constitution des noyaux cellulaires leur ont dévoilé la complexité de cet élément considéré à tort comme simple.

N. Auerbach distingue dans le noyau quatre parties :

L'enveloppe ;

Le suc nucléaire ;

Les nucléoles ;

Les granulations.

De ces éléments, celui dont l'importance est la plus grande, c'est le nucléole.

Le nucléole est un corpuscule figuré que R. Brown a signalé dès 1831, dans les cellules végétales.

Deux opinions sont en présence relativement à la nature du nucléole.

L'une consiste à considérer le nucléole comme une masse protoplasmique pleine, véritable germe de la cellule.

Auerbach, Hoffmeister et Strassburger acceptent cette manière de voir.

L'autre opinion consiste à regarder le nucléole comme une masse lacunaire creusée de vacuoles, vésicules nucléaires ou nucléolules.

M. Baibiani, qui a attiré l'attention des histologistes sur cette structure, en a déduit une interprétation physiologique du rôle du nucléole.

Il le regarde comme un organe de nutrition, une sorte de cœur.

M. Balbiani a découvert dans les nucléoles d'un grand nombre de cellules des mouvements qui peuvent se ramener à deux types : 1° des mouvements amœboïdes analogues à ceux du protoplasma ; 20 des mouvements de contraction des vésicules ou vacuoles placées dans la masse homogène du nucléole.

Les mouvements amœboïdes des nucléoles ont été observés par M. Balbiani dans la tache germinative (représentant du nucléole) de l'œuf chez certaines arachnides, en particulier l'Epeire diadème.

Cette observation a été confirmée par celles d'un grand nombre d'histologistes, de Lavalette Saint-Georges sur une larve de Libellule, de Auerbach et Eimer sur les poissons, de Al.

Braun sur la Blatte orientale.

Mecznikow a retrouvé ces mêmes mouvements dans les cellules des glandes salivaires des fourmis, et enfin W. Kühne les a signalés incidemment dans les corpuscules du suc pancréatique chez le lapin.

La seconde espèce de mouvements nucléolaires consiste dans la contraction des vésicules.

Ils sont bien évidents dans l'ovule du faucheur commun, Phalanqium, et d'un Myriapode, le Geophilus longicornis.

Le nucléole est un élément à peu près constant du noyau.

L'absence de nucléole, état énucléolaire de M. Auerbach, est transitoire et passagère le plus souvent ; c'est ce qui arrive pendant la segmentation de l'œuf.

Quelques éléments n'ont qu'un seul nucléole : les cellules nerveuses, les cellules de la corde dorsale sont dans ce cas.

Chez les mammifères et les oiseaux, il y a toujours dans le noyau un nombre de nucléoles variant de 4 à 16.

Chez les poissons, ce nombre s'élève singulièrement ; on trouve dans la vésicule germinative de ces animaux un nombre de nucléoles variant de 150 à 200 pour chaque noyau.

Conclusion

Dans l'exposé rapide de l'ensemble des travaux qui ont paru récemment sur ces matières délicates, nous avons vu les différentes formes sous lesquelles peut se présenter la matière essentielle de l'organisation, le protoplasma.

Après avoir été considéré comme une matière d'une constitution très simple, il est aujourd'hui regardé comme étant d'une structure très complexe.

Tous les problèmes d'origine organique, toutes les questions qui s'y rattachent, ne sont point résolus.

Nous pouvons néanmoins nous arrêter à ce résultat général que les matériaux de l'édifice vivant représentent les différentes formes d'une substance unique, dépositaire de la vie, identique dans les animaux et les plantes.

C'est dans le protoplasma, matière seule active et travaillante, que nous devons chercher l'explication de la vie, aussi bien des phénomènes chimiques de la nutrition que des réactions vitales plus élevées de la sensibilité et du mouvement.

Sixième leçon

SOMMAIrE : Du protoplasma et de la création organique. — Généralités. — Synthèse chimico-physiologique. — Constitution élémentaire des corps organisés. — La synthèse créatrice est nécessairement chimique, mais elle a des procédés qui sont spéciaux. — Du protoplasma vert ou chlorophyllien et du protoplasma incolore. — Ils ne peuvent servir à limiter le règne animal du règne végétal. — I. Rôle du protoplasma chlorophyllien dans la synthèse organique. — Il opère la synthèse des corps ternaires sous l'influence de la lumière. — L'expérience de Priestley est le point de départ de cette théorie. — Hypothèse des chimistes au sujet des synthèses dans le protoplasma vert. — Le protoplasma vert tire son énergie de la radiation solaire. — II. Rôle du protoplasma incolore dans la synthèse organique. — Il opère des synthèses complexes. — Expériences de M. Pasteur. — Il ne peut toutefois incorporer le carbone directement. — Le protoplasma incolore emploie l'énergie calorifique. — État de la question des synthèses organiques ; hypothèses nouvelles. — Hypothèse du cyanogène. — Synthèse chimique et force vitale. — III. Synthèses en particulier. - L'exemple le mieux connu est la synthèse amylacéo ou glycogénique. - Découverte de la glycogénie animale. — Phénomènes de synthèse amylacée et de destruction amylacée. — Caractères principaux de la synthèse glycogénique chez les animaux et les végétaux.

Nous avons vu précédemment qu'il faut séparer l'essence de la vie de la forme de son substratum : elle peut se manifester dans une matière qui n'a aucun caractère morphologique déterminé.

C'est dans cette matière, le protoplasma, que réside l'activité vitale, indépendamment des conditions morphologiques qu'elle présente, et des moules où elle a été façonnée.

Le protoplasma seul vit ou végète, travaille, fabrique des produits, se désorganise et se régénère incessamment : il est actif en tant que substance et non en tant que forme ou figure.

Le phénomène fondamental de la création organique consiste dans la formation de cette substance, dans la synthèse chimique par laquelle cette matière se constitue au moyen des matériaux du monde extérieur.

Quant à la synthèse morphologique qui façonne ce protoplasma, elle est pour ainsi dire un épiphénomène, un fait consécutif, un degré dans cette série indéfinie de différenciations qui conduisent jusqu'aux formes les plus complexes ; en un mot, une complication du phénomène essentiel.

Lavoisier avait donc raison lorsque, tout en proclamant la difficulté du problème de la création organisatrice et en reconnaissant qu'il était environné d'un mystère impénétrable, il le réclamait cependant comme un phénomène chimique, phénomène dont les chimistes devaient d'ores et déjà entreprendre l'étude.

Il proposait à l'Académie des sciences d'encourager et de provoquer des études par la fondation de prix décernés aux auteurs qui feraient accomplir quelques progrès dans cette direction [49].

Le problème de la création organique ou synthèse vitale aurait ainsi pour premier degré et pour condition essentielle la synthèse chimique du protoplasma.

On ne saurait actuellement définir la constitution chimique du protoplasma ; la formule C18H9Azo² par laquelle on l'a représenté est tout à fait illusoire.

Le protoplasma est un mélange complexe de principes immédiats, matières albuminoïdes et autres, mal connus, renfermant comme éléments principaux le carbone, l'hydrogène, l'azote et l'oxygène, et comme éléments accessoires quelques autres corps simples.

Il faut y reconnaître en un mot, de même que pour le blastème, des corps quaternaires, ternaires, et des matières terreuses.

Les corps simples que la chimie nous a fait connaître comme entrant dans la constitution des organismes les plus complexes sont peu nombreux.

Il n'y a pas de substance particulière, de corps simple vital, comme Buffon l'avait imaginé pour expliquer la différence des êtres vivants et des corps bruts.

Les seuls corps qui entrent dans la constitution matérielle des êtres élevés, de l'homme par exemple, sont au nombre de quatorze.

Ce sont :

L'oxygène,

L'hydrogène,

L'azote,

Le carbone,

Le soufre,

Le phosphore,

Le fluor,

Le chlore,

Le sodium,

Le potassium,

Le calcium,

Le magnésium,

Le silicium,

Le fer.

Tels sont les éléments que met en jeu la synthèse chimique, et qui, par des combinaisons successives, arrivent à former le substratum de la vie.

Ces éléments se réunissent en effet pour constituer des combinaisons binaires, ternaires, quaternaires, quinaires ; celles-ci s'assemblent pour constituer la substance vivante originaire, blastème, plasma ou protoplasma, dans laquelle se manifestent les actes essentiels de la vie.

À un degré plus élevé, les matériaux prennent un caractère morphologique et constituent l'élément anatomique, la cellule ; plus loin encore, les organismes complexes.

Le problème du mécanisme de ces synthèses organisatrices est très loin de sa solution, il n'est même pas encore bien posé ; et ici nous n'essayons pas autre chose que de fixer la question et de faire connaître l'état de la science à ce sujet.

Lavoisier, avons-nous dit, a eu raison de léguer à la chimie l'explication des phénomènes de l'organisation des êtres vivants.

Depuis le moment où il s'exprimait si nettement, la chimie synthétique a accompli, en effet, des progrès considérables.

On a reconstitué de toutes pièces des essences végétales, des corps gras, des alcools.

Les grands travaux de M. Berthelot sur la synthèse ont fait entrevoir la possibilité d'aller très loin dans cette voie : les recherches récentes de M. Schützenberger rendent probable que l'on pourra même reconstituer artificiellement jusqu'aux substances albuminoïdes, qui sont considérées à juste titre comme le degré le plus élevé de la synthèse vitale.

Mais ces progrès mêmes de la synthèse chimique nous obligent à nous demander si la physiologie peut en attendre la solution du problème de la synthèse physiologique.

En d'autres termes, il s'agit de savoir si les procédés par lesquels les chimistes ont formé ces composés naturels sont le calque exact de ceux qu'emploie la nature ; si la synthèse chimique, qui, dans l'économie, forme les corps organiques, est pareille à celle de nos laboratoires.

Il semble en être autrement.

Les procédés physiologiques ou naturels, bien qu'ils rentrent dans les lois de la chimie générale, ne ressemblent pas nécessairement à ceux que les chimistes mettent en œuvre ; ils sont généralement différents, ils sont spéciaux.

Ce que l'on sait déjà relativement aux transformations et aux synthèses des substances grasses, sucrées et féculentes, rend vraisemblable cette manière de voir que je soutiens depuis longtemps.

C'est d'ailleurs l'opinion des chimistes qui connaissent le mieux les méthodes synthétiques et qui ont exécuté les travaux les plus remarquables dans cet ordre d'idées.

Tout le monde sait, par exemple, que M. Chevreul le premier a opéré l'analyse des corps gras.

Il a montré que ces corps sont formés par l'union de la glycérine et d'un ou plusieurs acides gras.

Partant de ces produits, M. Berthelot a reconstitué les substances grasses et en a opéré la synthèse.

Or, ni M. Chevreul ni M. Berthelot ne tirent de leurs travaux la conclusion que les corps gras se constituent chez l'être vivant par les mêmes procédés.

Ils ne pensent pas, en un mot, que la graisse se forme dans les animaux ou les végétaux par l'union nécessaire d'acides gras et de glycérine préexistants.

Plus récemment M. Schützenberger a étudié la composition des matières albuminoïdes ; il semble être parvenu à en réaliser l'analyse immédiate, ou plutôt une analyse immédiate.

En traitant les matières albuminoïdes par une solution de baryte à 150 degrés, il a obtenu des principes définis et cristallisables.

Ces principes obtenus par décomposition se rangent dans trois séries :

1° De l'ammoniaque, de l'acide carbonique, de l'acide oxalique et de l'acide acétique ; ces corps étant dans une proportion constante pour une substance albuminoïde donnée ; 2° en second lieu, des composés azotés cristallisables appartenant à deux séries,

< CnH²n+1AzO². (n 3, 4, 5, 6, 7) >

et

< CnH²nAzO². (n 4, 5, 6) >

qui ont pour type la leucine et la leucéine ; 3° des composés tels que le pyrrol, la tyrosine, la tyro-leucine, l'acide glutamique.

Les différences entre les diverses matières albuminoïdes paraissent tenir d'abord à la proportion relative de ces trois ordres de substances, ensuite à la nature et à la proportion relative des corps appartenant au second groupe.

L'analyse ayant été faite quantitativement, c'est-à-dire poids pour poids, M. Schützenberger a pensé qu'il serait désormais possible de représenter par une formule chimique la constitution de l'albumine :

À chaque substance azotée correspondrait une formule semblable.

Est-ce à dire que, dans l'opinion même de l'auteur de ces laborieuses et remarquables recherches, la synthèse de l'albumine se fasse dans l'organisme par la combinaison successive de ces éléments ?

En aucune façon.

La nature semble procéder par de tout autres voies.

C'est bien toujours des combinaisons chimiques qui se font et se défont ; mais l'organisme a des procédés spéciaux, et l'étude seule de l'être vivant peut nous édifier sur le mécanisme des phénomènes dont il est le théâtre et sur les agents particuliers qu'il emploie.

Nous devons faire ici une remarque importante.

Nous n'assistons pas à la synthèse directe du protoplasma primitif, non plus qu'à aucune autre synthèse primitive dans l'organisme vivant.

Nous constatons seulement le développement, l'accroissement de la matière vivante ; mais il a toujours fallu qu'une sorte de levain vital ait été le point de départ.

Au début du développement d'un être vivant quelconque, il y a un protoplasma préexistant qui vient des parents et siège dans l'œuf.

Ce protoplasma s'accroît, se multiplie et engendre tous les protoplasmas de l'organisme.

En un mot, de même que la vie de l'être nouveau n'est que la suite de la vie des êtres qui l'ont précédé, de même son protoplasma n'est que l'extension du protoplasma de ses ancêtres.

C'est toujours le même protoplasma, c'est toujours le même être.

Le protoplasma a la propriété de s'accroître par synthèse chimique ; il se renouvelle à la suite d'une destruction organique.

Ces deux propriétés constituent la vie du protoplasma que nous avons à examiner.

Quelques physiologistes ont paru croire qu'il y avait à distinguer deux espèces de protoplasma se comportant différemment : le protoplasma incolore des animaux, le protoplasma vert des plantes.

En réalité, on ne doit pas distinguer, même sous le rapport de la couleur, un protoplasma animal et un protoplasma végétal.

Le protoplasma des plantes, comme celui des animaux, est susceptible de s'imprégner de matière verte ou chlorophylle dans certaines circonstances.

Cette matière, si importante dans ses fonctions, peut apparaître ou disparaître au sein du protoplasma préexistant suivant des conditions extérieures.

Si, par exemple, on recouvre quelques portions de feuille verte avec un écran opaque, les parties ainsi soustraites à l'action de la lumière se décolorent ; la chlorophylle disparaît, le protoplasma subsiste seul.

Au lieu de dire, par conséquent, qu'il existe deux variétés de protoplasma, il serait plus exact de dire que le protoplasma, suivant les cas, se charge ou ne se charge point de matière verte ; et surtout il ne faudrait point considérer un protoplasma végétal que l'on opposerait au protoplasma animal.

Ce serait très inexact selon nous ; en effet, le tiers au moins des espèces végétales connues est dépourvu de chlorophylle ; dans une plante déterminée toutes les parties soustraites à l'action de la lumière sont dans le même cas ; enfin, comme nous le verrons plus loin, des animaux inférieurs, l'Euglena viridis, le Stentor polymorphus, etc. (voy. la planche, fig. 1 et 2), possèdent cette substance.

Toutefois, en réservant la question de l'unité originelle du protoplasma, et à la condition de ramener à l'état de produit la chlorophylle qui y est mêlée, il est pratiquement permis de distinguer le protoplasma vert du protoplasma incolore.

Ces deux protoplasmas sembleraient se comporter, en effet, dans certains cas d'une manière tout à fait différente au point de vue des synthèses chimiques.

I. Protoplasma vert ou chlorophyllien

La chlorophylle existe chez le plus grand nombre des plantes, dans les parties exposées à la lumière.

Elle se présente disséminée dans le protoplasma cellulaire à l'état de granules d'une dimension moyenne de 0mm, 01 ; quelquefois cependant elle semble en dissolution véritable.

Les botanistes admettent que cette substance est un produit de l'activité du protoplasma ; car dans les graines en germination, ou dans les plantes étiolées ramenées à la lumière, on voit reparaître cette matière au sein du protoplasma qui n'a jamais cessé de fonctionner.

En étudiant le phénomène de plus près on avait cru pouvoir dire que la chlorophylle s'engendre dans la couche de protoplasma qui entoure le noyau cellulaire et l'on reliait son apparition à l'influence du protoplasma nucléaire.

Les faits relatifs à la chlorophylle animale ne sont pas moins intéressants quoiqu'ils soient moins connus.

Morren, en 1844, avait commencé à étudier la respiration de quelques organismes verts qui n'appartenaient évidemment pas au règne végétal.

Mais c'est surtout F. Cohn en 1851, Stein en 1854, et Balbiani en 1873, qui à cet égard ont donné des bases plus solides à nos connaissances.

F. Cohn a constaté la présence de grains de chlorophylle chez un infusoire, le Paramecium bursaria : ces grains sont logés dans la partie interne, plus fluide, de la couche corticale (paroi du corps).

Cette couche fluide est dans un mouvement continu de rotation auquel participent les grains verts.

Ces granules présentent des réactions semblables à celles de la chlorophylle végétale.

L'acide sulfurique concentré leur communique d'abord une coloration vert-bleuâtre qui devient graduellement plus intense et passe enfin au bleu avec dissolution des granules.

Stein a vérifié ces faits ; il a mieux précisé la situation des grains de chlorophylle dans le protoplasma qui forme la masse générale du corps, en dehors du tube digestif et de la paroi corticale.

Il a vu de plus des espèces tantôt incolores, tantôt colorées en vert, telles que le Spirostomum ambiguum, l'Ophrydium versatile, l'Epistylis plicatilis, le Stentor polymorphus, etc.

Chez beaucoup d'infusoires flagellés, Euglena viridis, Cryptomonas, Chlamydococcus pluvialis, Trachelomonas, la matière verte se présente à l'état amorphe ou à l'état de granulations très fines.

Chez ces infusoires, comme chez les plantes, la chlorophylle se transforme à certaines époques, surtout pendant l'enkystement, en une matière colorante jaune-rouge : elle repasse au vert lorsque l'humectation rend les animaux à la vie active.

En 1873, M. Balbiani (voy. la planche, fig. 1 et 2) a observé chez le Stentor polymorphus (variété verte) la multiplication des grains de chlorophylle dans l'intérieur du corps de l'animal, par division en deux et en trois, comme cela a lieu pour la chlorophylle végétale.

Outre les infusoires cités plus haut, on trouve des globules verts dans la substance du corps chez diverses autres espèces animales, l'Hydre verte, un ver turbellarié, Vortex viridis, et un géphyrien, Bonnellia viridis.

Ces faits montrent le peu de fondement que pourrait avoir l'attribution exclusive du protoplasma vert aux végétaux, tandis que le protoplasma incolore caractériserait l'animal.

Quel est le rôle du protoplasma vert dans la synthèse organique ?

C'est le protoplasma vert qui, d'après les idées actuellement en faveur, travaillerait à la synthèse des composés ternaires hydro-carbonés.

Il serait le seul agent des combinaisons synthétiques du carbone, la seule voie pour l'introduction de cette substance dans l'organisme végétal et animal.

L'expérience célèbre de Priestley a été le point de départ de nos connaissances à cet égard.

Ingen-Housz, Sennebier, Th. de Saussure ont précisé les conditions de cette expérience et ont fait connaître l'action synthétique exercée par la matière verte.

On admet, depuis leurs travaux, que la chlorophylle possède la faculté de réduire l'acide carbonique sous l'influence des rayons solaires, et de donner lieu à un dégagement d'oxygène.

En même temps le carbone se trouve combiné à différents éléments et constitue des matières hydrocarbonées ou combustibles qui se déposent dans les organes verts.

Comment s'opère cette action ?

À cet égard l'on n'a que des suppositions plus ou moins plausibles.

On tendait à penser que « l'hydrate normal d'acide carbonique est, sous l'action de la chlorophylle, dédoublé en oxygène et aldéhyde méthylique ; l'aldéhyde en se sextuplant donnerait le sucre, lequel à son tour, par duplication ou triplication et perte d'eau, donnerait ; la cellulose : l'oxydation de ces corps fournirait les graisses et les acides ; l'influence de l'ammoniaque provenant de la réduction des nitrates formerait aux dépens des radicaux précédents les divers alcaloïdes végétaux et les matières albuminoïdes. »

A ces hypothèses qu'il rappelle d'abord, M. Armand Gautier [50] en a substitué d'autres qui paraissent mieux en rapport avec le petit nombre des faits connus.

Il faut admettre d'abord que la matière verte, la chlorophylle, n'est pas incorporée intimement et fortement combinée au protoplasma lui-même ; qu'elle est simplement disséminée dans la masse protoplasmique d'où une foule de dissolvants neutres peuvent l'extraire.

Ce protoplasma vert est l'agent d'une foule de synthèses carbonées, dont les produits, fabriqués pendant le jour sous l'action des rayons solaires, sont utilisés comme matériaux de construction par toutes les parties incolores de la plante.

Il faudrait distinguer, d'après M. Armand Gautier, deux états de la chlorophylle :

La chlorophylle verte,

La chlorophylle blanche.

Dans les parties étiolées qui reverdiront à la lumière, la substance qui peut donner naissance à la chlorophylle existe, car il suffit de les traiter par l'acide sulfurique pour les voir instantanément se colorer en vert.

M. Armand Gautier admet que, sous l'influence de l'oxygène de l'air, la chlorophylle blanche passe à l'état de chlorophylle verte et, inversement, que la chlorophylle verte passe à l'état de chlorophylle blanche sous l'influence de l'hydrogène naissant ; l'expérience peut être faite et répétée facilement.

Les deux substances, chlorophylle verte et chlorophylle blanche, seraient entre elles dans le rapport de l'indigo bleu à l'indigo blanc.

La chlorophylle blanche serait douée d'une remarquable aptitude à réduire les corps oxygénés, à combiner leur oxygène à son hydrogène.

D'autre part la chlorophylle verte aurait la propriété de décomposer l'eau sous l'influence des rayons solaires, comme elle a la propriété de décomposer l'acide carbonique Elle deviendrait chlorophylle blanche en prenant l'hydrogène et mettant l'oxygène en liberté.

La chlorophylle blanche céderait à l'acide carbonique son hydrogène ; elle travaillerait ainsi à la synthèse de composés carbonés, et repasserait à l'état de chlorophylle verte.

Ainsi, par un perpétuel mouvement alternatif, la chlorophylle prendrait l'état vert et l'état incolore : décomposant l'eau et dégageant l'oxygène lorsqu'elle passe de l'état vert à l'état incolore, faisant la synthèse des produits carbonés en repassant de l'état incolore à l'état vert.

Voilà la première partie de l'hypothèse.

Elle est encore loin d'être vérifiée ou calquée sur les faits ; mais elle n'est contraire à aucun de ceux qui sont connus.

Voici la seconde : Quelles sont les matières premières sur lesquelles les chlorophylles verte ou blanche exercent leur activité ?

C'est le mélange d'acide carbonique et d'eau nC02 + mHO. De la réduction de ce mélange, grâce à l'hydrogène chlorophyllien, dériveraient : l'alcool, le glycol, l'aldéhyde ordinaire, les acides glycolique et glyoxylique, le glyoxal, l'acide oxalique.

En un mot, tous les corps « organiques ternaires pourraient se former par ce simple mécanisme de la désoxydation par le grain de chlorophylle, plus ou moins profonde suivant l'influence des rayons lumineux, des diverses associations d'eau et d'acide carbonique que le protoplasma laisse pénétrer jusqu'à l'organe de réduction. »

La glycose serait la première formée parmi ces principes et la matière première de presque tous les autres.

Par union avec l'acide carbonique et perle d'eau, la glycose peut donner l'acide pyrogallique, l'acide gallique qui, dans les jeunes pousses du printemps, est en effet abondamment associé à la glycose, en un mot, une série d'acides, lesquels inversement peuvent repasser à l'état de sucre sous l'influence de la vie des cellules incolores.

Ainsi dans les parties incolores s'accompliraient les phénomènes inverses exactement de ceux qui se produisent dans les parties vertes.

C'est en effet une tendance générale des chimistes d'admettre ce retour inverse, semblable dans son mécanisme quoique de sens contraire, des matières végétales actuelles vers les principes immédiats d'où d'autres cellules les avaient fait dériver.

Voilà quelques-unes des idées que la chimie de notre temps a émises sur le rôle du protoplasma vert dans la synthèse des produits immédiats.

Ces conceptions sont fortement imprégnées de ce que l'on pourrait appeler le chimisme artificiel.

Le chimisme naturel est peut-être tout différent : il serait possible, par exemple, que toutes les synthèses imaginées par les chimistes fussent sans réalité et que les principes immédiats sortissent tous par voie de décomposition ou de dédoublement d'une matière unique et identique, le protoplasma.

Quoi qu'il en soit, et pour rester sur le terrain des faits, on peut dire que le protoplasma vert paraît former incontestablement des produits organiques carbonés.

Sous l'influence de quelle force, par quelle énergie s'exécutent ces phénomènes ?

Où la cellule à protoplasma vert prend-elle la force chimique nécessaire à la décomposition du gaz carbonique ?

Il est admis que c'est dans la radiation solaire.

Le soleil est le premier moteur de tous ces phénomènes, la source de la force vive qu'ils utilisent.

II. Protoplasma incolore

Nous venons de voir que le protoplasma est susceptible de se charger dans certaines conditions d'une matière verte, la chlorophylle.

Mais le protoplasma peut rester incolore dans un grand nombre d'éléments végétaux.

Le protoplasma incolore est, moins encore que le protoplasma vert, l'apanage exclusif de l'un des règnes.

Les animaux et les végétaux le possèdent comme élément essentiel, primordial, formateur et générateur de tous les autres.

Quel est le rôle de ce protoplasma ?

Il pourrait produire toutes les substances qui existent dans les animaux et les plantes, mais avec d'autres éléments comme point de départ, et avec une autre force vive comme agent que celle du protoplasma vert.

L'expérience de M. Pasteur à ce sujet est fondamentale.

Elle montre que le protoplasma incolore peut fabriquer, sans l'aide de la chlorophylle non plus que des radiations solaires, les principes immédiats les plus complexes, matières protéiques, albumine, fibrine, cellulose, matières grasses, etc.

M. Pasteur [51] constitue un champ de culture formé des principes suivants :

Alcool ou acide acétique pur,

Ammoniaque (d'un sel cristallisable pur),

Acide phosphorique,

Potasse,

Magnésie,

Eau pure,

Oxygène gazeux.

Il n'y a là aucune substance qui ne soit empruntée au règne minéral, car la plus complexe, l'alcool, peut être réalisée, ainsi que l'a montré M. Berthelot, de toutes pièces au moyen des éléments empruntés au règne minéral.

Dans ce milieu à constitution si simple, sans albumine, sans produits organisés, on dépose une graine de mycoderma aceti, d'un poids nul pour ainsi dire, d'une masse insignifiante.

En l'absence de toute matière verte, à l'obscurité, la graine de mycoderme produit dans ce milieu une quantité considérable de cellules nouvelles de mycoderma aceti, d'un poids aussi grand qu'on pourrait le désirer.

Dans cette récolte se rencontrent les matériaux les plus variés et les plus complexes de l'organisation :

Matières protéiques,

Cellulose,

Matières grasses,

Matières colorantes,

Acide succinique, etc.

La cellule vivante n'a donc nul besoin de chlorophylle ou de matière verte, ni de radiations solaires pour édifier ces principes immédiats les plus élevés de l'organisation.

M. Pasteur a fourni un second exemple, en cultivant des vibrions, c'est-à-dire des êtres plus élevés encore, à l'obscurité, sans matière verte et de plus sans oxygène gazeux.

Le champ de culture était ainsi constitué :

Acide lactique,

Acide phosphorique dans un sel pur cristallisable,

Ammoniaque,

Potasse,

Magnésie.

On sème dans ce milieu quelques vibrions, d'un poids si faible qu'on ne saurait l'évaluer.

Ces êtres se développent avec une activité prodigieuse, et l'on peut obtenir tel poids que l'on voudra de ces organismes contenant :

Des matières cellulosiques,

Des matières protéiques,

Des substances colorantes,

Des alcools,

De l'acide butyrique,

De l'acide métacétique, etc.

On pourrait dire par conséquent que le protoplasma incolore a accompli des synthèses très élevées.

Cependant, entre ces synthèses accomplies par le protoplasma incolore et celles qu'accomplit le protoplasma vert il y a deux différences.

D'abord, dans le premier cas, l'on fournit nécessairement comme point de départ un principe carboné assez élevé, alcool, acide acétique, acide lactique : la vie ne serait pas possible si l'on donnait le carbone à un état plus simple, par exemple à l'état d'acide carbonique.

La chlorophylle peut seule former les synthèses de principes carbonés ou ternaires, en partant des corps les plus simples ou les plus saturés, tels que CO2.

Le protoplasma incolore, avec ce point de départ, formera les synthèses quaternaires les plus compliquées.

Une autre différence résulte de l'énergie employée.

Le protoplasma vert met en œuvre l'énergie des radiations lumineuses, c'est-à-dire la force vive solaire.

Le protoplasma incolore met en œuvre l'énergie calorifique qui a sa source dans l'aliment carboné ; celui-ci ne doit remplir qu'une condition, c'est de n'être pas saturé d'oxygène et de pouvoir, en conséquence, par saturation ou oxydation, fournir de la chaleur.

M. Pasteur comprendrait, à la rigueur et comme vue de l'esprit, que le protoplasma incolore pût, sous l'in- fluence des vibrations électriques ou de quelque autre force vive, décomposer l'acide carbonique et assimiler le carbone pour en former les produits synthétiques ternaires.

Quoi qu'il en soit, dans l'état actuel des choses, on attribue aux deux protoplasma un rôle différent : le vert prépare les composés ternaires carbonés, l'incolore fait avec ce point de départ les principes azotés quaternaires.

Dans une plante les cellules vertes travailleraient ainsi pour les cellules incolores.

Si une plante n'a point de parties vertes, elle ne pourra vivre qu'à la condition de trouver tout préparés dans le milieu extérieur les principes qu'antérieurement aura élaborés la chlorophylle de quelque autre plante.

Ainsi en serait-il des parasites végétaux, des champignons, des mucédinées, des êtres monocellulaires, qui doivent trouver sur l'être qui les porte ou dans le milieu qui les baigne ces mêmes principes indispensables, source de leur activité protoplasmique.

C'est dans ce sens que M. Boussingault et avec lui quelques chimistes ont pu admettre que les végétaux (il faudrait dire : la matière verte) seuls étaient capables de pourvoir les êtres vivants de carbone, et par conséquent de créer les principes immédiats, à l'aide des éléments inertes, minéraux, empruntés à l'air, à l'eau, à la terre.

Cette puissance créatrice, la chlorophylle seule la posséderait sous l'influence du soleil.

« Si la radiation solaire cessait, non seulement les plantes à chlorophylle, mais encore les plantes qui en sont dépourvues, disparaîtraient de la surface du globe. »

L'expérience de M. Pasteur, qui prend pour champ de culture des produits minéraux et un produit de laboratoire, l'alcool, redresse ce que cette vue a peut-être d'excessif.

Le mycoderma aceti, le vibrion qui se sont développés dans le milieu artificiel constitué par M. Pasteur n'ont eu besoin d'aucune plante à chlorophylle antérieure, non plus que de la radiation solaire.

Toutes les explications que nous avons données relativement aux procédés de la synthèse organique indiquent le sens général dans lequel l'esprit actuel conçoit les phénomènes.

Mais leur mécanisme exact, nous l'avons déjà dit, pourrait être tout autre que ces hypothèses ne l'imaginent.

Ici comme dans bien des cas, les explications chimiques nous font connaître comment les choses pourraient être plutôt qu'elles ne nous montrent comment elles sont réellement.

L'expérimentation pratiquée sur l'être vivant peut seule nous renseigner.

Au point de vue physiologique, on serait fondé à imaginer qu'il n'y a dans l'organisme qu'une seule synthèse, celle du protoplasma qui s'accroîtrait et se développerait au moyen de matériaux appropriés.

De ce corps complexe, le plus complexe de tous les corps organisés, dériveraient par dédoublement ultérieur tous les composés ternaires et quaternaires dont nous attribuons l'apparition à une synthèse directe.

Cette conception, qui ferait dériver d'un composé unique, le protoplasma, tous les produits de l'organisme, est encore, elle aussi, une vue de l'esprit.

Il ne serait pourtant pas difficile de rassembler un certain nombre de faits qui s'accorderaient avec elle.

Un argument en sa faveur serait par exemple le maintien de la constitution fixe de l'organisme avec une alimentation variée.

Les produits de l'organisme ne changent pas sensiblement sous l'influence du régime, et ceci s'expliquerait parfaitement, si les matériaux provenaient exclusivement d'un protoplasma toujours identique à lui-même.

Enfin nous ne pouvons que mentionner une dernière hypothèse sur l'origine de la matière vivante, quoiqu'elle ait été l'objet de développements considérables de la part de son auteur.

M. Pflüger [52] a émis relativement à la création organique une hypothèse qu'on pourrait appeler l'hypothèse cyunique.

Ce n'est pas, suivant M. P. Pflüger, l'acide carbonique, la vapeur d'eau ou l'ammoniaque qui présiderait à la synthèse organique primitive au début de la vie.

« Ces corps, dit-il, sont le résultat et la terminaison de la vie plutôt qu'ils n'en sont le commencement, ce qui est d'accord avec leur grande stabilité. »

L'origine de la matière vivante, suivant l'auteur, doit être cherchée dans le cyanogène.

Et d'abord quelle serait l'origine de ce cyanogène ?

Ce seraient les combinaisons oxygénées de l'azote qui, dans certaines conditions climatériques, orages, etc., peuvent donner des combinaisons cyaniques.

M. Pflüger explique comment, à l'époque de l'incanheadence terrestre, il a pu se former du cyanogène, et il montre toujours le feu comme la force qui a produit par synthèse les constituants de la molécule d'albumine.

D'où il conclut que la source de la vie est le feu et que les conditions de la vie ont été satisfaites précisément à l'époque où la terre était incanheadente : Das Leben entstamml also dem Feuer.

Quant à la molécule d'albumine, elle ne s'est en réalité formée que pendant le refroidissement terrestre, lorsque les combinaisons du cyanogène et les hydrogènes carbonés ont eu le contact de l'oxygène de l'eau.

Encore aujourd'hui le soleil engendre dans les plantes les constituants de l'albumine.

Cela exclut toute idée de génération spontanée.

La molécule vivante d'albumine est douée de la faculté de croître, elle est toujours en voie de formation et n'a pas de caractère fixe de composition et d'équivalence chimique.

Sous l'influence directe ou non du soleil, elle croît, et tout être vivant est une simple molécule d'albumine dérivée de la molécule albumineuse primitive et unique, développée à l'origine du monde terrestre.

D'un autre côté, M. Pflüger, considérant l'albumine comme la base du protoplasma, examine pour ainsi dire son évolution chimique dans les deux conditions d'organisation et de désorganisation.

Il y aurait dans le protoplasma qui se forme une albumine vivante dans laquelle l'azote est engagé sous forme de cyanogène ; dans le protoplasma qui se détruit, une albumine morte dans laquelle l'azote est engagé sous la forme ammoniaque.

Le passage de la vie à la mort, c'est-à-dire de l'incorporation au protoplasma à la séparation d'avec lui, est donc pour l'albumine caractérisé par le déplacement de la molécule d'azote qui va du carbone à l'hydrogène ; et l'admission de l'albumine à l'activité vitale est caractérisée par le retour inverse.

Tel est à peu près l'état de nos connaissances sur la question des créations ou des synthèses organiques.

Nous voyons qu'elle est encore, comme au temps de Lavoisier, un profond mystère.

Néanmoins, les recherches, les hypothèses s'accumulent, et un jour viendra où la lumière sortira de ce long et pénible travail.

Nous devons en terminant revenir sur une question que nous avons déjà effleurée, et nous demander si le chimisme des laboratoires, que l'on invoque ordinairement dans ces applications, est bien comparable au chimisme des êtres vivants.

Lavoisier et beaucoup de ses successeurs semblent le croire ; mais nous avons souvent montré que cette explication directe de la chimie de laboratoire aux phénomènes de la vie n'est pas légitime.

Nous avons maintes fois insisté sur cette idée que les lois de la chimie générale ne sauraient être violées dans les êtres vivants, mais que là cependant elles ont des agents, des appareils particuliers [53] qu'il est nécessaire au physiologiste de connaître.

Faudrait-il aller plus loin, dire que réellement il y a des forces chimiques spéciales dans les êtres vivants, et en revenir avec Bichat à distinguer les propriétés vitales des propriétés chimiques ?

Les paroles de certains chimistes, qu'on pourrait appeler vitalistes, sembleraient avoir cette conséquence, c'est pourquoi je pense utile de m'expliquer à ce sujet.

Le Traité de chimie organique de Liebig débute par cette phrase : La chimie organique traite des matières qui se produisent dans les organes sous l'influence de la force vitale, et des décompositions qu'elles éprouvent sous l'influence d'autres substances.

Que signifie cette force vitale qui fabrique des produits chimiques particuliers ?

On est porté à croire que dans l'esprit de l'auteur il s'agit bien d'une force vitale capable d'exécuter ce que ne sauraient faire les forces chimiques ; Liebig, en un mot, s'exprime comme un vitaliste, et dans un autre passage de ses Lettres sur la chimie, en parlant des empoisonnements, il dit : Alors, la force vitale est vaincue par les forces chimiques.

Nous n'admettons pas de force vitale exécutive ; nous nous sommes longuement expliqué à ce sujet.

Cependant nous reconnaissons qu'il existe dans les êtres vivants des phénomènes vitaux et des composés chimiques qui leur sont propres.

Comment comprendre dès lors leur production ?

Le chimisme du laboratoire et le chimisme du corps vivant sont soumis aux mêmes lois ; il n'y a pas deux chimies ; Lavoisier l'a dit.

Seulement le chimisme du laboratoire est exécuté à l'aide d'agents, d'appareils que le chimiste a créés ; le chimisme de l'être vivant est exécuté à l'aide d'agents et d'appareils que l'organisme a créés.

Nous avons surabondamment démontré la vérité de cette proposition relativement aux agents d'analyse ou de destruction organique.

Le chimiste, par exemple, transforme l'amidon en sucre à l'aide d'un acide qu'il a fabriqué ; il saponifie les corps gras à l'aide de la potasse caustique, de l'acide sulfurique concentré, de la vapeur d'eau surchauffée, tous agents qu'il a créés lui-même.

L'animal, aussi bien que la graine qui germe, transforme l'amidon en sucre sans acide, à l'aide d'un ferment (la diastase) qui est un produit de l'organisme.

La graisse se saponifie dans l'animal, dans l'intestin, sans potasse caustique, sans vapeur d'eau surchauffée, mais à l'aide du suc pancréatique qui est un produit de sécrétion donné par une glande.

Chaque laboratoire a donc ses agents spéciaux, mais les phénomènes chimiques sont au fond les mêmes : la transformation de l'amidon en sucre, le dédoublement de la graisse en acide gras et en glycérine, se produisent dans les deux cas par un mécanisme chimique identique.

Pour les phénomènes de création organique, il doit en être de même.

Le chimisme de laboratoire peut opérer les synthèses comme les corps vivants, et déjà il en a réalisé un grand nombre.

Les chimistes ont fait des essences, des huiles, des graisses, des acides, que les organismes vivants fabriquent eux-mêmes.

Mais là encore on peut affirmer que les agents de synthèse diffèrent.

Bien que l'on ne connaisse pas encore les agents de synthèse des corps vivants, ils existent certainement.

Nous avons énoncé les diverses hypothèses émises à ce sujet ; nous avons été de notre côté amené, par des faits que nous exposerons plus loin, à attribuer un certain rôle non seulement au protoplasma, mais encore au noyau des cellules.

En un mot, le chimiste dans son laboratoire et l'organisme vivant dans ses appareils travaillent de même, mais chacun avec ses outils.

Le chimiste pourra faire les produits de l'être vivant, mais il ne fera jamais ses outils, parce qu'ils sont le résultat même de la morphologie organique, qui, ainsi que nous le verrons bientôt, est hors du chimisme proprement dit ; et sous ce rapport, il n'est pas plus possible au chimiste de fabriquer le ferment le plus simple que de fabriquer l'être vivant tout entier.

En résumé, nous voyons combien sont encore obscures toutes ces questions de synthèses, de créations vitales, malgré tous les efforts dont leur étude a été l'objet.

Nous ne pensons pas, quant à nous, qu'on arrivera jamais à la solution de ces problèmes complexes en voulant les saisir dans leur origine même.

Nous croyons au contraire que c'est en suivant les faits d'observation les plus près de nous que nous pourrons remonter successivement et réussir à atteindre le déterminisme de ces phénomènes fondamentaux.

Aujourd'hui on peut dire que la synthèse des corps complexes, des corps albuminoïdes, des corps gras, nous est complètement inconnue.

La seule sur laquelle nous ayons quelques notions précises est la synthèse amylacée ou glycogénique dans les animaux.

C'est sur cet exemple que nous devons appuyer nos idées du chimisme vital, puisque, aussi bien, il est actuellement le mieux connu ; on pourrait dire : le seul localisé.

III. De la synthèse glycogénique

Le résultat le plus général des études que nous avons faites à ce sujet est d'avoir prouvé que les animaux et les végétaux possèdent les uns et les autres la faculté de créer des principes immédiats amylacés et sucrés.

Nous n'en sommes donc plus à cette supposition, que l'animal est absolument subordonné au végétal.

L'animal et le végétal forment les principes immédiats qui sont nécessaires à leur nutrition respective.

Ce résultat est d'accord avec le principe général que nous avons posé au début de nos études, à savoir, que la vie n'est pas opposée, mais semblable dans les deux règnes, qu'elle comprend nécessairement deux ordres de phénomènes, la création organique et la destruction organique, que tout être doué de vie, animal ou plante, simplement protoplasmique ou complet, doit nécessairement les posséder.

Il y a à peu près trente ans que je fus conduit à découvrir la fonction glycogénique dans les animaux.

Je n'y fus pas amené par des idées préconçues, mais au contraire par l'observation pure et simple des faits.

On croyait alors à la formation exclusive du sucre chez les végétaux.

Je débutais dans la carrière scientifique et j'avais naturellement les opinions de mon temps.

Je ne voulais donc pas détruire la théorie de la glycogenèse exclusive, je cherchais plutôt à l'appuyer et à l'étendre.

Je m'étais demandé comment ce sucre alimentaire que les végétaux fournissent aux animaux se brûle et se détruit dans leur organisme.

Ne me contentant pas des hypothèses que l'on avait émises à ce sujet en se fondant sur l'équation alimentaire d'entrée et de sortie de l'organisme des animaux, j'entrepris une série d'expériences dans lesquelles je me proposai de suivre dans le sang jusqu'à sa disparition le sucre ingéré dans les voies digestives des animaux.

Dès mes premiers essais, je fus très surpris de trouver que le sang des chiens renferme toujours du sucre, quelle que soit leur alimentation, et tout aussi bien quand ils sont à jeun.

Le fait est si facile à constater qu'il est très étonnant qu'il n'ait pas été vu plus tôt ; cela tient uniquement à ce que l'on était sous l'empire d'idées préconçues dont il fallait se dégager, et que d'autre part les investigateurs, ceux qui m'avaient précédé, avaient omis de suivre strictement les règles de la méthode expérimentale.

Déjà en 1832 Tiedemann avait trouvé que l'amidon des aliments peut se transformer en sucre et passer dans le sang ; il avait rencontré de la glycose dans l'intestin, puis dans le sang d'un chien qui avait absorbé des matières féculentes.

Tiedemann en avait tiré cette conclusion, alors nouvelle, que le sucre se forme normalement dans l'intestin par le travail de la digestion des féculents et peut passer de là dans le chyle et dans le sang.

Mais si cet expérimentateur n'en découvrit pas davantage, c'est qu'il avait négligé dans ces expériences un des préceptes les plus importants de la méthode expérimentale : il avait omis la contre-épreuve.

Il se contenta en effet de dire que le sucre du sang provenait de l'amidon ingéré, mais ne rechercha point, pour corroborer son observation, si le sang des animaux qui ne s'étaient point nourris d'amidon était dépourvu de sucre.

C'est cette contre-épreuve que je fis, et c'est elle qui m'apprit que le sang des animaux contient normalement du sucre, indépendamment de la nature de l'alimentation.

J'allai plus loin, et je montrai que c'est dans le foie que chez les mammifères adultes a lieu la formation du sucre.

Le sang qui sort du foie est toujours plus abondamment pourvu de sucre que celui de toutes les autres parties du corps.

Après cette découverte on chercha à s'expliquer comment le sucre peut prendre naissance dans le tissu hépatique.

On songea d'abord à des dédoublements, à des décompositions.

Schmidt croyait à un dédoublement des matières grasses donnant naissance à du sucre dans le sang.

Lehmann admit que la fibrine du sang en traversant le foie se dédoublait en glycose d'une part et en acides biliaires de l'autre ; Frerichs donna une explication analogue.

M. Berthelot était tenté de croire au dédoublement dans le foie, d'une matière analogue à un amide ; et je poursuivis moi-même pendant quelque temps des expériences d'après cette vue.

Je trouvai enfin que la matière qui est le générateur du sucre dans le foie est un véritable amidon animal, le glycogène, et je pus établir ainsi que le mode de formation du sucre est identique dans les deux règnes [54].

Ainsi le sucre se forme dans les animaux comme dans les végétaux aux dépens de l'amidon.

La formation de cet amidon dans les deux règnes est considérée comme un acte de création organique, une synthèse.

La formation du sucre au contraire est une destruction organique, une hydratation de l'amidon qui amène sa transformation en dextrine, en glycose ; puis cette substance elle-même donne naissance à l'acide lactique, à l'acide carbonique, par une série d'opérations qui ont pour résultat la destruction du sucre par des procédés équivalents à des phénomènes d'oxydation.

Nous trouvons ainsi dans la glycogenèse animale comme dans la glycogenèse végétale les deux phases caractéristiques des grands phénomènes de la vie :

1° Création organique : synthèse de l'amidon, synthèse du glycogène.

2° Destruction organique : transformation de l'amidon ou du glycogène en dextrine et sucre, puis destruction du sucre par des procédés analogues aux combustions.

Malheureusement nous ne connaissons bien jusqu'à présent que les phénomènes de destruction des principes amylacés ; nous savons que dans les animaux comme dans les végétaux, ils ont lieu sous l'influence des ferments, la diastase, le ferment lactique, agents chimiques spéciaux à l'organisme.

Nous savons de plus que dans les deux règnes ces phénomènes engendrent de la chaleur en s'accomplissant.

Quant à la création, à la synthèse de l'amidon ou du glycogène, elle est entourée pour nous de grandes obscurités aussi bien dans les végétaux que dans les animaux.

Toutefois nous marchons dans une bonne voie, et c'est probablement chez les animaux que ce mécanisme formateur sera d'abord dévoilé.

J'ai fait à ce sujet un grand nombre d'expériences sur les animaux mammifères ; leur complexité les rend toutes difficiles.

En opérant sur des larves de mouches (asticots), j'espère être dans de meilleures conditions pour saisir le mécanisme qui donne naissance au glycogène très abondant chez ces larves.

Pour faire comprendre les difficultés de telles études sur les animaux, je rappellerai ici ce fait important que les vivisections troublent, arrêtent aussitôt les phénomènes de synthèse glycogénique, tandis qu'ils n'empêchent pas ou même accélèrent dans certains cas les phénomènes de destruction ou de transformation.

C'est pourquoi nous n'avons pu jusqu'ici étudier, post mortem, par les procédés d'analyse artificielle, que les phénomènes de destruction glycogénique, tandis que les phénomènes de synthèse correspondants, comme d'ailleurs tous les phénomènes des créations organiques, semblent exiger pour s'accomplir l'intégrité de l'organisme entier.

Toutefois, la matière glycogène dans les animaux, aussi bien que dans les végétaux, n'est pas seulement destinée à se transformer en sucre ; elle semble aussi faite pour entrer directement dans la constitution des tissus pendant l'évolution embryogénique [55].

La matière glycogène, quel que soit le rôle qu'elle ait à remplir dans l'organisme, se montre à nous dans les parties en développement comme le résultat d'une véritable synthèse.

L'agent de cette synthèse est le protoplasma d'une cellule.

Cette cellule capable de produire le glycogène, réside dans le foie chez l'adulte ; elle est très diversement placée chez l'embryon ; dans le blastoderme, dans la vésicule ombilicale chez le poulet ; dans l'amnios chez les ruminants ; mais il est vraisemblable que partout elle forme la matière amylacée par le même procède.

La substance glycogène est sous forme de granulations, de gouttelettes incluses à l'intérieur des cellules hépatiques dans le foie, dans les cellules blastodermiques dans l'œuf de poule, les fibres musculaires chez le fœtus, dans les tissus épithéliaux : elle existe d'une manière diffuse dans un grand nombre de tissus embryonnaires.

Pendant la vie fœtale, les cellules glycogéniques se rencontrent dans le placenta, sur les vaisseaux allantoïdiens (voy. fig. 9 [56]).

Le cas le plus intéressant nous est fourni par les ruminants.

J'ai montré qu'on peut en effet suivre, chez ces animaux, l'évolution complète de la matière glycogène dans ses deux périodes, de synthèse formative et de destruction organique.

Les cellules glycogéniques accompagnent, sous forme de plaques (fig. 10 et 11), les vaisseaux allantoïdiens, qui, ici, viennent accidentellement se réfléchir sur l'amnios.

Les plaques glycogéniques de l'amnios des ruminants se montrent sous forme d'amas de cellules (fig. 15) dès les premiers temps de la vie embryonnaire ; elles s'accroissent jusqu'au milieu de la gestation, puis commencent à se détruire et disparaissent avant la fin de la vie intra-utérine.

La durée de leur évolution est donc mesurée par un espace de temps plus court que celui de la gestation.

Les plaques développées sur la face interne de l'amnios, dont elles troublent la transparence, s'opacifient de plus en plus, à mesure qu'elles s'accroissent ; elles se groupent en certains points et deviennent confluentes (voy. fig. 10).

À leur maximum de développement, elles présentent parfois une épaisseur de plusieurs millimètres.

Elles sont alors au point culminant qui sépare la période synthétique de la période de destruction.

Nous avons représenté les diverses phases de l'évolution glycogénique dans les plaques de l'amnios des ruminants (voy. fig. 12, 13 et 14).

Les préparations (fig. 12 et 13) représentent la phase ascendante de l'évolution glycogénique.

La préparation (fig. 15) représente le point culminant de cette évolution.

Les préparations (fig. 16, 17 et 18) représentent la phase évolutive headendante.

La formation des cellules glycogéniques n'a pas encore été suivie histologiquement d'une manière aussi intime qu'il serait nécessaire ; mais tout porte à penser qu'elle a lieu par un mécanisme analogue à celui des productions épithéliales.

La destruction des plaques se fait de deux manières : ou bien par résorption in situ, ou bien par résorption dans le liquide amniotique où elles tombent.

La plaque devient jaunâtre, d'apparence graisseuse et flotte dans le liquide amniotique.

Dans tous les cas, à mesure que la dégénérescence s'accentue, le noyau de la cellule s'efface ; les granulations disparaissent, et avec elles les caractères de la matière glycogène ; des gouttelettes huileuses se montrent dans la cellule flétrie, et quelquefois des cristaux volumineux ; dans certains cas, une masse de graisse assez considérable qui se retrouve à la naissance du fœtus ; mais, très souvent, il se fait une destruction par oxydation ; des cristaux octaédriques d'oxalate de chaux (fig. 18) accumulés dans ces parties, rendent témoignage de la combustion qui s'y est opérée.

Ici la substance n'avait été édifiée que pour être détruite ; sa destruction est une oxydation qui produit de la chaleur et contribue ainsi à l'entretien de la vie dans l'organisme.

Cet exemple nous montre sur le vif l'évolution d'un principe immédiat : sa formation synthétique par l'action d'un agent cellulaire particulier, puis sa destruction par oxydation.

Si nous poursuivons la formation de la matière glycogène dans les organes du fœtus [57], nous voyons que les cellules glycogènes se forment dans tous les épithéliums, à la surface de la peau dans les tissus cornés, bec, plumes, corne des pieds ; dans l'épithélium de l'intestin, du poumon, dans les conduits glandulaires ; mais jamais dans le tissu même des glandes, ni dans les ganglions lymphatiques, ni dans les endothéliums, etc., etc.

Ce qui est curieux, c'est que le foie, qui chez l'adulte sera le lieu d'élection de la formation glycogénique, ne contient encore aucune trace de cette substance.

Chez le veau, c'est vers le milieu de la gestation environ que le foie acquiert cette propriété, et alors on voit la matière glycogène disparaître des épithéliums, et la fonction glycogénique cesser d'être diffuse pour se localiser dans le foie.

Chez les êtres inférieurs qui n'ont pas de foie, la fonction glycogénique reste toujours diffuse, comme chez les végétaux.

Chez certains animaux, comme les crustacés, cette fonction est intermittente et correspond aux périodes de mue, comme elle correspond à la végétation chez les plantes, etc., etc.

Le protoplasma cellulaire n'est nécessaire que pour la première phase, c'est-à-dire la genèse synthétique du produit immédiat ; mais la combustion destructive peut s'opérer sans l'intervention du protosplama.

Les preuves à ce sujet abondent.

La matière glycogène en est un exemple : rien ne peut suppléer, pour sa production, le protoplasma animal ou végétal ; au contraire, la destruction est un phénomène chimique qui n'exige pas nécessairement l'intervention de l'agent cellulaire vivant, et peut se continuer après la mort ou en dehors de l'économie.

Une expérience décisive à ce sujet est celle du foie lavé.

On fait passer un courant d'eau dans le foie arraché du corps de l'animal, et par conséquent soustrait à toute influence vitale : on enlève par là toute la matière sucrée qu'il contenait.

Abandonne-t-on l'organe à lui-même pendant quelque temps, on retrouve une nouvelle quantité de sucre.

On peut renouveler l'épreuve avec le même succès un grand nombre de fois, jusqu'à ce que la provision de matière glycogène soit épuisée.

Ainsi, dans cet organe mort, isolé de toute influence physiologique ou vitale, la matière glycogène continue à se détruire comme pendant la vie, mais elle ne se refait pas.

Comment le protoplasma cellulaire intervient-il pour former le principe immédiat ?

C'est une question à résoudre.

Peut-être pourrait-on supposer que le glycogène apparaît non par une véritable synthèse dans le sens chimique du mot, mais par un dédoublement de la matière protoplasmique.

C'est à l'avenir, et probablement à un avenir prochain, qu'il appartiendra de résoudre ces problèmes qu'on ne peut qu'indiquer aujourd'hui, mais dont nous sommes déjà parvenus à analyser les principales conditions.

Septième leçon : Propriétés du protoplasma dans les deux règnes.

SOMMAIRE : Le protoplasma possède l'irritabilité et la motilité. — Ces propriétés constituent le trait d'union entre l'organisme et le monde extérieur. — I. Historique de l'irritabilité. — Glisson, Barthez, Bordeu, Haller, Broussais, Virchow. — Irritabilité ; autonomie des tissus. — Le protoplasma est le siège de l'irritabilité. — II. Excitants et anesthésiants de l'irritabilité. — Conditions normales de l'irritabilité protoplasmique. — Anesthésie [58] des propriétés protoplasmiques, du mouvement d'irritabilité ou de sensibilité chez les animaux et les végétaux. — Expériences. — Anesthésie des phénomènes protoplasmiques de germination, développement et fermentation chez les animaux et les végétaux. - Anesthésie de la germination des graines. — Anesthésie des œufs. — Anesthésie des ferments figurés. — De la non-anesthésie des ferments solubles. — Anesthésie de la fonction chlorophyllienne des plantes. — Anesthésie des anguillules du blé niellé. — III. De l'irritabilité et de la sensibilité. — Sensibilité consciente et sensibilité inconsciente. — Manière de voir différente des philosophes et des physiologistes à ce sujet. — Identité des agents anesthésiques pour abolir la sensibilité et l'irritabilité. — Nous n'agissons pas sur les propriétés ni sur les fonctions nerveuses, mais seulement sur le protoplasma

Le protoplasma, agent des phénomènes de création organique, ne possède pas seulement la puissance de synthèse chimique que nous avons examinée en lui ; pour mettre en jeu cette puissance, il doit posséder les facultés de l'irritabilité et de la motilité.

Il peut en effet réagir et se contracter sous la provocation d'excitants qui lui sont extérieurs, car il n'a en lui-même et par lui-même aucune faculté d'initiative.

Les phénomènes de la vie ne sont pas les manifestations spontanées d'un principe vital intérieur : ils sont, au contraire, nous l'avons dit, le résultat d'un conflit entre la matière vivante et les conditions extérieures.

La vie résulte constamment du rapport réciproque de ces deux facteurs, aussi bien dans les manifestations de sensibilité et de mouvement, que l'on est habitué à considérer comme étant de l'ordre le plus élevé, que dans celles qu'on rapporte aux phénomènes physico-chimiques.

Cette continuelle relation entre la substance organisée et le milieu ambiant est donc un caractère général de la vie organique aussi bien que de la vie animale.

La nutrition, aussi bien que la sensibilité et le mouvement, traduisent sous des formes plus ou moins compliquées cette faculté de la matière vivante de réagir aux excitations du monde extérieur.

Cette faculté, condition essentielle de tous les phénomènes de la vie, chez la plante aussi bien que chez l'animal, existe à son degré le plus simple dans le protoplasma.

C'est l'irritabilité.

D'une façon générale, l'irritabilité est la propriété que possède tout élément anatomique (c'est-à-dire le protoplasma qui entre dans sa constitution) d'être mis en activité et de réagir d'une certaine manière sous l'influence des excitants extérieurs.

Toute manifestation vitale exigeant le concours de certaines conditions ou excitants extérieurs, est par cela même une manifestation de l'irritabilité.

La sensibilité, qui est, à son plus haut degré, un phénomène complexe, n'est au fond, comme nous le verrons, qu'une modalité particulière de l'irritabilité, seule propriété vitale élémentaire, dont l'existence est commune aux deux règnes.

Nous devons d'abord examiner ce que l'on entend par ce mot irritabilité et savoir quelles idées et quels faits il désigne.

Il est nécessaire de connaître les antécédents historiques de cette question fondamentale qui, depuis plus d'un siècle, a donné lieu à des confusions continuelles et ouvert des débats qui ne sont pas encore terminés.

Le problème de la sensibilité des êtres vivants et, d'une manière générale, celui des propriétés vitales des êtres organisés, trouveront leur solution dans la connaissance et l'appréciation exacte de la doctrine de l'irritabilité.

I. Historique

C'est Glisson (1634-1677), professeur à l'université de Cambridge, qui a le premier introduit dans les explications physiologiques l'irritabilité, propriété vitale qu'il attribuait à toutes « les fibres animales, musculaires ou autres », c'est-à-dire indistinctement à toute la matière organisée : c'était pour lui la cause de la vie.

Depuis le moment où cette expression a été employée, elle a donné lieu à des confusions sans fin : on a distingué, confondu, séparé de nouveau et de nouveau identifié les trois propriétés et les trois termes, à savoir : sensibilité, irritabilité, contractilité.

De là des méprises qu'il importe de dissiper.

Barthez (1734), le créateur de la doctrine vitaliste, distinguait des forces sensitives, sensibilité avec perception, sensibilité sans perception, et des forces motrices de resserrement, d'élongation, de situation fixe, tonique, équivalents de la contractilité actuelle : ces deux ordres de forces étant d'ailleurs subordonnés dans l'être vivant à la force vitale.

On a dit que Leibnitz avait accepté la doctrine de l'irritabilité de Glisson ; l'entéléchie perceptive qu'il considérait comme le principe d'activité inséparable des particules vivantes ne serait autre chose que l'irritabilité sous un autre nom.

Les rapports de Leibnitz avec Campanella et Glisson permettraient de supposer que cette interprétation a pu se présenter à l'esprit du grand philosophe.

Bordeu (1742) distinguait une propriété vitale unique, la sensibilité générale, qui d'ailleurs les comprenait toutes.

Première origine des confusions que nous avons annoncées !

Bordeu prenait ce mot dans une acception nouvelle et inusitée.

Il désignait par là ce que l'on appelait de son temps les irritations, les excitations, l'irritabilité de Glisson, l'incitabilité de Brown, c'est-à-dire cette propriété de réagir sous l'influence d'un stimulus, à laquelle le médecin anglais Brown (1735-1798) avait attaché tant d'importance.

L'innovation de Bordeu est d'avoir généralisé la sensibilité au point (comme le lui reprochait Cuvier) de donner ce nom à « toute coopération nerveuse accompagnée de mouvement, lorsque l'animal n'en avait aucune perception. »

Outre cette sensibilité générale, dont le fond est le même pour toutes les parties, Bordeu imagine encore une sensibilité propre pour chacune des parties :

« Chaque glande, chaque nerf a son goût particulier.

Chaque partie organisée du corps vivant a sa manière d'être, de sentir et de se mouvoir ; chacune a son goût, sa structure, sa forme intérieure et extérieure, son poids, sa manière de croître, de s'étendre et de se retourner toute particulière ; chacune contribue à sa manière et pour son contingent à l'ensemble de toutes les fonctions et à la vie générale ; chacune enfin a sa vie etses fonctions distinctes de toutes les autres. »

Bordeu va jusqu'à dire que « chaque organe est un animal dans l'animal » : animal in animali, excès de doctrine qui a excité les critiques de Cuvier, et plus récemment de Flourens.

Telle est la façon de voir de Bordeu relativement aux propriétés vitales ou sensibilités particulières.

Ce fut Haller, le célèbre physiologiste de Lausanne, qui eut l'honneur de donner une base expérimentale à la théorie des propriétés vitales et de l'affermir solidement.

Il distingue trois propriétés :

1° La contractilité, qui n'est autre chose que la propriété physique que nous appelons aujourd'hui élasticité ;

2° L'irritabilité, tout aussi mal dénommée.

C'est la manière de se comporter du muscle.

L'irritabilité hallérienne, c'est la contractilité actuelle.

Les muscles, dit Haller, sont irritables ; on dit maintenant contractiles ;

3° La sensibilité.

C'est la manière de se comporter des nerfs.

On voit par là que la distinction établie par Haller a un caractère pratique et expérimental.

Il ne s'occupe pas de l'essence des propriétés qu'il constate.

Il voit les nerfs et les muscles se comporter d'une manière différente, et il donne des noms différents à ces deux modes d'activité : irritabilité et sensibilité.

Le résultat de ses expériences a donc été de séparer (ce qui n'avait pas été fait avant lui) le nerf et le muscle, au point de vue de leur manière d'agir, et de séparer l'un et l'autre des tissus différents, tendons, épiderme, cartilages, qui se comportent autrement.

C'est le principal mérite de Haller d'avoir montré que le nerf et le muscle ont en eux-mêmes ce qui est nécessaire à leur entrée en action, et qu'ils ne tirent pas d'ailleurs leur principe d'activité.

La doctrine régnante depuis Galien, admise par headartes, la doctrine des esprits animaux, enseignait que les organes recevaient leur principe d'action d'une force centrale transmise et distribuée par les nerfs sous le nom d'esprits animaux, et conduisait, dans le cas actuel, à supposer que le muscle tirait du nerf la propriété de se contracter.

Avant de réfuter expérimentalement cette erreur accréditée et de démontrer l'autonomie des deux tissus et leur indépendance par des preuves directes, Haller établit ingénieusement et à priori le peu de fondement de la doctrine qui avait cours.

Il fit observer que si le muscle tirait sa propriété du nerf, le nombre des nerfs qui animent un muscle devait être proportionné au volume de celui-ci, conséquence qui est en désaccord avec les faits ; le cœur, par exemple, qui est le muscle le plus actif de l'économie, est celui de tous dont l'innervation est la moins abondante et la plus difficile à découvrir.

La démonstration de l'indépendance essentielle du muscle et du nerf, tentée par Haller, a été complétée plus tard par J. Müller, qui a prouvé que le nerf séparé du corps s'éteint avant le muscle.

Les principes d'action des deux tissus ne peuvent être les mêmes, puisque l'un a disparu alors que l'autre persiste.

Quant aux objections dont l'argument de Müller était passible, je les ai levées plus tard par mes expériences sur le curare, qui supprime l'activité du nerf d'une manière complète en laissant subsister entière l'activité du muscle.

Ici nous devons ajouter une réflexion : le curare détruit un mécanisme, son action ne porte pas sur le protoplasma, c'est-à-dire sur la base physique même de la vie du tissu.

Le curare détruit le rapport physique du nerf et du muscle, rapport indispensable pour l'exercice de la contraction volontaire et du mouvement volontaire.

Il sépare des éléments normalement unis, il détruit leur harmonie, tout en ne détruisant pas les éléments eux-mêmes.

En résumé, toutes ces recherches entreprises en vue de l'irritabilité ont abouti à prouver l'autonomie des tissus ; elles n'ont pas éclairé la question de l'irritabilité, qui est restée au même point.

La propriété des nerfs appelée sensibilité ou motricité et la propriété du muscle appelée contractilité ne sont point des attributs généraux de toute matière vivante, mais plutôt des réactions, des manifestations particulières d'une espèce déterminée de matière vivante.

Ce sont des propriétés spéciales et non des propriétés vitales générales.

Lorsque l'on examine attentivement le fond des choses, on voit que ces propriétés ne sont que des déterminations particulières d'une propriété plus générale, l'irritabilité.

C'est ainsi que pensait Broussais.

Broussais n'acceptait qu'une seule propriété essentielle de la substance organisée, l'irritabilité, entraînant comme conséquence la sensibilité, la contractilité et toutes les autres facultés secondaires.

Virchow professe la même opinion ; les phénomènes vitaux ont pour condition intime l'irritabilité, terme générique qui comprend, suivant lui, l'irritabilité nutritive, l'irritabilité formative et l'irritabilité fonctionnelle.

Virchow a désigné par le mot d'irritabilité « la propriété des corps vivants qui les rend susceptibles de passer à l'état d'activité sous l'influence des irritants, c'est-à-dire des agents extérieurs. »

En d'autres termes, nous dirons, quant à nous, que « l'irritabilité est la propriété de l'élément vivant d'agir suivant sa nature sous une provocation étrangère ».

Avant tout, chaque tissu réagit à l'excitation du milieu extérieur, eau, air, chaleur, aliment, en y puisant certains principes, en y en rejetant d'autres, c'est-à-dire en opérant les échanges qui constituent la nutrition.

C'est là ce que l'on a appelé l'irritabilité nutritive ou propriété de réagir à la stimulation alimentaire du milieu ambiant en s'en nourrissant.

En outre, chaque élément a la possibilité de manifester ses propriétés particulières, de se comporter d'une manière spéciale, caractéristique : la fibre musculaire réagit en se contractant, la fibre nerveuse en conduisant l'ébranlement qu'elle a reçu, la cellule glandulaire en élaborant et en évacuant un produit spécial de sécrétion, le cil vibratilé, en s'infléchissant et se redressant alternativement, le globule sanguin en attirant l'oxygène, le grain de chlorophylle en décomposant l'acide carbonique.

Ce sont toutes ces facultés que l'on a appelées du nom générique d'irritabilité fonctionnelle.

Mais toutes ces manifestations particulières sont dominées par une condition générale ; elles sont les modes divers d'une faculté unique, l'irritabilité simple.

Il n'est pas nécessaire selon nous de distinguer une irritabilité nutritive et une irritabilité fonctionnelle ; encore moins faut-il établir des distinctions dans chacune de ces propriétés et démembrer, comme l'a fait Virchow, l'irritabilité nutritive en une irritabilité formative, qui serait la propriété d'un tissu de s'entretenir par des générations de cellules ou d'éléments anatomiques qui se succèdent ; en une irritabilité d'agrégation, propriété de l'élément de s'incorporer les substances alimentaires convenables.

C'est, au fond, la même propriété essentielle qui caractérise les rapports entre la substance organisée et vivante ou protoplasma d'une part, et le milieu extérieur d'autre part ; la faculté la plus simple et la plus générale de la vie dans les animaux comme dans les plantes, l'irritabilité.

Les études expérimentales innombrables que l'on a tentées sur les propriétés des tissus vivants, et que nous ne pouvons retracer ici, conduisent à cette double conclusion :

1° Il y a dans tous les tissus vivants une faculté commune de réagir sous l'influence des excitants extérieurs : c'est l'irritabilité.

Le tissu n'est déclaré vivant qu'à cette condition ;

2° Il existe en même temps dans tous les tissus vivants une réaction particulière et autonome, c'est la propriété organique, qui caractérise physiologiquement le tissu.

Maintenant, dans quelle partie constituante des tissus devons-nous localiser ces deux propriétés dont l'une est commune à tous, et dont l'autre est spéciale à chacun ?

C'est dans le protoplasma seul que nous trouvons l'explication de toutes les propriétés du tissu.

Le protoplasma possède en réalité, à l'état plus ou moins confus, toutes les propriétés vitales ; il est l'agent de toutes les synthèses organiques, et par cela même de tous les phénomènes intimes de nutrition.

Le protoplasma, en outre, se meut, se contracte sous l'influence des excitants et préside ainsi aux phénomènes de la vie de relation.

Par suite de l'évolution des organismes et par la différenciation successive de leurs tissus, chacune de ces propriétés primitives et confuses du protoplasma se différencie elle-même par une intensité relative devenue plus grande dans certains éléments organiques.

Ainsi l'autonomie des tissus n'est au fond qu'une différenciation protoplasmique.

Toutefois dans chaque tissu, quelle que soit la spécialité qu'il revêt, le protoplasma ne perd jamais la faculté de sentir les excitants qui doivent entrer en contact ou en conflit avec lui pour amener la manifestation d'une de ses propriétés spéciales.

Dans certaines cellules, l'irritation extérieure produit des synthèses de matières ternaires, quaternaires, sous forme de sécrétion solide ou liquide ; c'est alors la propriété synthétique du protoplasma qui a été mise en jeu ; ailleurs, l'irritation externe produira une multiplication de cellules et mettra en activité la propriété proliférante du protoplasma ; ailleurs, enfin, l'irritation extérieure excitera la contraction musculaire et manifestera la propriété motrice ou contractile du protoplasma.

Telle est la conception que nous devons nous faire du protoplasma ; il est l'origine de tout, il est la seule matière vivante du corps qui anime toutes les autres.

C'est d'une partie dû protoplasma de l'ancêtre que se développe le nouvel être, et c'est par la reproduction incessante du protoplasma que la vie se perpétue.

Nous ne ferons pas ici l'histoire de toutes les propriétés du protoplasma, ce serait embrasser la physiologie entière.

Nous nous occuperons seulement, dans ce qui va suivre, de sa propriété dominante, la sensibilité ou l'irritabilité, sans laquelle les autres ne sont rien et restent incapables de manifestation.

Nous dirigerons plus particulièrement notre étude sur l'action des excitants et des anesthésiants de l'irritabilité du protoplasma.

II. Excitants et anesthésiants de l'irritabilité

Les conditions de la mise en jeu de l'irritabilité nous sont connues, nous les avons examinées en étudiant la vie latente ; car, il faut bien le savoir, la vie latente ne peut cesser que parce que le protoplasma se réveille en quelque sorte, c'est-à-dire reprend ses propriétés d'irritabilité.

Les excitants du protoplasma sont donc ceux de la vie elle-même : ce sont l'eau, la chaleur, l'oxygène, certaines substances dissoutes dans le milieu ambiant.

Sans doute les conditions extrinsèques qui doivent être réalisées pour permettre au protoplasma de chaque cellule de vivre et de fonctionner suivant sa nature sont très nombreuses, très variables et très délicates.

Si l'on voulait les préciser dans tous leurs détails, comme la nature des excitants, leur dose, leurs variétés sont infinies, il faudrait pour les connaître faire l'histoire de chaque élément cellulaire en particulier.

Mais pour nous en tenir aux conditions générales, essentielles, nous dirons qu'elles sont les mêmes pour toute espèce de protoplasma, animal ou végétal : ce sont les quatre conditions que nous avons précédemment indiquées.

Par un singulier rapprochement, on pourrait dire que ces quatre conditions indispensables à l'exercice de l'irritabilité, à la vie, sont précisément les quatre éléments que les anciens considéraient comme formant le monde : l'eau, l'air, le feu (chaleur), la terre (substances chimiques, nutritives ou salines), que l'être vivant rencontre dans le milieu ambiant.

Relativement aux conditions physico-chimiques de la vie, nous n'avons rien d'essentiel à ajouter à ce que nous avons déjà dit, d'une manière générale, à propos des conditions de la vie latente, de la vie oscillante et de la vie manifestée.

Nous nous arrêterons au contraire sur l'action des anesthésiants de l'irritabilité, sur lesquels nous avons fait des études particulières, chez les animaux et les végétaux.

Les anesthésiques, l'éther, le chloroforme, nous fournissent des moyens d'agir sur l'irritabilité, la faculté vitale par excellence, de la suspendre ou de la supprimer, de sorte que l'on peut considérer ces substances comme les réactifs naturels de toute substance vivante, et par conséquent du protoplasma.

Ces substances jouissent de la faculté de suspendre l'activité du protoplasma, de quelque nature qu'elle soit et de quelque manière qu'elle se manifeste.

Tous les phénomènes qui sont véritablement sous la dépendance de l'irritabilité vitale sont suspendus ou supprimés définitivement ; les autres phénomènes, de nature purement chimique, qui s'accomplissent dans l'être vivant sans le concours de l'irritabilité, sont au contraire respectés.

De là un moyen, extrêmement précieux, de discerner dans les manifestations de l'être vivant ce qui est vital de ce qui ne l'est pas.

Ces vues ne sont pas purement théoriques : elles sont, au contraire, suggérées et démontrées par des expériences que nous avons instituées récemment et dont nous vous rendrons témoins successivement.

Tout le monde sait que les anesthésiques, l'éther, le chloroforme, ont la propriété d'éteindre momentanément la sensibilité, et par conséquent d'empêcher le malade qu'on opère d'avoir conscience et souvenir de la douleur, ce qui équivaut à sa suppression.

Or nous avons trouvé que cette action des anesthésiques est générale, qu'elle ne s'adresse pas seulement à ce phénomène conscient qu'on appelle douleur ou sensibilité, mais qu'elle atteint l'irritabilité du protoplasma et s'étend à toute manifestation vitale, de quelque nature qu'elle soit.

Il devait en être ainsi, puisque c'est au protoplasma que nous rattachons toutes les activités vitales.

L'action des anesthésiques se traduit par des effets plus ou moins rapides sur les différents organismes et sur leurs divers tissus.

Le premier point sur lequel il faut insister, c'est que l'action éthérisante s'étend successivement à tous les tissus dans le même être.

Quand on anesthésie un homme, par exemple au moyen du chloroforme ou de l'éther, la substance anesthésiante est respirée, absorbée dans le poumon, et circule avec le sang dans les tissus.

C'est sur le protoplasma plus délicat des centres nerveux que l'anesthésique porte d'abord son action, et ce sont en effet les phénomènes de la conscience et de la perception sensorielle qui disparaissent les premiers, tandis que le protoplasma des nerfs, des muscles, des glandes et des autres éléments anatomiques n'est pas encore atteint.

Cela nous explique pourquoi les fonctions vitales peuvent continuer à s'exercer et pourquoi l'anesthésie est alors sans péril pour la vie ; car, si les protoplasmas de tous les éléments anatomiques dans tous les tissus étaient frappés à la fois d'anesthésie, toutes les fonctions cesseraient simultanément et la mort serait instantanée.

L'anesthésie chirurgicale est donc une anesthésie essentiellement incomplète ; elle n'atteint que les éléments nerveux les plus délicats, qui sont le siège des phénomènes de sensibilité consciente, et cela suffit pour le but que l'on se propose.

Mais ici nous voulons démontrer que l'anesthésie est un phénomène général dans tous les tissus, et nous devons en donner la démonstration sur les animaux et sur les végétaux.

Phénomènes d'anesthésie du mouvement et de la sensibilité chez les animaux et chez les végétaux. — On peut étudier l'influence des anesthésiques sur les animaux et aussi chez les plantes.

Beaucoup de végétaux présentent, en effet, des phénomènes de réactions motrices en rapport étroit avec les stimulations extérieures, comme les manifestations de la sensibilité animale.

Les exemples de mouvement approprié à un but fourmillent chez les cryptogames.

On sait qu'il y a à la frontière des deux règnes tout un groupe d'êtres litigieux qu'on n'a pu annexer à aucun des deux.

Les amibes végétaux, les plasmodies étudiées par de Bary présentent confondus les traits de l'animal et du végétal.

Ce sont des masses protoplasmiques qui ne se constituent ni en cellules ni en tissu pendant toute leur période d'accroissement : elles cheminent en rampant sur les débris de plantes décomposées, sur les écorces, sur le tan.

Elles émettent des prolongements, des sortes de bras, dans lesquels vient s'accumuler la matière protoplasmique granuleuse.

L'apparence de structure, d'organisation, et le mode de reptation établissent les plus grandes analogies entre ces myxomycètes végétaux et les protistes animaux de Hæckel.

La faculté du mouvement se rencontre très nette et très évidente dans les appareils reproducteurs des algues, les zoospores.

Ce sont de petites masses ovoïdes, terminées par une calotte ou rostre, muni de deux à quatre cils.

Ces corpuscules se meuvent, se déplacent, se dirigent en nageant : ils semblent, dans bien des cas, éviter les obstacles, s'y prendre à plusieurs fois pour les contourner et arriver à un but déterminé.

On trouverait là, non seulement le mouvement simple, mais le mouvement approprié à un but déterminé, les apparences, en un mot, du mouvement volontaire.

Les caractères du mouvement volontaire se retrouvent encore plus évidents chez les anthérozoïdes de certaines algues, les OEdogonium, par exemple.

M. Pringsheim a vu, en 1854, ces anthérozoïdes, corpuscules reproducteurs mâles, en forme de coin, avec rostre garni de cils.

L'anthérozoïde, une fois sorti de la cellule qui l'enfermait, nage dans le liquide environnant et se dirige vers la cellule femelle ; il vient buter contre la paroi de cette cellule, en quête de l'orifice que celle-ci présente.

Après plusieurs tentatives infructueuses, il semble qu'un effort mieux dirigé lui permette de franchir l'étroit canal et de se précipiter dans la matière verte de l'oosphère, cellule où la fécondation s'accomplit.

Ces exemples de mouvement ne sont pas rares parmi les plantes phanérogames.

Le nombre des végétaux dont les organes foliaires sont susceptibles de mouvement est très considérable.

De ces mouvements, les uns sont provoqués par des attouchements et des ébranlements ; d'autres par l'action de la lumière et de la chaleur ; d'autres, enfin, semblent se produire spontanément sous l'action de causes internes.

Nous citerons particulièrement les mouvements des étamines de l'épine-vinette (Berberis), des rossolis ou drosera, de la gobe-mouche (Dionæa muscipula), du sainfoin oscillant (Hedysarum gyrans).

La condition préalable de ces manifestations de mouvement, c'est la faculté de réagir aux excitants extérieurs qui les provoquent ; cette faculté n'est pas l'attribut exclusif des animaux.

Beaucoup de plantes en sont douées à un degré plus ou moins éminent.

Les légumineuses appartenant aux genres Smithia, Æschynomene, Desmanthus, Robinia, notre faux acacia ; l'Oxalis sensitiva de l'Inde, présentent cette remarquable faculté de réagir aux excitations qu'on porte sur elles.

Mais l'espèce la plus célèbre sous ce rapport, et la mieux étudiée, c'est la sensitive, Mimosa pudica.

Les feuilles de la sensitive sont disposées comme les feuilles composées pennées, sur quatre pétioles secondaires supportés eux-mêmes par un pétiole commun (voy. fig. 19, 20).

Lorsque la plante a été soumise à un excitant quelconque, le pétiole commun s'abaisse, les pétioles secondaires se rapprochent et les folioles s'appliquent l'une contre l'autre par leur face supérieure.

L'irritation s'étend plus ou moins loin suivant qu'elle est plus ou moins vive.

Elle peut être produite par la plupart des agents que l'on connaît pour être des excitants de la sensibilité animale : ainsi les secousses, les chocs, les brûlures, l'action des substances caustiques, les décharges électriques.

Il semble que quelques-uns de ces excitants s'affaiblissent par l'usage ou par la fatigue.

Il y a comme une sorte d'habitude qui fait que la plante répond aux stimulations avec d'autant moins d'intensité qu'elles ont été plus répétées.

Le naturaliste Desfontaines a observé le fait en transportant une sensitive.

Les premiers cahots de la voiture amenèrent le rapprochement des folioles et l'abaissement des pétioles.

Mais bientôt les feuilles se relevaient et s'épanouissaient de nouveau.

Un arrêt et un départ nouveau déterminaient la répétition des mêmes phénomènes avec une intensité toujours décroissante.

Nous avons parlé plus haut de la pratique très connue aujourd'hui en chirurgie sous le nom d'anesthésie.

Les agents que l'on emploie pour insensibiliser l'homme et les animaux sont l'éther et le chloroforme.

Eh bien ! chose singulière, les plantes comme les animaux peuvent être anesthésiées, et tous les phénomènes s'observent absolument de la même manière.

On a placé ici, séparément sous différentes cloches de verre, un oiseau, une souris, une grenouille et une sensitive.

On introduit au-dessous de chacune de ces cloches une éponge imbibée d'éther.

L'influence anesthésique ne tarde pas à se faire sentir : elle suit la gradation des êtres.

C'est l'oiseau plus élevé en organisation qui est le premier atteint ; il chancelle et il tombe insensible au bout de quatre à cinq minutes.

C'est ensuite le tour de la souris ; après dix minutes on l'excite, on pince la patte ou la queue : pas de mouvement.

Elle est complètement insensible et ne réagit plus.

La grenouille est paralysée plus tard ; et vous la voyez retirée de dessous la cloche devenue flasque et indifférente aux excitants extérieurs.

Enfin la sensitive reste la dernière.

Ce n'est qu'au bout de vingt à vingt-cinq minutes que l'insensibilité commence à se manifester.

Nous avons placé sous la cloche C (fig. 19) une sensitive bien vivace.

À côté du pot a été introduite une éponge humide e, imprégnée d'éther.

Bientôt la vapeur éthérée remplit la cloche et agit sur la plante.

L'action anesthésiante est plus rapide dans les temps chauds que dans les temps froids et suit les diverses circonstances qui augmentent ou diminuent l'irritabilité de la sensitive.

Il faudra donc graduer la quantité de l'anesthésique d'après ces diverses circonstances.

Ici nous agissons à l'ombre, à la lumière diffuse ; si nous opérions au soleil, l'effet serait beaucoup plus prompt, mais aussi beaucoup plus dangereux ; souvent dans ce cas on tue la plante et elle ne récupère plus sa sensibilité.

Cette influence singulière et spéciale de la lumière solaire que nous constatons ici à propos de l'action de l'éther ou du chloroforme sur la sensitive, nous la retrouverons ultérieurement dans bien d'autres phénomènes de la vie végétale.

Maintenant, après une demi-heure environ, la sensitive est anesthésiée, et nous voyons que l'attouchement des folioles ne détermine plus leur abaissement, tandis que la même excitation produit une contraction immédiate des folioles f sur une sensitive normale (voy. fig. 20).

Nous observons encore ce fait que l'anesthésie atteint en premier lieu les bourrelets des folioles et ensuite les bourrelets P placés à la base du pétiole commun de la feuille composée.

Quelque temps s'est écoulé, et vous voyez que le moineau, le rat blanc et la grenouille anesthésiés ont maintenant retrouvé leur sensibilité et leur mouvement ; bientôt il en sera de même pour notre sensitive ; elle cessera d'être sous l'influence de l'éther et reprendra sa sensibilité comme auparavant.

Le résultat de l'anesthésie est donc le même chez les animaux et les végétaux.

Ce que nous voyons ici pour la sensitive est vrai en effet pour tous les autres mouvements que nous avons signalés dans les plantes, mouvement des étamines de l'épine-vinette, etc.

Il reste à savoir si le mécanisme par lequel ce phénomène est réalisé est identique.

C'est là une question très importante à résoudre.

Si l'analogie des effets se poursuit jusque dans le mode d'action, on conçoit quelle relation intime sera ainsi manifestée entre l'organisation animale et l'organisation végétale.

D'abord rappelons comment agit l'éther ou le chloroforme sur l'animal.

Dans l'anesthésie de l'homme et des animaux telle qu'on la pratique ordinairement, l'agent anesthésique arrivé avec l'air de la respiration au contact du poumon ou de la peau ; il est absorbé, pénètre dans le sang et vient baigner tous les organes, tous les tissus et les éléments anatomiques.

On explique ordinairement l'action de la substance anesthésique en disant que de tous les éléments organiques avec lesquels il est mis en contact, un seul d'entre eux, spécial à l'animal, est atteint : l'élément sensitif, l'élément cérébral du système nerveux central.

D'où il résulte que la sensibilité est détruite dans son foyer perceptif et par suite la douleur abolie.

Si cette interprétation était vraie, les expériences que nous venons de faire devant vous resteraient incompréhensibles et il n'y aurait pas d'analogie possible à établir entre l'animal et le végétal.

Car dans le végétal on ne retrouve pas de système nerveux, pas d'organe central d'innervation, pas de cerveau.

Il est bien vrai que quelques auteurs, Dutrochet lui-même, ont cru trouver dans la sensibilité des végétaux la preuve qu'ils auraient quelque organe analogue aux nerfs, et il en est même (Leclerc de Tours) qui ont poussé l'esprit de système et l'invraisemblance jusqu'à admettre, dans la sensitive, l'existence d'un appareil nerveux, d'un cerveau et d'un cervelet.

Quelques auteurs, des botanistes distingués, M. Unger, M. Sachs, de Würtzbourg, considèrent les mouvements en question comme résultant de la rupture de l'équilibre entre deux forces antagonistes, à savoir, l'attraction endosmotique du contenu des cellules pour l'humidité extérieure, et l'élasticité des membranes cellulaires.

Mais quel que soit le mécanisme intime de ces phénomènes, nous ne pouvons attribuer leur suppression qu'à la disparition de l'irritabilité des cellules contractiles de la plante.

En effet, l'agent anesthésique n'agit pas exclusivement sur le système nerveux, il porte en réalité son action sur tous les tissus animaux : il atteint chaque élément, à son heure, suivant sa susceptibilité.

De même qu'il frappe plus rapidement l'oiseau et plus lentement la souris, la grenouille et le végétal, suivant ainsi la gradation des êtres, de même dans un organisme animal il suit pour ainsi dire la gradation des tissus.

L'effet se montre sur les autres systèmes après qu'il s'est déjà manifesté sur le système nerveux, le plus délicat de tous.

C'est là ce qui explique comment l'influence anesthésique sur cet élément est la première en date.

Ainsi tous les tissus répondent de la même manière à l'action de l'agent anesthésique : il y a dans tous une même propriété essentielle dont le jeu est suspendu ; cette propriété, c'est l'irritabilité du protoplasma.

En résumé, l'agent anesthésique atteint l'activité commune à tous les éléments ; il atteint, suspend ou détruit l'irritabilité générale de leur protoplasma.

Il fait disparaître l'irritabilité pour un temps si le contact dure peu, définitivement s'il est prolongé.

Et ceci, nous l'avons vu se produire partout où l'irritabilité existe, dans les plantes comme dans les animaux.

Nous avons dit que, dans nos expériences, l'agent anesthésique n'agit pas sur la sensibilité comme fonction, mais sur l'irritabilité du protoplasma, comme propriété de la fibre ou de la cellule nerveuse sensitive ; dès lors la manifestation de la sensibilité et l'expression de la douleur se trouvent supprimées ainsi que les conséquences fonctionnelles qui en résultent.

Et ce que nous disons ici est vrai non seulement pour l'irritabilité de l'élément nerveux sensitif, mais pour l'irritabilité de l'élément moteur et de tous les éléments vivants du corps.

La preuve expérimentale est facile à faire.

Prenons pour exemple le tissu musculaire du cœur.

Voici le cœur d'une grenouille détaché du corps de l'animal et qui continue de battre en raison même de son irritabilité qui persiste.

Nous le plaçons dans une atmosphère éthérisée.

Bientôt les battements s'arrêtent pour reprendre de nouveau lorsque nous faisons cesser l'influence de l'éther.

Prenons encore un autre tissu, l'épithélium vibratile qui se meut d'une manière incessante en vertu de son irritabilité.

L'épithélium vibratile se présente facile à observer dans l'œsophage de la grenouille dont il constitue le revêtement interne.

Les cils qui surmontent les cellules épithéliales sont animés d'un mouvement constant qui persiste longtemps après que l'irritabilité des autres tissus animaux est déjà complètement éteinte.

En étalant, comme vous le voyez ici, la membrane de l'œsophage de la grenouille sur une plaque de liège, et en y déposant de petits grains de noir animal, on les voit transportés par l'action des cils de la bouche à l'estomac.

On peut suivre le mouvement à l'œil nu et on les voit aller même contre le sens de la pesanteur.

Cette action des cils vibratiles de la membrane œsophagienne est suffisamment puissante pour charrier des corps assez lourds, tels que des grains de plomb, etc.

D'ailleurs ces mouvements vibratiles sont connus et ont été bien étudiés.

On peut les amplifier au moyen d'un appareil très simple qui les rend appréciables à distance.

Vous voyez l'un de ces appareils.

Une lame de verre repose sur la membrane et se déplace, entraînant un levier très long et très léger formé d'un fétu de paille et pouvant tourner autour d'un de ses points. — Le déplacement de ce levier nous rend donc sensibles les mouvements des cils vibratiles.

Ce que nous voulons démontrer ici, c'est que la vapeur d'éther ou de chloroforme fait cesser l'agitation et tomber les cils au repos : on constate alors que le transport des petits corps à la surface de la membrane œsophagienne s'arrête pour reprendre quand on a fait disparaître l'éthérisation.

Comment l'irritabilité des tissus ou des éléments de tissus se trouve-t-elle atteinte par l'éther ?

Par suite, évidemment, de quelque changement chimique ou moléculaire que le poison anesthésique aura déterminé dans la substance même de l'élément.

D'après des expériences que j'ai faites autrefois, je pense que cette modification consiste en une sorte de coagulation.

L'éther coagule le protoplasma de l'élément nerveux : il coagule le contenu de la fibre musculaire et produit une rigidité musculaire analogue à la rigidité cadavérique.

Dans l'état physiologique, les tissus et les éléments de tissus ne peuvent manifester leur activité que dans des conditions d'humidité et de semi-fluidité spéciales de leur matière.

Ainsi, pendant la vie, la substance musculaire est semi-fluide ; si cet état physique cesse d'exister, et s'il y a coagulation, la fonction se suspend : comme, par exemple, si de l'eau vient à se congeler, ses propriétés mécaniques cessent jusqu'à ce que l'état fluide soit revenu.

Enfin nous ajouterons que ces modifications, dans l'état physico-chimique de la matière organisée, bien que passagères, finissent par amener la mort de l'élément, lorsqu'on les reproduit successivement un certain nombre de fois, parce qu'alors sans doute l'élément n'a pas le temps de se reconstituer suffisamment dans les intervalles de repos.

L'expérience directe nous a montré cette coagulation de l'élément musculaire déterminée par l'action de l'éther [59].

Si l'on place un muscle dans des vapeurs d'éther, ou si l'on injecte dans le tissu musculaire de l'eau légèrement éthérée, on amène après un certain temps la rigidité définitive du muscle ; le contenu de la fibre est coagulé.

Mais, avant cet état extrême, il arrive un moment où le muscle a perdu son excitabilité, il est anesthésié.

Si alors on examine la fibre musculaire au microscope, on voit que son contenu n'est plus transparent, qu'il est opaque et dans un état de semi-coagulation.

On observe très bien ces phénomènes sur la grenouille en injectant de l'eau éthérée dans l'épaisseur de son muscle gastrocnémien ; nous obtenons ainsi une anesthésie locale, une cessation d'irritabilité du muscle qui ne se contracte plus.

En abandonnant l'animal au repos ; nous verrons peu à peu le muscle revenir à son état normal : la coagulation de son contenu, la rigidité, disparaîtront de l'élément anatomique baigné sans cesse et lavé par le courant sanguin.

Il est permis de supposer que quelque chose de semblable se passe pour le nerf.

L'expérience établit que l'éther, le chloroforme, sont bien les réactifs naturels de toute substance vivante ; leur action décèle dans la sensibilité, une propriété commune à tous les êtres vivants, animaux ou végétaux, simples ou complexes.

Bien loin par conséquent que la sensibilité et la motilité soient, ainsi que l'avait voulu Linné, un caractère distinctif entre les deux règnes, les anesthésiques établissent au contraire leur rapprochement et leur assimilation sur une base solide physiologique, comme l'analogie de structure établissait déjà l'unité vitale sur le terrain anatomique.

Mais ce n'est pas seulement sur l'irritabilité du protoplasma des éléments organiques, sensitif et moteur, que les agents anesthésiques portent leur action ; ils atteignent aussi le protoplasma des éléments organiques qui agissent dans les synthèses chimiques, dans les phénomènes de germination, de fermentation, dans les phénomènes de nutrition en un mot.

Phénomènes d'anesthésie du protoplasma dans les phénomènes de germination, de développement de nutrition et de fermentation chez les animaux et les végétaux.

Anesthésie de la germination. — Nous avons constaté il y a déjà quelques années que l'éther ou le chloroforme suspendent la germination des graines.

L'irritabilité germinative, comme on pourrait dire, est ici atteinte.

Voici comment nous disposons les expériences : nous prenons des graines de cresson alénois, qui germent très vite, et nous les plaçons dans les conditions nécessaires et suffisantes pour leur germination : air, humidité, chaleur convenable, mais en même temps dans une atmosphère anesthésiante.

Nous opérons toujours comparativement sur les mêmes graines placées dans des circonstances identiques, moins la présence de l'agent anesthésique.

Dans un premier dispositif expérimental (voy. fig. 21), nous faisons passer comparativement un courant d'air ordinaire et un courant d'air contenant des vapeurs anesthésiques sur des éponges humides ee' dans deux éprouvettes et portant renfermées à leur surface des graines de cresson alénois.

Une trompe P placée sur un robinet d'eau R, reliée aux éprouvettes par le tube de caoutchouc bb', est destinée à faire l'aspiration dans les éprouvettes et à y faire passer l'air.

Mais dans un cas l'éprouvette aspire directement l'air extérieur par le tube a' placé à sa partie inférieure ; dans l'autre cas, l'air qui entre par le tube a doit traverser préalablement une première éprouvette t, au fond de laquelle se trouve une couche d'éther S. L'air se charge ainsi de la vapeur éthérée qui sature l'atmosphère intérieure de l'éprouvette, et par le tube de caoutchouc V est porté dans l'éprouvette et sur l'éponge e'.

Dans l'éprouvette qui reçoit l'air ordinaire, les graines germent très bien sur l'éponge e, tandis que dans l'éprouvette qui reçoit l'air éthéré, la germination est suspendue dans les graines qui reposent sur l'éponge e'.

La germination a pu être ainsi arrêtée pendant cinq à six jours pour le cresson alénois, qui germe du jour au lendemain ; mais dès qu'on a enlevé l'éprouvette d'éther t et qu'on a substitué l'air ordinaire à l'air éthéré, la germination a pu se montrer et marcher avec activité.

J'ai répété cette expérience sur un certain nombre de graines ; sur le chou, la rave, le lin, l'orge, et toujours avec les mêmes résultats.

Seulement la lenteur de la germination est souvent un inconvénient.

C'est pourquoi je choisis pour les expériences de cours les graines de cresson alénois, qui sont de toutes les plus convenables à cause de leur rapide germination.

On peut faire ces expériences d'anesthésie germinative à l'aide de moyens encore plus simples (voy. fig. 22).

Il suffit d'humecter, par exemple, les éponges a a', sur lesquelles sont placées les graines, l'une a, avec de l'eau éthérée ou chloroformée, et l'autre a' avec de l'eau ordinaire ; on verse au fond de chaque éprouvette une couche égale de liquide éthéré en b et non éthéré en b'.

Toutefois ce dispositif échoue parfois, soit parce que, en raison de la température ambiante, l'évaporation n'étant pas assez active, l'éponge reste trop chargée d'agent anesthésique et tue la graine, soit parce qu'au contraire l'évaporation étant trop active, l'agent anesthésique disparaît et la germination n'est pas empêchée, mais seulement retardée.

J'ai voulu régulariser l'expérience et la rendre très exacte et aussi simple que possible à répéter.

Voici comment il convient de procéder : on prend une éprouvette à pied ordinaire de 130 centimètres cubes de capacité environ ; on introduit dans cette éprouvette une petite éponge humide garnie de graines de cresson alénois et suspendue dans l'atmosphère de l'éprouvette à l'aide d'un fil.

On place au fond de l'éprouvette environ 20 centimètres d'eau distillée et on bouche l'éprouvette.

Dès le lendemain, à la température chaude de l'été, les graines de cresson sont en pleine germination.

Maintenant si, dans une autre éprouvette exactement disposée comme la première, on ajoute 10 centimètres d'eau éthérée aux 20 centimètres d'eau pure, et qu'on bouche l'éprouvette comme précédemment, la germination n'a plus lieu et reste suspendue pendant quatre, cinq, six, sept jours ; si l'on débouche alors l'éprouvette, et qu'on enlève l'eau éthérée, la germination reparaît dès le lendemain dans les graines où elle avait été arrêtée par l'anesthésie.

Nous ajouterons seulement un détail relatif à la préparation de l'eau éthérée ou chloroformée.

Pour préparer l'eau chloroformée ou éthérée, on prend deux flacons, on verse dans l'un du chloroforme, dans l'autre de l'éther, on ajoute de l'eau distillée, on agite, après avoir bouché les flacons.

L'excès d'éther monte à la surface de l'eau, l'excès de chloroforme tombe au fond du flacon ; mais dans les deux cas l'eau est saturée de l'agent anesthésique.

C'est l'eau dont on se sert pour faire les expériences.

Nous avons -dit que les anesthésiques distinguent les phénomènes vitaux d'organisation des phénomènes purement chimiques de destruction.

L'éthérisation de la germination va nous en fournir un exemple frappant.

Dans la germination en effet deux ordres de phénomènes ont lieu : 1° les phénomènes de création organique proprement dits, en vertu desquels la graine germe, pousse et développe sa radicelle, sa tigelle, etc. ; 2° les phénomènes chimiques concomitants, qui sont par exemple la transformation de l'amidon en sucre sous l'influence de la diastase, l'absorption de l'oxygène avec exhalation d'acide carbonique.

Or, chez la graine dont les phénomènes vitaux de la germination sont suspendus par l'anesthésie, on observe comme à l'ordinaire les phénomènes chimiques de la germination ; on constate que l'amidon se change en sucre sous l'influence de la diastase, que l'atmosphère qui entoure la graine se charge d'acide carbonique, etc.

On démontre ainsi que la graine anesthésiée dont la végétation est arrêtée respire comme la graine normale en germination.

Pour cela il suffit de mettre au fond des éprouvettes bouchées de l'eau de baryte ; il se précipite dans l'un et l'autre cas une quantité sensiblement égale de carbonate de baryte.

Nous considérons la respiration des êtres vivants comme identique dans les deux règnes, et comme un phénomène de destruction caractérisé par l'absorption de l'oxygène et l'exhalation de l'acide carbonique chez les végétaux aussi bien que chez les animaux.

Cela est vrai non seulement pour la graine qui germe, mais aussi pour la plante adulte.

Seulement chez celle-ci la fonction respiratoire est masquée plus ou moins par la fonction chlorophyllienne.

Nous démontrons depuis bien longtemps dans nos cours cette identité de la respiration chez les animaux et chez les végétaux à l'aide de l'appareil ci-dessus (voy. fig. 23).

Dans le laboratoire, à la lumière diffuse, sous une cloche b est placé un jeune chou ; sous une autre cloche c est placé un rat blanc.

Le chou et le rat respirent de même, comme on va le voir.

On fait passer un courant d'air dans les deux cloches à l'aide d'une trompe qui aspire l'air en g.

Un robinet f permet de modérer ou d'accélérer le courant gazeux.

L'air qui entre dans l'appareil en a est dépouillé des moindres traces d'acide carbonique, par son passage à travers deux tubes de Liebig remplis d'eau de baryte ; le second tube servant de témoin, son contenu doit rester parfaitement limpide.

Le courant d'air en a' se divise en deux parties : l'une qui traverse la cloche du chou b, et ressort en b', pour aller se rendre dans le flacon d et traverser l'eau de baryte qui se trouble très manifestement par la formation du carbonate de baryte ; l'autre partie du courant d'air se rend dans la cloche du rat c, et ressort en c', pour se rendre dans un semblable flacon d'eau de baryte, où l'on voit se former également un trouble et un dépôt de carbonate de baryte.

On s'est assuré que la terre du pot où est planté ce chou ne peut apporter aucune cause d'erreur dans l'expérience.

Le végétal respire donc comme l'animal, et la prétendue opposition entre la respiration des animaux et des végétaux n'existe réellement pas.

Anesthésie des œufs. — J'ai essayé à diverses reprises d'anesthésier des œufs de poule, des œufs de mouche, des œufs de ver à soie, en agissant dans des conditions convenables et en faisant usage de l'appareil à courant d'air décrit précédemment (voy. fig. 11 et 23).

Je n'y ai jamais réussi.

Les œufs se sont très bien développés dans l'éprouvette qui recevait l'air ordinaire, mais dans l'autre ils ont été tués, c'est-à-dire que le développement arrêté n'a pas repris quand on a substitué un courant d'air ordinaire au courant d'air éthéré ou chloroformé.

Je n'oserais dire qu'il est impossible de réussir en se plaçant dans de meilleures conditions.

Je signale seulement ces essais pour montrer que la vie de la graine et la vie de l'œuf ne sont pas comparables, ainsi que je l'ai déjà dit ailleurs à propos de la vie latente.

Toutefois, je le répète, on pourrait peut-être réussir en étudiant mieux les circonstances dans lesquelles il faut se placer.

M. Henneguy a fait, sous la direction de M. Balbiani, et publié des observations intéressantes sur l'action des substances anesthésiques et autres sur les œufs et les spermatozoïdes des poissons.

Anesthésie des ferments figurés. — Mes expériences ont spécialement porté sur la levure de bière.

Je les ai poursuivies assez loin.

Seulement je me bornerai aujourd'hui à une simple indication, me réservant de revenir avec détail sur ce sujet important.

On prend un des petits tubes dont nous nous servons habituellement pour l'étude des fermentations, on y introduit de l'eau chloroformée et éthérée sucrée ; on y ajoute de la levure de bière.

Dans un autre tube semblable, on ajoute de la levure de bière à de l'eau sucrée ordinaire.

On laisse les deux tubes à une température basse pendant vingt-quatre heures, afin que l'agent anesthésique ait le temps d'agir sur les cellules de levure.

On place les deux tubes dans un bain-marie à 35 degrés, et bientôt on voit la formation de gaz se développer avec activité dans le tube contenant de l'eau sucrée ordinaire tandis qu'elle n'a pas lieu dans l'autre tube.

Mais si alors on jette le contenu de ce tube sur un filtre de manière à laver la levure de bière par un courant d'eau pendant un temps suffisant, et qu'on replace cette levure dans de l'eau sucrée ordinaire, on voit la fermentation reprendre au bout d'un certain temps.

M. Müntz avait déjà signalé l'influence du chloroforme pur pour arrêter la fermentation de la levure de bière.

M. Bert avait observé une influence semblable de l'air comprimé ; dans ces cas, il n'y avait pas anesthésie mais destruction de la levure, tandis que dans nos expériences il s'agit d'une véritable anesthésie, puisque la levure reprend ses propriétés de ferment que l'éther avait momentanément fait disparaître.

En étudiant au microscope les cellules de levure de bière anesthésiées, on reconnaît des modifications apportées dans le contenu protoplasmique de ces cellules, qui nous expliquent les effets observés.

De la non-anesthésie des ferments solubles. — Un fait intéressant est l'impossibilité de suspendre par les anesthésiques l'activité des ferments solubles.

Nous nous bornerons ici à une simple indication, ne voulant pas anticiper sur les études que nous poursuivons encore en ce moment en vue de notre cours prochain sur les fermentations.

Si l'on dissout les ferments diastasiques animaux ou végétaux dans de l'eau chloroformée ou éthérée, on constate que leur activité n'est en rien altérée ou diminuée ; au contraire, elle paraît jusqu'à un certain point plus énergique.

Il en est de même du ferment inversif animal ou végétal.

Ceci, nous explique pourquoi, quand on met de la levure de bière dans de l'eau éthérée sucrée avec de la saccharose, les résultats de la fermentation alcoolique ne se montrent pas, tandis que ceux de la fermentation inversive de la saccharose en glycose s'opèrent parfaitement.

On pourrait donc, d'après cela, distinguer les fermentations en deux espèces : fermentations à ferments protoplasmiques ou vivants, qui sont arrêtés par les anesthésiques ; fermentations non-protoplasmiques ou produites par des agents qui ne sont pas doués de vie et qui ne peuvent être anesthésiés.

C'est ainsi que le chloroforme et l'éther deviendraient, comme je l'ai dit ailleurs, de véritables réactifs de la vie.

Anesthésie de la fonction chlorophyllienne des plantes. — J'ai étudié l'action des anesthésiques sur des plantes aquatiques des Potamogeton et des Spirogyra.

Voici comment je dispose l'expérience.

Sous une cloche tubulée à sa partie supérieure et remplie d'eau, contenant de l'acide carbonique, je place des plantes aquatiques du genre de celles qui sont indiquées ; puis, toute la cloche étant immergée dans un grand bocal, je coiffe la tubulure de la cloche avec une éprouvette également remplie d'eau et destinée à recevoir les gaz qui seront dégagés par les plantes.

Je place au soleil deux cloches ainsi disposées ; seulement dans l'une d'elles j'ai placé, avec les plantes, une éponge humide imbibée d'un peu de chloroforme.

Dans la première cloche, sans chloroforme, il se dégage de l'oxygène presque pur et en assez grande quantité ; dans la seconde cloche, avec chloroforme, il ne se dégage que très peu de gaz qui est de l'acide carbonique.

Si, après une durée de l'épreuve suffisante pour démontrer que la chlorophylle de la plante est devenue inapte à dégager de l'oxygène, je viens à reprendre la même plante, à la bien laver à grande eau et à la replacer au soleil sous une cloche sans chloroforme, je vois reparaître sa faculté d'exhaler de l'oxygène au soleil, qui avait été momentanément suspendue.

Nous devons relever un fait intéressant parmi ceux que nous venons de signaler, à savoir que la plante aquatique anesthésiée a dégagé de l'acide carbonique.

Ce fait est d'accord avec ce que nous avons vu précédemment : que les phénomènes chimiques de synthèse vitale sont seuls abolis par les anesthésiques, tandis que les phénomènes chimiques de destruction ne le sont pas.

En effet, la formation de l'acide carbonique par l'acte respiratoire n'est pas un phénomène vital, puisque, ainsi que l'a montré Spallanzani, les muscles séparés du corps, inertes, dépourvus de vie, forment encore de l'acide carbonique.

Une tranche de jambon cuit mise sous une cloche respire et produit de l'acide carbonique.

On pourrait donc, à l'aide de l'anesthésie, séparer la fonction chlorophyllienne des végétaux, qui est protoplasmique ou vitale, de la respiration, qui, comme celle des animaux, est de nature purement chimique.

Anesthésie des anguillules du blé niellé. — J'ai fait peu d'expériences sur l'anesthésie des animaux inférieurs.

L'éther ou le chloroforme tuent très rapidement les infusoires ; je n'ai pu réussir à en graduer l'action.

Il n'en est pas de même des anguillules du blé niellé, qui se prêtent très bien à ce genre d'expériences.

Nous avons vu, à propos de la vie latente, que les anguillules du blé niellé desséchées ont la propriété de revivre quand on les immerge dans de l'eau ordinaire.

Elles ne manifestent pas cette propriété si on les immerge dans de l'eau chloroformée ou éthérée ; seulement il faut, en général, affaiblir l'eau éthérée ou chloroformée en y ajoutant moitié ou plus d'eau ordinaire, sans quoi l'anguille serait tuée définitivement.

Dans l'eau anesthésique suffisamment diluée l'anguille reste immobile, ne revient pas à la vie ; elle se réveille dès qu'on l'en a retirée pour la placer dans de l'eau ordinaire.

En examinant au microscope les anguillules plongées dans l'immobilité anesthésique, on constate quelques modifications dans l'aspect de leur corps.

Il paraît plus grenu, comme s'il y avait une légère coagulation de la substance.

Les faits que nous avons cités précédemment et que nous aurions pu encore multiplier démontrent que les agents anesthésiques suspendent l'irritabilité de toutes les parties vivantes en agissant d'une manière physique sur leur protoplasma considéré comme le siège de l'irritabilité.

Nous concevons dès lors facilement comment la fonction vitale est suspendue lorsque l'irritabilité qui est son primum movens se trouve engourdie.

Si maintenant nous voulions résumer dans une conclusion générale toutes nos expériences faites sur l'homme, sur les animaux supérieurs, sur les animaux inférieurs, sur les végétaux, les graines, les œufs, etc., nous arriverions à dire que les anesthésiants agissent à la fois sur l'irritabilité et sur la sensibilité.

Qu'est-ce que cela signifie ?

L'irritabilité et la sensibilité sont-elles donc identiques, ou, si elles sont différentes, comment comprendre cette action commune exercée par les mêmes agents ?

Ce sont là des questions importantes que nous devons maintenant examiner.

III. De l'irritabilité et de la sensibilité

Le protoplasma jouit de la faculté remarquable de se déplacer, de changer de forme sous l'influence des excitants : il est contractile.

Cette faculté de mouvement est visible dans toutes les masses protoplasmiques nues, dans les éléments embryonnaires du tissu conjonctif, les globules blancs du sang chez les animaux supérieurs ; les amibes, les myxomycètes, parmi les êtres inférieurs.

La motilité et l'irritabilité sont d'ailleurs deux propriétés corrélatives, qu'on ne saurait séparer l'une de l'autre ; le mouvement est en effet déterminé par l'influence d'un agent : l'agent, c'est l'excitant ; la faculté de réagir par une manifestation physique, mécanique ou chimique, contre l'excitation, c'est l'irritabilité.

Nous professons qu'il faut voir dans l'irritabilité une forme élémentaire de la sensibilité ; dans la sensibilité, une expression très élevée de l'irritabilité, c'est-à-dire la propriété commune à tous les tissus et à tous les éléments de réagir suivant leur nature aux stimulants étrangers.

Linné avait placé, nous l'avons souvent répété, dans la sensibilité le critérium de l'animalité : Vegetalia vivunt, animalia sentiunt, disait-il.

Pour le célèbre naturaliste d'Upsal, la sensibilité était l'attribut caractéristique des animaux ; ses successeurs ont vu, à son imitation, dans l'existence de cette propriété le moyen de distinguer les deux règnes de la nature vivante, la preuve de sa dualité.

En examinant ce qu'est, en dernière analyse, cette sensibilité dont on a fait le mode supérieur de la vie animale, on y reconnaît non pas une propriété simple, mais une manifestation vitale complexe qui répond à une fonction.

On doit établir une distinction entre les fonctions d'un être vivant et les propriétés de la substance organisée, qui en sont le support.

La sensibilité serait un phénomène complexe, spécial à certains, êtres, mais qui se ramènerait cependant à un phénomène général plus simple, l'irritabilité.

Broussais, nous l'avons déjà dit, avait exprimé en partie cette opinion en n'acceptant qu'une seule propriété essentielle de la substance organisée, l'irritabilité, entraînant comme conséquence la sensibilité, la contractilité et tous les autres phénomènes secondaires.

Virchow a, nous l'avons déjà vu, professé la même opinion ; selon lui, les phénomènes vitaux ont pour condition intime l'irritabilité, terme générique qui comprend toutes les autres propriétés vitales.

On peut dire que cette doctrine se trouve déjà en germe dans Bichat.

Le mot seul n'est pas clair : Bichat, en effet, conserve partout le mot de sensibilité, source de tant de confusions ; mais il est aisé de voir qu'il l'entend dans le sens où nous entendons aujourd'hui l'irritabilité qui de son temps n'était pas encore distinguée nettement.

Il reconnaît, dans les animaux, la sensibilité animale et d'autre part une sensibilité végétative ou inconsciente résidant dans les organes de la vie végétative et se traduisant par les actes visibles que ces organes accomplissent lorsqu'ils sont provoqués par une stimulation extérieure.

Mais il peut arriver que cette réaction aux stimulants, artificiels ou physiologiques, ne se traduise par aucun mouvement, par aucun signe visible, et qu'elle existe pourtant, qu'elle se confonde avec le mouvement nutritif, qui ne se manifeste que par ses effets ; c'est là ce qui arrive dans les plantes, et Bichat accordait aux végétaux et à certaines parties des animaux, une sensibilité insensible, c'est-à-dire ne se traduisant par aucun signe sensible.

Quoi que l'on puisse penser de ces désignations : sensibilité consciente, sensibilité inconsciente, sensibilité insensible, l'on n'est pas moins forcé de reconnaître qu'elles représentent des faits et qu'elles correspondent à un sentiment exact de la réalité.

Tous les actes de l'organisme sont des actes provoqués par des stimulations internes ou externes, physiologiques, normales ou artificielles ; ils exigent donc une sensibilité si l'on ne voit dans ce mot que la faculté de réagir à l'excitant.

Or, il est certain que dans cette réaction l'on trouve tous les degrés depuis la réaction purement nutritive ou trophique invisible, jusqu'à la réaction motrice tombant sous le sens et enfin la réaction consciente.

Le terme de sensibilité présenterait donc pour les physiologistes une signification tout à fait différente de celle que les philosophes lui attribuent.

De là un perpétuel malentendu entre les uns et les autres.

Les philosophes donnent généralement le nom de sensibilité à la faculté que nous avons d'éprouver des modifications psychiques agréables ou désagréables à la suite de modifications corporelles.

C'est dans ce sens de réaction de conscience que le mot est employé dans le langage courant.

Il est facile de comprendre que les physiologistes, quand ils parlent de sensibilité, ne doivent par l'envisager à un point de vue aussi restreint ; ils ne peuvent la considérer comme étant réduite à des modifications psychiques de la conscience, du moi, qui sont les seules préoccupations du philosophe.

Ces manifestations psychiques échappent au physiologiste, qui n'étudie et ne connaît que des faits matériels et tangibles, lors même qu'ils sont tout à fait étrangers au moi.

De telles manifestations de la sensibilité perdent toute existence et toute signification lorsque l'on envisage les animaux, lorsque l'homme sort de son for intérieur et du domaine de sa conscience.

Pour les physiologistes, la sensibilité n'est pas seulement un fait de conscience, elle est en outre accompagnée de manifestations matérielles et saisissables qui peuvent servir de base à une définition physiologique.

Les phénomènes de la sensibilité sont, en réalité, des actes complexes auxquels concourent des éléments secondaires nombreux.

Chez l'homme, et au plus haut degré de complexité, la sensibilité constitue la fonction du système nerveux, fonction qui existe en vue d'harmoniser les vies cellulaires en satisfaisant le besoin de chaque cellule d'être excitée, impressionnée par les agents cosmiques ou organiques qui lui sont extérieurs.

Le système nerveux, en un mot, répond à un besoin qu'ont les éléments organiques d'être influencés les uns par les autres, comme les appareils respiratoire et circulatoire répondent au besoin qu'éprouvent les éléments anatomiques d'être influencés par l'oxygène, etc.

Le phénomène de sensibilité comprend l'ensemble des faits secondaires suivants :

1° Impression d'un agent extérieur (action mécanique sur un nerf périphérique) ;

2° Transmission de cette impression comme un ébranlement purement matériel ou mécanique jusqu'aux centres nerveux, où elle se transforme ;

3° Phénomène psychique de la perception (qui peut manquer).

L'impression, la transmission, ébranlements purement matériels du centre nerveux, déterminent une modification physique, c'est-à-dire de même nature, dans les centres nerveux.

Les physiologistes l'ont appelée sensation brute, sensation inconsciente.

Le phénomène ne s'arrête pas là : l'ébranlement, qui fait entrer en activité les parties reliées les unes aux autres, se continue, se réfléchit sur les nerfs de mouvement et provoque une réaction motrice (mouvement, cri) le plus ordinairement, et quelquefois des réactions d'une autre nature, nutritives, trophiques, sécrétoires, plus difficilement appréciables (ictère, pâleur produite par une émotion, etc.).

Ainsi, le phénomène de sensibilité chez l'homme même, en prenant l'expression dans le sens ordinaire, au lieu d'être une propriété vitale simple, est donc une manifestation très complexe.

On voit déjà qu'elle comprend deux espèces de phénomènes : 1° des phénomènes purement matériels, réaction motrice ou autre, à la suite de l'impression d'un agent extérieur ; 2° des phénomènes psychiques.

Si donc nous laissons de côté le phénomène psychique, il nous reste, pour caractériser la sensibilité, un ensemble de phénomènes organiques ayant pour point de départ l'impression d'un agent extérieur et pour terme la production d'un acte fonctionnel variable, mouvement, sécrétion, etc. : ce qui caractérise la sensibilité, c'est la réaction matérielle à une stimulation.

Lorsque la réaction matérielle ou motrice fait défaut, nous perdons toute possibilité d'apprécier le phénomène de sensibilité chez les animaux.

En dehors de nous, de notre conscience, nous n'avons de renseignement que dans la production des réactions motrices ; si nous les voyons se produire chez un animal, nous affirmons que la sensibilité est en jeu ; si elles font défaut, nous ne pouvons plus rien affirmer.

Ainsi, l'élément le plus général, et par conséquent le plus important de la sensibilité pour le physiologiste, c'est la réaction qui termine le cycle des faits matériels et qui est tantôt mécanique, tantôt physico-chimique.

Ce n'est pas toujours, en effet, l'élément moteur qui répond à l'excitation.

Il y a souvent réaction moléculaire d'autre espèce que cette réaction de translation, qui n'apparaît guère que chez les animaux élevés en organisation, mais qui manque chez les végétaux.

Toutefois, il y a toujours réaction moléculaire dans tous les cas.

La sensibilité est réduite à la réaction motrice dans le cas des réflexes proprement dits, sensibilité réflexe, pouvoir excito-réflexe, où la réaction motrice existe seule sans que la conscience intervienne.

Aussi y a-t-il pour le physiologiste, en outre de la sensibilité consciente, une sensibilité inconsciente, expression qui paraît un véritable abus de mots aux philosophes.

D'un autre côté la réaction motrice peut faire défaut chez l'animal empoisonné par le curare ; le processus sensitif s'arrête alors à l'impression, transmission, perception, sans réaction motrice.

Aucun phénomène apparent ne la trahit, et elle échapperait au physiologiste s'il n'avait recours à des artifices.

Mais alors même qu'aucune réaction manifeste ne se produirait, on ne serait pas obligé de caractériser la sensibilité par le phénomène psychique de la sensation ; car il pourrait y avoir d'autres réactions qui, pour n'être pas évidentes, n'en sont pas moins réelles.

Il y a des faits physiologiques, matériels, tels que l'ébranlement moléculaire des nerfs, l'activité spéciale des cellules cérébrales ; et quoique ces faits ne soient point saisissables par les moyens habituels, il suffit qu'ils existent et que des artifices appropriés les révèlent pour nous permettre de dire que le processus sensitif a encore lieu.

Nous ne rapporterons pas tous les exemples particuliers que nous pourrions citer.

Nous devons nous borner à des indications générales sur un sujet qui demanderait de très grands développements si nous voulions le traiter complètement.

En résumé, ce qu'il y a de particulier dans la sensibilité, c'est la réaction à la stimulation des agents extérieurs.

Cette réaction est ordinairement motrice, si les organes du mouvement sont en état de la manifester ; elle peut être encore d'autre nature, trophique, sécrétoire ou autre.

Lorsque l'on headend au fond du phénomène sensible, on ne trouve donc pas autre chose que ceci : la faculté de transmettre, en la modifiant, la stimulation produite en un point, de manière à provoquer dans chaque élément organique l'entrée en jeu de son activité propre.

Arrivés à ce point, nous saisissons facilement la cause du malentendu entre les philosophes et les physiologistes.

Pour les premiers, la sensibilité est l'ensemble des réactions psychiques provoquées par les modificateurs externes ; pour les seconds, pour nous, c'est l'ensemble des réactions physiologiques de toute nature, provoquées par ces modificateurs.

La réaction pouvant être envisagée dans la cellule, dans l'organe ou dans l'appareil qui répond aux excitations, la sensibilité sera l'aptitude à réagir soit de l'organisme total, de l'appareil nerveux tout entier ; soit d'une de ses parties, soit d'une simple cellule.

L'aptitude à réagir de la cellule, c'est l'irritabilité, c'est la sensibilité de la cellule ; de même, l'aptitude à réagir de l'ensemble de l'appareil nerveux ou sensibilité consciente peut être considérée comme l'irritabilité de cet appareil tout entier.

La sensibilité inconsciente est la réaction d'une partie de cet appareil, une sensibilité secondaire.

Dans la variété infinie des êtres, le système nerveux peut manquer par quelques-unes de ses parties, ou tout entier, et alors la vie ne réside plus que dans l'organisme le plus simple, tel que l'organisme cellulaire.

La sensibilité, cette base physiologique de la vie, ne saurait faire défaut pour cela.

Aussi l'irritabilité, cette sorte de sensibilité simple, existe dans le protoplasma de la cellule, c'est la propriété élémentaire, irréductible, tandis que les réactions de l'appareil ou des organes nerveux n'ont rien de différent et ne sont que des manifestations de perfectionnement.

La sensibilité, dans l'acception ancienne, considérée comme propriété du système nerveux, ne serait donc qu'un degré élevé d'une propriété plus simple qui existe partout : elle n'a rien d'essentiel ou de spécifiquement distinct ; c'est l'irritabilité spéciale au nerf, comme la propriété de contraction est l'irritabilité spéciale au muscle, comme la propriété de sécrétion est l'irritabilité spéciale à l'élément glandulaire.

Ainsi, ces propriétés sur lesquelles on fondait la distinction des plantes et animaux ne touchent pas à leur vie même, mais seulement aux mécanismes par lesquels cette vie s'exerce.

Au fond, tous ces mécanismes sont soumis à une condition générale et commune : l'irritabilité.

L'expérimentation confirme et établit solidement ces vues.

En effet, l'expérience des anesthésiques prouve que le même agent détruit et suspend d'abord la sensibilité consciente, puis la sensibilité inconsciente, puis la sensibilité insensible, ou l'irritabilité.

Ces suppressions sont des degrés différents de l'action du même agent, et par conséquent les phénomènes eux-mêmes sont des degrés différents d'un même phénomène élémentaire.

La manière identique dont ils sont influencés par un même réactif prouve leur identité, qui devient tout à fait évidente si l'on considère surtout les conditions simples et claires de l'expérience.

En résumé, au point de vue physiologique nous sommes nécessairement conduits à admettre l'identité de la sensibilité et de l'irritabilité [60], à cause de l'identité d'action des anesthésiques sur ces manifestations vitales.

Car en science physique expérimentale nous n'avons pas d'autres manières de juger, si ce n'est de considérer comme identiques les phénomènes qui présentent des caractères physiques identiques.

L'agent anesthésique n'atteint donc pas, à proprement parler, la sensibilité ; il agit en définitive toujours sur l'irritabilité et jamais sur autre chose, malgré les apparences.

L'irritabilité du protoplasma des cellules cérébrales est atteinte par l'éther, et dès lors la fonction sensorielle consciente est abolie.

De même le protoplasma des cellules de la moelle épinière ou des ganglions nerveux étant altéré, les fonctions de sensibilité inconsciente seraient abolies dans les mécanismes nerveux correspondants.

En un mot, la sensibilité serait une fonction, l'irritabilité serait une propriété : c'est la propriété seule que nous atteindrions.

Mais si nous voulions headendre encore plus profondément dans l'analyse des phénomènes que nous examinons, nous verrions qu'en réalité l'irritabilité, tout aussi bien que la sensibilité ou les sensibilités, que toutes les propriétés vitales aussi bien que toutes les fonctions, sont des créations de notre esprit, des représentations métaphysiques sur lesquelles nous ne pouvons pas par conséquent porter notre action.

Nous n'atteignons réellement pas l'irritabilité, qui est quelque chose d'immatériel, mais bien le protoplasma, qui est matériel.

L'éther ou le chloroforme produisent par leur contact avec le protoplasma nerveux une action physique encore peu connue, mais réelle.

C'est ainsi que nous agissons toujours sur la matière et jamais sur les propriétés ni sur les fonctions vitales.

Il n'y a, en un mot, que des conditions physiques au fond de toutes les manifestations phénoménales de quelque ordre qu'elles soient.

Il n'y a que cela de tangible.

Seulement les interprétations que nous donnons de ces phénomènes physiques sont toujours métaphysiques parce que notre esprit ne peut pas concevoir les choses et les exprimer autrement.

La métaphysique tient à l'essence même de notre intelligence, nous ne pouvons parler que métaphysiquement.

Je ne suis donc pas de ceux qui croient qu'on puisse jamais supprimer la métaphysique ; je pense seulement qu'il faut bien étudier son rôle dans nos conceptions des phénomènes du monde extérieur, pour ne pas être dupe des illusions qu'elle pourrait faire naître dans notre esprit.

Huitième leçon : Synthèse organisée, Morphologie

SOMMAIRE : Le protoplasma ne représente que la vie sans forme spécifique, — Il faut nécessairement la forme pour caractériser l'être vivant. — La morphologie est distincte de la constitution chimique des êtres. — I. Morphologie générale. — Quatre procédés : 1° multiplication cellulaire ; 2° rajeunissement ; 3° conjugaison ; 4° gemmation. — II. Morphologie spéciale. — Développement de l'œuf primordial. — Période ovogénique ; théorie de l'emboîtement des germes ; épigenèse. - Période de la fécondation. — Période embryogénique. — III. Origine et cause de la morphologie. — La morphologie dérive de l'atavisme, de l'état antérieur. — Distinction de la synthèse morphologique et de la synthèse chimique. — Des causes finales ; elles se confondent dans la cause première et n'ont pas d'existence distincte.

Il importe, ainsi que nous l'avons déjà dit, de distinguer chez l'être vivant la matière et la forme.

La matière vivante, le protoplasma, n'a point de morphologie en soi, nulle complication de figure, ou du moins (et cela revient au même) il a une structure et une complication identiques.

Dans cette matière amorphe ou plutôt monomorphe réside la vie, mais la vie non définie, ce qui veut dire que l'on y retrouve toutes les propriétés essentielles dont les manifestations des êtres supérieurs ne sont que des expressions diversifiées et définies, des modalités plus hautes.

Dans le protoplasma se rencontrent les conditions de la synthèse chimique qui assimile les substances ambiantes et crée les produits organiques ; on y retrouve, ainsi que nous l'avons montré, l'irritabilité, point de départ et forme particulière de la sensibilité.

Ainsi le protoplasma a tout ce qu'il faut pour vivre ; c'est à cette matière qu'appartiennent toutes les propriétés qui se manifestent chez les êtres vivants.

Cependant le protoplasma seul n'est que la matière vivante ; il n'est pas réellement un être vivant.

Il lui manque la forme qui caractérise la vie définie.

En étudiant le protoplasma, sa nature, ses propriétés, on étudie pour ainsi dire la vie à l'état de nudité, la vie sans être spécial.

Le plasma est une sorte de chaos vital qui n'a pas encore été modelé et où tout se trouve confondu : faculté de se désorganiser et de se réorganiser par synthèse, de réagir, de se mouvoir, etc.

L'être vivant est un protoplasma façonné ; il a une forme spécifique et caractéristique.

Il constitue une machine vivante dont le protoplasma est l'agent réel.

La forme de la vie est indépendante de l'agent essentiel de la vie, le protoplasma, puisque celui-ci persiste semblable à travers les changements morphologiques infinis.

La forme ne serait donc pas une conséquence de la nature de la matière vitale.

Un protoplasma identique dans son essence ne saurait donner origine à tant de figures différentes.

Ce n'est point par une propriété du protoplasma que l'on peut expliquer la morphologie de l'animal ou de la plante.

C'est pourquoi nous séparons la synthèse morphologique qui crée les formes, de la synthèse organique qui crée les substances et la matière vivante amorphe.

C'est comme un nouveau degré de complication dans l'étude de la vie.

Après avoir fixé les conditions de l'être vivant idéal, amorphe, réduit à la substance, il faut connaître l'être vivant, réel, façonné, apparaissant avec un mécanisme, une forme spécifique.

Il importe de faire immédiatement deux observations qui ont leur intérêt, l'une relative à la morphologie minérale et animale, l'autre au rapport de la forme avec la substance.

La morphologie n'est point particulière aux êtres vivants, ils ne sont pas seuls à se présenter sous des formes spécifiques, constantes.

Les substances minérales sont susceptibles de cristalliser ; ces cristaux eux-mêmes sont susceptibles de s'associer pour former des figures diverses et très constantes, groupements, astérescences, macles, trémies, etc. ; d'autres fois les substances prennent des formes qui ne sont point véritablement cristallines, glycose en mamelons, leucine en boules, lécithine en globes, etc.

Il y a donc lieu, jusqu'à un certain point, de rapprocher les deux règnes des minéraux et des êtres vivants, en ce sens que nous voyons chez les uns et les autres cette influence morphologique qui donne aux parties une forme déterminée.

Nous savons que l'analogie ne s'arrête pas à cette première ressemblance générale ; les faits de rédintégration cristalline signalés précédemment [61] nous ont montré dans le cristal quelque chose d'assimilable à la tendance par laquelle l'animal se répare, se complète et reconstitue le type morphologique individuel.

Or les formes minérales, cristallines, ne sont pas plus que les formes vivantes une conséquence rigoureuse, absolue de la nature chimique de la matière.

Les substances dimorphes en sont un exemple bien clair : le soufre peut se présenter avec deux formes cristallines incompatibles et à l'état amorphe ; le phosphore, l'acide arsénieux nous montrent aussi une même matière façonnée dans des moules différents.

Les substances isomères et polymères de la chimie organique nous offrent encore une preuve d'un autre ordre que l'identité du substratum est compatible avec des variétés de figures, de groupements et de manifestations phénoménales.

En d'autres termes, il y a en chimie minérale et organique des corps de même forme qui ont une composition chimique différente et des corps différents en composition chimique qui ont une forme identique.

L'étude des formes n'appartient plus à la chimie et ne s'explique point par ses lois.

La chimie s'occupe de la composition des corps ; là où la morphologie, c'est-à-dire l'étude de la forme commence, la chimie proprement dite cesse.

Les matières que l'organisme produit ou met en œuvre ne sont donc pas seulement constituées chimiquement, elles sont encore travaillées morphologiquement et arrangées sous une figure plus ou moins caractéristique.

Il peut même arriver que la forme paraisse plus essentielle que la matière.

Ainsi en est-il du squelette osseux et de la coquille de l'œuf des oiseaux.

En modifiant l'alimentation de ces animaux et en y substituant les sels de magnésie aux sels de chaux, on a annoncé que la composition habituelle des os et la composition de la coquille étaient changées et qu'une certaine proportion de magnésie avait pris la place de la chaux.

J'ai souvent entendu dire au naturaliste A. Moquin-Tandon que les mêmes espèces de colimaçons, habitant des terrains calcaires ou siliceux, avaient tantôt de la silice, tantôt du carbonate de chaux dans la composition de leur coquille, sans que, bien entendu, la morphologie spécifique en fût autrement modifiée.

Ces diverses substances se seraient remplacées en toutes proportions dans la formation organique et elles se seraient comportées comme les substances isomorphes dans la formation cristalline.

Ces comparaisons entre les formes minérales et les formes vivantes ne constituent certainement que des analogies fort lointaines, et il serait imprudent de les exagérer.

Il suffit de les signaler.

Elles doivent simplement nous faire mieux concevoir la séparation théorique de ces deux temps de la création vitale : la création ou synthèse chimique, la création ou synthèse morphologique, qui, en fait, sont confondues par leur simultanéité, mais qui n'en sont pas moins essentiellement distinctes dans leur nature.

Il nous faut maintenant étudier cette synthèse morphologique d'abord dans ses résultats, ensuite dans ses causes.

L'indépendance de la forme et de la matière est poussée plus loin encore dans l'être vivant que dans le minéral.

La morphologie, comme nous le verrons, paraît gouvernée par des lois absolument indépendantes de celles qui règlent les manifestations vitales essentielles du protoplasma.

Elle suppose cette matière avec ses propriétés, mais elle l'utilise d'une façon tout à fait indépendante et suivant des conditions qui n'y sont pas nécessairement contenues.

Les formes variées qui résultent de ces lois morphologiques donnent lieu à des phénomènes vitaux, très différents les uns des autres et qui ne sont que l'expression de la morphologie de l'être.

La matière protoplasmique, ainsi que nous l'avons dit antérieurement [62], peut au début constituer des êtres en quelque sorte sans forme fixe, ou tout au moins sans mécanismes vitaux, morphologiquement déterminés.

Ce sont les êtres les plus simples, ne possédant que la vie nue, sans les formes variées et diversifiées à l'infini sous lesquelles elle nous apparaît plus tard.

Ces êtres sont en réalité des êtres protoplasmiques ou cytodes, dont Hæckel a fait un groupe, même un règne, sous le nom de monères.

Dans ces êtres monériens ou protoplasmiques, nous avons d'abord les amibes.

Nous représentons ici une monère d'eau douce, la Protamœba primitiva (voy. fig. 24), et des amibes avec leurs différentes formes changeantes (voy. fig. 25).

Nous ferons observer que ces êtres amiboïdes, qui peuvent vivre à l'état libre dans le milieu cosmique, peuvent également vivre comme élément en quelque sorte du milieu intérieur chez d'autres êtres plus élevés.

C'est ainsi que nous voyons dans la figure 26 des amibes isolés et des amibes du sang ou corpuscules lymphatiques du lombricus agricola, se comporter exactement de même.

M. Balbiani, à l'obligeance de qui je dois cette figure, a vu que les amibes du lombricus peuvent s'incorporer des petits corps en suspension dans le sang, absolument comme le font les amibes des infusions, ce qui prouve bien que ce sont les mêmes êtres.

Nous reproduisons également la figure du Protogenes primordialis découvert, en 1864, par Hæckel (voy. fig. 27, et leçon V, page 190).

Il faut encore signaler parmi ces êtres rudimentaires le Bathybius Hæckelii, découvert, en 1868, par Huxley, espèce de réseau amiboïde gigantesque qui siège au fond des mers (fig. 28, 28.bis>, et leçon V, p. 189).

Nous ne discuterons pas la question de savoir si ces êtres monériens ont une véritable morphologie, et si la cytode d'Hæckel peut être à la fois, par une sorte d'arrêt de développement, soit un animal vivant isolé complet, soit le commencement possible d'autres organismes beaucoup plus complexes.

Ces questions sont fort incertaines et fort problématiques.

Pour nous, nous n'admettons de morphologie réelle que lorsque nous voyons le même élément organique partir d'un point fixe et suivre régulièrement une marche évolutive, qui le conduit à un type organique également fixe et déterminé d'avance.

Or cette évolution ne commence réellement qu'à la cellule.

Les cellules se forment, se multiplient, s'accumulent pour constituer d'abord la masse de l'organisme, puis elles se modifient, donnant naissance à des formes spécifiques qui caractérisent dès le début les, êtres qui doivent en sortir.

Le mécanisme de la formation et de la multiplication des cellules est ce que nous appellerons la morphologie générale.

Le groupement de ces cellules et la configuration spécifique suivant laquelle elles se disposent pour former les êtres vivants constituent la morphologie spéciale.

I. Morphologie générale

La constitution du protoplasma en un élément anatomique doué d'une morphologie évolutive certaine et à longue portée est représentée par la cellule, qui est le premier degré de la synthèse morphologique, commun à tous les êtres vivants.

Comment se forme cet élément anatomique primordial, la cellule ?

Nous savons que la vie existe, avant la cellule, dans le protoplasma, mais dans l'état actuel des choses nous ne voyons jamais une cellule apparaître évolutionnellement sans une cellule antérieure.

L'axiome

« Omnis cellula e cellulâ » resterait donc vrai pour les deux règnes.

Les physiologistes qui ont le mieux étudié la question sont arrivés à cette conclusion :

« La formation de cellules, en l'absence d'autres, dans les liquides organiques ou blastèmes, est, dit Strasburger (1876), une hypothèse qui n'a jamais été prouvée.

Leur génération spontanée n'est pas plus exacte que celle des formes organiques individuelles. » — C'est l'avis des botanistes comme des zoologistes, que les cellules naissent toutes du protoplasma d'une cellule préexistante.

« Toute production nouvelle de cellule, dit Sachs, n'est au fond que l'arrangement nouveau d'un protoplasma préexistant. »

Il importe d'examiner par quels procédés la cellule apparaît aux dépens d'une cellule préexistante.

Les procédés de genèse des cellules sont les mêmes dans les deux règnes, ainsi que l'on devait s'y attendre.

On peut distinguer quatre formes principales de genèse cellulaire, présentant quelques variétés secondaires :

1° La multiplication cellulaire, comprenant :

a) la formation cellulaire libre ;

b) la division.

2° Le rajeunissement ou formation pleine :

3° La conjugaison ;

4° La gemmation.

A. Multiplication. — C'est le procédé de genèse cellulaire dans lequel il y a production de deux ou plusieurs éléments aux dépens d'un seul.

Il peut arriver qu'une portion seulement du protoplasma de l'élément originel participe à la formation des éléments nouveaux.

C'est alors ce qu'on a appelé la formation cellulaire libre.

Les plantes et les animaux en offrent des exemples.

C'est ainsi que se forment les cellules endospermiques des Phanérogames à l'intérieur du sac embryonnaire et aux dépens d'une portion seulement du protoplasma qui y est contenu (voy. fig. 29).

Chez les animaux, M. Balbiani a observé ce mode de genèse pour la constitution des cellules blastodermiques des insectes aux dépens du vitellus.

Une partie seulement de ce vitellus fournit des cellules nouvelles (voy. fig. 30).

Si tout le protoplasma de l'élément originel est employé à la constitution des cellules nouvelles, on a alors le procédé de division.

Ce procédé de division est le plus général de tous.

Le plus grand nombre des éléments végétaux se produit de cette façon.

Quant aux éléments animaux, on a admis depuis un certain nombre d'années que la division était leur unique origine.

Ce mode de genèse, que Remak a fait connaître depuis 1850 en étudiant la division des cellules du blastoderme, a été considéré comme le mode exclusif de la genèse cellulaire.

C'est l'avis de Kölliker, La division est donc le mode génétique le plus universel.

Une cellule se divise et en donne deux nouvelles.

Il peut y avoir deux cas : ou bien l'élément primitif n'a point d'enveloppe épaisse, ou bien il a une enveloppe bien caractérisée.

Dans le premier cas, il y a scission simple ; dans le second cas, division endogène.

Les monères, les amibes, les infusoires, les globules sanguins de l'embryon se divisent ainsi.

La masse protoplasmique qui constitue ces animaux s'allonge, s'étrangle, et se sépare bientôt en deux masses nouvelles ; chacune constitue désormais un individu distinct dans lequel recommence de nouveau le même procédé des phénomènes vitaux (voy. fig. 24).

Quant à la division endogène, on la décrivait, il y a quelques années, d'une manière fort simple.

Le noyau, disait-on, en prend l'initiative, et dans le noyau, le nucléole.

Au lieu d'un seul nucléole on en aperçoit deux ; puis le noyau s'étrangle et se segmente, entraînant le nucléole nouveau.

La division du noyau entraîne celle du protoplasma, et finalement au lieu d'une cellule on en a deux.

Mais cette idée que l'on se formait jusqu'à ces dernières années n'était pas l'expression réelle de la vérité.

Nous avons fait déjà connaître les recherches nouvelles qui tendent à réformer ces vues trop simples.

Nous devons y revenir [63].

Strasburger a étudié la production des cellules au sommet organique du sac embryonnaire chez quelques plantes, en particulier chez les conifères, Picea vulgaris (voy. fig. 31, 32, 33, 34, 35).

D'abord, le protoplasma de ce sac donne naissance par une de ses parties à quatre cellules provenant de formation libre.

Ce sont ces cellules qui se prêtent bien ultérieurement à l'étude de la division et des circonstances qui l'accompagnent.

On distingue deux phases successives.

Le noyau de la masse protoplasmique, dans la première phase, montre deux amas de granulations situées aux deux pôles ou points antagonistes ; ces amas sont reliés par des filaments intermédiaires.

Ces filaments, renflés uniformément à leur milieu, constituent par leur ensemble un disque équatorial ou disque nucléaire.

C'est ce que l'on voit dans la partie gauche de la figure 32.

Puis les renflements se divisent et remontent chacun vers le pôle correspondant.

Cette séparation et ce mouvement s'aperçoivent dans la partie droite de la figure 32.

Dans la deuxième phase, il se reforme sur le plan équatorial une série nouvelle de renflements dont l'ensemble constitue la plaque cellulaire ; celle-ci se clive en deux : entre les deux clivages se forme une cloison de cellulose, et, le travail se continuant, on a bientôt, au lieu de la masse primitive, deux cellules complètes dans le sac embryonnaire.

Le noyau ne joue pas toujours ce rôle essentiel dans la genèse cellulaire.

On connaît des cas où il n'existe pas encore au moment où le protoplasma se divise, et des cas où ce noyau existant reste pour ainsi dire étranger à l'apparition des centres attractifs, qui grouperont la matière protoplasmique pour en former deux cellules nouvelles.

Voilà des phénomènes complexes qui ont été observés chez les végétaux, et également chez les animaux, et qui paraissent avoir une très grande généralité.

Bütschli [64] a observé-la division des cellules embryonnaires du sang du poulet (voy. fig. 36) ; Weitzel, la prolifération des cellules de la conjonctive enflammée ; Balbiani, la multiplication des cellules de l'épithélium ovarique des insectes ; Auerbach, Fol, Strasburger, Klebs, ont rencontré un nombre considérable de faits du même genre.

En interprétant ces faits, on est conduit à penser qu'il n'existe chez les animaux qu'un procédé unique de genèse cellulaire, auquel se ramènent tous les autres, qui en seraient simplement des abréviations.

Ces études nous montrent, dans la genèse cellulaire par division, quelque chose d'analogue au jeu de forces attractives et répulsives, s'exerçant surtout sur le noyau, et manifestées par la polarité et la disposition rayonnante qu'elles impriment aux particules du protoplasma.

B. Le rajeunissement, ou formation pleine, est un procédé rare dont on trouve quelques exemples dans le règne végétal ; on n'en connaît point dans le règne animal.

Il y a une cellule préexistante : la masse entière du protoplasma de cette cellule forme une cellule nouvelle, par une sorte de renouvellement ou de simple rajeunissement de ce protoplasma.

C'est par ce moyen que Pringsheim a vu se former les zoospores dans les algues du genre Œdogonium (voy. fig. 37).

C. La conjugaison consiste dans la fusion de deux ou plusieurs masses protoplasmiques en une seule.

Deux éléments participent à la formation de l'élément nouveau, et cela peut se faire de deux manières : ou par conjugaison proprement dite, ou par conjugaison sexuelle, c'est-à-dire par fécondation.

Dans la conjugaison ordinaire, les deux cellules qui interviennent sont sensiblement identiques en forme et en taille.

C'est ainsi que se forment les zygospores des algues conjuguées et volvocinées, et les zygospores des champignons myxomycètes et des mucorinées.

Le règne animal n'offre pas d'exemple connu de cette genèse cellulaire (voy. la planche à la fin du volume).

Quant à la conjugaison sexuelle ou fécondation, dans laquelle les deux éléments sont différenciés, on en a des exemples dans les oospores des cryptogames et, chez les animaux, un type universel dans la fécondation de l'œuf.

D. Enfin, nous avons signalé un quatrième mode de genèse cellulaire, c'est la gemmation, ou bourgeonnement.

Les observations sont peu nombreuses, et il est certain qu'il s'agit ici d'un procédé rare : la majorité des auteurs, Kölliker entre autres, le passent sous silence.

Cependant il semble y avoir un petit nombre de faits positifs à cet égard (voy. fig. 38).

Telles, par exemple, la formation des œufs par bourgeonnement des cellules de la gaîne ovigène des insectes ; la formation des globules polaires, observée par Robin ; la multiplication des infusoires acinètes (Podophrya gemmipara), observée par Hertwig, et enfin la division des globules lymphatiques de l'axolotl, qui a été observée par Ranvier.

Le noyau s'allonge, s'étrangle en bissac, et alors on voit naître de ce noyau des bourgeons plus ou moins nombreux, et dans chacun de ceux-ci un nucléole.

Chacun de ces bourgeons semble gouverner la masse du protoplasma environnant qu'il groupe autour de lui de manière à former une cellule nouvelle.

Tels sont les procédés de la morphologie générale, par lesquels une cellule sort d'une autre cellule ; par lesquels se constitue, en somme, l'organisme le plus simple.

Nous examinerons, maintenant, la morphologie spéciale, qui préside à la production des formes complexes et spécifiques des animaux et des plantes.

II. Morphologie spéciale

Le point de départ des espèces animales ou végétales est une cellule appelée œuf ou ovule.

A la vérité, un certain nombre d'êtres proviennent de parents par des procédés monogéniques ou asexués : mais la reproduction sexuée est le procédé génétique par excellence, général, et suffisant à lui seul à assurer la perpétuité de l'espèce.

L'œuf lui-même est primitivement une cellule.

En remontant jusqu'à sa première apparition, on le retrouve chez tous les animaux à l'état de protovum ou ovule primordial ; il est formé d'une masse protoplasmique ou vitellus primitif, ou archilécithe, ou plasma primitif, masse au centre de laquelle existe un noyau granuleux, volumineux, réfringent, qui est le noyau primitif ou vésicule de Purkinje.

Cet ovule primordial ainsi constitué est primitivement une cellule épithéliale, apparaissant dès les premiers temps du développement dans l'organisme maternel ; cette cellule se distingue des cellules épithéliales voisines, du même rang, grossit et se caractérise bientôt en tant qu'ovule primordial.

Le mode de formation de cet ovule primordial aux dépens d'une cellule épithéliale préexistante, sa constitution en tant que masse protoplasmique à noyau, sont des faits absolument généraux applicables à tous les animaux, depuis les protozoaires jusqu'aux vertébrés, ainsi que l'ont établi les travaux embryogéniques publiés depuis dix ans.

C'est là l'origine commune de tous les êtres vivants : cette cellule si simple jouit de la faculté de donner naissance, par une série de différenciations successives dans les produits de sa prolifération, aux formes spécifiques les plus complexes.

L'œuf, en effet, ne reste pas indéfiniment à l'état d'ovule primordial : il est un élément essentiellement doué de la faculté d'évolution, qui se modifie, se multiplie, se complète, se différencie, par un mouvement progressif et un travail continuel.

L'individu animal à son état achevé n'est pour ainsi dire que la phase la plus avancée ou la phase ultime de cette évolution ; tandis que, d'autre part, l'ovule primordial pourrait être appelé le premier état de l'animal, son début ou sa première ébauche.

M. Balbiani, en poursuivant ses belles études sur les organes de la reproduction chez les aphidiens, a été amené à reporter plus loin encore l'origine de l'ovule. — Pour lui, l'œuf n'est pas un simple élément anatomique, c'est déjà un organisme : il est constitué par l'union ou conjugaison de deux éléments, l'un jouant le rôle d'élément mâle, l'autre le rôle d'élément femelle ; ces deux corps, dont l'union constitue l'ovule, sont d'une part la vésicule germinative avec son protoplasma, d'autre part la cellule embryogène ou androblaste.

Ce dernier ne serait pas un produit de l'organisme maternel déjà constitué, mais il existerait déjà dans l'œuf d'où sort cet organisme maternel.

Il y aurait donc dans l'œuf de la mère un élément essentiel de l'œuf du rejeton.

Cet élément ovulaire se transmet, persiste, non plus comme un organe appartenant à l'individu qui en est porteur, mais comme un élément appartenant à l'ancêtre et qui dans l'économie de l'être actuel constituerait un véritable parasite atavique. — On a commencé par croire que l'œuf est une production de l'organisme maternel à l'état de plein développement ; puis on a dit qu'il était une production de l'organisme maternel, dès son état embryonnaire et avant même que le sexe y fût caractérisé.

M. Balbianifait un pas de plus dans cette voie des origines, et il rattache l'œuf à l'organisme maternel non encore développé, existant seulement en puissance, c'est-à-dire à l'œuf maternel.

On en peut dire autant de celui-là même qui se rattache à l'œuf antérieur, et ainsi de suite, en remontant.

L'œuf contient donc un élément essentiel des œufs des générations successives, élément spécifique et non individuel.

Cette doctrine de M. Balbiani semble donc, à un certain degré, rajeunir la célèbre théorie de l'involution ou de l'emboitement des germes, qu'avait proposée au siècle dernier le philosophe naturaliste Ch.

Bonnet, de Genève. — On pensait, à l'époque où le naturaliste genevois proposait son hypothèse, que l'être nouveau existait tout préformé dans l'œuf ; d'autres disaient dans la liqueur séminale : ce n'était pas l'être actuel qui le créait, il ne faisait pour ainsi dire que le porter et fournir l'habitation à cette ébauche ou miniature du rejeton.

Ch.

Bonnet fut conduit par ses méditations a priori et ses expériences sur les pucerons à admettre la préformation ou préexistence du germe non pas seulement dans l'œuf qui le développera, mais la préformation indéfinie et de tout temps de cet œuf lui-même.

L'origine de cette doctrine se trouve dans les idées philosophiques de Leibnitz.

Leibnitz considérait tous, les phénomènes de l'univers comme la simple conséquence d'un acte primordial, la création.

La puissance créatrice qui était intervenue une première fois n'avait pas eu besoin de répéter son effort, et l'ordre naturel était fixé pour la série des temps.

En particulier, le premier être contenait en puissance et en substance toutes les générations qui lui ont succédé, et l'observateur ne fait qu'assister au développement de ces germes du premier jour, inclus les uns dans les autres.

C'est cette vue qu'adopta le philosophe genevois Bonnet.

Il admit qu'un animal ne créait pas véritablement les êtres dont il devenait la souche ; qu'il en contenait simplement les germes, enveloppés pour ainsi dire les uns par les autres et se dépouillant successivement de leurs enveloppes.

Si l'on en croit certains témoignages, Cuvier, dont le génie précis s'accommodait mal des hypothèses, aurait pourtant accueilli celle-ci avec faveur.

Le développement de la science a écarté ce qui, dans cette doctrine, était manifestement erroné : à savoir que l'œuf serait l'image réduite de l'être nouveau qui n'aurait pour ainsi dire qu'à se déployer et à s'amplifier.

L'animal se forme non par l'ampliation de parties existantes déjà, mais par formation, création successive de parties nouvelles ou épigenèse, ainsi que nous le dirons tout à l'heure.

Quant à l'autre partie de la doctrine, qui consiste à imaginer que l'œuf renferme non pas seulement en puissance, mais sous une forme figurée et substantielle, quelque élément des générations successives, c'est cette partie de la doctrine que les idées de M. Balbiani viennent de tirer de l'oubli et de la défaveur où elle était tombée.

Dans l'histoire du développement ou de l'évolution d'un animal, on peut distinguer trois périodes :

1° La période ovogénique, qui s'étend depuis l'origine de l'œuf jusqu'à sa constitution complète ;

2° La période de la fécondation, qui correspond au moment où l'œuf, arrivé à l'état de maturité, reçoit l'impulsion nouvelle résultant du contact de l'élément mâle ;

3° Enfin la période embryogénique, la plus longue, qui comprend la série des phénomènes par lesquels l'œuf fécondé est amené jusqu'au développement complet de l'animal.

Nous n'avons pas ici à faire l'histoire de ces trois périodes : nous devons seulement les caractériser brièvement, puisqu'elles marquent les trois étapes principales de la morphogénie.

Nous signalons le point de départ commun de toute organisation dans cette forme partout identique, qui est l'ovule primordial, simple masse proloplasmique à noyau.

Cette identité d'origine pour tous les êtres organisés est un phénomène bien essentiel et bien digne d'être mis en lumière.

Il est acquis surtout depuis les travaux de Waldeyer, en 1870.

Cet ovule primordial subit un développement (développement ovogénique) qui l'amène à l'état où il doit être pour subir efficacement l'imprégnation de l'élément mâle, c'est-à-dire à l'état d'œuf mûr.

Ce développement comprend trois faits principaux : la formation d'une enveloppe limitant extérieurement l'élément, ou enveloppe vitelline ; l'accroissement de la masse protoplasmique primitive par l'adjonction d'éléments nouveaux constituant le vitellus secondaire, ou vitellus nutritif, ou paralécithe, ou deutoplasme, suivant les différents noms que lui ont donnés les auteurs.

Enfin, et en troisième lieu, le noyau, ou vésicule germinative de Purkinje, jusque-là homogène dans toutes ses parties, permet d'apercevoir des granulations nucléolaires, taches germinatives ou taches de Wagner.

Dès cette première période, des différences apparaissent suivant que l'œuf devra former un animal de tel ou tel groupe zoologique.

Avant toute fécondation, avant tout développement, il est possible de prédire, d'après les caractères anatomiques particuliers de l'œuf complet, la direction générale de son évolution et le groupe auquel appartiendra l'animal qu'il formera.

L'enveloppe vitelline, par exemple, est striée radiairement chez les mammifères et les poissons osseux, et y présente un micropyle.

Rien de pareil n'a lieu chez les oiseaux.

Le vitellus secondaire peut être en proportions différentes relativement au vitellus primitif ; tantôt il est très abondant, c'est le cas des animaux ovipares, oiseaux et reptiles ; tantôt il est très peu abondant, ce qui est le cas des vivipares, tels que les mammifères.

Enfin les taches germinatives du noyau sont bien différentes en nombre chez les uns ou chez les autres des vertébrés : il y en a plus de 100 à 200 chez les poissons, au contraire 1 ou 2 chez les mammifères.

Une étude de l'ovogenèse étendue à tous les groupes aurait donc pour résultat de montrer une différenciation très précoce dans le travail du développement.

Il semble bien que dès le début commun les routes vont en divergeant et que chaque ovule primordial ait sa voie fixée d'avance, dans laquelle il marchera sans arrêt, jusqu'à réaliser sous la direction des lois morphologiques le type animal qui était virtuellement inscrit en lui.

La seconde période du développement de l'œuf est caractérisée par le phénomène de la fécondation et tous les faits secondaires qui la préparent ou s'y rattachent.

L'œuf, ainsi que nous l'avons dit, est un élément plastique très énergique, centre d'attraction chimique et morphologique.

Le processus évolutif de cet élément est renforcé d'une manière encore inconnue par l'intervention de l'élément mâle, c'est-à-dire par la fécondation.

Une fois la fécondation accomplie, le travail évolutif prend une extrême activité et la phase embryogénique commence.

Le problème de l'embryogénie consiste, en définitive, à expliquer par quels procédés successifs la cellule ovulaire simple a donné naissance à cette construction polycellulaire d'une architecture si complexe qui est la machine vivante.

On a eu d'abord recours aux hypothèses, avant de s'adresser à l'observation, pour essayer de percer ce mystère.

Deux théories opposées se présentent à l'esprit du naturaliste philosophe, dont chacune a eu ses partisans : c'est la théorie de l'involution d'une part, de l'autre, la théorie de l'épigenèse.

Le débat est aujourd'hui tranché, et l'on sait, depuis les travaux du célèbre embryologiste Caspar-Frederick Wolff, que l'organisme se développe de l'œuf par épigenèse.

Les partisans de l'involution pensaient que la génération d'un être n'était pas une véritable création.

Le rejeton préexistait tout formé, avec ses organes, ses appareils, sa forme, dans le germe, et la fécondation ne faisait que le déployer.

Ce germe, image réduite de l'être nouveau, c'était l'œuf pour certains naturalistes, qui de là prenaient le nom d'ovistes, tels Swammerdamm, Malpighi, Haller. — Pour d'autres, les spermalistes, Leeuwenhœck, Spallanzani, c'était l'animal spermatique, qui était le germe ; mais pour les uns et pour les autres, le germe était l'ébauche, la miniature de l'embryon ; et c'est là le point essentiel de la doctrine.

L'être ne commençait donc pas à l'acte de la génération ; il préexistait déjà, à l'état dormant et n'attendant que d'être tiré de cette condition léthargique par l'impulsion fécondatrice. — Défendue par Leibnitz parmi les philosophes, par Haller parmi les physiologistes, cette doctrine subsista universellement acceptée jusqu'au moment où C.-F. Wolff, le premier fondateur de l'embryologie moderne, vint lui porter le coup mortel et révéler la véritable nature du développement organique.

« Il prouva que le développement de chaque organisme s'effectue par une série de formations nouvelles, et que, ni dans l'œuf, ni dans les spermatozoaires, il n'existe la moindre trace des formes définitives de l'organisme [65]. »

C.-F. Wolff montra en effet, en étudiant chez le poulet le développement du tube digestif, qu'il y a une époque où cet appareil n'est encore qu'une sorte de membrane ovale, un feuillet germinatif, qui passe par une série de transformations continuelles et par des additions nouvelles, arrive à constituer le canal intestinal, les glandes qui en dépendent, le foie, le poumon, etc. — On trouve dans cette observation le germe de la découverte des feuillets embryonnaires, que Baër compléta et introduisit plus tard dans la science.

Ainsi, les parties du corps sont faites successivement les unes après les autres, par additions et différenciations successives.

Rien ne préexiste dans sa forme et son dessin définitif.

Le germe de l'homme n'est pas un homoncule, image réduite et parfaite de l'adulte ; c'est une masse cellulaire qui, par un travail lent, acquiert des formes successivement compliquées.

Les premiers phénomènes par lesquels débute l'évolution embryogénique sont sensiblement les mêmes d'un bout à l'autre du règne animal.

Chez les mammifères, la masse protoplasmique qui forme l'œuf fécondé se segmente en deux moitiés par division endogène.

Chacune des deux masses nouvelles subit une segmentation pareille.

Ce phénomène, appelé fractionnement du vitellus, aboutit, par ces divisions réitérées de la masse protoplasmique principale, à la formation d'une masse de cellules toutes pareilles entre elles, groupe cellulaire provenant par générations successives de la cellule primitive.

Ce groupe formé de cellules pressées les unes contre les autres est une masse sphérique framboisée, muriforme.

On a proposé de désigner ce premier stade de l'évolution embryogénique commun à tous les animaux par un nom particulier, celui de morula.

Chez les mammifères, cette masse pleine, compacte de cellules vitellines se creuse bientôt à son centre où s'amasse un liquide, et se condense à la surface.

L'œuf est alors transformé en une vésicule sphérique, dont l'enveloppe est constituée par une couche plus ou moins épaisse de cellules juxtaposées, et l'intérieur occupé par un liquide.

Cette poche s'appelle blastula, vésicule blastodermique ; la paroi, blastoderme ; ses éléments, cellules du blastoderme.

La vésicule blastodermique a environ 1 millimètre de diamètre.

Elle est formée d'une seule assise de cellules.

En un de ses points, cette paroi est doublée par un petit amas de cellules de segmentation à contour elliptique, faisant saillie dans la cavité blastodermique, simulant à la surface l'apparence d'une tache et que l'on appelle area germinativa, aire germinative, rudiment primitif du corps du mammifère.

La partie de cet amas cellulaire qui en forme la limite vers le centre se développe bientôt activement ; elle fournit une nouvelle couche qui s'étale à la face interne du blastoderme, et s'y dispose comme une seconde assise.

Il y a donc alors deux couches ou deux feuillets comprenant entre eux au niveau de l'aire germinative une masse intermédiaire.

Ces deux feuillets ont des caractères différents : on les appelle feuillet externe ou ectoderme, feuillet interne ou ectoderme, ou encore épiblaste et hypoblaste.

Quant à la partie comprise entre les deux feuillets au niveau de l'aire germinative, c'est la masse intermédiaire ou mésoblaste.

Chez les oiseaux, les reptiles, les plagiostomes et les céphalopodes, les insectes, les arachnides supérieurs, et les crustacés qui ont des œufs à vitellus nutritif volumineux, il y a segmentation partielle, portant seulement sur le vitellus primitif.

Aussi ces œufs sont dits mésoblastiques ou à fractionnement partiel, par opposition aux œufs oloplastiques des mammifères ou à fractionnement total.

Mais c'est là une différence sans importance, car dans l'un comme dans l'autre cas le résultat premier du travail embryogénique est la formation de deux feuillets primaires.

On trouve encore chez les animaux inférieurs le fractionnement total, la formation d'une masse framboisée ou morula et la constitution d'une poche à deux feuillets, munie d'une ouverture.

Cette forme constitue le gastrula avec son entoderme et son ectoderme.

C'est ce qui s'observe chez les éponges, les polypes et les vers.

Il y a, comme on le voit, une certaine analogie dans la première phase du développement embryogénique chez tous les animaux.

Plus tard, on trouve quatre feuillets ; cette multiplication résulte, comme l'a montré Remak, du dédoublement du mésoblaste en une lame musculo-cutanée et une lame fibro-intestinale.

Quant à l'épiblaste ou ectoderme, il prend le nom de feuillet corné ou cutané sensitif, ou sensoriel ; l'hypoblaste ou feuillet interne est appelé intestino-glandulaire.

Cette division en quatre feuillets, qui caractérise le second stade du développement embryogénique, se rencontre chez tous les vertébrés et chez la plupart des invertébrés, sauf chez les derniers des zoophytes, les spongiaires, où le travail se réduit à la division en deux feuillets primaires.

Les cellules qui constituent chacun de ces feuillets et leur headendance ont dans la constitution de l'être un rôle particulier.

Le feuillet corné on sensitivo-cutané, encore appelé épiblaste, forme l'épiderme avec ses annexes (cheveux, ongles, glandes sudoripares et sébacées), et le système nerveux central, la moelle épinière.

La lame musculo-cutanée du mésoblaste, ou mésoderme, forme le derme, les muscles, le squelette in- terne, os, cartilages, ligaments, c'est-à-dire le système musculaire et les systèmes conjonctifs.

La lame fibro-intestinale du mésoblaste forme le cœur, les gros vaisseaux, les vaisseaux lymphatiques, le sang lui-même et la lymphe, c'est-à-dire le système vasculaire, plus le mésentère et les parties musculaires et fibreuses de l'intestin.

Le feuillet interne, hypoblaste ou hypoderme, ou feuillet intestino-glandulaire, fournit le revêtement épithélial de l'intestin, les glandes intestinales, le poumon, le foie (voy. fig. 40).

Comment se disposent ces éléments, suivant quel dessin et quel plan ?

On peut répondre que ce dessin et ce plan sont caractérisés dès le début, et que si ces éléments constituent des matériaux de même nature et de même situation, ils reçoivent au premier moment une destination architecturale distincte ; ils servent à édifier un monument d'un style particulier qui se révèle et peut se prédire sitôt qu'il commence à s'exécuter.

Chez les vertébrés, dès ce moment, le disque germinatif offre deux parties, une zone marginale opaque, area opaca, entourant une partie centrale claire, area pellucida.

Les cellules les plus centrales des feuillets externe et moyen se multiplient dans l'area pellucida et forment une tache ovalaire plus brillante encore qui est le germe proprement dit, protosoma.

Une gouttière, sillon primitif, divise bientôt ce germe en deux moitiés, et les bords de la gouttière s'épaississent de manière à constituer deux bourrelets saillants grâce à la prolifération des cellules du feuillet externe.

Le contour du germe change dans le même temps, et, s'étranglant vers son milieu, prend la forme d'un corps de violon (voy. fig. 38).

Pendant ce temps le feuillet moyen, mésoderme, s'épaissit et se comporte d'une manière différente dans sa partie centrale, dans sa partie périphérique et dans la région intermédiaire ; sa partie centrale, sous-jacente à la gouttière, se différencie et commence à s'organiser pour former le cylindre cellulaire appelé corde dorsale ; la partie périphérique de ce mésoblaste se fissure pour constituer les deux lames musculo-cutanée et fibro-intestinale qui tendent à s'écarter l'une de l'autre, laissant entre elles une fente, rudiment du cœlome ou cavité pleuro-péritonéale.

Quant à la région intermédiaire de ce feuillet moyen, comprise entre la corde dorsale au centre et la partie divisée à la périphérie, elle constitue de chaque côté une sorte de cordon appelé cordon vertébral primitif, d'où proviendront les pièces des vertèbres.

Les bourrelets dorsaux formés par le feuillet externe se rapprochent, s'affrontent, se ferment, et ainsi se trouve constitué un tube médullaire destiné à devenir la moelle épinière ; celle-ci sera refoulée vers l'intérieur et enfermée dans le canal spinal qui l'entoure, en se constituant aux dépens des pièces vertébrales droites et gauches du feuillet moyen qui viendront se rejoindre sur la ligne médiane au-dessus et au-dessous, et lui formeront un étui.

Du côté du feuillet interne ou hypoblaste les choses se passent de même, mais plus tardivement.

Réduit pendant longtemps à une seule couche cellulaire, ce feuillet montre bientôt dans l'axe du germe une dépression en gouttière, dont les bords s'affrontent et constituent finalement un tube complet, le tube intestinal.

Ce n'est pas le lieu de suivre pas à pas le développement de ces diverses parties.

Il nous suffit d'en saisir le dessin général.

Chez les vertébrés, le type se marque et se caractérise dès le début, en ce sens qu'il y a un sillon primitif au-dessous duquel le feuillet moyen resté indivis forme un cordon axial, et les choses sont symétriques de part et d'autre.

Cette division du germe en deux moitiés par une ligne primitive indique la direction que suivra le développement et l'embranchement auquel appartiendra l'animal.

Les particularités distinctives des divers vertébrés, et d'une façon générale des divers groupes, n'apparaissent que graduellement et d'autant plus tardivement que les êtres adultes se ressembleront davantage.

Hæckel a énoncé cette loi dans les termes suivants :

« Plus deux animaux adultes se ressemblent par leur structure générale, plus leur forme embryonnaire reste longtemps identique, plus longtemps leurs embryons se confondent ou ne se distinguent que par des caractères secondaires. »

Si nous voulons résumer les résultats précédents et les comprendre dans une formule générale, nous dirons après Baër :

« L'être vivant provient d'une cellule primitivement identique, l'œuf primordial ; il s'édifie par formation progressive ou ÉPIGENÈSE, par suite de la prolifération de cette cellule primitive qui forme des cellules nouvelles, qui se différencient de plus en plus et s'associent en cordons, en tubes, en lames, pour arriver à constituer les différents organes.

Cette structure va se compliquant successivement, de manière que les formes se particularisent de plus en plus à mesure que le développement avance.

C'est la forme la plus générale, celle de l'embranchement, qui se manifeste la première ; puis celle de la classe, puis celle de l'ordre, et ainsi de suite jusqu'à l'espèce. »

Le développement suit donc des routes d'abord communes, puis divergentes, lorsqu'il doit aboutir à des formes différentes.

La seule question en litige est de savoir à partir de quel point commence cette divergence, car, au premier moment, il n'y a aucune différenciation, et les stades originels semblent identiques.

La plupart des embryologistes ont pensé que ce qu'il y a de commun dans un groupe animal est toujours développé dans l'embryon plus tôt que ce qu'il y a de spécial ; et, par conséquent, lorsqu'on imagine quatre types de structure, comme le faisaient Cuvier, Baër et Agassiz, il est naturel que l'on retrouve quatre types de développement ou d'évolution.

Baër, en particulier, admettait quatre procédés embryologiques, qui se caractérisaient depuis une époque fort reculée du développement et qui conduisaient à leur forme parfaite les germes des animaux des quatre embranchements de Cuvier.

Ce système était quelque peu prématuré, et les observations embryologiques modernes en contre- disent bien des parties.

Des quatre types primitifs admis par Baër, il y en a un, l'evolutio contorta, qui a été ultérieurement rejeté ; un autre, l'evolutio radiata, ne saurait plus être admis qu'avec d'expresses réserves.

Néanmoins, et en l'absence de tout autre classement des procédés embryologiques, nous rappelons ici le système, si imparfait soit-il, de Baër ; il offre tout au moins un intérêt historique et le cadre pour les systèmes nouveaux auxquels conduiront les observations si minutieuses des zoologistes modernes.

Baër admettait donc quatre types de développement, de même que Cuvier admettait quatre types d'organisation.

Il les caractérisait par les noms suivants :

1° Evolutio bigemina ; vertébrés.

2° Evolutio gemina ; arthropodes.

3° Evolutio contorta ; mollusques.

4° Evolutio radiata ; rayonnés.

1° Le premier type, offert par les vertébrés, est le type à symétrie double.

Baër employait pour en caractériser le développement la désignation d'evolutio bigemina.

Plus tard, Kölliker [66] acceptait le même type et la même désignation comme exprimant en réalité le procédé de développement de ces vertébrés.

L'embryon né d'une portion localisée de l'œuf fractionné (evolutio in una parte) se développe dans deux directions différentes, en présentant la symétrie bilatérale.

Le développement de l'embryon se fait par une double répétition de parties, répétition latérale et répétition de haut en bas, c'est-à-dire qu'il se produit des organes identiques qui partent des deux côtés d'un axe (corde dorsale), se projettent en haut et en bas (lames dorsales et lames ventrales), et s'affrontent le long de deux lignes parallèles, de telle sorte que le feuillet interne du germe se ferme en dessous, et le feuillet externe en dessus ; par là se trouvent constituées deux cavités allongées : l'une, cavité viscérale, qui loge et circonscrit le système des viscères ou système végétatif ; l'autre, cavité médullaire, entourant et circonscrivant la moelle épinière et le cerveau, organe central de la vie animale.

2° Le second type d'organisation et d'évolution est offert par les articulés (voy. fig. 41).

Il constitue l'evolutio gemina de Baër et de Kölliker.

Il est caractérisé en ce que les lames dorsales demeurent ouvertes et se transforment en membres.

Le développement produit ici des parties identiques émanant des deux côtés d'un axe et se refermant le long d'une ligne parallèle et opposée à l'axe.

Ce type pourrait encore être appelé type longitudinal.

Il y a une seule cavité qui loge tous les viscères et le système nerveux.

Le canal intestinal, les troncs vasculaires et le système nerveux s'étendent dans la longueur du corps qui présente deux extrémités.

C'est entre ces deux extrémités, avant et arrière, que s'accuse l'opposition ; elle se traduit moins clairement entre le dessus et le dessous, car le système nerveux va d'un côté à l'autre du système digestif.

Les parties appendiculaires ou surbordonnées se projettent latéralement, à gauche et à droite, ainsi que le montrent les figures que nous plaçons sous les yeux du lecteur (voy. fig. 41).

3° Le troisième type d'organisation et de développement est le moins bien fondé des trois et celui qui doit subir les plus radicales transformations.

C'est le type massif, caractérisé par le nom d'evolutio contorta.

Il exprime que le développement produit des parties identiques courbées autour d'un espace, conique ou autrement disposé.

L'appareil digestif est plus ou moins curviligne.

L'étude plus complète du développement des mollusques a établi que l'enroulement offert par quelques-uns de ces animaux n'est pas un fait primitif, pas plus qu'il n'est général.

D'ailleurs, Kölliker lui-même, à une époque déjà ancienne (1844), a considéré les mollusques comme des êtres à évolution se faisant uniformément et indifféremment dans toutes les directions, c'est-à-dire qu'il les a rangés dans le type de l'evolutio radiata.

4° Le quatrième type d'organisation et d'évolution est offert par le grand nombre des rayonnés.

Il constitue le type périphérique, et se développe par le mode appelé evolutio radiata par Baër et Kölliker.

Tout le corps de l'embryon fait saillie à la fois (evolutio in omnibus partibus).

Le développement se fait autour d'un centre et produit des parties identiques dans un ordre rayonnant, sur un plan transversal.

C'est donc entre le centre et la périphérie que se fait le travail évolutif, et c'est entre ces deux régions qu'existe le contraste essentiel.

Au contraire, le contraste est moins marqué entre le dessus et le dessous parallèlement à l'axe longitudinal, ainsi qu'entre l'avant et l'arrière.

En conséquence, le type évolutif se trouve être le rayonnement.

III. Origine et causes de la morphologie

C'est surtout par l'étude du développement que l'on peut acquérir la notion de l'existence de lois qui règlent la constitution morphologique des êtres.

On entrevoit dès les premiers moments un plan idéal qui se réalise degré par degré ; on en saisit l'ébauche grossière d'abord, qui se perfectionne et se complète successivement.

Le point de départ est identique en apparence ; le terme est infiniment diversifié et l'animal va de l'un à l'autre d'une façon régulière et invariable par un travail toujours le même dans sa complexité.

Si l'on n'a que le point de départ, si l'on voit seulement l'ovule primordial, on ne sait rien de ce qui arrivera ; on ne peut prévoir si le résultat du travail formateur sera la création d'un zoophyte ou d'un vertèbre, d'un mammifère, d'un homme.

Il faut, pour prédire l'issue du travail, connaître l'origine de ce protovum.

Si l'on sait d'où il sort, on sait ce qu'il sera.

Ainsi tout le travail morphologique est contenu dans l'état antérieur.

Ce travail est une pure répétition : il n'a pas ses raisons à chaque instant dans une force actuellement active ; il a ses raisons dans une force antérieure.

Il n'y a point de morphologie sans prédécesseurs.

Dans la réalité, nous n'assistons à la naissance d'aucun être : nous ne voyons qu'une continuation périodique.

La raison de cette création apparente n'est donc pas dans le présent, elle est dans le passé, à l'origine.

Nous ne saurions la trouver dans des causes secondes ou actuelles ; il faudrait la chercher dans la cause première.

L'être vivant est comme la planète qui décrit son orbe elliptique en vertu d'une impulsion initiale ; tous les phénomènes qui s'accomplissent à la surface de cette planète, comme les phénomènes vitaux dans l'organisme, manifestent le jeu des forces physiques actuellement présentes et actives ; mais la cause qui lui a imprimé son impulsion initiale est en dehors de ses phénomènes actuels et liée seulement à l'équilibre cosmique général.

Il faudrait changer le système planétaire tout entier pour la modifier ; l'état de choses actuel est le résultat d'un équilibre auquel concourent toutes les parties, et qui troublerait toutes les parties si lui-même était changé en un point.

Cette comparaison s'applique à l'être vivant et à son évolution.

La morphologie n'est pas plus liée à la manifestation vitale actuelle que les phénomènes des agents physiques à la surface de la terre ne sont liés au mouvement de notre planète sur le plan de l'écliptique.

C'est pourquoi nous séparons absolument la phénoménologie vitale, objet de la physiologie, de la morphologie organique dont le naturaliste (zoologiste et botaniste) étudie les lois, mais qui nous échappe expérimentalement et qui n'est pas à notre portée.

La loi morphologique n'a pas à chaque instant sa raison d'être : elle traduit une influence héréditaire ou antérieure dont nous ne saurions effacer l'influence, une action primitive qui est liée à un ensemble cosmique général que nous sommes impuissants à atteindre.

Il en résulte qu'en l'état actuel des choses la morphologie est fixée, et cela, bien entendu, quelle que soit l'idée que nous nous formions de l'évolution qui y a conduit.

Que l'on soit Cuviériste ou Darwiniste, cela importe peu : ce sont deux façons différentes de comprendre l'histoire du passé et l'établissement du régime présent ; cela ne peut fournir aucun moyen de régler l'avenir.

On ne changera pas l'œuf du lapin et, lui faisant oublier l'impulsion primitive et ses états antérieurs, on n'en fera pas sortir un chien ou un autre mammifère.

Les limites entre lesquelles la morphologie est fixée, si elles ne sont pas absolues (il n'y a rien d'absolu dans l'être vivant), sont au moins très restreintes.

Si l'on cherche à écarter un être de sa route, comme cela a lieu par la création des variétés artificielles, on sera obligé constamment de le maintenir dans la voie nouvelle.

Les variétés tendent sans cesse à retourner à leur point de départ.

Il ne faudrait pas voir dans cette tendance à revenir au départ une force particulière, mystérieuse, qui veillerait à la conservation des espèces.

Si la chose a lieu ainsi, c'est que l'être est en quelque sorte emprisonné dans une série de conditions dont il ne peut sortir, parce qu'elles se répètent toujours les mêmes en dehors de lui et aussi en lui.

Ainsi un carnivore naissant avec des organes de carnivore, il faut bien qu'il suive la direction que ses organes lui donnent.

C'est antérieurement à la formation de ces organes, antérieurement à la vie adulte qu'il aurait fallu agir ; mais cela est impossible, parce que l'œuf a déjà en puissance l'état adulte, et que sa formation a lieu dans des conditions tellement déterminées qu'on ne peut pas changer sans amener la mort des êtres qu'on voudrait modifier.

Il n'est donc pas étonnant que dans de pareilles circonstances les espèces, les types se perpétuent et se conservent, et qu'on ne puisse pas porter l'intervention expérimentale au-delà de certaines limites.

Dans un autre équilibre cosmique, la morphologie vitale serait autre.

Je pense, en un mot, qu'il existe virtuellement dans la nature un nombre infini de formes vivantes que nous ne connaissons pas.

Ces formes vivantes seraient en quelque sorte dormantes ou expectantes ; elles apparaîtraient dès que leurs conditions d'existence viendraient à se manifester, et, une fois réalisées, elles se perpétueraient autant que leurs conditions d'existence et de succession se perpétueraient elles-mêmes.

Il en est ainsi des corps nouveaux que forment les chimistes ; ils ne les créent pas, ils étaient virtuellement possibles dans les lois de la nature.

Seulement le chimiste réalise artificiellement les conditions extérieures ou cosmiques de leur existence.,

Les phénomènes de l'évolution s'exécutent, pourrait-on dire, par suite d'une cause initiale donnée : leur apparition représente une série de consignes réglées d'avance qui en réalité s'exécutent isolément.

Si vous voyez deux organes se développer successivement ou simultanément pour concourir en apparence à un but commun, vous pouvez croire que l'influence ou la présence de l'un a commandé logiquement la formation de l'autre ; ce serait une erreur : les deux organes se sont développés aveuglément par suite d'une consigne qui peut parfois nous paraître complètement illogique, comme le sont d'ailleurs toutes les consignes quand on les considère dans leur application à des cas particuliers imprévus.

Prenons un exemple : si l'on observe le premier développement du poulet, on voit le cœur se former dans la cicatricule, et tout autour s'épanouir un système de vaisseaux, l'area vasculosa, qui se relie au système circulatoire central de l'embryon.

Il paraît bien naturel de penser que le système vasculaire périphérique se forme parce que le cœur de l'embryon le commande : il n'en est rien.

Si vous empêchez l'embryon d'apparaître, l'area vasculosa ne se produit pas moins, quoique sa fonction soit devenue tout à fait inutile.

Nous ferons à ce sujet une remarque générale qui sera développée ultérieurement dans des études plus spéciales.

Les organes du corps, qui sont tous associés et harmonisés dans leur fonctionnement, ont leur développement autonome et indépendant.

L'organisme représente sous ce rapport ce qui a lieu dans une fabrique de fusils, par exemple, où chaque ouvrier fait une pièce indépendamment d'un autre qui fait une autre pièce sans connaître l'ensemble auquel elles doivent concourir.

Il semble y avoir ensuite un ajusteur qui met toutes ces pièces en harmonie.

Dans l'organisme animal, c'est le système nerveux qui est le grand harmonisateur fonctionnel chez l'adulte.

Lorsque cet ajustement des organes dans l'embryon animal ou végétal se fait de travers, par une cause quelconque, il en résulte la mort de l'organisme ou des monstruosités, des malformations, comme on dit ordinairement.

Nous voulons bien faire comprendre ce point essentiel que la morphologie doit être complètement distinguée de l'activité physiologique des organes.

Les lois morphologiques sont des lois que nous avons appelées dormantes ou expectantes, qui n'empêchent ni ne produisent aucun phénomène vital, qui n'agissent pas et sur lesquelles on ne saurait agir.

Le rôle actuel des organes n'est pas la cause qui a déterminé leur formation.

M. Paul Janet [67] a rassemblé tous les arguments pour démontrer que les choses sont arrangées, harmonisées en vue d'une fin déterminée.

Nous sommes d'accord avec lui, car sans cette harmonie la vie serait impossible ; mais ce n'est pas, pour le physiologiste, une raison de chercher l'explication de la morphologie dans des causes finales actuellement actives.

Ici comme toujours, l'ordre des causes finales se confond avec l'ordre des causes initiales ou premières. — Prenons encore un exemple.

Imaginons que l'on suive le développement d'un être donné, d'un lapin.

On verra successivement se constituer les différents organes.

L'œil avec sa structure si particulière est organisé précisément afin de permettre au lapin de recevoir l'impression de la lumière et, suivant un partisan des causes finales, c'est ce but qui déterminera sa formation et qui présidera à sa constitution successive.

C'est contre cet abus qu'il faut protester en physiologie.

La cause finale n'intervient point comme loi de nature actuelle et efficace.

Ce lapin n'arrivera peut-être pas à terme, son œil lui sera inutile ; il ne recevra jamais l'action de la lumière.

Il en est de même dans le cas d'une poule sans mâle qui pond un œuf nécessairement infécond.

L'organe n'est pas fait dans la prévision de la fonction, car la cause finale serait singulièrement trompée.

Ce serait une prévoyance bien aveugle que celle dont les calculs seraient si souvent déjoués.

L'œil se fait chez le lapin parce qu'il s'est fait chez ses antécédents et que la nature répète éternellement sa consigne.

Ce n'est point pour l'usage que celui-ci en tirera que la nature travaille.

Elle refait ce qu'elle a fait ; c'est là la loi.

C'est donc seulement au début que l'on peut invoquer sa prévoyance : c'est à l'origine.

Il faut remonter à la cause première.

La cause finale est la conséquence de la cause première : suivant moi, elles se confondent l'une et l'autre dans un inaccessible lointain.

La raison qui fait que la poule couve ses œufs n'est pas actuellement de produire le développement du jeune animal.

Donnez-lui un œuf de plâtre, elle le couvera également et elle poussera des cris si on le lui enlève.

Elle couve en vertu d'une consigne que ses antécédents ont observée et non dans un but et par un mobile actuel.

Nous n'admettons donc pas que les forces particulières qui travaillent continuellement dans un être vivant aient pour loi le salut de chaque être vivant ; que ce soit pour cette utilité présente que le conduit biliaire coupé se reforme et que la fibre nerveuse sectionnée se répare et se cicatrise.

C'est à tort, à notre avis, qu'on admettrait, dans l'homme comme dans les animaux, une force organique, agissant avec pleine conscience de ses actes, au mieux de ses intérêts.

Aristote avait placé dans chaque organe un pouvoir spirituel (ψυχη θρεπτιχα), opérant en dehors du moi, ignoré de la conscience et agissant pourtant dans les circonstances diverses avec un parfait discernement.

Alexandre de Humboldt n'a pas voulu décider si chaque acte organique ne supposait pas une force qui l'eût conçu au préalable d'une manière représentative.

Pour nous la loi préalable n'existe qu'à l'origine, et tout ce qui est actuel en est le déroulement.

En ramenant ainsi la cause finale à la cause première, le physiologiste l'écarté de son domaine, c'est-à-dire du champ de la science active pour la rattacher à la science spéculative, à la philosophie.

La finalité n'est point une loi physiologique ; ce n'est point une loi de la nature, comme le disent certains philosophes : c'est bien plutôt une loi rationnelle de l'esprit.

Le physiologiste doit se garder de confondre le but avec la cause ; le but conçu dans l'intelligence avec la cause efficiente qui est dans l'objet.

« Les causes finales, suivant le mot de Spinoza, ne marquent point la nature des choses, mais seulement la constitution de la faculté d'imaginer. »

Les philosophes qui font effort pour arracher du monde métaphysique le principe des causes finales et l'implanter dans le monde objectif de la nature se placent à un tout autre point de vue que les hommes de science.

Les philosophes partent de cette donnée, que tout ce qui est réel est rationnel et que tout ce qui se manifeste est intelligible.

Les choses se passent, disent-ils, comme si la cause des phénomènes avait prévu l'effet qu'ils doivent amener.

Cette cause est faite à l'image de celle que nous portons en nous, de la volonté qui préside à nos actions.

« Ayant ainsi en lui le type de la cause finale, l'homme a été entraîné à la concevoir en dehors de lui, et comme il fait les choses par art ou industrie, il a imaginé que les choses de la nature étaient faites de même par art ou industrie » ; c'est là ce qu'exprime le mot de Gœthe : la nature est un artiste.

On a cru qu'une pensée conforme à celle de l'homme dirigeait vers un but tous les rouages qui fonctionnent dans l'être organisé, et subordonnait à un effet futur déterminé les phénomènes qui se succèdent isolément.

De sorte que cet effet final en vue duquel tous les phénomènes se coordonnent, devient rétroactivement la cause directrice de ceux qui le précèdent.

L'acte futur qui apparaîtra comme un résultat serait un but toujours présent sous forme d'anticipation idéale dans la série des phénomènes qui le précèdent et le réalisent ; il serait une cause finale.

C'est là une conception essentiellement métaphysique que l'on peut accueillir à ce titre.

Mais l'homme de science envisage seulement les causes ou les conditions efficientes, et non, selon l'expression de M. Caro [68], leurs conditions intellectuelles.

Il voit l'ordre, le rapport des phénomènes, leur harmonie, leur consensus ; il reconnaît leur enchaînement prédéterminé.

C'est là un fait irrécusable.

A la constatation de ce fait est borné le rôle de la science.

M. Janet reconnaît lui-même à la conscience le droit de s'interdire toute autre recherche que celles qui ramènent des effets à leurs conditions ou causes prochaines.

Sans doute ces causes physiques ou conditions ne suffisent pas à nous rendre compte des phénomènes, mais elles suffisent à nous en rendre maîtres.

Que si l'on veut se rendre compte de la cause première de cette pré-ordonnance vitale, on sort de la science.

Qu'il y ait là une intention intelligente et prévoyante, comme le veulent les finalistes, une condition d'existence, comme le veulent les positivistes, une volonté aveugle, selon Schopenhauer, un instinct inconscient comme le dit Hartmann, c'est affaire de sentiment.

La cause finale est une de ces interprétations adéquate à la nature de l'intelligence, imaginée pour arriver à la compréhension des causes premières : c'est, selon M. Caro, une loi de la raison ou mieux la loi même essentielle de la raison humaine confondue avec la loi de causalité.

Mais en limitant ainsi la finalité dans le domaine métaphysique pour satisfaire aux exigences de la pensée, il faut encore n'en point faire abus.

On peut, dans cet ordre d'idées, admettre comme physiologiste philosophe une sorte de finalité particulière, de téléologie intra-organique : le groupement des phénomènes vitaux en fonctions est l'expression de cette pensée.

Mais alors, la cause finale, le but est cherché dans l'objet même, et non en dehors de lui.

Tout acte d'un organisme vivant a sa fin dans l'enceinte de cet organisme.

Celui-ci forme en effet un microcosme, un petit monde où les choses sont faites les unes pour les autres, et dont on peut saisir la relation parce que l'on peut embrasser l'ensemble naturel de ces choses.

Cette finalité particulière est seule absolue.

Dans l'enceinte de l'individu vivant seulement, il y a des lois absolues prédéterminées.

Là seulement on peut voir une intention qui s'exécute.

Par exemple, le tube digestif de l'herbivore est fait pour digérer des principes alimentaires qui se rencontrent dans les plantes.

Mais les plantes ne sont pas faites pour lui.

Il n'y a qu'une nécessité pour sa vie, nécessité qui sera obéie, c'est qu'il se nourrisse : le reste est contingent.

Les rapports de l'animal avec la plante sont purement contingents et non plus nécessaires.

La nature, pourrait-on dire, a fait les choses pour elles-mêmes, sans s'occuper du contingent.

Elle ne condamne pas certains êtres à être dévorés par d'autres ; elle leur donne au contraire l'instinct de conservation, de prolifération, et des moyens de résistance pour échapper à la mort.

En résumé, les lois de la finalité particulière sont rigoureuses, les lois de la finalité générale sont contingentes.

La conception de finalités particulières peut être un adjuvant pour l'esprit, l'intelligence.

Il faut au contraire rejeter toute finalité extra-organique.

Pour saisir le rapport de deux objets naturels du monde extérieur, il faudrait saisir ce monde extérieur tout entier, le macrocosme dans son ensemble.

Ceci est impossible et le sera toujours comme la limite de la connaissance humaine.

Ajoutons d'ailleurs qu'en fait toutes les tentatives de ce genre n'ont abouti qu'à des conclusions ridicules ou tombant sous le coup des plus graves reproches.

Pour revenir au point de départ de cette discussion, la physiologie signale l'existence des lois morphologiques, mais elle ne les étudie point.

Ces lois morphologiques dérivent de causes qui sont hors de notre portée ; la physiologie ne conserve dans son domaine que ce qui est à notre portée, c'est-à-dire les conditions phénoménales et les propriétés matérielles par lesquelles on peut atteindre les manifestations de la vie.

L'étude des lois morphologiques constitue le domaine de la zoologie ou de la phytologie.

Aristote considérait que, dans l'être vivant, ce qu'il y a de plus essentiel, c'est précisément cette forme qui lui est si profondément imprimée par une sorte d'héritage ancestral.

La zoologie était donc pour lui l'étude de la vie même.

Aujourd'hui nous séparons la physiologie de la zoologie, parce que nous séparons la phénoménologie vitale de la morphologie vitale.

La morphologie vitale, nous ne pouvons guère que la contempler, puisque son facteur essentiel, l'hérédité, n'est pas un élément que nous ayons en notre pouvoir et dont nous soyons maîtres comme nous le sommes des conditions physiques des manifestations vitales : la phénoménologie vitale, au contraire, nous pouvons la diriger.

A la vérité on peut considérer l'hérédité comme une condition expérimentale et l'employer, comme on fait en zootechnie, par les croisements et la sélection.

On substitue ainsi des atavismes fugaces à l'atavisme fondamental ; mais on met en œuvre, dans de telles expériences, une condition qui n'en reste pas moins obscure.

C'est, nous le répétons, cette morphologie générale de l'être vivant avec les morphologies particulières et indépendantes de ses divers organes qui constituent le vrai terrain de la zoologie en tant que science distincte.

En fixant ainsi son rôle, on fixe du même coup celui de la physiologie et la différence de ces deux branches des connaissances humaines.

Neuvième leçon : Résumé du cours.

SOMMAIRE : I. Conception de la vie. — La vie n'est ni un principe ni une résultante ; elle est la conséquence d'un conflit entre l'organisme et le monde extérieur. — Démonstration de cette proposition par divers développements. — II. Conception des organismes vivants. — La vie est indépendante d'une forme organique déterminée. — Loi de construction des organismes. — L'organisme est construit en vue des vies élémentaires. — Autonomie des vies élémentaires et leur subordination à l'ensemble. — Lois de différenciation et de division du travail. — Loi de perfectionnement organique. — Unité morphologique de l'organisme. — Démonstrations diverses. — Rédintégration, cicatrisation, etc. — Formes diverses des manifestations vitales. — Phénomènes vitaux. — Fonctions. — Propriétés. — III. Conception de la science physiologique. — Physiologie générale et headriptive. — Physiologie comparée. — Problème de la physiologie : connaître les lois des phénomènes de la vie et agir sur l'apparition de ces phénomènes. — La physiologie est une science active. — Son principe est le déterminisme, comme celui de toutes les sciences expérimentales.

I. Conception de la vie

Nous sommes arrivé maintenant au but que nous voulions atteindre ; nous avons esquissé l'ensemble des phénomènes de la vie en les considérant dans leur plus grande généralité, Essayons de résumer les traits essentiels de ce tableau.

Voyons d'abord quelle conception nous devons avoir de la vie.

Nous avons établi, dès le premier pas, qu'il était illusoire de chercher à définir la vie, c'est-à-dire de prétendre, en pénétrer l'essence, aussi bien qu'il est illusoire de chercher à saisir l'essence de quelque phénomène que ce soit, physique ou chimique.

Les diverses tentatives qui se sont produites dans l'histoire de la science, dans le but de définir la vie, ont toutes abouti, nous le savons, à la considérer, soit comme un principe particulier, soit comme une résultante des forces générales de la nature, c'est-à-dire aux deux conceptions, vitaliste ou matérialiste. — L'une et l'autre sont mal fondées ; la première, la doctrine vitaliste, parce que, ainsi que nous l'avons établi, le prétendu principe vital ne serait capable de rien exécuter et conséquemment de rien expliquer par lui-même, et, au contraire, emprunterait le ministère des agents généraux, physiques et chimiques.

La doctrine matérialiste est tout aussi inexacte, en ce que les agents généraux de la nature physique capables de faire apparaître les phénomènes vitaux isolément n'en expliquent pas l'ordonnance, le consensus et l'enchaînement.

En se plaçant au point de vue du jeu spécial des organismes, peut-être pourrait-on dire que les propriétés vitales sont à la fois résultante et principe.

En effet, les facultés vitales supérieures, l'irritabilité, la sensibilité, l'intelligence, pourraient être considérées comme les résultats des phénomènes physico-chimiques de la nutrition ; mais il faudrait aussi admettre que ces facultés deviennent les formes ou les principes de direction et de manifestation de tous les phénomènes de l'organisme de quelque nature qu'ils soient.

Toutefois, en considérant la question d'une manière absolue, on doit dire que la vie n'est ni un principe ni une résultante.

Elle n'est pas un principe, parce que ce principe, en quelque sorte dormant ou expectant, serait incapable d'agir par lui-même.

La vie n'est pas non plus une résultante, parce que les conditions physico-chimiques qui président à sa manifestation ne sauraient lui imprimer aucune direction, aucune forme déterminée.

Aucun de ces deux facteurs, pas plus le principe directeur des phénomènes que l'ensemble des conditions matérielles de manifestation, ne peut isolément expliquer la vie.

Leur réunion est nécessaire.

Par conséquent, pour nous, la vie est un conflit.

Ses manifestations résultent d'une relation étroite et harmonique entre les conditions et la constitution de l'organisme.

Tels sont les deux facteurs qui se trouvent en présence et pour ainsi dire en collaboration dans chaque acte vital.

Ces deux facteurs sont, en d'autres termes :

1° Les conditions physico-chimiques déterminées, extérieures, qui gouvernent l'apparition des phénomènes ;

2° Les conditions organiques ou lois préétablies qui règlent la succession, le concert, l'harmonie de ces phénomènes.

Ces conditions organiques ou morphologiques dérivent par atavisme des êtres antérieurs, et forment comme l'héritage qu'ils ont transmis au monde vivant actuel.

Nous avons démontré la nécessité du conflit ou de la collaboration de ces deux ordres d'éléments, en examinant les trois formes que présente la vie [69].

Suivant la liaison plus ou moins étroite des conditions organiques aux conditions physico-chimiques, on distingue : la vie latente, la vie oscillante, la vie constante.

Dans la vie latente, l'organisme est dominé par les conditions physico-chimiques extérieures, au point que toute manifestation vitale peut être arrêtée par elles. — Dans la vie oscillante, si l'être vivant n'est pas aussi absolument soumis à ces conditions, il y reste néanmoins tellement enchaîné qu'il en subit toutes les variations ; actif et vivace, quand ces conditions sont favorables, inerte et engourdi, quand elles sont défavorables.

Dans la vie constante, l'être paraît libre, affranchi des conditions cosmiques extérieures, et les manifestations vitales semblent n'être tributaires que de conditions intérieures.

Cette apparence, ainsi que nous l'avons vu, n'est qu'une illusion, et c'est particulièrement dans le mécanisme de la vie constante ou libre que les relations étroites des deux ordres de conditions se montrent de la manière la plus caractéristique.

La vie étant, pour nous, le résultat d'un conflit entre le monde extérieur et l'organisme, nous devons écarter toutes les conceptions vagues dans lesquelles elle serait considérée comme un principe essentiel.

Il nous reste seulement à déterminer les conditions et à donner les caractères du conflit vital d'une manière générale.

Le conflit vital engendre deux ordres de phénomènes, que nous avons appelés :

Phénomènes de création organique,

Phénomènes de destruction organique.

Cette division, que nous avons proposée, doit, suivant nous, servir de base à la physiologie générale.

Tout ce qui se passe dans l'être vivant se rapporte soit à l'un soit à l'autre de ces types, et la vie est caractérisée par la réunion et l'enchaînement de ces deux ordres de phénomènes.

Cette division est conforme à la véritable nature des choses et fondée uniquement sur les propriétés universelles de la matière vivante, abstraction faite de la complication morphologique des êtres, c'est-à-dire des moules spécifiques dans lesquels cette matière est entrée.

Il y a quatre-vingts ans, Lavoisier avait eu l'intuition de ces deux faces sous lesquelles peut se présenter l'activité vitale et de la classification simple et féconde qui en résulte pour les phénomènes de la vie.

Il avait entrevu que la physiologie devait tendre, comme but pratique, à fixer les conditions et les circonstances de ces deux ordres d'actes, l'organisation et la désorganisation.

1° Les phénomènes de désorganisation ou de destruction organique correspondent aux phénomènes fonctionnels de l'être vivant.

Quand une partie fonctionne, muscles, glandes, nerfs, cerveau, la substance de ces organes se consume, l'organe se détruit.

Cette destruction est un phénomène physico-chimique, le plus souvent le résultat d'une combustion, d'une fermentation, d'une putréfaction.

Au fond, c'est une véritable mort de l'organe.

Elle correspond aux manifestations fonctionnelles qui éclatent aux yeux, manifestations par lesquelles nous connaissons la vie et par lesquelles, à la suite d'une illusion, nous sommes amenés à la caractériser.

2° Les phénomènes de création organique ou d'organisation sont les actes plastiques qui s'accomplissent dans les organes au repos et les régénèrent.

La synthèse assimilatrice rassemble les matériaux et les réserves que le fonctionnement doit dépenser.

C'est un travail intérieur, silencieux, caché, sans expression phénoménale évidente.

On pourrait dire que de ces deux ordres de phénomènes, ceux de création organique sont les plus particuliers, les plus spéciaux à l'être vivant ; ils n'ont pas d'analogues en dehors de l'organisme.

Aussi, les phénomènes que nous rassemblons sous ce titre de création organique sont-ils précisément ceux qui caractérisent le plus complètement la vie.

Nous rappellerons encore que ces deux ordres de phénomènes ne sont divisibles et séparables que pour l'esprit ; dans la nature, ils sont étroitement unis ; ils se produisent, chez tout être vivant, dans un enchaînement qu'on ne saurait rompre.

Les deux opérations de destruction et de rénovation, inverses l'une de l'autre, sont absolument connexes et inséparables, en ce sens que la destruction est la condition nécessaire de la rénovation ; les actes de destruction sont les précurseurs et les instigateurs de ceux par lesquels les parties se rétablissent et renaissent, c'est-à-dire de ceux de la rénovation organique.

Celui des deux types de phénomènes qui est pour ainsi dire le plus vital, le phénomène de création organique, est donc en quelque sorte subordonné à l'autre, au phénomène physico-chimique de la destruction.

Nous en avons eu la preuve en étudiant la vie latente (leçon II) ; nous avons vu que chez les êtres plongés dans cet état d'inertie absolue, le réveil ou réviviscence débute par le rétablissement primitif des actes de la destruction vitale.

L'animal ou la plante en renaissant, pour ainsi dire, commence par détruire son organisme, par en dépenser les matériaux préalablement mis en réserve.

La vie créatrice ne se montre qu'en second lieu, et elle ne se manifeste qu'au sein de la mort ou des produits de la destruction.

C'est précisément parce que le phénomène plastique ou synthétique est subordonné au phénomène fonctionnel ou de destruction, que nous avons un moyen indirect de l'atteindre expérimentalement en agissant sur ce dernier.

La subordination n'existe, bien entendu, que dans l'exécution, car, considérés dans leur importance relative, ceux qui commandent les autres et les provoquent sont précisément les moins essentiels, les moins vitaux.

La distinction que nous avons établie entre les phénomènes de la vie fournit une division naturelle de la physiologie qui doit se proposer successivement l'étude des phénomènes de destruction, puis celle des phénomènes de création.

En physiologie générale cette division, seule légitime, doit être substituée, ainsi que nous l'avons longuement établi [70], à la division en phénomènes animaux et phénomènes végétaux que l'on a pendant longtemps opposés les uns aux autres.

La séparation des êtres de la nature en deux règnes ne peut être fondée que sur les différences morphologiques des phénomènes, mais non sur leur nature essentielle.

Tous les êtres vivants, sans exception, depuis le plus compliqué des animaux jusqu'à l'organisme végétal le plus simple, nous présentent les deux ordres de phénomènes de destruction et d'organisation avec les mêmes caractères généraux.

Ces deux ordres de phénomènes peuvent être étudiés isolément, et c'est de cette étude que nous avons tracé le plan et les linéaments généraux.

Dans la leçon IV, nous nous sommes occupés des phénomènes de la destruction organique que nous avons ramenés à trois types, à savoir : la fermentation, la combustion, la putréfaction.

Quant à la création organique, elle est pour ainsi dire à deux degrés.

Elle comprend : la synthèse chimique ou formation des principes immédiats de la substance vivante, en un mot la constitution du protoplasma ; et en second lieu, la synthèse morphologique, qui réunit ces principes dans un moule particulier, sous une forme ou une figure déterminée, qui sont la figure ou le dessin spécifique des différents êtres, animaux et végétaux.

Mais cette dernière synthèse répond aux formes en quelque sorte accessoires des phénomènes de la vie ; elle n'est pas absolument nécessaire à ses manifestations essentielles.

La vie n'est point liée à une forme fixe, déterminée ; elle peut exister réduite à la destruction et à la synthèse chimique d'un substratum, qui est la base physique de la vie, ou le protoplasma.

La notion morphologique est donc, comme nous l'avons établi dans la leçon V, une complication de la notion vitale.

À son degré le plus simple (réalisé isolément d'ailleurs dans la nature, ou non), dépouillée des accessoires qui la masquent dans la plupart des êtres, la vie, contrairement à la pensée d'Aristote, est indépendante de toute forme spécifique.

Elle réside dans une substance définie par sa composition et non par sa figure, le protoplasma.

Après avoir indiqué les notions que l'on possédait sur cette substance, nous nous sommes occupé du problème de sa création ou synthèse formative.

C'est cette vie sans formes caractéristiques proprement dites, dont les mécanismes, les propriétés et les conditions sont communs à tous les êtres ; c'est elle qui constitue le véritable domaine de la physiologie générale.

Les rouages de tout organisme vivant nous représentent seulement les variétés d'aspect d'une substance unique, dépositaire de la vie, identique dans les animaux et les plantes, le protoplasma. — C'est là que sont localisés les deux types des manifestations vitales, la destruction d'une part, d'autre part l'organisation ou la synthèse créatrice.

Dans la VIe leçon, nous avons tracé le tableau de nos connaissances, relativement au rôle synthétique du protoplasma, et par là nous avons terminé le conspectus rapide de la vie considérée dans ce qu'elle a d'universel, c'est-à-dire tracé le plan de la physiologie générale.

En résumé, le protoplasma est la base organique de la vie.

C'est entre le monde extérieur et lui que se passe le conflit vital qui, pour nous, la caractérise et que nous devons étudier et maîtriser.

Mais le protoplasma, si élémentaire qu'il soit, n'est pas encore une substance purement chimique, un simple principe immédiat de la chimie : il a une origine qui nous échappe ; il est la continuation du protoplasma d'un ancêtre.

Nous ne pouvons agir sur les manifestations de cette vie générale, attribut du protoplasma, qu'en réglant les agents physico-chimiques qui entrent en conflit avec le protoplasma préexistant.

La détermination exacte de ces conditions matérielles est ce que nous avons appelé le déterminisme physiologique, qui est en réalité le seul principe absolu de la science physiologique expérimentale.

Telle est la conception qui nous permet de comprendre et d'analyser les phénomènes des êtres vivants, et nous donne la possibilité d'agir sur eux.

II. Conception des organismes vivants

Nous avons distingué, dans l'être vivant, la matière et la forme.

L'étude des êtres complexes nous montre que le conflit vital y est au fond toujours identique, aussi la physiologie comparée est en définitive l'étude des formes superficielles, en quelque sorte, de la vie, tandis que la physiologie générale comprend l'étude de ses conditions fondamentales.

La matière vivante, indépendante de toute forme, amorphe, ou plutôt monomorphe, c'est le protoplasma.

En lui résident les propriétés essentielles, l'irritabilité, point de départ et forme rudimentaire de la sensibilité, et la faculté de synthèse chimique qui assimile les substances ambiantes et crée les produits organiques, en un mot tous les attributs dont les manifestations vitales, chez les êtres supérieurs, ne sont que des expressions diversifiées et des modalités particulières.

Toutefois, le protoplasma n'est pas encore un être vivant : il lui manque la forme qui caractérise l'être défini ; il est la matière de l'être vivant idéal ou l'agent de la vie ; il nous présente la vie à l'état de nudité dans ce qu'elle a d'universel et de persistant à travers ses variétés de formes.

La forme, qui caractérise l'être, n'est pas une conséquence de la nature du protoplasma.

Ce n'est point par une propriété de celui-ci que peut s'expliquer la morphologie de l'animal ou de la plante.

La forme et la matière sont indépendantes, distinctes ; et il faut, ainsi que nous l'avons dit [71], séparer la synthèse chimique, qui crée le protoplasma, de la synthèse morphologique qui le façonne et le modèle.

Mais cette indépendance est dominée par les exigences du conflit vital, qui doivent toujours être respectées.

Il y a, à ce point de vue, une relation nécessaire entre la substance et la forme des êtres vivants, et cette relation est exprimée par ce que nous appelons la loi de construction des organismes.

La structure de ces édifices complexes, qui sont les espèces animales ou végétales, dépend d'une façon générale des conditions d'être de la matière vivante ou protoplasma.

Ces conditions du fonctionnement protoplasmique entrent en ligne de compte dans la loi morphologique qui les respecte et les utilise, en sorte que, d'une certaine manière, la morphologie est subordonnée aux conditions vitales élémentaires-du protoplasma, c'est-à-dire à la vie élémentaire.

Cette subordination est précisément exprimée dans la loi de construction des organismes, qui s'énonce ainsi :

L'organisme est construit en vue de la vie élémentaire.

Ses fonctions correspondent fondamentalement à la réalisation en nature et en degré des quatre conditions de cette vie : humidité, chaleur, oxygène, réserves.

La plus simple des formes sous lesquelles la matière vivante se puisse présenter est la cellule.

La cellule est déjà un organisme : cet organisme peut être à lui seul un être distinct [72] ; elle peut être l'élément individuel dont l'animal ou la plante sont une société.

Qu'elle soit un être indépendant, ou un élément anatomique des êtres supérieurs, la cellule est donc la forme vivante la plus simple ; elle nous offre le premier degré de la complication morphologique, et l'on peut dire que c'est à cet état que le protoplasma est mis en œuvre pour constituer les êtres complexes.

Nous avons parlé longuement de l'origine de cette formation cellulaire, en traitant de la morphologie générale, dans la leçon précédente.

On la trouve pourvue, à un degré plus élevé, de toutes les propriétés vitales qui se rencontraient déjà dans le protoplasma, à savoir : mouvement, sensibilité, nutrition, reproduction.

La forme lui constitue un caractère nouveau.

La forme traduit une influence héréditaire ou atavique, dont l'existence, déjà appréciable pour le protoplasma, deviendra tout à fait éclatante dans les organismes supérieurs.

Nous avons dit que le protoplasma lui-même est une substance atavique, que nous ne voyons pas naître, mais que nous voyons simplement continuer (leçon VI). — Dans la cellule se traduit encore plus cette influence héréditaire, et cependant elle y est moindre que nous n'allons la retrouver à mesure que nous envisagerons des animaux plus compliqués.

En effet, la forme est moins fixée dans la headendance d'une cellule que la forme de l'être complexe dans la headendance de cet être : il y a un certain polymorphisme cellulaire, une certaine variabilité des espèces cellulaires, et l'histoire de l'histogénie et du développement embryogénique nous offre plus d'un exemple de ces transformations ou de ces passages des formes cellulaires les unes dans les autres.

Les observations de Vôchting sur le bouturage des plantes fournissent encore un cas frappant de ce polymorphisme, en montrant qu'une cellule ou un groupe cellulaire de la zone génératrice peut, suivant des circonstances qui sont entièrement dans les mains de l'expérimentateur, fournir tantôt le tissu d'une racine, tantôt celui d'un bourgeon.

L'empreinte héréditaire est d'autant plus profondément incrustée qu'elle s'applique à un être plus complexe, comme si cette complexité était la preuve d'une plus ancienne origine ou d'une série d'actes plus souvent répétés et ayant, par cela même, d'autant plus de tendance à se répéter de nouveau.

Voyons maintenant les êtres les plus élevés.

L'organisme complexe est un agrégat de cellules ou d'organismes élémentaires, dans lequel les conditions de la vie de chaque élément sont respectées et dans lequel le fonctionnement de chacun est cependant subordonné à l'ensemble.

Il y a donc à la fois autonomie des éléments anatomiques et subordination de ces éléments à l'ensemble morphologique, ou, en d'autres termes, des vies partielles à la vie totale.

Nous devrons donc examiner successivement les mécanismes par lesquels sont réalisées ces deux conditions de l'autonomie des éléments anatomiques et de leur subordination à l'ensemble. — D'une façon générale, nous pouvons dire que l'élément est autonome en ce qu'il possède en lui-même et par suite de sa nature protoplasmique, les conditions essentielles de sa vie, qu'il n'emprunte et ne soutire point des voisins ou de l'ensemble ; il est, d'autre part, lié à l'ensemble par sa fonction ou le produit de cette fonction.

Une comparaison fera mieux comprendre notre pensée.

Représentons-nous l'être vivant complexe, l'animal ou la plante, comme une cité ayant son cachet spécial qui la distingue de tout autre, de même que la morphologie d'un animal le distingue de tout autre.

Les habitants de cette cité y représentent les éléments anatomiques dans l'organisme ; tous ces habitants vivent de même, se nourrissent, respirent de la même façon et possèdent les mêmes facultés générales, celles de l'homme.

Mais chacun a son métier, ou son industrie, ou ses aptitudes, ou ses talents, par lesquels il participe à la vie sociale et par lesquels il en dépend.

Le maçon, le boulanger, le boucher, l'industriel, le manufacturier, fournissent des produits différents et d'autant plus variés, plus nombreux et plus nuancés que la société dont il s'agit est arrivée à un plus haut degré de développement.

Tel est l'animal complexe.

L'organisme, comme la société, est construit de telle façon que les conditions de la vie élémentaire ou individuelle y soient respectées, ces conditions étant les mêmes pour tous ; mais en même temps chaque membre dépend, dans une certaine mesure, par sa fonction et pour sa fonction, de la place qu'il occupe dans l'organisme, dans le groupe social.

La vie est donc commune à tous les membres, la fonction seule est distincte.

Ce qui se rattache à la vie proprement dite, ce qui forme l'objet de la physiologie générale, est identique d'un bout à l'autre du règne organique, et toutes les fois qu'un fait de cet ordre a été découvert dans des conditions d'expérimentation particulières, il est légitime de l'étendre.

Jusqu'ici les lois générales de l'organisation n'ont pas été établies clairement.

Deux tentatives ont été faites cependant pour expliquer la formation des êtres complexes ou supérieurs.

Ces tentatives sont exprimées par la loi de différenciation et par la loi de la division du travail.

Nous dirons tout à l'heure pourquoi le principe que nous proposons sous le nom de loi de construction des organismes nous paraît plus en rapport avec la véritable nature des choses.

Nous avons dit que l'organisme vivant est une association de cellules ou d'éléments plus ou moins modifiés et groupés en tissus, organes, appareils ou systèmes.

C'est donc un vaste mécanisme qui résulte de l'assemblage de mécanismes secondaires.

Depuis l'être cellule jusqu'à l'homme, on rencontre tous les degrés de complication dans ces groupements ; les organes s'ajoutent aux organes, et l'animal le plus perfectionné en possède un grand nombre qui forment le système circulatoire, le système respiratoire, le système nerveux, etc.

Longtemps l'on a cru que ces rouages surajoutés avaient en eux-mêmes leur raison d'être ou qu'ils étaient le résultat du caprice d'une nature artiste.

Aujourd'hui nous devons y voir une complication croissante régie par une loi.

L'anatomie s'en tenant à l'observation des formes n'avait pas réussi à la dégager.

C'est la physiologie seule qui peut en rendre compte.

Les organes, les systèmes n'existent pas pour eux-mêmes ; ils existent pour les cellules, pour les éléments anatomiques innombrables qui forment l'édifice organique.

Les vaisseaux, les nerfs, les organes respiratoires, se montrent à mesure que l'échafaudage histologique se complique, de manière à créer autour de chaque élément le milieu et les conditions qui sont nécessaires à cet élément, afin de lui dispenser, dans la mesure convenable, les matériaux dont il a besoin, eau, aliments, air, chaleur.

Ces organes sont dans le corps vivant comme, dans une société avancée, les manufactures ou les établissements industriels qui fournissent aux différents membres de cette société les moyens de se vêtir, de se chauffer, de s'alimenter et de s'éclairer.

Ainsi la loi de la construction des organismes et du perfectionnement organique se confond avec les lois de la vie cellulaire.

C'est pour permettre et régler plus rigoureusement la vie cellulaire que les organes s'ajoutent aux organes et les appareils aux systèmes.

La tâche qui leur est imposée est de réunir qualitativement et quantitativement les conditions de la vie cellulaire.

Cette tâche est de rigueur absolue ; pour l'accomplir, ils s'y prennent différemment, ils se partagent la besogne, plus nombreux quand l'organisme est plus compliqué, moins nombreux s'il est plus simple ; mais le but est toujours le même.

On pourrait exprimer cette condition du perfectionnement organique, en disant qu'il consiste dans une différenciation de plus en plus marquée du travail préparatoire à la constitution du milieu intérieur.

Ainsi différenciés et spécialisés, les éléments anatomiques vivent d'une vie propre dans le lieu où ils sont placés, chacun suivant sa nature.

L'action des poisons, qui porte primitivement sur tel ou tel élément, en épargnant tel ou tel autre, comme je l'ai montré pour le curare et pour l'oxyde de carbone, est l'une des nombreuses preuves de cette autonomie.

Les éléments anatomiques se comportent dans l'association comme ils se comporteraient isolément dans le même milieu.

C'est en cela que consiste le principe de l'autonomie des éléments anatomiques ; il affirme l'identité de la vie libre et associée sous la condition que le milieu soit identique.

C'est par l'intermédiaire des liquides interstitiels, formant ce que j'ai appelé le milieu intérieur, que s'établit la solidarité des parties élémentaires et que chacune reçoit le contre-coup des phénomènes qui s'accomplissent dans les autres.

Les éléments voisins créent à celui que l'on considère une certaine atmosphère ambiante dont celui-ci ressent les modifications qui règlent sa vie.

Si l'on pouvait réaliser à chaque instant un milieu identique à celui que l'action des parties voisines crée continuellement à un organisme élémentaire donné, celui-ci vivrait en liberté exactement comme en société.

Subordination des éléments à l'ensemble. — Mais cette condition de l'identité du milieu est bien restrictive.

Il serait, dans l'état actuel de nos connaissances, impossible de réaliser artificiellement le milieu intérieur dans lequel vit chaque cellule.

Les conditions de ce milieu sont tellement délicates qu'elles nous échappent.

Elles n'existent que dans la place naturelle que la réalisation du plan morphologique assigne à chaque élément.

Les organismes élémentaires ne les rencontrent que dans leur place, à leur poste : si on les transporte ailleurs, si on les déplace, à plus forte raison si on les extrait de l'organisme, on modifie par cela même leur milieu, et, comme conséquence, on change leur vie ou bien même on la rend impossible.

C'est par l'infinie variété que présente le milieu intérieur d'un point à un autre et par sa constitution spéciale et constante dans un point donné que s'établit la subordination des parties à l'ensemble.

Quelques exemples feront comprendre ces conditions de la vie associée, où chaque élément est à la fois libre et dépendant :

On sait aujourd'hui que les os se forment et se renouvellent grâce aux éléments cellulaires de la couche interne du périoste.

Les chirurgiens ont utilisé dans la pratique cette notion.

Si l'on prend un lambeau de périoste et qu'on le déplace ; si, l'enlevant de son milieu, on le transporte dans un autre territoire organique, on le verra se développer et donner dans ce lieu insolite un os nouveau.

Par exemple, chez le lapin, chez le cobaye, on a fait développer en diverses régions, sous la peau, des fragments d'os dont le périoste avait été emprunté à quelque partie du squelette.

La propriété de sécréter la matière osseuse, de faire de l'os, ne réside donc pas dans telle ou telle région fixée de l'architecture de l'être vivant ; elle réside dans la cellule périostale qui l'emporte avec elle et la conserve partout.

Mais on avait exagéré cette autonomie et méconnu les droits de l'organisme total en vue duquel sont harmonisées les activités cellulaires.

En suivant l'évolution de cet os nouveau, on n'a pas tardé à s'apercevoir qu'il ne subsistait pas indéfiniment : il se résorbe et disparaît au bout d'un certain temps.

Il n'a pas continué à vivre dans des conditions qui n'étaient point faites pour lui.

Les cellules périostales déjà formées ont continué l'évolution commencée et abouti à la formation osseuse, mais il ne s'en est point formé de nouvelles.

Le périoste transplanté a disparu.

On peut donner à cette expérience une forme plus saisissante encore.

Chez un jeune lapin, on enlève un os tout entier de l'une des pattes, un métatarsien ; on l'introduit sous la peau du dos et l'on referme la plaie.

L'os déplacé continue à vivre, il poursuit même son évolution, il grossit un peu : l'ossification des portions cartilagineuses se continue ; mais bientôt le développement s'arrête ; la résorption commence à devenir manifeste et elle n'a d'autre terme que la disparition complète de l'os transplanté.

Au contraire dans l'espace métatarsien qui avait été évidé, un os nouveau se produit et persiste, remplaçant l'os enlevé, parce que là se trouve le territoire convenable.

Les expériences sur la régénération des os qui ont été invoquées pour mettre en évidence l'autonomie absolue des éléments anatomiques ont donc abouti au résultat contraire en ce qu'elles nous ont fourni en même temps la preuve des restrictions que recevait cette autonomie.

Elles ont révélé l'influence que la place de l'élément dans le plan total exerce sur son fonctionnement.

Il y a donc une autre condition qui ne tient plus à l'élément lui-même, mais qui tient au plan morphologique, à l'organisme total.

La cellule a son autonomie qui fait qu'elle vit, pour ce qui la concerne, toujours de la même façon en tous les lieux où se trouvent rassemblées les conditions convenables ; mais d'autre part ces conditions convenables ne sont complètement réalisées que dans des lieux spéciaux, et la cellule fonctionne différemment, travaille différemment et subit une évolution différente suivant sa place dans l'organisme.

Rédintégrations. — La subordination, condition restrictive de l'autonomie des éléments, est plus ou moins marquée.

Moins l'organisme est élevé, moins l'autonomie est grande, plus faible est le lien de subordination entre le tout et ses parties.

Dans les plantes, la subordination des parties à l'ensemble, qui exprime en quelque sorte les droits de l'organisme, est à son minimum.

On peut enlever une partie d'un végétal et la transporter à distance de manière à faire développer un végétal nouveau.

C'est sur ce fait qu'est fondée la pratique de la greffe et du bouturage.

Une cellule de l'écorce, par exemple, peut devenir bourgeon et réparer une branche coupée.

Ce changement se fait dans les cellules sous l'influence des sucs de la branche dont la composition a été modifiée par la section.

Chez les animaux la cicatrisation se fait également par des influences analogues.

C'est la subordination des parties à l'ensemble qui fait de l'être complexe un système lié, un tout, un individu.

C'est par là que s'établit l'unité dans l'être vivant.

L'unité, comme nous venons de le dire, est le moins marquée chez les plantes.

Chez les animaux inférieurs également, les parties isolées peuvent vivre lorsqu'on les sépare du reste de l'organisme, comme cela arrive chez les hydres et les planaires.

Dugès et de Quatrefages ont fait d'intéressantes expériences sur les planaires (fig. 44 et 45).

Ils coupaient un de ces vers en deux moitiés, l'une antérieure, l'autre postérieure ; chacune d'elles se complétait et reconstituait une planaire nouvelle.

On peut sectionner un de ces animaux en quatre, en huit ; il se forme autant d'individus nouveaux qu'il y a de segments.

On sait de même qu'en opérant sur des lézards et des salamandres on peut faire reparaître un membre ou la queue coupée.

Un physiologiste italien a fait des observations intéressantes à cet égard ; il a remarqué que le poids de l'animal ne changeait pas sensiblement pendant cette rédintégration.

M. Vulpian a vu des faits analogues sur le têtard.

La même chose arrive quand on coupe une planaire en deux segments : chacune des planaires nouvelles est et reste très petite.

La formation de l'être nouveau ne semble donc pas une véritable création organique nouvelle recommençant une œuvre troublée, mais simplement la continuation d'une évolution qui se poursuit par une sorte de vitesse acquise.

Nous n'avons pas à multiplier ici les exemples de rédintégration ; nous rappellerons seulement celles de M. Philippeaux sur la reproduction des membres chez la salamandre.

Une patte enlevée à l'animal se reproduit : l'évolution des cellules du moignon est dirigée de manière qu'elles refont le membre disparu.

La néoformation qui tend à rétablir l'intégrité du plan organique manifeste bien évidemment l'influence de l'ensemble sur le développement des parties.

Mais ce n'est même pas l'organisme tout entier qui étend sa puissance jusque-là.

Si l'on enlève la base du membre, la reproduction ne se fait plus.

La base est comme une sorte de collet, un germe, comparable au bourgeon, qui, pendant le développement embryonnaire, a précisément contribué à la production du membre.

Il ressort de tous ces exemples que chaque partie évolue de manière à réaliser le plan de l'animal tout entier.

L'organisme, considéré comme ensemble ou unité, intervient donc et manifeste son rôle par cette puissance de rédintégration qui lui permet de se réparer et de se maintenir anatomiquement et physiologiquement.

Il importe de faire une remarque essentielle relativement à l'accomplissement des phénomènes par lesquels l'organisme se répare et se rétablit.

Ces phénomènes ne semblent pouvoir se manifester que lorsque les parties sont dans leur place naturelle, lorsqu'elles n'ont pas été dissociées, comme si chacun d'eux résultait d'une conspiration universelle de toutes les parties.

Quand nous opérons, grâce à la respiration et à la circulation artificielle, sur des organes ou des parties séparées de l'organisme, nous n'obtenons que des phénomènes partiels, de la nature des phénomènes de décomposition organique ; mais les phénomènes de synthèse organique ne peuvent plus être obtenus.

Lorsque : par exemple, les physiologistes examinent un muscle isolé, ils peuvent observer tous les actes fonctionnels, la contraction du muscle et les phénomènes qui en sont la conséquence ; mais ce muscle ne se nourrit plus, ne se régénère plus, et ne peut désormais que s'user.

La persistance de la vie fonctionnelle ne peut donc être que passagère.

Malgré toutes les réserves que nous venons d'indiquer, le principe de l'autonomie des éléments anatomiques doit être considéré comme l'un des plus féconds de la physiologie moderne.

Ce principe ou, sous un autre nom, cette théorie cellulaire n'est pas un vain mot.

On a le tort de l'oublier lorsque l'on s'occupe des organismes complexes.

On parle alors des organes, des tissus, des appareils, et on met complètement de côté les idées qui se rattachent à la cellule.

Il ne faut cependant jamais perdre de vue les cellules, qui sont les matériaux premiers de tout organisme ; leur vie, toujours identique au fond, résulte d'un conflit avec des conditions physico-chimiques dont l'expérimentateur est maître.

C'est par là qu'il peut atteindre l'être total.

Toute modification de l'organisme se résume toujours dans une action portée sur une cellule.

C'est une loi qui a été formulée, pour la première fois, dans mes Leçons sur les substances toxiques [73] : tous les phénomènes physiologiques, pathologiques ou toxiques ne sont au fond que des actions cellulaires générales ou spéciales.

Les anesthésiques, par exemple, influencent tous les éléments, parce qu'ils agissent sur le protoplasma, qui est commun à tous.

La plupart des poisons n'influencent que des éléments spéciaux, parce qu'ils agissent sur des produits de cellules différenciées.

Exemples : l'oxyde de carbone, qui agit sur l'hémoglobine, et le curare, qui agit sans doute sur quelque disposition organique à la terminaison du nerf dans le muscle.

En résumé, la vie réside dans chaque cellule, dans chaque élément organique, qui fonctionne pour son propre compte.

Elle n'est centralisée nulle part dans aucun organe ou appareil du corps.

Tous ces appareils sont eux-mêmes construits en vue de la vie cellulaire.

Lorsqu'en les détruisant on détermine la mort de l'animal, c'est que la lésion ou la dislocation du mécanisme a retenti en définitive sur les éléments, qui ne reçoivent plus le milieu extérieur convenable à leur existence.

Ce qui meurt, comme ce qui vit, c'est, en définitive, la cellule.

Tout est fait par l'élément anatomique et pour l'élément anatomique.

L'appareil respiratoire apporte l'oxygène, l'appareil digestif introduit les aliments nécessaires à chacun ; l'appareil circulatoire, les appareils sécrétoires assurent le renouvellement du milieu et la continuité des échanges nutritifs.

Le système nerveux lui-même règle tous ces rouages et les harmonise en vue de la vie cellulaire.

Les appareils fondamentaux indispensables aux organismes supérieurs agissent donc tous, le système nerveux compris, pour procurer à la cellule les conditions physico-chimiques qui lui sont nécessaires et dont nous avons indiqué précédemment les plus générales.

Dans cette vie des cellules associées qui constituent les ensembles morphologiques ou êtres vivants, il y a à la fois autonomie et subordination des éléments anatomiques.

L'autonomie des éléments et leur différenciation nous expliquent la variété des manifestations vitales.

Leur subordination et leur solidarité nous en font comprendre le concert et l'harmonie.

Formes diverses des manifestations vitales.

Phénomènes vitaux.

Fonctions.

Propriétés. — La cellule est l'image virtuelle d'un organisme élevé.

Elle possède une propriété générale, l'irritabilité.

Par cette expression abstraite ou métaphysique, nous traduisons un fait concret objectif, à savoir, que les manifestations phénoménales dont elle est le théâtre, échange nutritif, motilité, etc., apparaissent comme une réaction provoquée par les excitants extérieurs.

Lorsque l'on considère des êtres élevés en organisation, leurs manifestations vitales résultent en dernière analyse de ces manifestations cellulaires, exagérées, développées et concertées les unes avec les autres.

Dans ces phénomènes complexes que nous allons voir chez les êtres supérieurs, actes, fonctions, il y a donc deux choses : des activités cellulaires spécialisées, un concert entre ces activités cellulaires qui les dirige vers un résultat déterminé.

Examinons ces deux points.

À mesure que l'être vivant s'élève et se perfectionne, ses éléments cellulaires se différencient davantage : ils se spécialisent par exagération de l'une des propriétés au détriment des autres.

La vie chez les animaux supérieurs est de plus en plus distincte dans ses manifestations ; elle est de plus en plus confuse chez les êtres inférieurs.

Les manifestations vitales sont mieux isolées, plus nettes dans les degrés élevés de l'échelle que dans ses degrés inférieurs, et c'est pourquoi la physiologie des animaux supérieurs est la clef de la physiologie de tous les autres, contrairement à ce qui se dit généralement.

Les propriétés des éléments s'exagèrent dans les tissus, ainsi que nous venons de le dire, par une véritable spécialisation.

Les cellules isolées, les êtres monocellulaires peuvent utiliser les aliments gras, féculents, albuminoïdes, qu'ils trouvent dans le milieu ambiant.

Chez les animaux supérieurs, cette propriété de digérer (au moyen de ferments, de produits cellulaires) s'exagère dans certaines cellules réunies pour former la glande pancréatique, par exemple, et celles-ci travailleront pour l'organisme tout entier.

En résumé, la spécialisation progressive se fait par exagération d'une propriété dans les cellules des tissus et organes.

La phénoménalité vitale comprend des faits de complexité croissante, à savoir, les propriétés, les actes et les fonctions.

La propriété, comme nous l'avons dit, appartient, au moins à l'état rudimentaire, à la cellule ; elle est en germe dans le protoplasma : ainsi, la contractilité.

Le nom de propriété n'est pas expérimental, il est déjà abstrait, métaphysique.

Ainsi que nous l'avons déjà dit, il est impossible de parler autrement qu'en faisant des abstractions.

Dans le cas actuel la forme de langage ne masque pas la réalité d'une manière profonde, et sous le nom nous pouvons toujours apercevoir le fait qu'il exprime.

Sous le nom de contractilité, par exemple, nous apercevons ce fait que la matière protoplasmique modifie sa figure et sa forme sous l'influence d'un excitant extérieur.

Et comme ce fait n'est pas actuellement au moins réductible à un autre plus simple, qu'il n'est explicable par aucun autre, nous le disons propre, spécial ou particulier, et nous l'appelons propriété.

Ainsi, en résumé, la propriété est le nom du fait simple, abstrait, comme le dit M. Chevreul, et actuellement irréductible ; la propriété appartient à la cellule, au protoplasma.

Les actes et les fonctions, au contraire, n'appartiennent qu'à des organes et à des appareils, c'est-à-dire à des ensembles de parties anatomiques.

La fonction est une série d'actes ou de phénomènes groupés, harmonisés, en vue d'un résultat déterminé.

Pour l'exécution de la fonction interviennent les activités d'une multitude d'éléments anatomiques ; mais la fonction n'est pas la somme brutale des activités élémentaires de cellules juxtaposées ; ces activités composantes se continuent les unes par les autres ; elles sont harmonisées, concertées, de manière à concourir à un résultat commun.

C'est ce résultat entrevu par l'esprit qui fait le lien et l'unité de ces phénomènes composants, qui fait la fonction.

Ce résultat supérieur, auquel semblent travailler les- efforts cellulaires, est plus ou moins apparent.

Il y a donc des fonctions que tous les naturalistes admettent et reconnaissent : la circulation, la respiration, la digestion.

Il y en a d'autres sur lesquelles ils ne sont point d'accord.

Il ne peut manquer, en effet, d'y avoir un certain arbitraire dans une détermination où l'esprit intervient pour une si grande part : c'est l'esprit qui saisit le lien fonctionnel des activités élémentaires ; qui prête un plan, un but aux choses qu'il voit s'exécuter, qui aperçoit la réalisation d'un résultat dont il a conçu la nécessité.

Or, l'accord ne peut être complet que sur le fait matériel bien déterminé, jamais dans l'idée.

De là le désaccord et les divergences des physiologistes dans la classification des fonctions.

De phénomènes vitaux tout à fait objectifs, tout à fait réels, aussi indépendants que possible de l'esprit qui les observe, il n'y a que les phénomènes élémentaires.

Dès que l'on s'élève à la conception d'une harmonie, d'un groupement, d'un ensemble, d'un but assigné à des efforts multiples, d'un résultat où tendraient les éléments en action, on sort de la réalité objective, et l'esprit intervient avec l'arbitraire de ses points de vue. — Il n'y a dans l'organisme, en dehors de l'intervention de l'esprit, et en tant que réalité objective, qu'une multitude d'actes, de phénomènes matériels, simultanés ou successifs éparpillés dans tous les éléments.

C'est l'intelligence qui saisit ou établit leur lien et leurs rapports, c'est-à-dire la fonction.

La fonction est donc quelque chose d'abstrait, qui n'est matériellement représenté dans aucune des propriétés élémentaires. — Il y a une fonction respiratoire, une fonction circulatoire, mais il n'y a pas dans les éléments contractiles qui y concourent une propriété circulatoire.

Il y a une fonction vocale dans larynx, mais il n'y a pas de propriétés vocales dans ses muscles, etc.

La conclusion pratique de ces considérations, c'est qu'il importe surtout de connaître objectivement les propriétés élémentaires fixes, invariables, qui sont la base fondamentale de toutes les manifestations de la vie.

C'est le but que se propose la physiologie générale.

La vie est véritablement dans les éléments organiques ; c'est toujours là que nous devons placer le problème physiologique réel, qui se traduit par l'action du physiologiste sur les phénomènes de la vie.

C'est par le déterminisme appliqué à la connaissance de ces éléments organiques que nous pouvons arriver à atteindre les phénomènes de la vie, mais jamais en agissant sur les propriétés, les fonctions, sur la vie elle-même, toutes conceptions métaphysiques. — Nous l'avons dit bien souvent, nous n'agissons directement que sur le physique, et sur le métaphysique que d'une façon médiate.

Nous avons dit plus haut que l'on a voulu rendre compte des conditions de la complication croissante des êtres organisés, depuis les formes simples jusqu'aux plus compliquées, au moyen de deux principes généraux, le principe de la différenciation et le principe de la division du travail physiologique.

Nous-même proposons un troisième point de vue, que nous exprimerons dans notre loi de la construction des organismes.

La différenciation successive est un fait démontré, lorsque l'on suit le développement d'un être donné.

Les études embryogéniques, depuis C.-F. Wolff, ont établi que l'animal se formait par épigenèse (Leçon VIII), c'est-à-dire par addition et différenciation successive de parties.

Lorsqu'il s'agit de comparer entre eux des êtres divers, s'il s'agit d'organismes élémentaires, d'éléments, nous admettons la réalité de cette loi.

Nous avons dit, en effet, que nous trouvions en germe dans la cellule et dans son protoplasma les propriétés générales qui s'exaltent ou se spécialisent progressivement dans des cellules différentes.

Les éléments cellulaires, avons-nous dit plus haut, se différencient et se spécialisent par exagération de l'une de ces propriétés au détriment des autres, et nous en avons fourni des exemples.

Cette différenciation, cette spécialisation est, en somme, une division du travail physiologique ; division incomplète, puisque chaque élément, en manifestant avec exagération une propriété, possède naturellement les autres, sans lesquelles il ne vivrait pas.

Dans ces limites et avec cette restriction, le principe de la division du travail physiologique nous paraît exact : il est l'expression de la vérité.

Hors de là, il est le plus souvent appliqué d'une façon illégitime et erronée.

En un mot, ce principe est vrai en physiologie générale ; sujet à erreur en physiologie comparée.

Il suppose, en effet, que tous les organismes accomplissent le même travail, avec plus d'instruments spéciaux et plus de perfection en haut, avec moins d'instruments et plus confusément en bas de l'échelle animale.

Or cela n'est vrai que pour le travail vital véritablement commun à tous les êtres, c'est-à-dire pour les conditions essentielles de la vie élémentaire ; cela n'est pas vrai pour les manifestations fonctionnelles, qui ne sont pas nécessairement communes à tous les êtres.

Un organe de plus n'implique pas l'idée d'un outillage plus parfait au service d'une même besogne ; il implique un nouveau travail, une nouvelle complication du travail.

En passant de l'animal à sang blanc qui a une branchie à celui qui a une trachée ou un poumon, on ne comprendrait pas une application de la loi de division du travail, puisque ces organes sont des mécanismes distincts, ne faisant point le même travail.

Au contraire, toutes les fois qu'en physiologie générale on a nié le principe de la division du travail, ou bien lorsqu'on l'a affirmé trop rigoureusement, sans tenir compte de la restriction mentionnée plus haut, on est tombé dans l'erreur.

Ainsi, la théorie dualistique (Leçon V) que nous avons repoussée est une émanation de cette doctrine.

Le travail vital élémentaire, comprenant la création et la destruction organique, et qui appartient à tout être, la doctrine dualiste le partageait entre deux groupes d'êtres, les animaux d'une part, les végétaux de l'autre.

Aux uns la synthèse organique des produits immédiats, aux autres la destruction de ces produits.

Nous avons vu que cela était une erreur.

Le principe de la construction des organismes que nous venons d'exposer ne nous paraît pas sujet à ces réserves et à ces restrictions.

III. Conception de la science physiologique

La physiologie, avons-nous dit, est la science qui étudie les phénomènes propres à l'être vivant ; mais, ainsi comprise, cette science est encore trop vaste et doit être subdivisée en physiologie générale et physiologie headriptive, soit spéciale, soit comparée.

La physiologie générale nous donne la connaissance des conditions générales de la vie qui sont communes à l'universalité des êtres vivants.

Nous y étudions le conflit vital en lui-même, indépendamment des formes et des mécanismes à l'aide desquels il se manifeste. — La physiologie headriptive nous donne au contraire la connaissance de la forme et des mécanismes spéciaux que la vie emploie pour se manifester dans un être vivant déterminé.

Si maintenant on veut comparer les formes de ces divers mécanismes, variés à l'infini chez les êtres vivants, afin d'en déduire les lois de ces phénomènes, c'est l'œuvre de la physiologie comparée.

Elle nous offre un très haut intérêt, en ce qu'elle nous montre la variété infinie de la vie reposant sur l'unité de ses conditions ; celle-ci nous est donnée par la physiologie générale, c'est à elle que nous sommes toujours obligés de remonter si nous voulons comprendre le moteur vital en lui-même.

Si l'on voulait nous permettre une comparaison, nous reporterions notre esprit sur les nombreuses applications de la vapeur à l'industrie et le nombre infini de machines diverses qu'elle anime.

L'étude de ces machines comprend une partie générale et une partie spéciale.

Il faut connaître les propriétés de la vapeur, les conditions de sa génération, de sa détente, de la puissance qu'elle développe, de sa condensation.

Cette première étude correspond à la physiologie générale, lorsqu'il s'agit des machines animées.

D'autre part, il faut connaître l'application particulière qui a en été faite dans la machine que l'on a sous les yeux.

Il faut pour cela en saisir les rouages, en connaître les organes, en posséder l'anatomie, pour ainsi dire.

Cette seconde étude correspond à la physiologie spéciale ou comparée, quand on considère l'ensemble des machines vivantes.

Il y a donc entre toutes ces machines quelque chose d'identique et quelque chose de différent.

Le mécanicien pourra hardiment transporter les conclusions de l'une à l'autre s'il n'envisage que les propriétés générales ; — il ne peut conclure légitimement s'il envisage les rouages particuliers, variables de l'une à l'autre.

Ainsi en est-il pour le physiologiste ; il peut conclure des animaux à l'homme, des animaux entre eux et même aux plantes pour tout ce qui concerne les propriétés générales de la vie.

Il ne peut plus rien dire pour les mécanismes particuliers.

Un exemple fixera notre pensée.

Lorsque, chez un cheval, on coupe le nerf facial des deux côtés, l'animal meurt bientôt asphyxié.

Si, transportant le résultat expérimental du cheval à l'homme, on disait que la paralysie du facial des deux côtés entraîne également la mort, on commettrait une erreur, car après cette paralysie l'homme a seulement perdu la mobilité des traits de la face, mais il continue- à respirer et à remplir toutes ses fonctions vitales.

Cependant les propriétés générales du nerf facial sont les mêmes chez le cheval que chez l'homme, mais- le facial gouverne dans les deux cas des mécanismes différents.

On ne peut plus conclure légitimement, quand il s'agit de comparer les troubles qui résultent de la rupture de ces mécanismes, mais on peut conclure, au contraire, à l'identité du nerf qui les anime.

En un mot, il faut bien distinguer les propriétés qui appartiennent aux éléments et qu'enseigne la physiologie générale, et les fonctions qui appartiennent aux mécanismes et qu'enseigne la physiologie headriptive et comparée.

On peut généraliser pour ce qui tient aux propriétés, on ne le peut qu'après examen et conditionnellement pour ce qui concerne les fonctions.

La physiologie doit se proposer le même problème que toutes les sciences expérimentales.

La science a pour but définitif l'action.

headartes l'a déjà dit :

« Connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent… nous les pourrions employer à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre maîtres et possesseurs de la nature. »

La conception cartésienne de l'organisation vitale permettait d'étendre cette domination jusque sur les phénomènes vitaux, puisque ceux-ci obéissaient aux forces physiques :

« Je m'assure, dit headartes, que (en connaissant mieux la médecine) on se pourrait exempter d'une infinité de maladies, tant du corps que de l'esprit, et même aussi peut-être de l'affaiblissement de la vieillesse. »

Le but de toute science, tant des êtres vivants que des corps bruts peut se caractériser en deux mots : prévoir et agir.

Voilà en définitive pourquoi l'homme s'acharne à la recherche pénible des vérités scientifiques.

Quand il se trouve en présence de la nature, il obéit à la loi de son intelligence en cherchant à prévoir ou à maîtriser les phénomènes qui éclatent autour de lui.

La prévision et l'action, voilà ce qui caractérise l'homme devant la nature.

Par les sciences physico-chimiques, l'homme marche à la conquête de la nature brute, de la nature morte : toutes les sciences terrestres dont l'objet peut être atteint ne sont pas autre chose que l'exercice rationnel de la domination de l'homme sur le monde.

En est-il de la physiologie comme de ces autres sciences ?

La science qui étudie les phénomènes de la vie peut-elle prétendre à les maîtriser ?

Se propose-t-elle de subjuguer la nature vivante comme a été soumise la nature morte ? nous n'hésitons pas à répondre affirmativement [74].

La physiologie doit donc être une science active et conquérante à la manière de la physique et de la chimie.

Or, comment peut-on agir sur les phénomènes de la vie ?

Arrivé au terme de notre étude, nous voici de nouveau en face du problème physiologique, tel que nous l'avons posé en commençant.

Les phénomènes de la vie sont représentés par deux facteurs : les lois prédéterminées qui les fixent dans leur forme, les conditions physico-chimiques qui les font apparaître.

En un mot, le phénomène vital est préétabli dans sa forme, non dans son apparition.

Nous devons donc comprendre que ces phénomènes de la vie ne peuvent être atteints que dans les conditions matérielles qui les manifestent, mais qui n'en sont pas réellement la cause.

Nous n'avons pas à nous préoccuper des causes finales, c'est-à-dire du but intentionnel de la nature.

La nature est intentionnelle dans son but, mais aveugle dans l'exécution. — Nous agissons sur le côté exécutif des choses en nous adressant aux conditions matérielles : on pourrait dire que nous sommes simplement les metteurs en scène de la nature.

Quant aux lois, nous les pouvons connaître : l'observation nous les révèle ; mais nous sommes impuissants à les modifier.

La prévision est rendue possible par la connaissance des lois ; les sciences d'observation ne peuvent pas aller au-delà.

L'action, qui appartient aux sciences expérimentales, est rendue possible par le déterminisme des conditions physico-chimiques qui font apparaître les phénomènes de la vie.

En résumé, le déterminisme reste le grand principe de la science physiologique.

Il n'y a pas, sous ce rapport, de différence entre les sciences des corps bruts et les sciences des corps vivants.

Explication de la planche

Appendice

I [75]

La création des laboratoires caractérise une période nouvelle dans laquelle est entrée la culture de la physiologie ainsi que des autres sciences expérimentales.

L'installation de ces cabinets où se trouve rassemblé un outillage plus ou moins complet répond à une double nécessité : à la nécessité de l'enseignement et à la nécessité de la recherche.

L'enseignement n'a toute son efficacité qu'à la condition de montrer les objets et les phénomènes qui en forment la matière.

Pour ce qui est des sciences physiques et de la zoologie elle-même, cette condition a été si bien sentie, que, même dans les établissements secondaires, on a introduit, dans la mesure du possible, les manipulations pour les élèves.

L'enseignement purement théorique ou mental des sciences expérimentales et naturelles est un contre-sens et un reliquat de l'ancienne scholastique. — Ce qui est vrai pour l'instruction secondaire l'est plus encore pour l'instruction supérieure ; et les cours de physiologie, en particulier, sont maintenant illustrés d'expériences et de démonstrations que le professeur multiplie autant que son programme et ses ressources le lui permettent.

La nécessité des laboratoires pour la recherche est plus évidente encore, bien que quelques personnes, tournées vers le passé, opposent comme un argument à nos réclamations la grandeur des découvertes de nos prédécesseurs à l'exiguïté des moyens dont ils disposaient.

Lavoisier, ni Ampère, ni Magendie n'avaient de laboratoires bien installés.

Cela est vrai, mais c'étaient là des obstacles dont leur génie a triomphé, mais non profité.

Une installation spéciale évite les pertes de temps et permet une bonne économie de l'emploi de nos facultés.

Elle doit être telle, qu'une expérience étant conçue, elle puisse être réalisée facilement et rapidement.

I1 y a trente ans, lorsque nous avions conçu l'idée d'une expérience, avec quelles difficultés, avec quelles pertes de temps nous arrivions à la réaliser !

Nous expérimentions dans des locaux mal appropriés, dans un cabinet, dans une chambre, sur des animaux conquis par surprise ; ou bien encore nous perdions des journées entières à courir après nos sujets d'expériences, à nous transporter dans les abattoirs, chez les équarrisseurs.

On ne saurait transformer un pareil état de choses en un modèle de bonne administration scientifique.

Il faut que les laboratoires mettent à la portée de l'expérimentateur et sous sa main les sujets et les conditions instrumentales nécessaires, de façon qu'il ne soit pas arrêté par les difficultés de réaliser la recherche qu'il a conçue.

II. L'évolution se confond avec la nutrition

I. Dans l'admirable introduction qui ouvre son Histoire du règne animal, Cuvier, entraîné à parler de l'origine des êtres vivants, s'exprime ainsi :

« La naissance des êtres organisés, dit-il, est le plus grand mystère de l'économie organique et de toute la nature. »

En réalité le mystère de la naissance n'est pas plus obscur que tous les autres mystères de la vie, et il ne l'est pas moins.

Depuis le temps où Cuvier écrivait les lignes qui précèdent, bien des efforts ont été tentés, dans le dessein de percer les ténèbres qui planent sur ces phénomènes.

Le fruit de tant de travaux n'a point été, comme on le pense, d'expliquer ce qui est inexplicable, mais seulement de prouver que les phénomènes de l'origine de la vie ne sont ni d'une autre essence ni d'une obscurité plus impénétrable que toutes les autres manifestations de « l'économie organique et de toute la nature. »

Et cela est déjà un résultat considérable.

Ramener au même principe des choses jusque-là considérées comme d'ordre différent, telles que la naissance des êtres et le maintien de leur existence, c'est accomplir un progrès comparable, à quelque degré, à celui qui a été-réalisé dans une autre branche de nos connaissances, le jour où Newton a prouvé que la pesanteur était un cas particulier de l'attraction universelle.

Une loi unique domine en effet les manifestations de la vie qui débute et de la vie qui se maintient : c'est la loi d'évolution.

Comme toutes les idées dont le sens s'est dégagé lentement, l'idée de l'évolution est énoncée partout et précisée nulle part.

Elle n'a acquis sa signification et sa portée réelles que par les travaux des embryogénistes contemporains.

Fondée sur des faits précis, il faut désormais la considérer, non plus comme une de ces généralités banales créées par l'esprit systématique, qui ont trop souvent cours dans les sciences, mais comme la conclusion la plus générale des découvertes accomplies depuis cinquante ans.

Pour mesurer le chemin parcouru, voyons le point de départ.

Le phénomène de l'apparition d'un être nouveau, engendré ou créé de quelque façon que ce soit, avait toujours été isolé ; on l'avait séparé de toutes les autres manifestations vitales et considéré comme d'un ordre différent et supérieur.

On ne voyait rien par delà ce premier moment où la vie individuelle s'allumait dans le germe.

Il semblait y avoir en ce point discontinuité physiologique :

« Hic Natura facit saltum. »

A la vérité cet hiatus était le seul, et l'être, une fois animé de l'étincelle, continuait à vivre et à se développer sans secousse en suivant la voie continue qui lui est assignée par des lois rigoureuses.

L'être vivant présentait donc deux mystères : celui de la naissance et celui de la continuation de la vie qui se développe et se maintient.

Voilà ce qui ne saurait plus subsister aujourd'hui.

Le principe de l'évolution consiste précisément dans cette affirmation que rien ne naît, rien ne se crée, tout se continue.

La nature ne nous offre le spectacle d'aucune création ; elle est une éternelle continuation.

Avant d'être constitué à l'état d'être libre, indépendant et complet, d'individu en un mot, l'animal a passé par l'état de cellule-œuf, qui elle-même était un élément vivant, une cellule épithéliale de l'organisme maternel.

L'échelle de sa filiation est infinie dans le passé ; et dans cette longue série il n'y a point de discontinuité ; à aucun moment n'intervient une vie nouvelle ; c'est toujours la même vie qui se continue.

Une impulsion immanente renforcée par la fécondation conduit l'élément à travers toutes ses métamorphoses, à travers la jeunesse, l'adolescence, l'âge adulte, la décrépitude et la mort, le dirigeant ainsi vers l'accomplissement d'un plan marqué d'avance.

Le caractère de tous les phénomènes qui s'accomplissent est d'être la suite ou la conséquence d'un état antérieur, d'être une continuation.

Cette puissance évolutive immanente à la cellule-œuf, puisée dans son origine et communiquée à tout ce qui provient d'elle est le caractère intrinsèque le plus général de la vie et la seule chose qui nous paraisse mystérieuse en elle.

Ainsi, ce qui est essentiel, fondamental et caractéristique de l'activité vitale, c'est cette faculté d'évolution qui fait que l'être complet est contenu dans son point de départ.

Par là se trouve établie l'unité nécessaire de tous les phénomènes vitaux, qui en eux-mêmes sont la conséquence de l'impulsion évolutive, qu'elle soit nutritive ou fécondatrice.

Les travaux des physiologistes ont eu précisément pour résultat de faire tomber les barrières qui séparaient l'œuf, l'embryon et l'adulte, et de faire apparaître dans ces trois états l'unité d'un organisme pris à trois moments différents de sa course, mais toujours soumis à la même impulsion et gouverné par la même loi.

II. Mais ce résultat n'est pas le seul, et le principe dévolution n'est pas encore suffisamment caractérisé par l'idée de la continuité.

L'évolution ainsi définie n'est pas, en effet, une propriété actuelle, un fait saisissable ; elle exprime simplement la loi qui règle la succession et l'enchaînement chronologique des faits vitaux dont l'être organisé est le théâtre.

Est-il possible de caractériser cette loi dans ses moyens d'exécution ? c'est ce que nous allons voir.

La loi d'évolution s'applique non seulement à l'être total, à l'individu, mais encore à chacune de ses parties.

C'est une loi élémentaire.

Elle gouverne l'élément anatomique comme l'être tout entier, et cela était vraisemblable à priori, car il n'y a rien d'essentiel dans l'être tout entier qui ne soit dans ses parties composantes.

L'individu zoologique, l'animal, n'est qu'une fédération d'êtres élémentaires, évoluant chacun pour leur propre compte.

Il y a longtemps (1807) que cette idée a été exposée par un homme qui était un penseur autant qu'un grand poète et un naturaliste sagace ; Gœthe, méditant les enseignements de Bichat, écrivait :

« Tout être vivant n'est pas une unité indivisible, mais une pluralité : même alors qu'il nous apparaît sous la forme d'un individu, il est une réunion d'êtres vivants et existant par eux-mêmes. »

Ces organites élémentaires se comportent à la façon de l'individu ; leur existence se partage dans les mêmes périodes ; elle croît, s'élève et retombe ; elle décrit une trajectoire fixée dans sa forme.

Lorsque l'on a cherché à pénétrer ce qu'il y a d'essentiel dans la vie d'un être, on a vu que la nutrition en était le caractère le plus général et le plus constant.

Mais la nutrition, c'est-à-dire la perpétuelle communication de l'élément anatomique avec le milieu qui l'entoure, cette continuelle relation d'échanges de liquides (nutrition proprement dite) et de gaz (respiration), la nutrition, disons-nous, est susceptible d'alternatives.

La croissance, la période d'état, la décroissance correspondent aux variations relatives de cet échange, dans lequel le milieu reçoit moins, autant ou plus qu'il ne donne à l'élément.

Il est donc impossible de séparer la propriété de nutrition des conditions de son exercice : il est impossible de séparer la nutrition de l'accroissement, du développement et de la succession des âges, c'est-à-dire de l'évolution.

L'évolution c'est l'ensemble constant de ces alternatives de la nutrition ; c'est la nutrition considérée dans sa réalité, embrassée d'un coup d'œil à travers le temps.

Cette évolution, ou loi des variations de la nutrition, est au point de vue des philosophes ce qu'il y a de plus caractéristique dans la vie.

C'est quelque chose de comparable à la loi du mouvement de ce mobile qui est l'être vivant et qui exprime l'activité de cet être, comme la trajectoire exprime en mécanique les circonstances de l'activité d'un corps en mouvement.

On peut donc imaginer que l'être élémentaire aussi bien que l'être complexe est ainsi engagé dans une sorte de trajectoire idéale qui lui impose son développement.

L'idée de l'évolution, c'est l'idée de cette trajectoire, de cette loi qui gouverne l'être vivant : ce n'est pas un fait ou une propriété, c'est une idée.

Le fait et la propriété, c'est la nutrition avec ses alternatives ; l'idée, l'évolution, c'est la conception d'ensemble de toutes ces alternatives successives.

La génération ou la naissance de l'être ne fait pas une brèche ou une coupure dans cette voie continue.

Il n'y a pas de raison pour imposer un commencement à l'évolution.

Les recherches embryogéniques et ovogéniques ont bien mis en évidence ce point.

L'être qui naît n'est pas une création nouvelle ; dans son origine, dans les évolutions antérieures des êtres dont il sort et dont il est la continuation, il a puisé par une sorte d'habitude ou de ressouvenir physiologique, la nécessité de la voie qu'il doit suivre.

En un mot, c'est la même évolution qui dure et qui se développe.

Mais, en réalité, le seul fait saisissable, actuel, réel, c'est la nutrition.

C'est à tort que cette vue a été contestée et qu'on a voulu séparer « la nutrition, qui simplement maintient, d'avec le développement, qui accroît, augmente, ajoute ».

Les travaux contemporains ont eu précisément pour résultat de confondre « les phénomènes du développement de la chose née avec ceux de la naissance de cet objet ».

Au temps où saint Thomas d'Aquin établissait la distinction de l'âme ou faculté végétative, en trois facultés différentes, la nutritive, l'augmentative et la générative, il donnait la preuve d'une sagacité philosophique profonde pour son époque.

On peut en dire autant de Broussais lorsqu'il distinguait l'irritation nutritive et l'irritation formative.

Mais aujourd'hui, les barrières établies entre la nutrition, le développement et la génération sont tombées sous les efforts des hommes qui ont suivi les premiers phénomènes de l'apparition des êtres.

Il a été dit que l'évolution caractérise les êtres vivants et les distingue absolument des corps bruts.

De là une méthode différente dans les deux espèces de sciences, physico-chimique d'une part et biologique de l'autre.

L'objet physico-chimique a une existence actuelle : il n'y a rien au-delà de son état présent ; le physicien n'a à s'inquiéter ni de son origine ni de sa fin.

Le corps manifeste toutes ses propriétés.

Au contraire, l'être vivant, outre ce qu'il manifeste, contient à l'état latent, en puissance, toutes les manifestations de l'avenir.

Le prendre actuellement sur le fait, ce n'est point le prendre tout entier, car on a dit de lui avec raison qu'il était « un perpétuel devenir ».

C'est un corps en marche ; ce qu'il faut saisir, c'est sa marche et non pas seulement les étapes de sa route.

La nécessité de ce point de vue s'est imposée à l'histoire naturelle proprement dite.

Pour classer un être, il faut l'avoir suivi pendant toute son évolution ; il ne suffit pas seulement, comme l'avait dit Cuvier, de le prendre à un moment donné, fût-ce au moment de son développement le plus complet, à l'état adulte.

Il n'est pas vrai que l'être porte « inscrit à tout moment dans son organisation le caractère qui le classe ».

Nous voyons maintenant la nécessité de ce même point de vue dans la physiologie, étude de phénomènes de la vie qui se développe, aussi bien que de la vie qui se maintient [76].

III.

Les exemples de longévité des graines sont fort nombreux ; mais il y a une réserve à faire pour le cas particulier des prétendus blés de momie.

Voici ce que dit M. Berthelot [77] :

« Les allégations relatives au blé de momie qui aurait germé et fructifié sont aujourd'hui reconnues erronées par les botanistes et les agriculteurs ; les personnes qui ont fait autrefois ces essais ont été dupes des Arabes et des guides.

Mais aucun échantillon récolté dans des conditions authentiques n'a jamais germé. »

Il est clair que cette réserve sur le fait de la germination des graines des tombeaux égyptiens ne touche pas à tous les autres exemples bien constatés de conservation des graines, et ne modifie en quoi que ce soit la conclusion que nous en avons tirée.

IV. [78]

La première substance engendrée sous l'influence de la vie qui ait été reproduite artificiellement est l'urée.

Wöhler l'obtint en maintenant pendant quelques instants en ébullition une solution de cyanate d'ammoniaque.

La transformation de ce sel en urée se produit par un simple jeu d'isomérie.

On lui a plus tard donné naissance par l'action réciproque du gaz chloroxycarbonique et de l'ammoniaque.

Cette dernière réaction établit la véritable constitution de l'urée, en démontrant que cette substance est l'amide de l'acide carbonique.

Piria reproduisit ensuite l'hydrure de salicyle (essence de reine des prés) par l'oxydation de la salicine.

Postérieurement, Perkins, en faisant réagir un mélange de chlorure d'acétyle et d'acétate de soude sur cet hydrure de salicyle, en a déterminé la conversion en coumarine, principe cristallisable que l'on rencontre dans les fèves de Tonka.

Piria a donné naissance à l'hydrure de benzoïle (essence d'amandes amères) par la distillation d'un mélange de benzoate et de formiate de chaux.

Cahours a formé un produit entièrement identique à l'huile de Gaultheria procumbens, essence douée d'une odeur très suave, élaborée par une plante de la famille des Bruyères qui croît à la Nouvelle-Jersey ; cette essence n'est autre chose que le salicylate de méthyle.

L'acide salicylique a été reproduit en 1872 par Kolbe, en faisant réagir le gaz carbonique dans des conditions particulières de température sur le phénol sodique (phénate de soude) complètement sec.

Dessaignes a refait de l'acide hippurique par l'action du chlorure de benzoïle sur le glycocolle zincique.

Berthelot a opéré la synthèse de l'acide formique ou, pour mieux dire, du formiate de potasse ou de soude, par l'union directe de l'oxyde de carbone et de ces alcalis.

Il se produit, dans ces circonstances, un formiate dont on isole l'acide formique par l'intervention d'un acide minéral plus fixe.

Perkins et Duppa, d'un côté, Schmitt et Kekulé, d'autre part, ont reproduit les acides malique et tartrique qu'on rencontre dans un grand nombre de fruits acides en faisant agir la potasse sur les acides succiniques mono et di-bromés.

On n'a pu jusqu'à présent réaliser d'une manière directe la synthèse d'aucune substance organique au moyen de ses éléments constituants.

On n'a pu produire jusqu'ici que des synthèses indirectes.

C'est ainsi que le carbone et l'hydrogène libres, se combinant, comme l'a démontré Berthelot, sous l'influence de l'arc électrique, donnent de l'acétylène C4H2 : celui-ci, en fixant de l'hydrogène, engendre l'éthylène C4H2, lequel, en fixant de l'eau, donne naissance à l'alcool.

La synthèse de l'alcool, produit organique, est donc un exemple de ces synthèses indirectes dont nous parlons.

V. Fixation de l'azote sur les composés organiques par M. Berthelot

Les expériences de M. Berthelot [79] tendent à établir que, dans des conditions comparables aux conditions atmosphériques habituelles, il peut y avoir fixation de l'azote de l'air sur des composés organiques ternaires, tels que la cellulose et l'amidon.

L'électricité atmosphérique agissant par les différences de tension qui se manifestent à une petite distance du sol, pourrait faire pénétrer l'azote dans des principes végétaux hydrocarbonés.

L'induction (mais non encore vérifiée) que permettraient ces recherches, c'est que l'influence des agents cosmiques serait capable de transformer en combinaisons azotées les substances ternaires.

Un tel phénomène projetterait une vive lumière sur le problème des synthèses organiques.

Quoi qu'il en soit de ces inductions lointaines, voici les résultats précis des remarquables expériences de M. Berthelot.

Pour provoquer des différences de tension électrique soutenues dans un espace déterminé, M. Berthelot emploie un appareil composé de deux cloches en verre mince, l'une recouvrant l'autre, de manière à laisser un intervalle ou chambre dans laquelle on place les substances que l'on veut étudier.

La cloche intérieure est recouverte à sa face interne d'une feuille d'étain, constituant l'armature positive du condensateur, la cloche extérieure est revêtue à sa face externe d'une autre feuille d'étain constituant l'armature négative.

Le système repose sur une plaque de verre vernie à la gomme laque.

On fait en sorte que les deux cloches soient d'ailleurs aussi rapprochées que possible.

La surface extérieure de la petite cloche est recouverte dans sa moitié supérieure d'une feuille de papier Berzélius, pesée à l'avance et mouillée avec de l'eau pure.

L'autre moitié de la même surface a été enduite d'une couche d'une solution sirupeuse, titrée et pesée, de dextrine, dans des conditions qui permettaient de connaître exactement le poids de la dextrine sèche employée.

Le système tout entier des cloches a été mis à l'abri de la poussière sous un récipient de verre.

Les choses étant ainsi disposées, l'armature interne de la petite cloche est mise en communication avec le pôle positif d'une pile formée de cinq couples Léclanché disposés en tension ; l'armature externe de la grande cloche est mise en rapport avec le pôle négatif.

Entre les deux armatures, la différence de tension était ainsi maintenue constante.

Ces différences de tension sont absolument comparables à celles de l'électricité atmosphérique agissant à de petites distances du sol.

Avant l'expérience, l'azote a été dosé dans les deux substances.

On a trouvé :

Papier | 0.10

Dextrine | 0.17

Après que l'expérience s'est prolongée sept mois, le dosage donne :

Papier | 0.45

Dextrine | 1.92

Il y a fixation d'azote.

L'intervalle des deux cylindres, et par conséquent la valeur du potentiel, a une influence sur le phénomène, car la distance des deux cloches étant triple, après sept mois, toutes choses égales d'ailleurs, M. Berthelot a trouvé, comme quantité d'azote :

Papier | 0.30

Dextrine | 1.14

La fixation de l'azote sur les principes-immédiats, cellulose, amidon, est ainsi mise hors de doute.

La lumière n'est pour rien dans le phénomène ; les choses se passent de même dans l'obscurité absolue.

Les essais de M. Berthelot en vue de provoquer des réactions chimiques différentes de celles-là avec la même différence du potentiel n'ont pas réussi.

VI.

L'existence du bathybius a été constatée et a donné lieu, dans ces dernières années, à une controverse qui n'est pas terminée.

Les naturalistes de la seconde expédition du Challenger ont considéré cette matière comme un précipité gélatineux de sulfate de chaux ; des recherches plus récentes contestent cette opinion.

Nous n'avons pas à prendre parti dans cette querelle.

En dehors du bathybius, il y a déjà assez d'êtres protoplasmiques bien connus pour que l'existence ou la non-existence de celui-ci puisse apporter aucun changement dans nos conclusions.

VII.

Après l'exposé qui précède, est-il possible de nous rattacher à un système philosophique ?

On pourrait être tenté de nous comprendre parmi les matérialistes ou physico-chimistes.

Nous ne leur appartenons point.

Car, envisageant l'état actuel des choses, nous admettons une modalité spéciale dans les phénomènes physico-chimiques de l'organisme. — Sommes-nous parmi les vitalistes ?

Non encore, car nous n'admettons aucune forme exécutive en dehors des forces physicochimiques. — Sommes-nous donc enfin des expérimentateurs empiriques, qui croyons, avec Magendie, que le fait se suffit et que l'expérimentation n'a pas besoin d'une doctrine pour se diriger ?

Pas davantage ; nous trouvons, au contraire, qu'il est nécessaire, surtout aujourd'hui, d'avoir un critérium pour juger et une doctrine pour réunir tous les faits de la science.

Quelle est donc cette doctrine ?

Le déterminisme.

Il est illusoire de prétendre remonter aux causes des phénomènes par l'esprit ou par la matière.

Ni l'esprit ni la matière ne sont des causes.

Il n'y a pas de causes aux phénomènes ; et en particulier pour les phénomènes de la vie, et pour tous ceux qui ont une évolution, la notion de cause disparaît, puisque l'idée de succession constante n'entraîne pas ici l'idée de dépendance.

Les phénomènes de l'évolution s'enchaînent dans un ordre rigoureux, et cependant nous savons que l'antécédent ne commande pas certainement le suivant.

L'obscure notion de cause doit être reportée à l'origine des choses : elle n'a de sens que celui de cause première ou de cause finale ; elle doit faire place, dans la science, à la notion de rapport ou de conditions.

Le déterminisme fixe les conditions des phénomènes ; il permet d'en prévoir l'apparition et de la provoquer lorsqu'ils sont à notre portée. — Il ne nous rend pas compte de la nature ; il nous en rend maîtres.

Le déterminisme est donc la seule philosophie scientifique possible.

Il nous interdit à la vérité la recherche du pourquoi ; mais ce pourquoi est illusoire.

En revanche, il nous dispense de faire comme Faust qui, après l'affirmation, se jette dans la négation.

Comme ces religieux qui mortifient leur corps par les privations, nous sommes réduits, pour perfectionner notre esprit, à le mortifier par la privation de certaines questions et par l'aveu de notre impuissance.

Tout en pensant, ou mieux, en sentant qu'il y a quelque chose au-delà de notre prudence scientifique, il faut donc se jeter dans le déterminisme.

Que si après cela nous laissons notre esprit se bercer au vent de l'inconnu et dans les sublimités de l'ignorance, nous aurons au moins fait la part de ce qui est la science et de ce qui ne l'est pas.

[1] Semestre d'été 1870. Voy. Revue scientif., n° 17, 1871.

[2] Voyez la collection des rapports. Paris, 1867.

[3] Voyez Lettre à Mertrud; Leçons d'anatomie comparée, an VIII.

[4] Voyez Leçons de physiologie expérimentale appliquée à la médecine, Paris, 1855-1856.

[5] Aujourd'hui cette séparation est effectuée.

[6] Aujourd'hui Kühne est à Heidelberg dans la chaire occupée avant lui par Helmholtz.

[7] Schiff est actuellement à Genève.

[8] Il est très important pour une bonne économie expérimentale d'avoir des pièces séparées pour les expériences qui réclament une instrumentation spéciale. On évite ainsi toutes les pertes de temps qu'exigerait une nouvelle installation et la réunion de matériaux quelquefois très difficiles à rassembler. Cette disposition, qui n'est au fond qu'une bonne administration du temps, pourrait d'ailleurs s'étendre à tous les travaux scientifiques.

[9] Depuis l'époque (1870-1871) à laquelle a été faite et publiée cette leçon, beaucoup de changements sont effectués, beaucoup de nouvelles installations physiologiques ont eu lieu. En Hongrie, on vient encore de bâtir des laboratoires qui dépassent, dit-on, tout ce qu'on avait fait jusqu'alors. À Genève on a également de splendides instituts. La France seule, qui a eu cependant l'initiative dans cette science qui sera l'honneur du XIXe siècle, reste attardée quoique des améliorations aient été introduites, elles sont encore bien insuffisantes. Nous ne voulons pas dire que la physiologie française ait décliné pour cela; elle tient toujours sa place honorable dans le monde savant. S'il est utile d'avoir de grands et beaux laboratoires, cela ne suffit pas pour faire de grandes découvertes; il faut encore fonder une saine critique physiologique, suivre une bonne méthode, avoir de bons principes. Il faut, eu un mot, un bon instrument et un habile ouvrier.

[10] Cl. Bernard, Revue des Deux Mondes, tome IX, 1875, et La Science expérimentale, 2e édition, Paris, 1878.

[11] Revue scientifique, n° 33, février 1876.

[12] Voyez Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, p. 16 1, 1865.

[13] Revue des Deux Mondes, t. IX, 1875, et La Science expérimentale, 2e édition. Paris, 1878.

[14] Voyez à ce sujet : Problème de la physiologie générale. (Revue des Deux Mondes et la Science expérimentale. Paris, 1878). — Rapport sur les progrès de la physiologie générale. Paris, 1867.

[15] Voyez Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, 1865, p. 115.

[16] Introduction de son Anatomie générale.

[17] Voyez mon article dans la Revue des Deux-Mondes, t. IX, 1875, et la Science expérimentale, 2e édition. Paris. 1878.

[18] Recherches physiologiques sur la vie et la mort, p. 84.

[19] Boussinesq, Compt. rend. de l'Académie. — Revue scientifique, t. XIX, p. 986, 1877.

[20] La liberté ne saurait être l'indéterminisme. Dans la doctrine du déterminisme physiologique l'homme est forcément libre : voilà ce que l'on peut prévoir. Je ne veux pas traiter ici la question philosophique. Il me suffira de dire, au point de vue physiologique, que le phénomène de la liberté morale doit être assimilé à tous les autres phénomènes de l'organisme vivant. — Si toutes les conditions anatomiques et physico-chimiques normales existent dans le bras, par exemple, et dans les organes nerveux correspondants, vous pouvez prédire que vous ferez mouvoir le membre et que vous le ferez mouvoir librement dans tous les sens suivant votre volonté. Seulement, le sens dans lequel vous le ferez mouvoir existe dans un futur contingent que vous ne pouvez prévoir, mais dans lequel vous êtes libre de vous déterminer plus tard, suivant les circonstances. De même, l'intégrité anatomique et physico-chimique présumée de l'organe cérébral vous fait prédire que ses fonctions s'exerceront pleinement et que vous serez libre d'agir volontairement ; mais vous ne pouvez pas prévoir le sens dans lequel votre volonté s'exercera, parce que ce sens est, je le répète, donné par la contingence des événements que vous ignorez ou que vous ne pouvez prévoir. C'est pourquoi vous restez libre d'agir ou de choisir suivant les principes de morale ou autres qui vous animent.

[21] Bibliothèque universelle et Revue suisse (nov. 1865, août et septembre 1875).

[22] Compt. rend. de l'Acad. des sc., t. LIX, p. 14.

[23] Doyère, Ann. des sc. nat., 1840-1841.

[24] Davaine, Mémoires de la Société de biologie, 1856.

[25] Mémoires du Muséum, t. XIII.

[26] Il n'y a pas que la dessiccation qui fasse perdre à la cornée sa transparence. Quand on comprime entre les doigts l'œil d'un chien ou d'un lapin récemment extrait de l'orbite, on voit la cornée devenir opaque par la pression et reprendre sa transparence quand la compression cesse. J'ai, il y a bien longtemps, montré que ce phénomène se reproduit sur le vivant. Si avec l'extrémité du manche d'un scalpel on exophthalmise les yeux sur un chien ou sur un lapin, les deux globes oculaires font saillie avec une cornée opaque à tel point que l'animal est devenu aveugle ; mais dès qu'on fait rentrer l'œil dans l'orbite, la compression cessant, la cornée devient transparente et l'animal recouvre la vue. Ici l'opacité de la cornée doit être attribuée non à la dessiccation de la cornée, mais bien à un changement de la disposition moléculaire dans ses parties constituantes.

[27] Voy. Leçons sur la chaleur animale, 1873.

[28] Pièces historiques concernant Lavoisier communiquées par M. Dumas (Leçons de chimie professées à la Société chimique de Paris). Paris, 1861, p. 295. Il n'est donc pas possible de séparer chez aucun être vivant ces deux modes de la vie qui se rencontrent chez les plantes comme chez les animaux.

[29] Huxley, La place de l'homme dans la nature, Paris, 1868, et Les Sciences naturelles et les problèmes qu'elles font surgir, Paris, 1877.

[30] Linné, Systema naturae. Editio prima, reedita cura A. L. A. Fée. Parisiis, 1830.

[31] C. Schmidt, Zur Vergleichenden Physiologie der Wirbellosen Thiere. 1845. — Berthelot, Comptes rendus de la Société de biologie.

[32] Voyez Priestley, Expériences sur les airs, t. III.

[33] Voy. Leçon VIIe.

[34] Voy. Leçon VIIe.

[35] Voyez Boussingault, C. R., 10 avril 1876, t. LXXXII, p. 788. — C. R., 24 avril 1876.

[36] Voy. Leçon VIIIe, Causes finales.

[37] Voyez, à ce sujet, mon Rapport sur les progrès de la physiologie générale, 1867.

[38] Robin, Anatomie et physiologie cellulaires. Paris, 1873.

[39] Virchow, La Pathologie cellulaire, 4e édition. Paris, 1874.

[40] Voy. leçon VIIIe.

[41] Voy. fig., leçon VIIIe.

[42] Voy. les fig., leçon VIIIe.

[43] Hæckel, p. 369.

[44] Huxley, Les Sciences naturelles et les problèmes qu'elles font surgir. Paris, 1877.

[45] Voy. les fig., leçon VIIIe.

[46] Voy. leçon VIIIe.

[47] Voy. fig., leçon VIIIe.

[48] Voy.leçon VIe.

[49] Voir la note de M. Dumas, Leçons de la Société chimique, 1861, p. 294.

[50] Revue scientifique, 10 février 1875.

[51] Comptes rendus, 10 avril 1876.

[52] Archiv fur Phijsiologie, t. X, 1870.

[53] Voyez mon Rapport sur la physiologie générale, 1867, p. 222.

[54] Voy. le résumé de mes Recherches sur les glycogènes (Annales de chimie et de physique. 1876).

[55] Voy. Compt. rend, de l'Académie des sciences, t. XLVIII, 1859.

[56] Voy. mon mémoire : Sur une nouvelle fonction du placenta (Compt. rendus de l'Académie des sciences, t. XLVIII, séance du 10 janvier 1859).

[57] Voy. mon mémoire : De la matière glycogène considérée comme condition de développement de certains tissus chez le fœtus avant l'apparition de la fonction glycogénique du foie (Comptes rendus de l'Académie des sciences, t. XLVIII, séance du 4 avril 1859).

[58] Le mot anesthésie désigne ici l'action des substances anesthésiques, éther ou chloroforme, amenant la suppression de la faculté, des éléments et des tissus de réagir sous l'influence de leurs excitants ordinaires. : l Les phénomènes de la vie ne sont pas les manifestations spontanées d'un principe vital intérieur : ils sont, au contraire, nous l'avons dit, le résultat d'un conflit entre la matière vivante et les conditions extérieures. La vie résulte constamment du rapport réciproque de ces deux facteurs, aussi bien dans les manifestations de sensibilité et de mouvement, que l'on est habitué à considérer comme étant de l'ordre le plus élevé, que dans celles qu'on rapporte aux phénomènes physico-chimiques.

[59] Cl. Bernard, Leçons sur les anesthésiques et sur l'asphyxie. Paris, 1875, p. 154.

[60] Voyez ma conférence de Clermont-Ferrand, Revue scientifique, n° 7, 18 août 1877, et La Science expérimentale, 2e édition, Paris, 1878.

[61] Voyez leçon I.

[62] Voyez leçon V.

[63] Voyez leçon V, page 196.

[64] Voyez leçon V, p. 195.

[65] Hœckel, Anthropogénie, p. 28.

[66] Entwickelungsgeschichte der Cephalopoden (Zurich, 1844).

[67] P. Janet, Les causes finales, 1876.

[68] Caro, Journal des savants, 1877.

[69] Leçon II.

[70] Leçon III.

[71] Voy. leçon VIII.

[72] Voy. leçon VIII.

[73] Cl. Bernard, Leçons sur les effets des substances toxiques et médicamenteuses. Paris, 1857.

[74] Voy. mon Rapport sur la physiologie générale, 1867; et Les Problèmes de la Physiologie générale in La Science expérimentale. Paris, 1878.

[75] Leçon d'ouverture, p. 1.

[76] Cette note est le développement aussi fidèle que possible d'idées souvent exprimées par Claude Bernard dans ses conversations et qu'il se proposait de reproduire dans l'appendice. (Dastre.)

[77] Revue archéologique de décembre 1877, p. 397.

[78] Voy. VIe leçon, p. 205.

[79] Annales de chimie et de physique.



Bernard-MedecineExperimentale-full


identifier: bernard_introduction-medecine-experimentale

creator: Bernard, Claude

date: 1865

title: Introduction à l'étude de la médecine expérimentale

Introduction à l'étude de la médecine expérimentale

Conserver la santé et guérir les maladies : tel est le problème que la médecine a posé dès son origine et dont elle poursuit encore la solution scientifique [2].

L'état actuel de la pratique médicale donne à présumer que cette solution se fera encore longtemps chercher.

Cependant, dans sa marche à travers les siècles, la médecine, constamment forcée d'agir, a tenté d'innombrables essais dans le domaine de l'empirisme et en a tiré d'utiles enseignements.

Si elle a été sillonnée et bouleversée par des systèmes de toute espèce que leur fragilité a fait successivement disparaître, elle n'en a pas moins exécuté des recherches, acquis des notions et entassé des matériaux précieux, qui auront plus tard leur place et leur signification dans la médecine scientifique.

De notre temps, grâce aux développements considérables et aux secours puissants des sciences physico-chimiques, l'étude des phénomènes de la vie, soit à l'état normal, soit à l'état pathologique, a accompli des progrès surprenants qui chaque jour se multiplient davantage.

Il est ainsi évident pour tout esprit non prévenu que la médecine se dirige vers sa voie scientifique définitive.

Par la seule marche naturelle de son évolution, elle abandonne peu à peu la région des systèmes pour revêtir de plus en plus la forme analytique, et rentrer ainsi graduellement dans la méthode d'investigation commune aux sciences expérimentales.

Pour embrasser le problème médical dans son entier, la médecine expérimentale doit comprendre trois parties fondamentales : la physiologie, la pathologie et la thérapeutique.

La connaissance des causes des phénomènes de la vie à l'état normal, c'est-à-dire la physiologie, nous apprendra à maintenir les conditions normales de la vie et à conserver la santé.

La connaissance des maladies et des causes qui les déterminent, c'est-à-dire la pathologie, nous conduira, d'un côté, à prévenir le développement de ces conditions morbides, et de l'autre à en combattre les effets par des agents médicamenteux, c'est-à-dire à guérir les maladies.

Pendant la période empirique de la médecine, qui sans doute devra se prolonger encore longtemps, la physiologie, la pathologie et la thérapeutique ont pu marcher séparément, parce que, n'étant constituées ni les unes ni les autres, elles n'avaient pas à se donner un mutuel appui dans la pratique médicale.

Mais dans la conception de la médecine scientifique, il ne saurait en être ainsi ; sa base doit être la physiologie.

La science ne s'établissant que par voie de comparaison, la connaissance de l'état pathologique ou anormal ne saurait être obtenue, sans la connaissance de l'état normal, de même que l'action thérapeutique sur l'organisme des agents anormaux ou médicaments, ne saurait être comprise scientifiquement sans l'étude préalable de l'action physiologique des agents normaux qui entretiennent les phénomènes de la vie.

Mais la médecine scientifique ne peut se constituer, ainsi que les autres sciences, que par voie expérimentale, c'est-à-dire par l'application immédiate et rigoureuse du raisonnement aux faits que l'observation et l'expérimentation nous fournissent.

La méthode expérimentale, considérée en elle-même, n'est rien autre chose qu'un raisonnement à l'aide duquel nous soumettons méthodiquement nos idées à l'expérience des faits.

Le raisonnement est toujours le même, aussi bien dans les sciences qui étudient les êtres vivants que dans celles qui s'occupent des corps bruts.

Mais, dans chaque genre de science, les phénomènes varient et présentent une complexité et des difficultés d'investigation qui leur sont propres.

C'est ce qui fait que les principes de l'expérimentation, ainsi que nous le verrons plus tard, sont incomparablement plus difficiles à appliquer à la médecine et aux phénomènes des corps vivants qu'à la physique et aux phénomènes des corps bruts.

Le raisonnement sera toujours juste quand il s'exercera sur des notions exactes et sur des faits précis ; mais il ne pourra conduire qu'à l'erreur toutes les fois que les notions ou les faits sur lesquels il s'appuie seront primitivement entachés d'erreur ou d'inexactitude.

C'est pourquoi l'expérimentation, ou l'art d'obtenir des expériences rigoureuses et bien déterminées, est la base pratique et en quelque sorte la partie exécutive de la méthode expérimentale appliquée à la médecine.

Si l'on veut constituer les sciences biologiques et étudier avec fruit les phénomènes si complexes qui se passent chez les êtres vivants, soit à l'état physiologique, soit à l'état pathologique, il faut avant tout poser les principes de l'expérimentation et ensuite les appliquer à la physiologie, à la pathologie et à la thérapeutique.

L'expérimentation est incontestablement plus difficile en médecine que dans aucune autre science ; mais par cela même, elle ne fut jamais dans aucune plus nécessaire et plus indispensable.

Plus une science est complexe, plus il importe, en effet, d'en établir une bonne critique expérimentale, afin d'obtenir des faits comparables et exempts de causes d'erreur.

C'est aujourd'hui, suivant nous, ce qui importe le plus pour les progrès de la médecine.

Pour être digne de ce nom, l'expérimentateur doit être à la fois théoricien et praticien.

S'il doit posséder d'une manière complète l'art d'instituer les faits d'expérience, qui sont les matériaux de la science, il doit aussi se rendre compte clairement des principes scientifiques qui dirigent notre raisonnement au milieu de l'étude expérimentale si variée des phénomènes de la nature.

Il serait impossible de séparer ces deux choses : la tête et la main.

Une main habile sans la tête qui la dirige est un instrument aveugle ; la tète sans la main qui réalise reste impuissante.

Les principes de la médecine expérimentale seront développés dans notre ouvrage au triple point de vue de la physiologie, de la pathologie et de la thérapeutique.

Mais, avant d'entrer dans les considérations générales et dans les descriptions spéciales des procédés opératoires, propres à chacune de ces divisions, je crois utile de donner, dans cette introduction, quelques développements relatifs à la partie théorique ou philosophique de la méthode dont le livre, au fond, ne sera que la partie pratique.

Les idées que nous allons exposer ici n'ont certainement rien de nouveau ; la méthode expérimentale et l'expérimentation sont depuis longtemps introduites dans les sciences physico-chimiques qui leur doivent tout leur éclat.

À diverses époques, des hommes éminents ont traité les questions de méthode dans les sciences ; et de nos jours, M. Chevreul développe dans tous ses ouvrages des considérations très importantes sur la philosophie des sciences expérimentales.

Après cela, nous ne saurions donc avoir aucune prétention philosophique.

Notre unique but est et a toujours été de contribuer à faire pénétrer les principes bien connus de la méthode expérimentale dans les sciences médicales.

C'est pourquoi nous allons ici résumer ces principes, en indiquant particulièrement les précautions qu'il convient de garder dans leur application, à raison de la complexité toute spéciale des phénomènes de la vie.

Nous envisagerons ces difficultés d'abord dans l'emploi du raisonnement expérimental et ensuite dans la pratique de l'expérimentation.

Première partie Du raisonnement expérimental

Chapitre I De l'observation et de l'expérience

L'homme ne peut observer les phénomènes qui l'entourent que dans des limites très restreintes ; le plus grand nombre échappe naturellement à ses sens, et l'observation simple ne lui suffit pas.

Pour étendre ses connaissances, il a dû amplifier, à l'aide d'appareils spéciaux, la puissance de ces organes, en même temps qu'il s'est armé d'instruments divers qui lui ont servi à pénétrer dans l'intérieur des corps pour les décomposer et en étudier les parties cachées.

Il y a ainsi une gradation nécessaire à établir entre les divers procédés d'investigation ou de recherches qui peuvent être simples ou complexes : les premiers s'adressent aux objets les plus faciles à examiner et pour lesquels nos sens suffisent ; les seconds, à l'aide de moyens variés, rendent accessibles à notre observation des objets ou des phénomènes qui sans cela nous seraient toujours demeurés inconnus, parce que dans l'état naturel ils sont hors de notre portée.

L'investigation, tantôt simple, tantôt armée et perfectionnée, est donc destinée à nous faire découvrir et constater les phénomènes plus ou moins cachés qui nous entourent.

Mais l'homme ne se borne pas à voir ; il pense et veut connaître la signification des phénomènes dont l'observation lui a révélé l'existence.

Pour cela il raisonne, compare les faits, les interroge, et, par les réponses qu'il en tire, les contrôle les uns par les autres.

C'est ce genre de contrôle, au moyen du raisonnement et des faits, qui constitue, à proprement parler, l'expérience, et c'est le seul procédé que nous ayons pour nous instruire sur la nature des choses qui sont en dehors de nous.

Dans le sens philosophique, l'observation montre et l'expérience instruit.

Cette première distinction va nous servir de point de départ pour examiner les définitions diverses qui ont été données de l'observation et de l'expérience par les philosophes et les médecins.

I. Définitions diverses de l'observation et de l'expérience

On a quelquefois semblé confondre l'expérience avec l'observation.

Bacon paraît réunir ces deux choses quand il dit :

« L'observation et l'expérience pour amasser les matériaux, l'induction et la déduction pour les élaborer voilà les seules bonnes machines intellectuelles. »

Les médecins et les physiologistes, ainsi que le plus grand nombre des savants, ont distingué l'observation de l'expérience, mais ils n'ont pas été complètement d'accord sur la définition de ces deux termes :

Zimmermann s'exprime ainsi :

« Une expérience diffère d'une observation en ce que la connaissance qu'une observation nous procure semble se présenter d'elle-même ; au lieu que celle qu'une expérience nous fournit est le fruit de quelque tentative que l'on fait dans le dessein de savoir si une chose est ou n'est point [3]. »

Cette définition représente une opinion assez généralement adoptée.

D'après elle, l'observation serait la constatation des choses ou des phénomènes tels que la nature nous les offre ordinairement, tandis que l'expérience serait la constatation de phénomènes créés ou déterminés par l'expérimentateur.

Il y aurait à établir de cette manière une sorte d'opposition entre l'observateur et l'expérimentateur ; le premier étant passif dans la production des phénomènes, le second y prenant, au contraire, une part directe et active.

Cuvier a exprimé cette même pensée en disant :

« L'observateur écoute la nature ; l'expérimentateur l'interroge et la force à se dévoiler. »

Au premier abord, et quand on considère les choses d'une manière générale, cette distinction entre l'activité de l'expérimentateur et la passivité de l'observateur paraît claire et semble devoir être facile à établir.

Mais, dès qu'on descend dans la pratique expérimentale, on trouve que, dans beaucoup de cas, cette séparation est très difficile à faire et que parfois même elle entraîne de l'obscurité.

Cela résulte, ce me semble, de ce que l'on a confondu l'art de l'investigation, qui recherche et constate les faits, avec l'art du raisonnement, qui les met en œuvre logiquement pour la recherche de la vérité.

Or, dans l'investigation il peut y avoir à la fois activité de l'esprit et des sens, soit pour faire des observations, soit pour faire des expériences.

En effet, si l'on voulait admettre que l'observation est caractérisée par cela seul que le savant constate des phénomènes que la nature a produits spontanément et sans son intervention, on ne pourrait cependant pas trouver que l'esprit comme la main reste toujours inactif dans l'observation, et l'on serait amené à distinguer sous ce rapport deux sortes d'observations : les unes passives, les autres actives.

Je suppose, par exemple, ce qui est souvent arrivé, qu'une maladie endémique quelconque survienne dans un pays et s'offre à l'observation d'un médecin.

C'est là une observation spontanée ou passive que le médecin fait par hasard et sans y être conduit par aucune idée préconçue.

Mais si, après avoir observé les premiers cas, il vient à l'idée de ce médecin que la production de cette maladie pourrait bien être en rapport avec certaines circonstances météorologiques ou hygiéniques spéciales ; alors le médecin va en voyage et se transporte dans d'autres pays où règne la même maladie, pour voir si elle s'y développe dans les mêmes conditions.

Cette seconde observation, faite en vue d'une idée préconçue sur la nature et la cause de la maladie, est ce qu'il faudrait évidemment appeler une observation provoquée ou active.

J'en dirai autant d'un astronome qui, regardant le ciel, découvre une planète qui passe par hasard devant sa lunette ; il a fait là une observation fortuite et passive, c'est-à-dire sans idée préconçue.

Mais si, après avoir constaté les perturbations d'une planète, l'astronome en est venu à faire des observations pour en rechercher la raison, je dirai qu'alors l'astronome fait des observations actives, c'est-à-dire des observations provoquées par une idée préconçue sur la cause de la perturbation.

On pourrait multiplier à l'infini les citations de ce genre pour prouver que, dans la constatation des phénomènes naturels qui s'offrent à nous, l'esprit est tantôt passif et tantôt actif, ce qui signifie, en d'autres termes, que l'observation se fait tantôt sans idée préconçue et par hasard, et tantôt avec idée préconçue, c'est-à-dire avec intention de vérifier l'exactitude d'une vue de l'esprit.

D'un autre côté, si l'on admettait, comme il a été dit plus haut, que l'expérience est caractérisée par cela seul que le savant constate des phénomènes qu'il a provoqués artificiellement et qui naturellement ne se présentaient pas à lui, on ne saurait trouver non plus que la main de l'expérimentateur doive toujours intervenir activement pour opérer l'apparition de ces phénomènes.

On a vu, en effet, dans certains cas, des accidents où la nature agissait pour lui, et là encore nous serions obligés de distinguer, au point de vue de l'intervention manuelle, des expériences actives et des expériences passives.

Je suppose qu'un physiologiste veuille étudier la digestion et savoir ce qui se passe dans l'estomac d'un animal vivant ; il divisera les parois du ventre et de l'estomac d'après des règles opératoires connues, et il établira ce qu'on appelle une fistule gastrique.

Le physiologiste croira certainement avoir fait une expérience parce qu'il est intervenu activement pour faire apparaître des phénomènes qui ne s'offraient pas naturellement à ses yeux.

Mais maintenant je demanderai : le docteur W. Beaumont fit-il une expérience quand il rencontra ce jeune chasseur canadien qui, après avoir reçu à bout portant un coup de fusil dans l'hypocondre gauche, conserva, à la chute de l'eschare, une large fistule de l'estomac par laquelle on pouvait voir dans l'intérieur de cet organe ?

Pendant plusieurs années, le docteur Beaumont, qui avait pris cet homme à son service, put étudier de visu les phénomènes de la digestion gastrique, ainsi qu'il nous l'a fait connaître dans l'intéressant journal qu'il nous a donné à ce sujet [4].

Dans le premier cas, le physiologiste a agi en vertu de l'idée préconçue d'étudier les phénomènes digestifs et il a fait une expérience active.

Dans le second cas, un accident a opéré la fistule à l'estomac, et elle s'est présentée fortuitement au docteur Beaumont qui dans notre définition aurait fait une expérience passive, s'il est permis d'ainsi parler.

Ces exemples prouvent donc que, dans la constatation des phénomènes qualifiés d'expérience, l'activité manuelle de l'expérimentateur n'intervient pas toujours ; puisqu'il arrive que ces phénomènes peuvent, ainsi que nous le voyons, se présenter comme des observations passives ou fortuites.

Mais il est des physiologistes et des médecins qui ont caractérisé un peu différemment l'observation et l'expérience.

Pour eux l'observation consiste dans la constatation de tout ce qui est normal et régulier.

Peu importe que l'investigateur ait provoqué lui-même, ou par les mains d'un autre, ou par un accident, l'apparition des phénomènes, dès qu'il les considère sans les troubler et dans leur état normal, c'est une observation qu'il fait.

Ainsi dans les deux exemples de fistule gastrique que nous avons cités précédemment, il y aurait eu, d'après ces auteurs, observation, parce que dans les deux cas on a eu sous les yeux les phénomènes digestifs conformes à l'état naturel.

La fistule n'a servi qu'à mieux voir, et à faire l'observation dans de meilleures conditions.

L'expérience, au contraire, implique, d'après les mêmes physiologistes, l'idée d'une variation ou d'un trouble intentionnellement apportés par l'investigateur dans les conditions des phénomènes naturels.

Cette définition répond en effet à un groupe nombreux d'expériences que l'on pratique en physiologie et qui pourraient s'appeler expériences par destruction.

Cette manière d'expérimenter, qui remonte à Galien, est la plus simple, et elle devait se présenter à l'esprit des anatomistes désireux de connaître sur le vivant l'usage des parties qu'ils avaient isolées par la dissection sur le cadavre.

Pour cela, on supprime un organe sur le vivant par la section ou par l'ablation, et l'on juge, d'après le trouble produit dans l'organisme entier ou dans une fonction spéciale, de l'usage de l'organe enlevé.

Ce procédé expérimental essentiellement analytique est mis tous les jours en pratique en physiologie.

Par exemple, l'anatomie avait appris que deux nerfs principaux se distribuent à la face : le facial et la cinquième paire ; pour connaître leurs usages, on les a coupés successivement.

Le résultat a montré que la section du facial amène la perte du mouvement, et la section de la cinquième paire, la perte de la sensibilité.

D'où l'on a conclu que le facial est le nerf moteur de la face et la cinquième paire le nerf sensitif.

Nous avons dit qu'en étudiant la digestion par l'intermédiaire d'une fistule, on ne fait qu'une observation, suivant la définition que nous examinons.

Mais si, après avoir établi la fistule, on vient à couper les nerfs de l'estomac avec l'intention de voir les modifications qui en résultent dans la fonction digestive, alors, suivant la même manière de voir, on fait une expérience, parce qu'on cherche à connaître la fonction d'une partie d'après le trouble que sa suppression entraîne.

Ce qui peut se résumer en disant que dans l'expérience il faut porter un jugement par comparaison de deux faits, l'un normal, l'autre anormal.

Cette définition de l'expérience suppose nécessairement que l'expérimentateur doit pouvoir toucher le corps sur lequel il veut agir, soit en le détruisant, soit en le modifiant, afin de connaître ainsi le rôle qu'il remplit dans les phénomènes de la nature.

C'est même, comme nous le verrons plus loin, sur cette possibilité d'agir ou non sur les corps que reposera exclusivement la distinction des sciences dites d'observation et des sciences dites expérimentales.

Mais si la définition de l'expérience que nous venons de donner diffère de celle que nous avons examinée en premier lieu, en ce qu'elle admet qu'il n'y a expérience que lorsqu'on peut faire varier ou qu'on décompose par une sorte d'analyse le phénomène qu'on veut connaître, elle lui ressemble cependant en ce qu'elle suppose toujours comme elle une activité intentionnelle de l'expérimentateur dans la production de ce trouble des phénomènes.

Or, il sera facile de montrer que souvent l'activité intentionnelle de l'opérateur peut être remplacée par un accident.

On pourrait donc encore distinguer ici, comme dans la première définition, des troubles survenus intentionnellement et des troubles survenus spontanément et non intentionnellement.

En effet, reprenant notre exemple dans lequel le physiologiste coupe le nerf facial pour en connaître les fonctions, je suppose, ce qui est arrivé souvent, qu'une balle, un coup de sabre, une carie du rocher viennent à couper ou à détruire le facial ; il en résultera fortuitement une paralysie du mouvement, c'est-à-dire un trouble qui est exactement le même que celui que le physiologiste aurait déterminé intentionnellement.

Il en sera de même d'une infinité de lésions pathologiques qui sont de véritables expériences dont le médecin et le physiologiste tirent profit, sans que cependant il y ait de leur part aucune préméditation pour provoquer ces lésions qui sont le fait de la maladie.

Je signale dès à présent cette idée parce qu'elle nous sera utile plus tard pour prouver que la médecine possède de véritables expériences, bien que ces dernières soient spontanées et non provoquées par le médecin [5].

Je ferai encore une remarque qui servira de conclusion.

Si en effet on caractérise l'expérience par une variation ou par un trouble apportés dans un phénomène, ce n'est qu'autant qu'on sous-entend qu'il faut faire la comparaison de ce trouble avec l'état normal.

L'expérience n'étant en effet qu'un jugement, elle exige nécessairement comparaison entre deux choses, et ce qui est intentionnel ou actif dans l'expérience, c'est réellement la comparaison que l'esprit veut faire.

Or, que la perturbation soit produite par accident ou autrement, l'esprit de l'expérimentateur n'en compare pas moins bien.

Il n'est donc pas nécessaire que l'un des faits à comparer soit considéré comme un trouble ; d'autant plus qu'il n'y a dans la nature rien de troublé ni d'anormal ; tout se passe suivant des lois qui sont absolues, c'est-à-dire toujours normales et déterminées.

Les effets varient en raison des conditions qui les manifestent, mais les lois ne varient pas.

L'état physiologique et l'état pathologique sont régis par les mêmes forces, et ils ne diffèrent que par les conditions particulières dans lesquelles la loi vitale se manifeste.

II. Acquérir de l'expérience et s'appuyer sur l'observation est autre chose que faire des expériences et faire des observations

Le reproche général que j'adresserai aux définitions qui précèdent, c'est d'avoir donné aux mots un sens trop circonscrit en ne tenant compte que de l'art de l'investigation, au lieu d'envisager en même temps l'observation et l'expérience comme les deux termes extrêmes du raisonnement expérimental.

Aussi voyons-nous ces définitions manquer de clarté et de généralité.

Je pense donc que, pour donner à la définition toute son utilité et toute sa valeur, il faut distinguer ce qui appartient au procédé d'investigation employé pour obtenir les faits, de ce qui appartient au procédé intellectuel qui les met en œuvre et en fait à la fois le point d'appui et le criterium de la méthode expérimentale.

Dans la langue française, le mot expérience au singulier signifie d'une manière générale et abstraite l'instruction acquise par l'usage de la vie.

Quand on applique à un médecin le mot expérience pris au singulier, il exprime l'instruction qu'il a acquise par l'exercice de la médecine.

Il en est de même pour les autres professions, et c'est dans ce sens que l'on dit qu'un homme a acquis de l'expérience, qu'il a de l'expérience.

Ensuite on a donné par extension et dans un sens concret le nom d'expériences aux faits qui nous fournissent cette instruction expérimentale des choses.

Le mot observation, au singulier, dans son acception générale et abstraite, signifie la constatation exacte d'un fait à l'aide de moyens d'investigation et d'études appropriées à cette constatation.

Par extension et dans un sens concret, on a donné aussi le nom d'observations aux faits constatés, et c'est dans ce sens que l'on dit observations médicales, observations astronomiques, etc.

Quand on parle d'une manière concrète, et quand on dit faire des expériences ou faire des observations, cela signifie qu'on se livre à l'investigation et à la recherche, que l'on tente des essais, des épreuves, dans le but d'acquérir des faits dont l'esprit, à l'aide du raisonnement, pourra tirer une connaissance ou une instruction.

Quand on parle d'une manière abstraite et quand on dit s'appuyer sur l'observation et acquérir de l'expérience, cela signifie que l'observation est le point d'appui de l'esprit qui raisonne, et l'expérience le point d'appui de l'esprit qui conclut ou mieux encore le fruit d'un raisonnement juste appliqué à l'interprétation des faits.

D'où il suit que l'on peut acquérir de l'expérience sans faire des expériences, par cela seul qu'on raisonne convenablement sur les faits bien établis, de même que l'on peut faire des expériences et des observations sans acquérir de l'expérience, si l'on se borne à la constatation des faits.

L'observation est donc ce qui montre les faits ; l'expérience est ce qui instruit sur les faits et ce qui donne de l'expérience relativement à une chose.

Mais comme cette instruction ne peut arriver que par une comparaison et un jugement, c'est-à-dire par suite d'un raisonnement, il en résulte que l'homme seul est capable d'acquérir de l'expérience et de se perfectionner par elle.

« L'expérience, dit Gœthe, corrige l'homme chaque jour. »

Mais c'est parce qu'il raisonne juste et expérimentalement sur ce qu'il observe ; sans cela il ne se corrigerait pas.

L'homme qui a perdu la raison, l'aliéné, ne s'instruit plus par l'expérience, il ne raisonne plus expérimentalement.

L'expérience est donc le privilège de la raison.

« A l'homme seul appartient de vérifier ses pensées, de les ordonner ; à l'homme seul appartient de corriger, de rectifier, d'améliorer, de perfectionner et de pouvoir ainsi tous les jours se rendre plus habile, plus sage et plus heureux.

Pour l'homme seul, enfin, existe un art, un art suprême, dont tous les arts les plus vantés ne sont que les instruments et l'ouvrage : l'art de la raison, le raisonnement [6]. »

Nous donnerons au mot expérience, en médecine expérimentale, le même sens général qu'il conserve partout.

Le savant s'instruit chaque jour par l'expérience ; par elle il corrige incessamment ses idées scientifiques, ses théories, les rectifie pour les mettre en harmonie avec un nombre de faits de plus en plus grands, et pour approcher ainsi de plus en plus de la vérité.

On peut s'instruire, c'est-à-dire acquérir de l'expérience sur ce qui nous entoure, de deux manières, empiriquement et expérimentalement.

Il y a d'abord une sorte d'instruction ou d'expérience inconsciente et empirique, que l'on obtient par la pratique de chaque chose.

Mais cette connaissance que l'on acquiert ainsi n'en est pas moins nécessairement accompagnée d'un raisonnement expérimental vague que l'on se fait sans s'en rendre compte, et par suite duquel on rapproche les faits afin de porter sur eux un jugement.

L'expérience peut donc s'acquérir par un raisonnement empirique et inconscient ; mais cette marche obscure et spontanée de l'esprit a été érigée par le savant en une méthode claire et raisonnée, qui procède alors plus rapidement et d'une manière consciente vers un but déterminé.

Telle est la méthode expérimentale dans les sciences, d'après laquelle l'expérience est toujours acquise en vertu d'un raisonnement précis établi sur une idée qu'a fait naître l'observation et que contrôle l'expérience.

En effet, il y a dans toute connaissance expérimentale trois phases : observation faite, comparaison établie et jugement motivé.

La méthode expérimentale ne fait pas autre chose que porter un jugement sur les faits qui nous entourent, à l'aide d'un criterium qui n'est lui-même qu'un autre fait disposé de façon à contrôler le jugement et à donner l'expérience.

Prise dans ce sens général, l'expérience est l'unique source des connaissances humaines.

L'esprit n'a en lui-même que le sentiment d'une relation nécessaire dans les choses, mais il ne peut connaître la forme de cette relation que par l'expérience.

Il y aura donc deux choses à considérer dans la méthode expérimentale : 1º l'art d'obtenir des faits exacts au moyen d'une investigation rigoureuse ; 2º l'art de les mettre en œuvre au moyen d'un raisonnement expérimental afin d'en faire ressortir la connaissance de la loi des phénomènes.

Nous avons dit que le raisonnement expérimental s'exerce toujours et nécessairement sur deux faits à la fois, l'un qui lui sert de point de départ : l'observation ; l'autre qui lui sert de conclusion ou de contrôle : l'expérience.

Toutefois ce n'est, en quelque sorte, que comme abstraction logique et en raison de la place qu'ils occupent qu'on peut distinguer, dans le raisonnement, le fait observation du fait expérience.

Mais, en dehors du raisonnement expérimental, l'observation et l'expérience n'existent plus dans le sens abstrait qui précède ; il n'y a dans l'une comme dans l'autre que des faits concrets qu'il s'agit d'obtenir par des procédés d'investigation exacts et rigoureux.

Nous verrons plus loin que l'investigateur doit être lui-même distingué en observateur et en expérimentateur ; non suivant qu'il est actif ou passif dans la production des phénomènes, mais suivant qu'il agit ou non-sur eux pour s'en rendre maître.

III. De l'investigateur ; de la recherche scientifique

L'art de l'investigation scientifique est la pierre angulaire de toutes les sciences expérimentales.

Si les faits qui servent de base au raisonnement sont mal établis ou erronés, tout s'écroulera ou tout deviendra faux ; et c'est ainsi que, le plus souvent, les erreurs dans les théories scientifiques ont pour origine des erreurs de faits.

Dans l'investigation considérée comme art de recherches expérimentales, il n'y a que des faits mis en lumière par l'investigateur et constatés le plus rigoureusement possible, à l'aide des moyens les mieux appropriés.

Il n'y a plus lieu de distinguer ici l'observateur de l'expérimentateur par la nature des procédés de recherches mis en usage.

J'ai montré dans le paragraphe précédent que les définitions et les distinctions qu'on a essayé d'établir d'après l'activité ou la passivité de l'investigation, ne sont pas soutenables.

En effet, l'observateur et l'expérimentateur sont des investigateurs qui cherchent à constater les faits de leur mieux et qui emploient à cet effet des moyens d'étude plus ou moins compliqués, selon la complexité des phénomènes qu'ils étudient.

Ils peuvent, l'un et l'autre, avoir besoin de la même activité manuelle et intellectuelle, de la même habileté, du même esprit d'invention, pour créer et perfectionner les divers appareils ou instruments d'investigation qui leur sont communs pour la plupart.

Chaque science a en quelque sorte un genre d'investigation qui lui est propre et un attirail d'instruments et de procédés spéciaux.

Cela se conçoit d'ailleurs puisque chaque science se distingue par la nature de ses problèmes et par la diversité des phénomènes qu'elle étudie.

L'investigation médicale est la plus compliquée de toutes ; elle comprend tous les procédés qui sont propres aux recherches anatomiques, physiologiques, pathologiques et thérapeutiques, et, de plus, en se développant, elle emprunte à la chimie et à la physique une foule de moyens de recherches qui deviennent pour elle de puissants auxiliaires.

Tous les progrès des sciences expérimentales se mesurent par le perfectionnement de leurs moyens d'investigation.

Tout l'avenir de la médecine expérimentale est subordonné à la création d'une méthode de recherche applicable avec fruit à l'étude des phénomènes de la vie, soit à l'état normal, soit à l'état pathologique je n'insisterai pas ici sur la nécessité d'une telleode d'investigation expérimentale en médecine, et je n'essayerai pas même d'en énumérer les difficultés.

Je me bornerai à dire que toute ma vie scientifique est vouée à concourir pour ma part à cette œuvre immense que la science moderne aura la gloire d'avoir comprise et le mérite d'avoir inaugurée, en laissant aux siècles futurs le soin de la continuer et de la fonder définitivement.

Les deux volumes qui constitueront mon ouvrage sur les Principes de la médecine expérimentale seront uniquement consacrés au développement de procédés d'investigation expérimentale appliqués à la physiologie, à la pathologie et à la thérapeutique.

Mais comme il est impossible à un seul d'envisager toutes les faces de l'investigation médicale, et pour me limiter encore dans un sujet aussi vaste, je m'occuperai plus particulièrement de la régularisation des procédés de vivisections zoologiques.

Cette branche de l'investigation biologique est sans contredit la plus délicate et la plus difficile ; mais je la considère comme la plus féconde et comme étant celle qui peut être d'une plus grande utilité immédiate à l'avancement de la médecine expérimentale.

Dans l'investigation scientifique, les moindres procédés sont de la plus haute importance.

Le choix heureux d'un animal, un instrument construit d'une certaine façon, l'emploi d'un réactif au lieu d'un autre, suffisent souvent pour résoudre les questions générales les plus élevées.

Chaque fois qu'un moyen nouveau et sûr d'analyse expérimentale surgit, on voit toujours la science faire des progrès dans les questions auxquelles ce moyen peut être appliqué.

Par contre, une mauvaise méthode et des procédés de recherche défectueux peuvent entraîner dans les erreurs les plus graves et retarder la science en la fourvoyant.

En un mot, les plus grandes vérités scientifiques ont leurs racines dans les détails de l'investigation expérimentale qui constituent en quelque sorte le sol dans lequel ces vérités se développent.

Il faut avoir été élevé et avoir vécu dans les laboratoires pour bien sentir toute l'importance de tous ces détails de procédés d'investigation, qui sont si souvent ignorés et méprisés par les faux savants qui s'intitulent généralisateurs.

Pourtant on n'arrivera jamais à des généralisations vraiment fécondes et lumineuses sur les phénomènes vitaux, qu'autant qu'on aura expérimenté soi-même et remué dans l'hôpital, l'amphithéâtre ou le laboratoire, le terrain fétide ou palpitant de la vie.

On a dit quelque part que la vraie science devait être comparée à un plateau fleuri et délicieux sur lequel on ne pouvait arriver qu'après avoir gravi des pentes escarpées et s'être écorché les jambes à travers les ronces et les broussailles.

S'il fallait donner une comparaison qui exprimât mon sentiment sur la science de la vie, je dirais que c'est un salon superbe tout resplendissant de lumière, dans lequel on ne peut parvenir qu'en passant par une longue et affreuse cuisine.

IV. De l'observateur et de l'expérimentateur ; des sciences d'observation et d'expérimentation

Nous venons de voir, qu'au point de vue de l'art de l'investigation, l'observation et l'expérience ne doivent être considérées que comme des faits mis en lumière par l'investigateur, et nous avons ajouté que la méthode d'investigation ne distingue pas celui qui observe de celui qui expérimente.

Où donc se trouve dès lors, demandera-t-on, la distinction entre l'observateur et l'expérimentateur ?

La voici : on donne le nom d'observateur à celui qui applique les procédés d'investigation simples ou complexes à l'étude de phénomènes qu'il ne fait pas varier et qu'il recueille, par conséquent, tels que la nature les lui offre.

On donne le nom d'expérimentateur à celui qui emploie les procédés d'investigation simples ou complexes pour faire varier ou modifier, dans un but quelconque, les phénomènes naturels et les faire apparaître dans des circonstances ou dans des conditions dans lesquelles la nature ne les lui présentait pas.

Dans ce sens, l'observation est l'investigation d'un phénomène naturel, et l'expérience est l'investigation d'un phénomène modifié par l'investigateur.

Cette distinction qui semble être tout extrinsèque et résider simplement dans une définition de mots, donne cependant, comme nous allons le voir, le seul sens suivant lequel il faut comprendre la différence importante qui sépare les sciences d'observation des sciences d'expérimentation ou expérimentales.

Nous avons dit, dans un paragraphe précédent, qu'au point de vue du raisonnement expérimental les mots observation et expérience pris dans un sens abstrait signifient, le premier, la constatation pure et simple d'un fait, le second, le contrôle d'une idée par un fait.

Mais si nous n'envisagions l'observation que clans ce sens abstrait, il ne nous serait pas possible d'en tirer une science d'observation.

La simple constatation des faits ne pourra jamais parvenir à constituer une science.

On aurait beau multiplier les faits ou les observations, que cela n'en apprendrait pas davantage.

Pour s'instruire, il faut nécessairement raisonner sur ce que l'on a observé, comparer les faits et les juger par d'autres faits qui servent de contrôle.

Mais une observation peut servir de contrôle à une autre observation.

De sorte qu'une science d'observation sera simplement une science faite avec des observations, c'est-à-dire une science dans laquelle on raisonnera sur des faits d'observation naturelle, tels que nous les avons définis plus haut.

Une science expérimentale ou d'expérimentation sera une science faite avec des expériences, c'est-à-dire dans laquelle on raisonnera sur des faits d'expérimentation obtenus dans des conditions que l'expérimentateur a créées et déterminées lui-même.

Il y a des sciences qui, comme l'astronomie, resteront toujours pour nous des sciences d'observation, parce que les phénomènes qu'elles étudient sont hors de notre sphère d'action ; mais les sciences terrestres peuvent être à la fois des sciences d'observation et des sciences expérimentales.

Il faut ajouter que toutes ces sciences commencent par être des sciences d'observation pure ; ce n'est qu'en avançant dans l'analyse des phénomènes qu'elles deviennent expérimentales, parce que l'observateur, se transformant en expérimentateur, imagine des procédés d'investigation pour pénétrer dans les corps et faire varier les conditions des phénomènes.

L'expérimentation n'est que la mise en œuvre des procédés d'investigation qui sont spéciaux à l'expérimentateur.

Maintenant, quant au raisonnement expérimental, il sera absolument le même dans les sciences d'observation et dans les sciences expérimentales.

Il y aura toujours jugement par une comparaison s'appuyant sur deux faits, l'un qui sert de point de départ, l'autre qui sert de conclusion au raisonnement.

Seulement dans les sciences d'observation les deux faits seront toujours des observations ; tandis que dans les sciences expérimentales les deux faits pourront être empruntés à l'expérimentation exclusivement, ou à l'expérimentation et à l'observation à la fois, selon les cas et suivant que l'on pénètre plus ou moins profondément dans l'analyse expérimentale.

Un médecin qui observe une maladie dans diverses circonstances, qui raisonne sur l'influence de ces circonstances, et qui en tire des conséquences qui se trouvent contrôlées par d'autres observations ; ce médecin fera un raisonnement expérimental quoiqu'il ne fasse pas d'expériences.

Mais s'il veut aller plus loin et connaître le mécanisme intérieur de la maladie, il aura affaire à des phénomènes cachés, alors il devra expérimenter ; mais il raisonnera toujours de même.

Un naturaliste qui observe des animaux dans toutes les conditions de leur existence et qui tire de ces observations des conséquences qui se trouvent vérifiées et contrôlées par d'autres observations, ce naturaliste emploiera la méthode expérimentale, quoiqu'il ne fasse pas de l'expérimentation proprement dite.

Mais s'il lui faut aller observer des phénomènes dans l'estomac, il doit imaginer des procédés d'expérimentation plus ou moins complexes pour voir dans une cavité cachée à ses regards.

Néanmoins le raisonnement expérimental est toujours le même ; Réaumur et Spallanzani appliquent également la méthode expérimentale quand ils font leurs observations d'histoire naturelle ou leurs expériences sur la digestion.

Quand Pascal fit une observation barométrique au bas de la tour Saint-Jacques et qu'il en institua ensuite une autre sur le haut de la tour, on admet qu'il fit une expérience, et, cependant ce ne sont que deux observations comparées sur la pression de l'air, exécutées en vue de l'idée préconçue que cette pression devait varier suivant les hauteurs.

Au contraire, quand Jenner [7] observait le coucou sur un arbre avec une longue vue afin de ne point l'effaroucher, il faisait une simple observation, parce qu'il ne la comparait pas à une première pour en tirer une conclusion et porter sur elle un jugement.

De même un astronome fait d'abord des observations, et ensuite raisonne sur elles pour en tirer un ensemble de notions qu'il contrôle par des observations faites dans des conditions propres à ce but.

Or cet astronome raisonne comme les expérimentateurs, parce que l'expérience acquise implique partout jugement et comparaison entre deux faits liés dans l'esprit par une idée

Toutefois, ainsi que nous l'avons déjà distinguer l'astronome du savant qui s'occupe des sciences terrestres, en ce que l'astronome est forcé de se borner à l'observation, ne pouvant pas aller dans le ciel expérimenter sur les planètes.

C'est là précisément, dans cette puissance de l'investigateur d'agir sur les phénomènes, que se trouve la différence qui sépare les sciences dites d'expérimentation, des sciences dites d'observation.

Laplace considère que l'astronomie est une science d'observation parce qu'on ne peut qu'observer le mouvement des planètes ; on ne saurait en effet les atteindre pour modifier leur marche et leur appliquer l'expérimentation.

« Sur la terre, dit Laplace, nous faisons varier les phénomènes par des expériences ; dans le ciel, nous déterminons avec soin tous ceux que nous offrent les mouvements célestes [8]. »

Certains médecins qualifient la médecine de science d'observation, parce qu'ils ont pensé à tort que l'expérimentation ne lui était pas applicable.

Au fond toutes les sciences raisonnent de même et visent au même but.

Toutes veulent arriver à la connaissance de la loi des phénomènes de manière à pouvoir prévoir, faire varier ou maîtriser ces phénomènes.

Or, l'astronome prédit les mouvements des astres, il en tire une foule de notion~ pratiques, mais il ne peut modifier par l'expérimentation les phénomènes célestes comme le font le chimiste et le physicien pour ce qui concerne leur science.

Donc, s'il n'y a pas, au point de vue de la méthode philosophique, de différence essentielle entre les sciences d'observation et les sciences d'expérimentation, il en existe cependant une réelle au point de vue des conséquences pratiques que l'homme peut en tirer, et relativement à la puissance qu'il acquiert par leur moyen.

Dans les sciences d'observation, l'homme observe et raisonne expérimentalement, mais il n'expérimente pas ; et dans ce sens on pourrait dire qu'une science d'observation est une science passive.

Dans les sciences d'expérimentation, l'homme observe, mais de plus il agit sur la matière, en analyse les propriétés et provoque à son profit l'apparition de phénomènes, qui sans doute se passent toujours suivant les lois naturelles, mais dans des conditions que la nature n'avait souvent pas encore réalisées.

À l'aide de ces sciences expérimentales actives, l'homme devient un inventeur de phénomènes, un véritable contremaître de la création ; et l'on ne saurait, sous ce rapport, assigner de limites à la puissance qu'il peut acquérir sur la nature, par les progrès futurs des sciences expérimentales.

Maintenant reste la question de savoir si la médecine doit demeurer une science d'observation ou devenir une science expérimentale.

Sans doute la médecine doit commencer par être une simple observation clinique.

Ensuite comme l'organisme forme par lui-même une unité harmonique, un petit monde (microcosme) contenu dans le grand monde (macrocosme), on a pu soutenir que la vie était indivisible et qu'on devait se borner à observer les phénomènes que nous offrent dans leur ensemble les organismes vivants sains et malades, et se contenter de raisonner sur les faits observés.

Mais si l'on admet qu'il faille ainsi se limiter et si l'on pose en principe que la médecine n'est qu'une science passive d'observation, le médecin ne devra pas plus-toucher au corps humain que l'astronome ne touche aux planètes.

Dès lors l'anatomie normale ou pathologique, les vivisections, appliquées à la physiologie, à la pathologie et à la thérapeutique, tout cela est complètement inutile.

La médecine ainsi conçue ne peut conduire qu'à l'expectation et à des prescriptions hygiéniques plus ou moins utiles ; mais c'est la négation d'une médecine active, c'est-à-dire d'une thérapeutique scientifique et réelle.

Ce n'est point ici le lieu d'entrer dans l'examen d'une définition aussi importante que celle de la médecine expérimentale.

Je me réserve de traiter ailleurs cette question avec tout le développement nécessaire.

Je me borne-à donner simplement ici mon opinion, en disant que je pense que la médecine est destinée à être une science expérimentale et progressive ; et c'est précisément par suite de mes convictions à cet égard que je compose cet ouvrage, dans le but de contribuer pour ma part à favoriser le développement de cette médecine scientifique ou expérimentale.

V. L'expérience n'est au fond qu'une observation provoquée

Malgré la différence importante que nous venons de signaler entre les sciences dites d'observation et les sciences dites d'expérimentation, l'observateur et l'expérimentateur n'en ont pas moins, dans leurs investigations, pour but commun et immédiat d'établir et de constater des faits ou des phénomènes aussi rigoureusement que possible, et à l'aide des moyens les mieux appropriés ; ils se comportent absolument comme s'il s'agissait de deux observations ordinaires.

Ce n'est en effet qu'une constatation de fait dans les deux cas ; la seule différence consiste en ce que le fait que doit constater l'expérimentateur ne s'étant pas présenté naturellement à lui, il a dû le faire apparaître, c'est-à-dire le provoquer par une raison particulière et dans un but déterminé.

D'où il suit que l'on peut dire : l'expérience n'est au fond qu'une. observation provoquée dans un but quelconque.

Dans la méthode expérimentale, la recherche des faits, c'est-à-dire l'investigation, s'accompagne toujours d'un raisonnement, de sorte que le plus ordinairement l'expérimentateur fait une expérience pour contrôler ou vérifier la valeur d'une idée expérimentale.

Alors on peut dire que, dans ce cas, l'expérience est une observation provoquée dans un but de contrôle.

Toutefois il importe de rappeler ici, afin de compléter notre définition et de l'étendre aux sciences d'observation, que, pour contrôler une idée, il n'est pas toujours absolument nécessaire de faire soi-même une expérience ou une observation.

On sera seulement forcé de recourir à l'expérimentation, quand l'observation que l'on doit provoquer n'existe pas toute préparée dans la nature.

Mais si une observation est déjà réalisée, soit naturellement, soit accidentellement, soit même par les mains d'un autre investigateur, alors on la prendra toute faite et on l'invoquera simplement pour servir de vérification à l'idée expérimentale.

Ce qui se résumerait encore en disant que, dans ce cas, l'expérience n'est qu'une observation invoquée dans un but de contrôle.

D'où il résulte que, pour raisonner expérimentalement, il faut généralement avoir une idée et invoquer ou provoquer ensuite des faits, c'est-à-dire des observations, pour contrôler cette idée préconçue.

Nous examinerons plus loin l'importance de l'idée expérimentale préconçue, qu'il nous suffise de dire dès à présent que l'idée en vertu de laquelle l'expérience est instituée peut être plus ou moins bien définie, suivant la nature du sujet et suivant l'état de perfection de la science dans laquelle on expérimente.

En effet, l'idée directrice de l'expérience doit renfermer tout ce qui est déjà connu sur le sujet, afin de guider plus sûrement la recherche vers les problèmes dont la solution peut être féconde pour l'avancement de la science.

Dans les sciences constituées, comme la physique et la chimie, l'idée expérimentale se déduit comme une conséquence logique des théories régnantes, et elle est soumise dans un sens bien défini au contrôle de l'expérience ; mais quand il s'agit d'une science dans l'enfance, comme la médecine, où existent des questions complexes ou obscures non encore étudiées, l'idée expérimentale ne se dégage pas toujours d'un sujet aussi vague.

Que faut-il faire alors ?

Faut-il s'abstenir et attendre que les observations, en se présentant d'elles-mêmes, nous apportent des idées plus claires ?

On pourrait souvent attendre longtemps et même en vain ; on gagne toujours à expérimenter.

Mais dans ces cas on ne pourra se diriger que d'après une sorte d'intuition, suivant les probabilités que l'on apercevra, et même si le sujet est complètement obscur et inexploré, le physiologiste ne devra pas craindre d'agir même un peu au hasard afin d'essayer, qu'on me permette cette expression vultaire, de pêcher en eau trouble.

Ce qui veut dire qu'il peut espérer, au milieu des perturbations fonctionnelles qu'il produira, voir surgir quelque phénomène imprévu qui lui donnera une idée sur la direction à imprimer à ses recherches.

Ces sortes d'expériences de tâtonnement, qui sont extrêmement fréquentes en physiologie, en pathologie et en thérapeutique, à cause de l'état complexe et arriéré de ces sciences, pourraient être appelées des expériences pour voir. parce qu'elles sont destinées à faire surgir une première observation imprévue et indéterminée d'avance, mais dont l'apparition pourra suggérer une idée expérimentale et ouvrir une voie de recherche.

Comme on le voit, il y a des cas où l'on expérimente sans avoir une idée probable à vérifier.

Cependant l'expérimentation, dans ce cas, n'en est pas moins destinée à provoquer une observation, seulement elle la provoque en vue d'y trouver une idée qui lui indiquera la route ultérieure à suivre dans l'investigation.

On peut donc dire alors que l'expérience est une observation provoquée dans le but de faire naître une idée.

En résumé, l'investigateur cherche et conclut ; il comprend l'observateur et l'expérimentateur ; il poursuit la découverte d'idées nouvelles, en même temps qu'il cherche des faits pour en tirer une conclusion ou une expérience propre à contrôler d'autres idées.

Dans un sens général et abstrait, l'expérimentateur est donc celui qui invoque ou provoque, dans des conditions déterminées, des faits d'observation pour en tirer l'enseignement qu'il désire, c'est-à-dire l'expérience.

L'observateur est celui qui obtient les faits d'observation et qui juge s'ils sont bien établis et constatés à l'aide de moyens convenables.

Sans cela, les conclusions basées sur ces faits seraient sans fondement solide.

C'est ainsi que l'expérimentateur doit être en même temps bon observateur, et que dans la méthode expérimentale, l'expérience et l'observation marchent toujours de front.

VI. Dans le raisonnement expérimental, l'expérimentateur ne se sépare pas de l'observateur

Le savant qui veut embrasser l'ensemble des principes de la méthode expérimentale doit remplir deux ordres de conditions et posséder deux qualités de l'esprit qui sont indispensables pour atteindre son but et arriver à la découverte de la vérité.

D'abord le savant doit avoir une idée qu'il soumet au contrôle des faits ; mais en même temps il doit s'assurer que les faits qui servent de point de départ ou de contrôle à son idée, sont justes et bien établis ; c'est pourquoi il doit être lui-même à la fois observateur et expérimentateur.

L'observateur, avons-nous dit, constate purement et simplement le phénomène qu'il a sous les yeux.

Il ne doit avoir d'autre souci que de se prémunir contre les erreurs d'observation qui pourraient lui faire voir incomplètement ou mal définir un phénomène.

À cet effet, il met en usage tous les instruments qui pourront l'aider à rendre son observation plus complète.

L'observateur doit être le photographe des phénomènes, son observation doit représenter exactement la nature.

Il faut observer sans idée préconçue ; l'esprit de l'observateur doit être passif, c'est-à-dire se taire ; il écoute la nature et écrit sous sa dictée.

Mais une fois le fait constaté et le phénomène bien observé, l'idée arrive, le raisonnement intervient et l'expérimentateur apparaît pour interpréter le phénomène.

L'expérimentateur, comme nous le savons déjà, est celui qui, en vertu d'une interprétation plus ou moins probable, mais anticipée des phénomènes observés, institue l'expérience de manière que, dans l'ordre logique de ses prévisions, elle fournisse un résultat qui serve de contrôle à l'hypothèse ou à l'idée préconçue.

Pour cela l'expérimentateur réfléchit, essaye, tâtonne, compare et combine pour trouver les conditions expérimentales les plus propres à atteindre le but qu'il se propose.

Il faut nécessairement expérimenter avec une idée préconçue.

L'esprit de l'expérimentateur doit être actif, c'est-à-dire qu'il doit interroger la nature et lui poser les questions dans tous les sens, suivant les diverses hypothèses qui lui sont suggérées.

Mais, une fois les conditions de l'expérience instituées et mises en œuvre d'après l'idée préconçue ou la vue anticipée de l'esprit, il va, ainsi que nous l'avons déjà dit, en résulter une observation provoquée ou préméditée.

Il s'ensuit l'apparition de phénomènes que l'expérimentateur a déterminés, mais qu'il s'agira de constater d'abord, afin de savoir ensuite quel contrôle on pourra en tirer relativement à l'idée expérimentale qui les a fait naître.

Or, dès le moment où le résultat de l'expérience se manifeste, l'expérimentateur se trouve en face d'une véritable observation qu'il a provoquée, et qu'il faut constater, comme toute observation, sans aucune idée préconçue.

L'expérimentateur doit alors disparaître ou plutôt se transformer instantanément en observateur ; et ce n'est qu'après qu'il aura constaté les résultats de l'expérience absolument comme ceux d'une observation ordinaire, que son esprit reviendra pour raisonner, comparer et juger si l'hypothèse expérimentale est vérifiée ou infirmée par ces mêmes résultats.

Pour continuer la comparaison énoncée plus haut, je dirai que l'expérimentateur pose des questions à la nature ; mais que, dès qu'elle parle, il doit se taire ; il doit constater ce qu'elle répond, l'écouter jusqu'au bout, et, dans tous les cas, se soumettre à ses décisions.

L'expérimentateur doit forcer la nature à se dévoiler, a-t-on dit.

Oui, sans doute, l'expérimentateur force la nature à se dévoiler, en l'attaquant et en lui posant des questions dans tous les sens ; mais il ne doit jamais répondre pour elle ni écouter incomplètement ses réponses en ne prenant dans l'expérience que la partie des résultats qui favorisent ou confirment l'hypothèse.

Nous verrons ultérieurement que c'est là un des plus grands écueils de la méthode expérimentale.

L'expérimentateur qui continue à garder son idée préconçue, et qui ne constate les résultats de l'expérience qu'à ce point de vue, tombe nécessairement dans l'erreur, parce qu'il néglige de constater ce qu'il n'avait pas prévu et fait alors une observation incomplète.

L'expérimentateur ne doit pas tenir à son idée autrement que comme à un moyen de solliciter une réponse de la nature.

Mais il doit soumettre son idée à la nature et être prêt à l'abandonner, à la modifier ou à la changer, suivant ce que l'observation des phénomènes qu'il a provoqués lui enseignera.

Il y a donc deux opérations à considérer dans une expérience.

La première consiste à préméditer et à réaliser les conditions de l'expérience ; la deuxième consiste à constater les résultats de l'expérience.

Il n'est pas possible d'instituer une expérience sans une idée préconçue ; instituer une expérience, avons-nous dit, c'est poser une question ; on ne conçoit jamais une question sans l'idée qui sollicite la réponse.

Je considère donc, en principe absolu, que l'expérience doit toujours être instituée en vue d'une idée préconçue, peu importe que cette idée soit plus ou moins vague, plus ou moins bien définie.

Quant à la constatation des résultats de l'expérience, qui n'est elle-même qu'une observation provoquée, je pose également en principe qu'elle doit être faite là comme dans toute autre observation, c'est-à-dire sans idée préconçue.

On pourrait encore distinguer et séparer dans l'expérimentateur celui qui prémédite et institue l'expérience de celui qui en réalise l'exécution ou en constate les résultats.

Dans le premier cas, c'est l'esprit de l'inventeur scientifique qui agit ; dans le second, ce sont les sens qui observent ou constatent.

La preuve de ce que j'avance nous est fournie de la manière la plus frappante par l'exemple de Fr.

Huber [9].

Ce grand naturaliste, quoique aveugle, nous a laissé d'admirables expériences qu'il concevait et faisait ensuite exécuter par son domestique, qui n'avait pour sa part aucune idée scientifique.

Huber était donc l'esprit directeur qui instituait l'expérience ; mais il était obligé d'emprunter les sens d'un autre.

Le domestique représentait les sens passifs qui obéissent à l'intelligence pour réaliser l'expérience instituée en vue d'une idée préconçue.

Ceux qui ont condamné l'emploi des hypothèses et des idées préconçues dans la méthode expérimentale ont eu tort de confondre l'invention de l'expérience avec la constatation de ses résultats.

Il est vrai de dire qu'il faut constater les résultats de l'expérience avec un esprit dépouillé d'hypothèses et d'idées préconçues.

Mais il faudrait bien se garder de proscrire l'usage des hypothèses et des idées quand il s'agit d'instituer l'expérience ou d'imaginer des moyens d'observation.

On doit, au contraire, comme nous le verrons bientôt, donner libre carrière à son imagination ; c'est l'idée qui est le principe de tout raisonnement et de toute invention, c'est à elle que revient toute espèce d'initiative.

On ne saurait l'étouffer ni la chasser sous prétexte qu'elle peut nuire, il ne faut que la régler et lui donner un critérium, ce qui est bien différent.

Le savant complet est celui qui embrasse à la fois la théorie et la pratique expérimentale. 1º Il constate un fait ; 2º à propos de ce fait, une idée naît dans son esprit ; 3º en vue de cette idée, il raisonne, institue une expérience, en imagine et en réalise les conditions matérielles. 4º De cette expérience résultent de nouveaux phénomènes qu'il faut observer, et ainsi de suite.

L'esprit du savant se trouve en quelque sorte toujours placé entre deux observations : l'une qui sert de point de départ au raisonnement, et l'autre qui lui sert de conclusion.

Pour être plus clair, je me suis efforcé de séparer les diverses opérations du raisonnement expérimental.

Mais quand tout cela se passe à la fois dans la tête d'un savant qui se livre à l'investigation dans une science aussi confuse que l'est encore la médecine, alors il y a un enchevêtrement tel, entre ce qui résulte de l'observation et ce qui appartient à l'expérience, qu'il serait impossible et d'ailleurs inutile de vouloir analyser dans leur mélange inextricable chacun de ces termes.

Il suffira de retenir en principe que l'idée a priori ou mieux l'hypothèse est le stimulus de l'expérience, et qu'on doit s'y laisser aller librement, pourvu qu'on observe les résultats de l'expérience d'une manière rigoureuse et complète.

Si l'hypothèse ne se vérifie pas et disparaît, les faits qu'elle aura servi à trouver resteront néanmoins acquis comme des matériaux inébranlables de la science.

L'observateur et l'expérimentateur répondraient donc à des phases différentes de la recherche expérimentale.

L'observateur ne raisonne plus, il constate ; l'expérimentateur, au contraire, raisonne et se fonde sur les faits acquis pour en imaginer et en provoquer rationnellement d'autres.

Mais, si l'on peut, dans la théorie et d'une manière abstraite, distinguer l'observateur de l'expérimentateur, il semble impossible dans la pratique de les séparer, puisque nous voyons que nécessairement le même investigateur est alternativement observateur et expérimentateur.

C'est en effet ainsi que cela a lieu constamment quand un même savant découvre et développe à lui seul toute une question scientifique.

Mais il arrive le plus souvent que, dans l'évolution de la science, les diverses parties du raisonnement expérimental sont le partage de plusieurs hommes.

Ainsi il en est qui, soit en médecine, soit en histoire naturelle, n'ont fait que recueillir et rassembler des observations ; d'autres ont pu émettre des hypothèses plus ou moins ingénieuses et plus ou moins probables fondées sur ces observations ; puis d'autres sont venus réaliser expérimentalement les conditions propres à faire naître l'expérience qui devait contrôler ces hypothèses ; enfin il en est d'autres qui se sont appliqués plus particulièrement à généraliser et à systématiser les résultats obtenus par les divers observateurs et expérimentateurs.

Ce morcellement du domaine expérimental est une chose utile, parce que chacune de ses diverses parties s'en trouve mieux cultivée.

On conçoit, en effet, que dans certaines sciences les moyens d'observation et d'expérimentation devenant des instruments tout à fait spéciaux, leur maniement et leur emploi exigent une certaine habitude et réclament une certaine habileté manuelle ou le perfectionnement de certains sens.

Mais si j'admets la spécialité pour ce qui est pratique dans la science, je la repousse d'une manière absolue pour tout ce qui est théorique.

Je considère en effet que faire sa spécialité des généralités est un principe antiphilosophique et antiscientifique, quoiqu'il ait été proclamé par une école philosophique moderne qui se pique d'être fondée sur les sciences.

Toutefois la science expérimentale ne saurait avancer par un seul des côtés de la méthode pris séparément ; elle ne marche que par la réunion de toutes les parties de la méthode concourant vers un but commun.

Ceux qui recueillent des observations ne sont utiles que parce que ces observations sont ultérieurement introduites dans le raisonnement expérimental ; autrement l'accumulation indéfinie d'observations ne conduirait à rien.

Ceux qui émettent des hypothèses à propos des observations recueillies par les autres, ne sont utiles qu'autant : que l'on cherchera à vérifier ces hypothèses en expérimentant ; autrement ces hypothèses non vérifiées ou non vérifiables par l'expérience n'engendreraient que des systèmes, et nous reporteraient à la scolastique.

Ceux qui expérimentent, malgré toute leur habileté, ne résoudront pas les questions s'ils ne sont inspirés par une hypothèse heureuse fondée sur des observations exactes et bien faites.

Enfin ceux qui généralisent ne pourront faire des théories durables qu'autant qu'ils connaîtront par eux-mêmes tous les détails scientifiques que ces théories sont destinées à représenter.

Les généralités scientifiques doivent remonter des particularités aux principes ; et les principes sont d'autant plus stables qu'ils s'appuient sur des détails plus profonds, de même qu'un pieu est d'autant plus solide qu'il est enfoncé plus avant dans la terre.

On voit donc que tous les termes de la méthode expérimentale sont solidaires les uns des autres.

Les faits sont les matériaux nécessaires ; mais c'est leur mise en œuvre par le raisonnement expérimental, c'est-à-dire la théorie, qui constitue et édifie véritablement la science.

L'idée formulée par les faits représente la science.

L'hypothèse expérimentale n'est que l'idée scientifique, préconçue ou anticipée.

La théorie n'est que l'idée scientifique contrôlée par l'expérience.

Le raisonnement ne sert qu'à donner une forme à nos idées, de sorte que tout se ramène primitivement et finalement à une idée.

C'est l'idée qui constitue, ainsi que nous allons le voir, le point de départ ou le primum movens de tout raisonnement scientifique, et c'est elle qui en est également le but dans l'aspiration de l'esprit vers l'inconnu.

Chapitre II De l'idée a priori et du doute dans le raisonnement expérimental

Chaque homme se fait de prime abord des idées sur ce qu'il voit, et il est porté à interpréter les phénomènes de la nature par anticipation, avant de les connaître par expérience.

Cette tendance est spontanée ; une idée préconçue a toujours été et sera toujours le premier élan d'un esprit investigateur.

Mais la méthode expérimentale a pour objet de transformer cette conception a priori fondée sur une intuition ou un sentiment vague des choses, en une interprétation a posteriori établie sur l'étude expérimentale des phénomènes.

C'est pourquoi on a aussi appelé la méthode expérimentale, la méthode a posteriori.

L'homme est naturellement métaphysicien et orgueilleux ; il a pu croire que les créations idéales de son esprit qui correspondent à ses sentiments représentaient aussi la réalité.

D'où il suit que la méthode expérimentale n'est point primitive et naturelle à l'homme, et que ce n'est qu'après avoir erré longtemps dans les discussions théologiques et scolastiques qu'il a fini par reconnaître la stérilité de ses efforts dans cette voie.

L'homme s'aperçut alors qu'il ne peut dicter des lois à la nature, parce qu'il ne possède pas en lui-même la connaissance et le critérium des choses extérieures, et il comprit que, pour arriver à la vérité, il doit, au contraire, étudier les lois naturelles et soumettre ses idées, sinon sa raison, à l'expérience, c'est-à-dire au critérium des faits.

Toutefois, la manière de procéder de l'esprit humain n'est pas changée au fond pour cela.

Le métaphysicien, le scolastique et l'expérimentateur procèdent tous par une idée a priori.

La différence consiste en ce que le scolastique impose son idée comme une vérité absolue qu'il a trouvée, et dont il déduit ensuite par la logique seule toutes les conséquences.

L'expérimentateur, plus modeste, pose au contraire son idée comme une question, comme une interprétation anticipée de la nature, plus ou moins probable, dont il déduit logiquement des conséquences qu'il confronte à chaque instant avec la réalité au moyen de l'expérience.

Il marche ainsi des vérités partielles à des vérités plus générales, mais sans jamais oser prétendre qu'il tient la vérité absolue.

Celle-ci, en effet, si on la possédait sur un point quelconque, on l'aurait partout ; car l'absolu ne laisse rien en dehors de lui.

L'idée expérimentale est donc aussi une idée a priori, mais c'est une idée qui se présente sous la forme d'une hypothèse dont les conséquences doivent être soumises au critérium expérimental afin d'en juger la valeur.

L'esprit de l'expérimentateur se distingue de celui du métaphysicien et du scolastique par la modestie, parce que, à chaque instant, l'expérience lui donne la conscience de son ignorance relative et absolue.

En instruisant l'homme, la science expérimentale a pour effet de diminuer de plus en plus son orgueil, en lui prouvant chaque jour que les causes premières, ainsi que la réalité objective des choses, lui seront à jamais cachées, et qu'il ne peut connaître que des relations.

C'est là en effet le but unique de toutes les sciences, ainsi que nous le verrons plus loin.

L'esprit humain, aux diverses périodes de son évolution, a passé successivement par le sentiment, la raison et l'expérience.

D'abord le sentiment, seul s'imposant à la raison, créa les vérités de foi, c'est-à-dire la théologie.

La raison ou la philosophie, devenant ensuite la maîtresse, enfanta la scolastique.

Enfin, l'expérience, c'est-à-dire l'étude des phénomènes naturels, apprit à l'homme que les vérités du monde extérieur ne se trouvent formulées de prime abord ni dans le sentiment ni dans la raison.

Ce sont seulement nos guides indispensables ; mais, pour obtenir ces vérités, il faut nécessairement descendre dans la réalité objective des choses où elles se trouvent cachées avec leur forme phénoménale.

C'est ainsi qu'apparut par le progrès naturel des choses la méthode expérimentale qui résume tout et qui, comme nous le verrons bientôt, s'appuie successivement sur les trois branches de ce trépied immuable : le sentiment, la raison et l'expérience.

Dans la recherche de la vérité, au moyen de cette méthode, le sentiment a toujours l'initiative, il engendre l'idée a priori ou l'intuition ; la raison ou le raisonnement développe ensuite l'idée et déduit ses conséquences logiques.

Mais si le sentiment doit être éclairé par les lumières de la raison, la raison à son tour doit être guidée par l'expérience.

I. Les vérités expérimentales sont objectives ou extérieures

La méthode expérimentale ne se rapporte qu'à la recherche des vérités objectives, et non à celle des vérités subjectives.

De même que dans le corps de l'homme il y a deux ordres de fonctions, les unes qui sont conscientes et les autres qui ne le sont pas, de même dans son esprit il y a deux ordres de vérités ou de notions, les unes conscientes, intérieures ou subjectives, les autres inconscientes, extérieures ou objectives.

Les vérités subjectives sont celles qui découlent de principes dont l'esprit a conscience et qui apportent en lui le sentiment d'une évidence absolue et nécessaire.

En effet, les plus grandes vérités ne sont au fond qu'un sentiment de notre esprit ; c'est ce qu'a voulu dire Descartes dans son fameux aphorisme.

Nous avons dit, d'un autre côté, que l'homme ne connaîtrait jamais ni les causes premières ni l'essence des choses.

Dès lors la vérité n'apparaît jamais à son esprit que sous la forme d'une relation ou d'un rapport absolu et nécessaire.

Mais ce rapport ne peut être absolu qu'autant que les conditions en sont simples et subjectives, c'est-à-dire que l'esprit a la conscience qu'il les connaît toutes.

Les mathématiques représentent les rapports des choses dans les conditions d'une simplicité idéale.

Il en résulte que ces principes ou rapports, une fois trouvés, sont acceptés par l'esprit comme des vérités absolues, c'est-à-dire indépendantes de la réalité.

On conçoit dès lors que toutes les déductions logiques d'un raisonnement mathématique soient aussi certaines que leur principe et qu'elles n'aient pas besoin d'être vérifiées par l'expérience.

Ce serait vouloir mettre les sens au-dessus de la raison, et il serait absurde de chercher à prouver ce qui est vrai absolument pour l'esprit et ce qu'il ne pourrait concevoir autrement.

Mais quand, au lieu de s'exercer sur des rapports subjectifs dont son esprit a créé les conditions, l'homme veut connaître les rapports objectifs de la nature qu'il n'a pas créés, immédiatement le critérium intérieur et conscient lui fait défaut.

Il a toujours la conscience, sans doute, que dans le monde objectif ou extérieur, la vérité est également constituée par des rapports nécessaires, mais la connaissance des conditions de ces rapports lui manque.

Il faudrait, en effet, qu'il eût créé ces conditions pour en posséder la connaissance et la conception absolues.

Toutefois l'homme doit croire que les rapports objectifs des phénomènes du monde extérieur pourraient acquérir la certitude des vérités subjectives s'ils étaient réduits à un état de simplicité que son esprit pût embrasser complètement.

C'est ainsi que dans l'étude des phénomènes les plus simples, la science expérimentale a saisi certains rapports qui paraissent absolus.

Telles sont les propositions qui servent de principes à la mécanique rationnelle et à quelques branches de la physique mathématique.

Dans ces sciences, en effet, on raisonne par une déduction logique que l'on ne soumet pas à l'expérience, parce qu'on admet, comme en mathématiques, que, le principe étant vrai, les conséquences le sont aussi.

Toutefois, il y a là une grande différence à signaler, en ce sens que le point de départ n'est plus ici une vérité subjective et consciente, mais une vérité objective et inconsciente empruntée à l'observation ou à l'expérience.

Or, cette vérité n'est jamais que relative au nombre d'expériences et d'observations qui ont été faites.

Si jusqu'à présent aucune observation n'a démenti la vérité en question, l'esprit ne conçoit pas pour cela l'impossibilité que les choses se passent autrement.

De sorte que c'est toujours par hypothèse qu'on admet le principe absolu.

C'est pourquoi l'application de l'analyse mathématique à des phénomènes naturels, quoique très simples, peut avoir des dangers si la vérification expérimentale est repoussée d'une manière complète.

Dans ce cas, l'analyse mathématique devient un instrument aveugle si on ne la retrempe de temps en temps au foyer de l'expérience.

J'exprime ici une pensée émise par beaucoup de grands mathématiciens et de grands physiciens, et, pour rapporter une des opinions les plus autorisées en pareille matière, je citerai ce que mon savant confrère et ami M. J. Bertrand a écrit à ce sujet dans son bel éloge de Sénarmont :

« La géométrie ne doit être pour le physicien qu'un puissant auxiliaire : quand elle a poussé les principes à leurs dernières conséquences, il lui est impossible de faire davantage, et l'incertitude du point de départ ne peut que s'accroître par l'aveugle logique de l'analyse, si l'expérience ne vient à chaque pas servir de boussole et de règle [10]. »

La mécanique rationnelle et la physique mathématique forment donc le passage entre les mathématiques proprement dites et les sciences expérimentales.

Elles renferment les cas les plus simples.

Mais, dès que nous entrons dans la physique et dans la chimie, et à plus forte raison dans la biologie, les phénomènes se compliquent de rapports tellement nombreux, que les principes représentés par les théories, auxquels nous avons pu nous élever, ne sont que provisoires et tellement hypothétiques, que nos déductions, bien que très logiques, sont complètement incertaines, et ne sauraient dans aucun cas se passer de la vérification expérimentale.

En un mot, l'homme peut rapporter tous ses raisonnements à deux critériums, l'un intérieur et conscient, qui est certain et absolu ; l'autre extérieur et inconscient, qui est expérimental et relatif

Quand nous raisonnons sur les objets extérieurs, mais en les considérant par rapport à nous suivant l'agrément ou le désagrément qu'ils nous causent, suivant leur utilité ou leurs inconvénients, nous possédons encore dans nos sensations un critérium intérieur.

De même, quand nous raisonnons sur nos propres actes, nous avons également un guide certain, parce que nous avons conscience de ce que nous pensons et de ce que nous sentons.

Mais si nous voulons juger les actes d'un autre homme et savoir les mobiles qui le font agir, c'est tout différent.

Sans doute nous avons devant les yeux les mouvements de cet homme et ses manifestations qui sont, nous en sommes sûrs, les modes d'expression de sa sensibilité et de sa volonté.

De plus nous admettons encore qu'il y a un rapport nécessaire entre les actes et leur cause ; mais quelle est cette cause ?

Nous ne la sentons pas en nous, nous n'en avons pas conscience comme quand il s'agit de nous-même ; nous sommes donc obligés de l'interpréter et de la supposer d'après les mouvements que nous voyons et les paroles que nous entendons.

Alors nous devons contrôler les actes de cet homme les uns par les autres ; nous considérons comment il agit dans telle ou telle circonstance, et, en un mot, nous recourons à la méthode expérimentale.

De même quand le savant considère les phénomènes naturels qui l'entourent et qu'il veut les connaître en eux-mêmes et dans leurs rapports mutuels et complexes de causalité, tout critérium intérieur lui fait défaut, et il est obligé d'invoquer l'expérience pour contrôler les suppositions et les raisonnements qu'il fait à leur égard.

L'expérience, suivant l'expression de Gœthe, devient alors la seule médiatrice entre l'objectif et le subjectif [11], c'est-à-dire entre le savant et les phénomènes qui l'environnent.

Le raisonnement expérimental est donc le seul que le naturaliste et le médecin puissent employer pour chercher la vérité et en approcher autant que possible.

En effet, par sa nature même de critérium extérieur et inconscient, l'expérience ne donne que la vérité relative sans jamais pouvoir prouver à l'esprit qu'il la possède d'une manière absolue.

L'expérimentateur qui se trouve en face des phénomènes naturels ressemble à un spectateur qui observe des scènes muettes.

Il est en quelque sorte le juge d'instruction de la nature ; seulement, au lieu d'être aux prises avec des hommes qui cherchent à le tromper par des aveux mensongers ou par de faux témoignages, il a affaire à des phénomènes naturels qui sont pour lui des personnages dont il ne connaît ni le langage ni les mœurs, qui vivent au milieu de circonstances qui lui sont inconnues, et dont il veut cependant savoir les intentions.

Pour cela il emploie tous les moyens qui sont en sa puissance.

Il observe leurs actions, leur marche, leurs manifestations, et il cherche à en démêler la cause au moyen de tentatives diverses, appelées expériences.

Il emploie tous les artifices imaginables et, comme on le dit vulgairement, il plaide souvent le faux pour savoir le vrai.

Dans tout cela l'expérimentateur raisonne nécessairement d'après lui-même et prête à la nature ses propres idées.

Il fait des suppositions sur la cause des actes qui se passent devant lui, et, pour savoir si l'hypothèse qui sert de base à son interprétation est juste, il s'arrange pour faire apparaître des faits, qui, dans l'ordre logique, puissent être la confirmation ou la négation de l'idée qu'il a conçue.

Or, je le répète, c'est ce contrôle logique qui seul peut l'instruire et lui donner l'expérience.

Le naturaliste qui observe des animaux dont il veut connaître les mœurs et les habitudes, le physiologiste et le médecin qui veulent étudier les fonctions cachées des Corps vivants, le physicien et le chimiste qui déterminent les phénomènes de la matière brute ; tous sont dans le même cas, ils ont devant eux des manifestations qu'ils ne peuvent interpréter qu'à l'aide du critérium expérimental, le seul dont nous ayons à nous occuper ici.

II. L'intuition ou le sentiment engendre l'idée expérimentale

Nous avons dit plus haut que la méthode expérimentale s'appuie successivement sur le sentiment, la raison et l'expérience.

Le sentiment engendre l'idée ou l'hypothèse expérimentale, c'est-à-dire l'interprétation anticipée des phénomènes de la nature.

Toute l'initiative expérimentale est dans l'idée, car c'est elle qui provoque l'expérience.

La raison ou le raisonnement ne servent qu'à déduire les conséquences de cette idée et à les soumettre à l'expérience.

Une idée anticipée ou une hypothèse est donc le point de départ nécessaire de tout raisonnement expérimental.

Sans cela on ne saurait faire aucune investigation ni s'instruire ; on ne pourrait qu'entasser des observations stériles.

Si l'on expérimentait sans idée préconçue, on irait à l'aventure ; mais d'un autre côté, ainsi que nous l'avons dit ailleurs, si l'on observait avec des idées préconçues, on ferait de mauvaises observations et l'on serait exposé à prendre les conceptions de son esprit pour la réalité.

Les idées expérimentales ne sont point innées.

Elles ne surgissent point spontanément, il leur faut une occasion ou un excitant extérieur, comme cela a lieu dans toutes les fonctions physiologiques.

Pour avoir une première idée des choses, il faut voir ces choses ; pour avoir une idée sur un phénomène de la nature, il faut d'abord l'observer.

L'esprit de l'homme ne peut concevoir un effet sans cause, de telle sorte que la vue d'un phénomène éveillé toujours en lui une idée de causalité.

Toute la connaissance humaine se borne à remonter des effets observés à leur cause.

A la suite d'une observation, une idée relative à la cause du phénomène observé se présente à l'esprit ; puis on introduit cette idée anticipée dans un raisonnement en vertu duquel on fait des expériences pour la contrôler.

Les idées expérimentales, comme nous le verrons plus tard, peuvent naître soit à propos d'un fait observé par hasard, soit à la suite d'une tentative expérimentale, soit comme corollaires d'une théorie admise.

Ce qu'il faut seulement noter pour le moment, c'est que l'idée expérimentale n'est point arbitraire ni purement imaginaire ; elle doit avoir toujours un point d'appui dans la réalité observée, c'est-à-dire dans la nature.

L'hypothèse expérimentale, en un mot, doit toujours être fondée sur une observation antérieure.

Une autre condition essentielle de l'hypothèse, c'est qu'elle soit aussi probable que possible et qu'elle soit vérifiable expérimentalement.

En effet, si l'on faisait une hypothèse que l'expérience ne pût pas vérifier, on sortirait par cela même de la méthode expérimentale pour tomber dans les défauts des scolastiques et des systématiques.

Il n'y a pas de règles à donner pour faire naître dans le cerveau, à propos d'une observation donnée, une idée juste et féconde qui soit pour l'expérimentateur une sorte d'anticipation intuitive de l'esprit vers une recherche heureuse.

L'idée une fois émise, on peut seulement dire comment il faut la soumettre à des préceptes définis et à des règles logiques précises dont aucun expérimentateur ne saurait s'écarter ; mais son apparition a été toute spontanée, et sa nature est tout individuelle.

C'est un sentiment particulier, un quid proprium qui constitue l'originalité, l'invention ou le génie de chacun.

Une idée neuve apparaît comme une relation nouvelle ou inattendue que l'esprit aperçoit entre les choses.

Toutes les intelligences se ressemblent sans doute et des idées semblables peuvent naître chez tous les hommes, à l'occasion de certains rapports simples des objets que tout le monde peut saisir.

Mais comme les sens, les intelligences n'ont pas toutes la même puissance ni la même acuité, et il est des rapports subtils et délicats qui ne peuvent être sentis, saisis et dévoilés que par des esprits plus perspicaces, mieux doués ou placés dans un milieu intellectuel qui les prédispose d'une manière favorable.'

Si les faits donnaient nécessairement naissance aux idées, chaque fait nouveau devrait engendrer une idée nouvelle.

Cela a lieu, il est vrai, le plus souvent ; car il est des faits nouveaux qui, par leur nature, font venir la même idée nouvelle à tous les hommes placés dans les mêmes conditions d'instruction antérieure.

Mais il est aussi des faits qui ne disent rien à l'esprit du plus grand nombre, tandis qu'ils sont lumineux pour d'autres.

Il arrive même qu'un fait ou une observation reste très longtemps devant les yeux d'un savant sans lui rien inspirer ; puis tout à coup vient un trait de lumière, et l'esprit interprète le même fait tout autrement qu'auparavant et lui trouve des rapports tout nouveaux.

L'idée neuve apparaît alors avec la rapidité de l'éclair comme une sorte de révélation subite ; ce qui prouve bien que dans ce cas la découverte réside dans un sentiment des choses qui est non seulement personnel, mais qui est même relatif à l'état actuel dans lequel se trouve l'esprit.

La méthode expérimentale ne donnera donc pas des idées neuves et fécondes à ceux qui n'en ont pas ; elle servira seulement à diriger les idées chez ceux qui en ont et à les développer afin d'en retirer les meilleurs résultats possible.

L'idée, c'est la graine ; la méthode, c'est le sol qui lui fournit les conditions de se développer, de prospérer et de donner les meilleurs fruits suivant sa nature.

Mais de même qu'il ne poussera jamais dans le sol que ce qu'on y sème, de même il ne se développera par la méthode expérimentale que les idées qu'on lui soumet.

La méthode par elle-même n'enfante rien, et c'est une erreur de certains philosophes d'avoir accordé trop de puissance à la méthode sous ce rapport.

L'idée expérimentale résulte d'une sorte de pressentiment de l'esprit qui juge que les choses doivent se passer d'une certaine manière.

On peut dire sous ce rapport que nous avons dans l'esprit l'intuition ou le sentiment des lois de la nature, mais nous n'en connaissons pas la forme.

L'expérience peut seule nous l'apprendre.

Les hommes qui ont le pressentiment des vérités nouvelles sont rares ; dans toutes les sciences, le plus grand nombre des hommes développe et poursuit les idées d'un petit nombre d'autres.

Ceux qui font des découvertes sont les promoteurs d'idées neuves et fécondes.

On donne généralement le nom de découverte à la connaissance d'un fait nouveau ; mais je pense que c'est l'idée qui se rattache au fait découvert qui constitue en réalité la découverte.

Les faits ne sont ni grands ni petits par eux-mêmes.

Une grande découverte est un fait qui, en apparaissant dans la science, a donné naissance à des idées lumineuses, dont la clarté a dissipé un grand nombre d'obscurités et montré les voies nouvelles.

Il y a d'autres faits qui, bien que nouveaux, n'apprennent que peu de chose ; ce sont alors de petites découvertes.

Enfin il y a des faits nouveaux qui, quoique bien observés, n'apprennent rien à personne ; ils restent, pour le moment, isolés et stériles dans la science ; c'est ce qu'on pourrait appeler le fait brut ou le fait brutal.

La découverte est donc l'idée neuve qui surgit à propos d'un fait trouvé par hasard ou autrement.

Par conséquent, il ne saurait y avoir de méthode pour faire des découvertes, parce que les théories philosophiques ne peuvent pas plus donner le sentiment inventif et la justesse de l'esprit à ceux qui ne les possèdent pas, que la connaissance des théories acoustiques ou optiques ne peut donner une oreille juste ou une bonne vue à ceux qui en sont naturellement privés.

Seulement les bonnes méthodes peuvent nous apprendre à développer et à mieux utiliser les facultés que la nature nous a dévolues, tandis que les mauvaises méthodes peuvent nous empêcher d'en tirer un heureux profit.

C'est ainsi que le génie de l'invention, si précieux dans les sciences, peut être diminué ou même étouffé par une mauvaise méthode, tandis qu'une bonne méthode peut l'accroître et le développer.

En un mot, une bonne méthode favorise le développement scientifique et prémunit le savant contre les causes d'erreurs si nombreuses qu'il rencontre dans la recherche de la vérité ; c'est là le seul objet que puisse se proposer la méthode expérimentale.

Dans les sciences biologiques, ce rôle de la méthode est encore plus important que dans les autres, par suite de la complexité immense des phénomènes et des causes d'erreurs sans nombre que cette complexité introduit dans l'expérimentation.

Toutefois, même au point de vue biologique, nous ne saurions avoir la prétention de traiter ici de la méthode expérimentale d'une manière complète ; nous devons nous borner à donner quelques principes généraux, qui pourront guider l'esprit de celui qui se livre aux recherches de médecine expérimentale.

III. L'expérimentateur doit douter, fuir les idées fixes et garder toujours sa liberté d'esprit

La première condition que doit remplir un savant qui se livre à l'investigation dans les phénomènes naturels, c'est de conserver une entière liberté d'esprit assise sur le doute philosophique.

Il ne faut pourtant point être sceptique ; il faut croire à la science, c'est-à-dire au déterminisme, au rapport absolu et nécessaire des choses, aussi bien dans les phénomènes propres aux êtres vivants que dans tous les autres ; mais il faut en même temps être bien convaincu que nous n'avons ce rapport que d'une manière plus ou moins approximative, et que les théories que nous possédons sont loin de représenter des vérités immuables.

Quand nous faisons une théorie, générale dans nos sciences, la seule chose dont nous soyons certains, c'est que toutes ces théories sont fausses absolument parlant.

Elles ne sont que des vérités partielles et provisoires qui nous sont nécessaires, comme des degrés sur lesquels nous nous reposons, pour avancer dans l'investigation ; elles ne représentent que l'état actuel de nos connaissances, et, par conséquent, elles devront se modifier avec l'accroissement de la science, et d'autant plus souvent que les sciences sont moins avancées dans leur évolution.

D'un autre côté, nos idées, ainsi que nous l'avons dit, nous viennent à la vue de faits qui ont été préalablement observés et que nous interprétons ensuite.

Or, des causes d'erreurs sans nombre peuvent se glisser dans nos observations, et, malgré toute notre attention et notre sagacité, nous ne sommes jamais sûrs d'avoir tout vu, parce que souvent les moyens de constatation nous manquent ou sont trop imparfaits.

De tout cela, il résulte donc que, si le raisonnement nous guide dans la science expérimentale, il ne nous impose pas nécessairement ses conséquences.

Notre esprit peut toujours rester libre de les accepter ou de les discuter.

Si une idée se présente à nous, nous ne devons pas la repousser par cela seul qu'elle n'est pas d'accord avec les conséquences logiques d'une théorie régnante.

Nous pouvons suivre notre sentiment et notre idée, donner carrière à notre imagination, pourvu que toutes nos idées ne soient que des prétextes à instituer des expériences nouvelles qui puissent nous fournir des faits probants ou inattendus et féconds.

Cette liberté que garde l'expérimentateur est, ainsi que je l'ai dit, fondée sur le doute philosophique.

En effet, nous devons avoir conscience de l'incertitude de nos raisonnements à cause de l'obscurité de leur point de départ.

Ce point de départ repose toujours au fond sur des hypothèses ou sur des théories plus ou moins imparfaites, suivant l'état d'avancement des sciences.

En biologie et particulièrement en médecine, les théories sont si précaires que l'expérimentateur garde presque toute sa liberté.

En chimie et en physique les faits deviennent plus simples, les sciences sont plus avancées, les théories sont plus assurées, et l'expérimentateur doit en tenir un plus grand compte et accorder une plus grande importance aux conséquences du raisonnement expérimental fondé sur elles.

Mais encore ne doit-il jamais donner une valeur absolue à ces théories.

De nos jours, on a vu des grands physiciens faire des découvertes du premier ordre à l'occasion d'expériences instituées d'une manière illogique par rapport aux théories admises.

L'astronomie a assez de confiance dans les principes de sa science pour construire avec eux des théories mathématiques, mais cela ne l'empêche pas de les vérifier et de les contrôler par des observations directes ; ce précepte même, ainsi que nous l'avons vu, ne doit pas être négligé en mécanique rationnelle.

Mais dans les mathématiques, quand on part d'un axiome ou d'un principe dont la vérité est absolument nécessaire et consciente, la liberté n'existe plus ; les vérités acquises sont immuables.

Le géomètre n'est pas libre de mettre en doute si les trois angles d'un triangle sont égaux ou non à deux droits ; par conséquent, il n'est pas libre de rejeter les conséquences logiques qui se déduisent de ce principe.

Si un médecin se figurait que ses raisonnements ont la valeur de ceux d'un mathématicien, il serait dans la plus grande des erreurs et il serait conduit aux conséquences les plus fausses.

C'est malheureusement ce qui est arrivé et ce qui arrive encore pour les j'appellerai des systématiques.

En effet, ces hommes partent d'une idée fondée plus ou moins sur l'observation et qu'ils considèrent comme une vérité absolue.

Alors ils raisonnent logiquement et sans expérimenter, et arrivent, de conséquence en conséquence, à construire un système qui est logique, mais qui n'a aucune réalité scientifique.

Souvent les personnes superficielles se laissent éblouir par cette apparence de logique, et c'est ainsi que se renouvellent parfois de nos jours des discussions dignes de l'ancienne scolastique.

Cette foi trop grande dans le raisonnement, qui conduit un physiologiste à une fausse simplification des choses, tient d'une part à l'ignorance de la science dont il parle, et d'autre part à l'absence du sentiment de complexité des phénomènes naturels.

C'est pourquoi nous voyons quelquefois des mathématiciens purs, très grands esprits d'ailleurs, tomber dans des erreurs de ce genre ; ils simplifient trop et raisonnent sur les phénomènes tels qu'il les font dans leur esprit, mais non tels qu'ils sont dans la nature.

Le grand principe expérimental est donc le doute, le doute philosophique qui-laisse à l'esprit sa liberté et son initiative, et d'où dérivent les qualités les plus précieuses pour un investigateur en physiologie et en médecine.

Il ne faut croire à nos observations, à nos théories que sous bénéfice d'inventaire expérimental.

Si l'on croit trop, l'esprit se trouve lié et rétréci par les conséquences, de son propre raisonnement ; il n'a plus de liberté d'action et manque par suite de l'initiative que possède celui qui sait se dégager de cette foi aveugle dans les théories, qui n'est au fond qu'une superstition scientifique.

On a souvent dit que, pour faire des découvertes, il fallait être ignorant.

Cette opinion fausse en elle-même cache cependant une vérité.

Elle signifie qu'il vaut mieux ne rien savoir que d'avoir dans l'esprit des idées fixes appuyées sur des théories dont on cherche toujours la confirmation en négligeant tout ce qui ne s'y rapporte pas.

Cette disposition d'esprit est des plus mauvaises, et elle est éminemment opposée à l'invention.

En effet, une découverte est en général un rapport imprévu qui ne se trouve pas compris dans la théorie, car sans cela il serait prévu.

Un homme ignorant, qui ne connaîtrait pas la théorie, serait, en effet, sous ce rapport, dans de meilleures conditions d'esprit ; la théorie ne le gênerait pas et ne l'empêcherait pas de voir des faits nouveaux que n'aperçoit pas celui qui est préoccupé d'une théorie exclusive.

Mais hâtons-nous de dire qu'il ne s'agit point ici d'élever l'ignorance en principe.

Plus on est instruit, plus on possède de connaissances antérieures, mieux on aura l'esprit disposé pour faire des. découvertes grandes et fécondes.

Seulement il faut garder sa liberté d'esprit, ainsi que nous l'avons dit plus haut, et croire que dans la nature l'absurde suivant nos théories n'est pas toujours impossible.

Les hommes qui ont une foi excessive dans leurs théories ou dans leurs idées sont non seulement mal disposés pour faire des découvertes, mais ils font aussi de très mauvaises observations.

Ils observent nécessairement avec une idée préconçue, et quand ils ont institué une expérience, ils ne veulent voir dans ses résultats qu'une confirmation de leur théorie.

Ils défigurent ainsi l'observation et négligent souvent des faits très importants, parce qu'ils ne concourent pas à leur but.

C'est ce qui nous a fait dire ailleurs qu'il ne fallait jamais faire des expériences pour confirmer ses idées, mais simplement pour les contrôler [12] ; ce qui signifie, en d'autres termes, qu'il faut accepter les résultats de l'expérience tels qu'ils se présentent, avec tout leur imprévu et leurs accidents.

Mais il arrive encore tout naturellement que ceux qui croient trop à leurs théories ne croient pas assez à celles des autres.

Alors l'idée dominante de ces contempteurs d'autrui est de trouver les théories des autres en défaut et de chercher à les contredire.

L'inconvénient pour la science reste le même.

Ils ne font des expériences que pour détruire une théorie, au lieu de les faire pour chercher la vérité.

Ils font également de mauvaises observations parce qu'ils ne prennent dans les résultats de leurs expériences que ce qui convient à leur but en négligeant ce qui ne s'y rapporte pas, et en écartant bien soigneusement tout ce qui pourrait aller dans le sens de l'idée qu'ils veulent combattre.

On est donc conduit ainsi par ces deux voies opposées au même résultat, c'est-à-dire à fausser la science et les faits.

La conclusion de tout ceci est qu'il faut effacer son opinion aussi bien que celle des autres devant les décisions de l'expérience.

Quand on discute et que l'on expérimente comme nous venons de le dire, pour prouver quand même une idée préconçue, on n'a plus l'esprit libre et l'on ne cherche plus la vérité.

On fait de la science étroite à laquelle se mêlent la vanité personnelle ou les diverses passions humaines.

L'amour-propre, cependant, ne devrait rien avoir à faire dans toutes ces vaines disputes.

Quand deux physiologistes ou deux médecins se querellent pour soutenir chacun leurs idées ou leurs théories, il n'y a au milieu de leurs arguments contradictoires qu'une seule chose qui soit absolument certaine : c'est que les deux théories sont insuffisantes et ne représentent la vérité ni l'une ni l'autre.

L'esprit vraiment scientifique devrait donc nous rendre modestes et bienveillants.

Nous savons tous bien peu de chose en réalité, et nous sommes tous faillibles en face des difficultés immenses que nous offre l'investigation dans les phénomènes naturels.

Nous n'aurions donc rien de mieux à faire que de réunir nos efforts au lieu de les diviser et de les neutraliser par des disputes personnelles.

En un mot, le savant qui veut trouver la vérité doit conserver son esprit libre, calme, et, si c'était possible, ne jamais avoir, comme dit Bacon, l'œil humecté par les passions humaines.

Dans l'éducation scientifique, il importerait beaucoup de distinguer, ainsi que nous le ferons plus loin, le déterminisme qui est le principe absolu de la science d'avec les théories qui ne sont que des principes relatifs auxquels on ne doit accorder qu'une valeur provisoire dans la recherche de la vérité.

En un mot il ne faut point enseigner les théories comme des dogmes ou des articles de foi.

Par cette croyance exagérée dans les théories, on donnerait une idée fausse de la science, on surchargerait et l'on asservirait l'esprit en lui enlevant sa liberté et étouffant son originalité, et en lui donnant le goût des systèmes.

Les théories qui représentent l'ensemble de nos idées scientifiques sont sans doute indispensables pour représenter la science.

Elles doivent aussi servir de point d'appui à des idées investigatrices nouvelles.

Mais ces théories et ces idées n'étant point la vérité immuable, il faut être toujours prêt à les abandonner, à les modifier ou à les changer dès qu'elles ne représentent plus la réalité.

En un mot, il faut modifier la théorie pour l'adapter à la nature, et non la nature pour l'adapter à la théorie.

En résumé, il y a deux choses à considérer dans la science expérimentale : la méthode et l'idée.

La méthode a pour objet de diriger l'idée qui s'élance en avant dans l'interprétation des phénomènes naturels et dans la recherche de la vérité.

L'idée doit toujours rester indépendante, et il ne faut point l'enchaîner, pas plus par des croyances scientifiques que par des croyances philosophiques ou religieuses ; il faut être hardi et libre dans la manifestation de ses idées, suivre son sentiment et ne point trop s'arrêter à ces craintes puériles de la contradiction des théories.

Si l'on est bien imbu des principes de la méthode expérimentale, on n'a rien à craindre ; car, tant que l'idée est juste, on continue à la développer ; quand elle est erronée, l'expérience est là pour la rectifier.

Il faut donc savoir trancher les questions, même au risque d'errer.

On rend plus de service à la science, a-t-on dit, par l'erreur que par la confusion, ce qui signifie qu'il faut pousser sans crainte les idées dans tout leur développement pourvu qu'on les règle et que l'on ait toujours soin de les juger par l'expérience.

L'idée, en un mot, est le mobile de tout raisonnement en science comme ailleurs.

Mais partout l'idée doit être soumise à un critérium.

En science, ce critérium est la méthode expérimentale ou l'expérience, ce critérium est indispensable, et nous devons l'appliquer à nos propres idées comme à celles des autres.

IV. Caractère indépendant de la méthode expérimentale

De tout ce qui a été dit précédemment il résulte nécessairement que l'opinion d'aucun homme, formulée en théorie ou autrement, ne saurait être considérée comme représentant la vérité complète dans les sciences.

C'est un guide, une lumière, mais non une autorité absolue.

La révolution que la méthode expérimentale a opérée dans les sciences consiste à avoir substitué un critérium scientifique à l'autorité personnelle.

Le caractère de la méthode expérimentale est de ne relever que d'elle-même, parce qu'elle renferme en elle son critérium, qui est l'expérience.

Elle ne reconnaît d'autre autorité que celle des faits, et elle s'affranchit de l'autorité personnelle.

Quand Descartes disait qu'il faut, ne s'en rapporter qu'à l'évidence ou à ce qui est suffisamment démontré, cela signifiait qu'il fallait ne plus s'en référer à l'autorité, comme faisait la scolastique, mais ne s'appuyer que sur les faits bien établis par l'expérience.

De là il résulte que, lorsque dans la science nous avons émis une idée ou une théorie, nous ne devons pas avoir pour but de la conserver en cherchant tout ce qui peut l'appuyer et en écartant tout ce qui peut l'infirmer.

Nous devons, au contraire, examiner avec le plus grand soin les faits qui semblent la renverser, parce que le progrès réel consiste toujours à changer une théorie ancienne qui renferme moins de faits contre une nouvelle qui en renferme davantage.

Cela prouve que l'on a marché, car en science le grand précepte est de modifier et de changer ses idées à mesure que la science avance.

Nos idées ne sont que des instruments intellectuels qui nous servent à pénétrer dans les phénomènes ; il faut les changer quand elles ont rempli leur rôle, comme on change un bistouri émoussé quand il a servi assez longtemps.

Les idées et les théories de nos prédécesseurs ne doivent être conservées qu'autant qu'elles représentent l'état de la science, mais elles sont évidemment destinées à changer, à moins que l'on admette que la science ne doive plus faire de progrès, ce qui est impossible.

Sous ce rapport, il y aurait peut-être une distinction à établir entre les sciences mathématiques et les sciences expérimentales.

Les vérités mathématiques étant immuables et absolues, la science s'accroît par juxtaposition simple et successive de toutes les vérités acquises.

Dans les sciences expérimentales, au contraire, les vérités n'étant que relatives, la science ne peut avancer que par révolution et par absorption des vérités anciennes dans une forme scientifique nouvelle.

Dans les sciences expérimentales, le respect mal entendu de l'autorité personnelle serait de la superstition et constituerait un véritable obstacle aux progrès de la science ; ce serait en même temps contraire aux exemples que nous ont donnés les grands hommes de tous les temps.

En effet, lés grands hommes sont précisément ceux qui ont apporté des idées nouvelles et détruit des erreurs.

Ils n'ont donc pas respecté eux-mêmes l'autorité de leurs prédécesseurs, et ils n'entendent pas qu'on agisse autrement envers eux.

Cette non-soumission à l'autorité, que la méthode expérimentale consacre comme un précepte fondamental, n'est nullement en désaccord avec le respect et l'admiration que nous vouons aux grands hommes qui nous ont précédés et auxquels nous devons les découvertes qui sont les bases des sciences actuelles [13].

Dans les sciences expérimentales les grands hommes ne sont jamais les promoteurs de vérités absolues et immuables.

Chaque grand homme tient à son temps et ne peut venir qu'à son moment, en ce sens qu'il y a une succession nécessaire et subordonnée dans l'apparition des découvertes scientifiques.

Les grands hommes peuvent être comparés à des flambeaux qui brillent de loin en loin pour guider la marche de la science.

Ils éclairent leur temps, soit en découvrant des phénomènes imprévus et féconds qui ouvrent des voies nouvelles et montrent des horizons inconnus, soit en généralisant les faits scientifiques acquis et en en faisant sortir des vérités que leurs devanciers n'avaient point aperçues.

Si chaque grand homme fait accomplir un grand pas à la science qu'il féconde, il n'a jamais eu la prétention d'en poser les dernières limites , et il est nécessairement destiné à être dépassé et laissé en arrière par les progrès des générations qui suivront.

Les grands hommes ont été comparés à des géants sur les épaules desquels sont montés des pygmées, qui cependant voient plus loin qu'eux.

Ceci veut dire simplement que les sciences font des progrès après ces grands hommes et précisément à cause de leur influence.

D'où il résulte que leurs successeurs auront des connaissances scientifiques acquises plus nombreuses que celles que ces grands hommes possédaient de leur temps.

Mais le grand homme n'en reste pas moins le grand homme, c'est-à-dire le géant.

Il y a, en effet, deux parties dans les sciences en évolution ; il y a d'une part ce qui est acquis et d'autre part ce qui reste à acquérir.

Dans ce qui est acquis, tous les hommes se valent à peu près, et les grands ne sauraient se distinguer des autres.

Souvent même les hommes médiocres sont ceux qui possèdent le plus de connaissances acquises.

C'est dans les parties obscures de la science que le grand homme se reconnaît ; il se caractérise par des idées de génie qui illuminent des phénomènes restés obscurs et portent la science en avant.

En résumé, la méthode expérimentale puise en elle-même une autorité impersonnelle qui domine la science.

Elle l'impose même aux grands hommes au lieu de chercher comme les scolastiques à prouver par les textes qu'ils sont inf4illibles et qu'ils ont vu, dit ou pensé tout ce qu'on a découvert après eux.

Chaque temps a sa somme d'erreurs et de vérités.

Il y a des erreurs qui sont en quelque sorte inhérentes à leur temps, et que les progrès ultérieurs de la science peuvent seuls faire reconnaître.

Les progrès de la méthode expérimentale consistent en ce que la somme des vérités augmente à mesure que la somme des erreurs diminue.

Mais chacune de ces vérités particulières s'ajoute aux autres pour constituer des vérités plus générales.

Les noms des promoteurs de la science disparaissent peu à peu dans cette fusion, et plus la science avance, plus elle prend la forme impersonnelle et se détache du passé.

Je me hâte d'ajouter, pour éviter une confusion qui a parfois été commise, que je n'entends parler ici que de l'évolution de la science.

Pour les arts et les lettres, la personnalité domine tout.

Il s'agit là d'une création spontanée de l'esprit, et cela n'a plus rien de commun avec la constatation des phénomènes naturels, dans lesquels notre esprit ne doit rien créer.

Le passé conserve toute sa valeur dans ces créations des arts et des lettres ; chaque individualité reste immuable dans le temps et ne peut se confondre avec les autres.

Un poète contemporain a caractérisé ce sentiment de la personnalité de l'art et de l'impersonnalité de la science par ces mots : l'art, c'est moi ; la science, c'est nous.

La méthode expérimentale est la méthode scientifique qui proclame la liberté de l'esprit et de la pensée.

Elle secoue non seulement le joug philosophique et théologique, mais elle n'admet pas non plus d'autorité scientifique personnelle.

Ceci n'est point de l'orgueil et de la jactance ; l'expérimentateur, au contraire, fait acte d'humilité en niant l'autorité personnelle, car il doute aussi de ses propres connaissances, et il soumet l'autorité des hommes à celle de l'expérience et des lois de la nature.

La physique et la chimie étant des sciences constituées, nous présentent cette indépendance et cette impersonnalité que réclame la méthode expérimentale.

Mais la médecine est enclore dans les ténèbres de l'empirisme, et elle subit les conséquences de son état arriéré.

On la voit encore plus ou moins mêlée à la religion et au surnaturel.

Le merveilleux et la superstition y jouent un grand rôle.

Les sorciers, les somnambules, les guérisseurs en vertu d'un don du ciel, sont écoutés à l'égal des médecins.

La personnalité médicale est placée au-dessus de la science par les médecins eux-mêmes, ils cherchent leurs autorités dans la tradition, dans les doctrines, ou dans le tact médical.

Cet état de choses est la preuve la plus claire que la méthode expérimentale n'est point encore arrivée dans la médecine.

La méthode expérimentale, méthode du libre penseur, ne cherche que la vérité scientifique.

Le sentiment, d'où tout émane, doit conserver sa spontanéité entière et toute sa liberté pour la manifestation des idées expérimentales ; la raison doit, elle aussi, conserver la liberté de douter, et par cela elle s'impose de soumettre toujours l'idée au contrôle de l'expérience.

De même que dans les autres actes humains, le sentiment détermine à agir en manifestant l'idée qui donne le motif de l'action, de même dans la méthode expérimentale, c'est le sentiment qui a l'initiative par l'idée.

C'est le sentiment seul qui dirige l'esprit et qui constitue le primum movens de la science.

Le génie se traduit par un sentiment délicat qui pressent d'une manière juste les lois des phénomènes de la nature ; mais, ce qu'il ne faut jamais oublier, c'est que la justesse du sentiment et la fécondité de l'idée ne peuvent être établies et prouvées que par l'expérience.

V. De l'induction et de la déduction dans le raisonnement expérimental

Après avoir traité dans tout ce qui précède de l'influence de l'idée expérimentale, examinons actuellement comment la méthode doit, en imposant toujours au raisonnement la forme dubitative, le diriger d'une manière plus sûre dans la recherche de la vérité.

Nous avons dit ailleurs que le raisonnement expérimental s'exerce sur des phénomènes observés, c'est-à-dire sur des observations ; mais, en réalité, il ne s'applique qu'aux idées que l'aspect de ces phénomènes a éveillées en notre esprit.

Le principe du raisonnement expérimental sera donc toujours une idée qu'il s'agit d'introduire dans un raisonnement expérimental pour la soumettre au critérium des faits, c'est-à-dire à l'expérience.

Il y a deux formes de raisonnement : 1˚ la forme investigative ou interrogative qu'emploie l'homme qui ne sait pas et qui veut s'instruire ; 2˚ la forme démonstrative ou affirmative qu'emploie l'homme qui sait ou croit savoir, et qui veut instruire les autres.

Les philosophes paraissent avoir distingué ces deux formes de raisonnement sous les noms de raisonnement inductif et de raisonnement déductif.

Ils ont encore admis deux méthodes scientifiques, la méthode inductive ou l'induction, propre aux sciences physiques expérimentales, et la méthode déductive ou la déduction, appartenant plus spécialement aux sciences mathématiques.

Il résulterait de là que la forme spéciale du raisonnement expérimental dont nous devons seulement nous occuper ici serait l'induction.

On définit l'induction en disant que c'est un procédé de l'esprit qui va du particulier au général, tandis que la déduction serait le procédé inverse qui irait du général au particulier.

Je n'ai certainement pas la prétention d'entrer dans une discussion philosophique qui serait ici hors de sa place et de ma compétence ; seulement, en qualité d'expérimentateur, je me bornerai à dire que dans la pratique il me paraît bien difficile de justifier cette distinction et de séparer nettement l'induction de la déduction.

Si l'esprit de l'expérimentateur procède ordinairement en partant d'observations particulières pour remonter à des principes, à des lois ou à des propositions générales, il procède aussi nécessairement de ces mêmes propositions générales ou lois pour aller à des faits particuliers qu'il déduit logiquement de ces principes.

Seulement quand la certitude du principe n'est pas absolue, il s'agit toujours d'une déduction provisoire qui réclame la vérification expérimentale.

Toutes les variétés apparentes du raisonnement ne tiennent qu'à la nature du sujet que l'on traite et à sa plus ou moins grande complexité.

Mais, dans tous ces cas, l'esprit de l'homme fonctionne toujours de même par syllogisme ; il ne pourrait pas se conduire autrement.

De même que dans la marche naturelle du corps, l'homme ne peut avancer qu'en posant un pied devant l'autre, de même dans la marche naturelle de l'esprit, l'homme ne peut avancer qu'en mettant une idée devant l'autre.

Ce qui veut dire, en d'autres termes, qu'il faut toujours un premier point d'appui à l'esprit comme au corps.

Le point d'appui du corps, c'est le sol dont le pied a la sensation ; le point d'appui de l'esprit, c'est le connu, c'est-à-dire une vérité ou un principe dont l'esprit a conscience.

L'homme ne peut rien apprendre qu'en allant du connu à l'inconnu ; mais, d'un autre côté, comme l'homme n'a pas en naissant la science infuse et qu'il ne sait rien que ce qu'il apprend, il semble que nous soyons dans un cercle vicieux et que l'homme soit condamné à ne pouvoir rien connaître.

Il en serait ainsi, en effet, si l'homme n'avait dans sa raison le sentiment des rapports et du déterminisme qui deviennent critérium de la vérité : mais, dans tous les cas, il ne peut obtenir cette vérité ou en approcher que par le raisonnement et par l'expérience.

D'abord il ne serait pas exact de dire que la déduction n'appartient qu'aux mathématiques et l'induction aux autres sciences exclusivement.

Les deux formes de raisonnement investigatif (inductif) et démonstratif (déductif) appartiennent à toutes les sciences possibles, parce que dans toutes les sciences il y a des choses qu'on ne sait pas et d'autres qu'on sait ou qu'on croit savoir.

Quand les mathématiciens étudient des sujets qu'ils ne connaissent pas, ils induisent comme les physiciens, comme les chimistes ou comme les physiologistes.

Pour prouver ce que j'avance, il suffira de citer les paroles d'un grand mathématicien.

Voici comment Euler s'exprime dans un mémoire intitulé : De inductione ad plenam certitudinem evehenda :

« Notum. est plerumque numerum proprietates primum per solam inductionem observatas, quas dein ceps geometrœ solidis demonstrationibus confirmare elaboraverunt ; quo negotio in primis Fermatius summo studio et satis felici successu fuit occupatus [14]. »

Les principes ou les théories qui servent de base à une science, quelle qu'elle soit, ne sont pas tombés du ciel ; il a fallu nécessairement y arriver par un raisonnement investigatif, inductif ou interrogatif, comme on voudra l'appeler.

Il a fallu d'abord observer quelque chose qui se soit passé au-dedans ou au-dehors de nous.

Dans les sciences, il y a, au point de vue expérimental, des idées qu'on appelle a priori parce qu'elles sont le point de départ d'un raisonnement expérimental (voy. p. 59 et suivantes), mais au point de vue de l'idéogénèse, ce sont en réalité des idées a posteriori.

En un mot, l'induction a dû être la forme de raisonnement primitive et générale, et les idées que les philosophes et les savants prennent constamment pour des idées a priori, ne sont au fond que des idées a posteriori.

Le mathématicien et le naturaliste ne diffèrent pas quand ils vont à la recherche des principes.

Les uns et les autres induisent, font des hypothèses et expérimentent, c'est-à-dire font des tentatives pour vérifier l'exactitude de leurs idées.

Mais quand le mathématicien et le naturaliste sont arrivés à leurs principes, ils diffèrent complètement alors.

En effet, ainsi que je l'ai déjà dit ailleurs, le principe du mathématicien devient absolu, parce qu'il ne s'applique point à la réalité objective telle qu'elle est, mais à des relations de choses considérées dans des conditions extrêmement simples et que le mathématicien choisit et crée en quelque sorte dans son esprit.

Or, ayant ainsi la certitude qu'il n'y a pas à faire intervenir dans le raisonnement d'autres conditions que celles qu'il a déterminées, le principe reste absolu, conscient, adéquat à l'esprit, et la déduction logique est également absolue et certaine ; il n'a plus besoin de vérification expérimentale, la logique suffit.

La situation du naturaliste est bien différente ; la proposition générale à laquelle il est arrivé, ou le principe sur lequel il s'appuie, reste relatif et provisoire parce qu'il représente des relations complexes qu'il n'a jamais la certitude de pouvoir connaître toutes.

Dès lors, son principe est incertain, puisqu'il est inconscient et non adéquat à l'esprit ; dès lors les déductions, quoique très logiques, restent toujours douteuses, et il faut nécessairement alors invoquer l'expérience pour contrôler la conclusion de ce raisonnement déductif Cette différence entre les mathématiciens et les naturalistes est capitale au point de vue de la certitude de leurs principes et des conclusions à en tirer ; mais le mécanisme du raisonnement déductif est exactement le même pour les deux.

Tous deux partent d'une proposition ; seulement le mathématicien dit : Ce point de départ étant donné, tel cas particulier en résulte nécessairement.

Le naturaliste dit : Si ce point de départ était juste, tel cas particulier en résulterait comme conséquence.

Quand ils partent d'un principe, le mathématicien et le naturaliste emploient donc l'un et l'autre la déduction.

Tous deux raisonnent en faisant un syllogisme ; seulement, pour le naturaliste, c'est un syllogisme dont d conclusion reste dubitative et demande vérification, parce que son principe est inconscient.

C'est là le raisonnement expérimental ou dubitatif, le seul qu'on puisse employer quand on raisonne sur les phénomènes naturels ; si l'on voulait supprimer le doute et si l'on se passait de l'expérience, on n'aurait plus aucun critérium pour savoir si l'on est dans le faux ou dans le vrai, parce que, je le répète, le principe est inconscient et qu'il faut en appeler alors à nos sens.

De tout cela je conclurai que l'induction et la déduction appartiennent à toutes les sciences.

Je ne crois pas que l'induction et la déduction constituent réellement deux formes de raisonnement essentiellement distinctes.

L'esprit de l'homme a, par nature, le sentiment ou l'idée d'un principe qui régit les cas particuliers.

Il procède toujours instinctivement d'un principe qu'il a acquis ou qu'il invente par hypothèse ; mais il ne peut jamais marcher dans les raisonnements autrement que par syllogisme, c'est-à-dire en procédant du général au particulier.

En physiologie, un organe déterminé fonctionne toujours par un seul et même mécanisme ; seulement, quand le phénomène se passe dans d'autres conditions ou dans un milieu différent, la fonction prend des aspects divers ; mais, au fond, sa nature reste la même.

Je pense qu'il n'y a pour l'esprit qu'une seule manière de raisonner, comme il n'y a pour le corps qu'une seule manière de marcher.

Seulement, quand un homme s'avance, sur un terrain solide et plan, dans un chemin direct qu'il connaît et voit dans toute son étendue, il marche vers son but d'un pas sûr et rapide.

Quand au contraire un homme suit un chemin tortueux dans l'obscurité et sur un terrain accidenté et inconnu, il craint les précipices, et n'avance qu'avec précaution et pas à pas.

Avant de procéder à un second pas, il doit s'assurer que le pied placé le premier repose sur un point résistant puis s'avancer ainsi en vérifiant à chaque instant par l'expérience la solidité du sol, et en modifiant toujours la direction de sa marche suivant ce qu'il rencontre.

Tel est l'expérimentateur qui ne doit jamais dans ses recherches aller au-delà du fait, sans quoi il courrait le risque de s'égarer.

Dans les deux exemples précédents l'homme s'avance sur des terrains différents et dans des conditions variables, mais n'en marche pas moins par le même procédé physiologique.

De même, quand l'expérimentateur déduira des rapports simples de phénomènes précis et d'après des principes connus et établis, le raisonnement se développera d'une façon certaine et nécessaire, tandis que, quand il se trouvera au milieu de rapports complexes, ne pouvant s'appuyer que sur des principes incertains et provisoires, le même expérimentateur devra alors avancer avec précaution et soumettre à l'expérience chacune des idées qu'il met successivement en avant.

Mais, dans ces deux cas, l'esprit raisonnera toujours de même et par le même procédé physiologique, seulement il partira d'un principe plus ou moins certain.

Quand un phénomène quelconque nous frappe dans la nature, nous nous faisons une idée sur la cause qui le détermine.

L'homme, dans sa première ignorance, supposa des divinités attachées à chaque phénomène.

Aujourd'hui le savant admet des forces ou des lois ; c'est toujours quelque chose qui gouverne le phénomène.

L'idée, qui nous vient à la vue d'un phénomène, est dite a priori.

Or, il nous sera facile de montrer plus tard que cette idée a priori, qui surgit en nous à propos d'un fait particulier, renferme toujours implicitement, et en quelque sorte à notre insu, un principe auquel nous voulons ramener le fait particulier.

De sorte que, quand nous croyons aller d'un cas particulier à un principe, c'est-à-dire induire, nous déduisons réellement ; seulement, l'expérimentateur se dirige d'après un principe supposé ou provisoire qu'il modifie à chaque instant, parce qu'il cherche dans une obscurité plus ou moins complète.

À mesure que nous rassemblons les faits, nos principes deviennent de plus en plus généraux et plus assurés ; alors nous acquérons la certitude que nous déduisons.

Mais néanmoins, dans les sciences expérimentales, notre principe doit toujours rester provisoire, parce que nous n'avons jamais la certitude qu'il ne renferme que les faits et les conditions que nous connaissons.

En un mot, nous déduisons toujours par hypothèse, jusqu'à vérification expérimentale.

Un expérimentateur ne peut donc jamais se trouver dans le cas des mathématiciens, précisément parce que le raisonnement expérimental reste de sa nature toujours dubitatif.

Maintenant, on pourra, si l'on veut, appeler le raisonnement dubitatif de l'expérimentateur l'induction, et le raisonnement affirmatif du mathématicien, la déduction ; mais ce sera là une distinction qui portera sur la certitude ou l'incertitude du point de départ du raisonnement, mais non sur la manière dont on raisonne.

VI. Du doute dans le raisonnement expérimental

Je résumerai le paragraphe précédent en disant qu'il me semble n'y avoir qu'une seule forme de raisonnement : la déduction par syllogisme.

Notre esprit, quand il le voudrait, ne pourrait pas raisonner autrement, et, si c'était ici le lieu, je pourrais essayer d'appuyer ce que j'avance par des arguments physiologiques.

Mais pour trouver la vérité scientifique, il importe peu au fond de savoir comment notre esprit raisonne ; il suffit de le laisser raisonner naturellement, et dans ce cas il partira toujours d'un principe pour arriver à une conclusion.

La seule chose que nous ayons à faire ici, c'est d'insister sur un précepte qui prémunira toujours l'esprit contre les causes innombrables d'erreur qu'on peut rencontrer dans l'application de la méthode expérimentale.

Ce précepte général, qui est une des bases de la méthode expérimentale, c'est le doute ; et il s'exprime en disant que la conclusion de notre raisonnement doit toujours rester dubitative quand le point de départ ou le principe n'est pas une vérité absolue.

Or nous avons vu qu'il n'y a de vérité absolue que pour les principes mathématiques ; pour tous les phénomènes naturels, les principes desquels nous partons, de même que les conclusions auxquelles nous arrivons, ne représentent que des vérités relatives.

L'écueil de l'expérimentateur consistera donc à croire connaître ce qu'il ne connaît pas, et à prendre pour des vérités absolues des vérités qui ne sont que relatives.

De sorte que la règle unique et fondamentale de l'investigation scientifique se réduit au doute, ainsi que l'ont déjà proclamé d'ailleurs de grands philosophes.

Le raisonnement expérimental est précisément l'inverse du raisonnement scolastique.

La scolastique veut toujours un point de départ fixe et indubitable, et ne pouvant le trouver ni dans les choses extérieures, ni dans la raison, elle l'emprunte à une source irrationnelle quelconque : telle qu'une révélation, une tradition ou une autorité conventionnelle ou arbitraire.

Une fois le point de départ posé, le scolastique ou le systématique en déduit logiquement toutes les conséquences, en invoquant même l'observation ou l'expérience des faits comme arguments quand ils sont en sa faveur ; la seule condition est que le point de départ restera immuable et ne variera pas selon les expériences et les observations, mais qu'au contraire, les faits seront interprétés pour s'y adapter.

L'expérimentateur au contraire n'admet jamais de point de départ immuable ; son principe est un postulat dont il déduit logiquement toutes les conséquences, mais sans jamais le considérer comme absolu et en dehors des atteintes de l'expérience.

Les corps simples des chimistes ne sont des corps simples que jusqu'à preuve du contraire.

Toutes les théories qui servent de point de départ au physicien, au chimiste, et à plus forte raison au physiologiste, ne sont vraies que jusqu'à ce qu'on découvre qu'il y a des faits qu'elles ne renferment pas ou qui les contredisent.

Lorsque ces faits contradictoires se montreront bien solidement établis, loin de se roidir, comme le scolastique ou le systématique, contre l'expérience, pour sauvegarder son point de départ, l'expérimentateur s'empressera, au contraire, de modifier sa théorie, parce qu'il sait que c'est la seule manière d'avancer et de faire des progrès dans les sciences.

L'expérimentateur doute donc toujours, même de son point de départ ; il a l'esprit nécessairement modeste et souple, et accepte la contradiction à la seule condition qu'elle lui soit prouvée.

Le scolastique ou le systématique, ce qui est la même chose, ne doute jamais de son point de départ, auquel il veut tout ramener ; il a l'esprit orgueilleux et intolérant et n'accepte pas la contradiction, puisqu'il n'admet pas que son point de départ puisse changer.

Ce qui sépare encore le savant systématique du savant expérimentateur, c'est que le premier impose son idée, tandis que le second ne la donne jamais que pour ce qu'elle vaut.

Enfin, un autre caractère essentiel qui distingue le raisonnement expérimental du raisonnement scolastique, c'est la fécondité de l'un et la stérilité de l'autre.

C'est précisément le scolastique qui croit avoir la certitude absolue qui n'arrive à rien : cela se conçoit puisque, par son principe absolu, il se place en dehors de la nature dans laquelle tout est relatif.

C'est au contraire l'expérimentateur, qui doute toujours et qui ne croit posséder la certitude absolue sur rien, qui arrive à maîtriser les phénomènes qui l'entourent et à étendre sa puissance sur la nature.

L'homme peut donc plus qu'il ne sait, et la vraie science expérimentale ne lui donne la puissance qu'en lui montrant qu'il ignore.

Peu importe au savant d'avoir la vérité absolue, pourvu qu'il ait la certitude des relations des phénomènes entre eux.

Notre esprit est, en effet, tellement borné, que nous ne pouvons connaître ni le commencement ni la fin des choses ; mais nous pouvons saisir le milieu, c'est-à-dire ce qui nous entoure immédiatement.

Le raisonnement systématique ou scolastique est naturel à l'esprit inexpérimenté et orgueilleux ; ce n'est que par l'étude expérimentale approfondie de la nature qu'on parvient à acquérir l'esprit douteur de l'expérimentateur.

Il faut longtemps pour cela ; et, parmi ceux qui croient suivre la voie expérimentale en physiologie et en médecine, il y a, comme nous le verrons plus loin, encore beaucoup de scolastiques.

Je suis quant à moi convaincu qu'il n'y a que l'étude seule de la nature qui puisse donner au savant le sentiment vrai de la science.

La philosophie, que je considère comme une excellente gymnastique de l'esprit, a malgré elle des tendances systématiques et scolastiques, qui deviendraient nuisibles pour le savant proprement dit.

D'ailleurs, aucune méthode ne peut remplacer cette étude de la nature qui fait le vrai savant ; sans cette étude, tout ce que les philosophes ont pu dire et tout ce que j'ai pu répéter après eux dans cette introduction, resterait inapplicable et stérile.

Je ne crois donc pas, ainsi que je l'ai dit plus haut, qu'il y ait grand profit pour le savant à discuter la définition de l'induction et de la déduction, non plus que la question de savoir si l'on procède par l'un ou l'autre de ces soi-disant procédés de l'esprit.

Cependant l'induction baconienne est devenue célèbre et on en a fait le fondement de toute la philosophie scientifique.

Bacon est un grand génie et l'idée de sa grande restauration des sciences est une idée sublime ; on est séduit et entraîné malgré soi par la lecture du Novum Organum et de l'Augmentum scientiarum.

On reste dans une sorte de fascination devant cet amalgame de lueurs scientifiques, revêtues des formes poétiques les plus élevées.

Bacon a senti la stérilité de la scolastique ; il a bien compris et pressenti toute l'importance de l'expérience pour l'avenir des sciences.

Cependant Bacon n'était point un savant, et il n'a point compris le mécanisme de la méthode expérimentale.

Il suffirait de citer, pour le prouver, les essais malheureux qu'il en a faits.

Bacon recommande de fuir les hypothèses et les théories [15] ; nous avons vu cependant que ce sont les auxiliaires de la méthode, indispensables comme les échafaudages sont nécessaires pour construire une maison.

Bacon a eu, comme toujours, des admirateurs outrés et des détracteurs.

Sans me mettre ni d'un côté ni de l'autre, je dirai que, tout en reconnaissant le génie de Bacon, je ne crois pas plus que J. de Maistre [16], qu'il ait doté l'intelligence humaine d'un nouvel instrument, et il me semble, avec M. de Rémusat [17], que l'induction ne diffère pas du syllogisme.

D'ailleurs je crois que les grands expérimentateurs ont apparu avant les préceptes de l'expérimentation, de même que les grands orateurs ont précédé les traités de rhétorique.

Par conséquent, il ne me paraît pas permis de dire, même en parlant de Bacon, qu'il a inventé la méthode expérimentale ; méthode que Galilée et Torricelli ont si admirablement pratiquée, et dont Bacon n'a jamais pu se servir.

Quand Descartes [18] part du doute universel et répudie l'autorité, il donne des préceptes bien plus pratiques pour l'expérimentateur que ceux que donne Bacon pour l'induction.

Nous avons vu, en effet, que c'est le doute seul qui provoque l'expérience ; c'est le doute enfin qui détermine la forme du raisonnement expérimental.

Toutefois, quand il s'agit de la médecine et des sciences physiologiques, il importe de bien déterminer sur quel point doit, porter le doute, afin de le distinguer du scepticisme et de montrer comment le doute scientifique devient un élément de plus grande certitude.

Le sceptique est celui qui ne croit pas à la science et qui croit à lui-même ; il croit assez en lui pour oser nier la science et affirmer qu'elle n'est pas soumise à des lois fixes et déterminées.

Le douteur est le vrai savant ; il ne doute que de lui-même et de ses interprétations, mais il croit à la science ; il admet même dans les sciences expérimentales un critérium ou un principe scientifique absolu.

Ce principe est le déterminisme des phénomènes, qui est absolu aussi bien dans les phénomènes des corps vivants que dans ceux des corps bruts ainsi que nous le dirons plus tard (p. 108).

Enfin, comme conclusion de ce paragraphe nous pouvons dire que, dans tout raisonnement expérimental, il y a deux cas possibles : ou bien l'hypothèse de l'expérimentateur sera infirmée, ou bien elle sera confirmée par l'expérience.

Quand l'expérience infirme l'idée préconçue, l'expérimentateur doit rejeter ou modifier son idée.

Mais lors même que l'expérience confirme pleinement l'idée préconçue, l'expérimentateur doit encore douter ; car comme il s'agit d'une vérité inconsciente, sa raison lui demande encore une contre-épreuve.

VII. Du principe du critérium expérimental

Nous venons de dire qu'il faut douter, mais ne point être sceptique.

En effet, le sceptique, qui ne croit à rien, n'a plus de base pour établir son critérium, et par conséquent il se trouve dans l'impossibilité d'édifier la science ; la stérilité de son triste esprit résulte à la fois des défauts de son sentiment et de l'imperfection de sa raison.

Après avoir posé en principe que l'investigateur doit douter, nous avons ajouté que le doute ne portera que sur la justesse de son sentiment ou de ses idées en tant qu'expérimentateur, ou sur la valeur de ses moyens d'investigation, en tant qu'observateur, mais jamais sur le déterminisme, le principe même de la science expérimentale.

Revenons en quelques mots sur ce point fondamental.

L'expérimentateur doit douter de son sentiment, c'est-à-dire de l'idée a priori ou de la théorie qui lui servent de point de départ ; c'est pourquoi il est de précepte absolu de soumettre toujours son idée au critérium expérimental pour en contrôler la valeur.

Mais quelle est au juste la base de ce critérium expérimental ?

Cette question pourra paraître superflue après avoir dit et répété avec tout le monde que ce sont les faits qui jugent l'idée et nous donnent l'expérience.

Les faits seuls sont réels, dit-on, et il faut s'en rapporter à eux d'une manière entière et exclusive.

C'est un fait, un fait brutal, répète-t-on encore souvent ; il n'y a pas à raisonner, il faut s'y soumettre.

Sans doute, j'admets que les faits sont les seules réalités qui puissent donner la formule à l'idée expérimentale et lui servir en même temps de contrôle ; mais c'est à la condition que la raison les accepte.

Je pense que la croyance aveugle dans le fait qui prétend faire taire la raison est aussi dangereuse pour les sciences expérimentales que les croyances de sentiment ou de foi qui, elles aussi, imposent silence à la raison.

En un mot, dans la méthode expérimentale comme partout, le seul critérium réel est la raison.

Un fait n'est rien par lui-même, il ne vaut que par l'idée qui s'y rattache ou par la preuve qu'il fournit.

Nous avons dit ailleurs que, quand on qualifie un fait nouveau de découverte, ce n'est pas le fait lui-même qui constitue la découverte, mais bien l'idée nouvelle qui en dérive ; de même, quand un fait prouve, ce n'est point le fait lui-même qui donne la preuve, mais seulement le rapport rationnel qu'il établit entre le phénomène et sa cause.

C'est ce rapport qui est la vérité scientifique et qu'il s'agit maintenant de préciser davantage.

Rappelons-nous comment nous avons caractérisé les vérités mathématiques et les vérités expérimentales.

Les vérités mathématiques une fois acquises, avons-nous dit, sont des vérités conscientes et absolues, parce que les conditions idéales de leur existence sont également conscientes et connues par nous d'une manière absolue.

Les vérités expérimentales, au contraire, sont inconscientes et relatives, parce que les conditions réelles de leur existence sont inconscientes et ne peuvent nous être connues que d'une manière relative à l'état actuel de notre science.

Mais si les vérités expérimentales qui servent de base à nos raisonnements sont tellement enveloppées dans la réalité complexe des phénomènes naturels qu'elles ne nous apparaissent que par lambeaux, ces vérités expérimentales n'en reposent pas moins sur des principes qui sont absolus parce que, comme ceux des vérités mathématiques, ils s'adressent à notre conscience et à notre raison.

En effet, le principe absolu des sciences expérimentales est un déterminisme nécessaire et conscient dans les conditions des phénomènes.

De telle sorte qu'un phénomène naturel, quel qu'il soit, étant donné, jamais un expérimentateur ne pourra admettre qu'il y ait une variation dans l'expression de ce phénomène sans qu'en même temps il ne soit survenu des conditions nouvelles dans sa manifestation ; de plus, il a la certitude a priori que ces variations sont déterminées par des rapports rigoureux et mathématiques.

L'expérience ne fait que nous montrer la forme des phénomènes ; mais le rapport d'un phénomène à une cause déterminée est nécessaire et indépendant de l'expérience, et il est forcément mathématique et absolu.

Nous arrivons ainsi à voir que le principe du critérium des sciences expérimentales est identique au fond à celui des sciences mathématiques, puisque de part et d'autre, ce principe est exprimé par un rapport des choses nécessaire et absolu.

Seulement dans les sciences expérimentales ces rapports sont entourés par des phénomènes nombreux, complexes et variés à l'infini, qui les cachent à nos regards.

À l'aide de l'expérience nous analysons, nous dissocions ces phénomènes, afin de les réduire à des relations et à des conditions de plus en plus simples.

Nous voulons ainsi saisir la forme de la vérité scientifique, c'est-à-dire trouver la loi qui nous donnerait la clef de toutes les variations des phénomènes.

Cette analyse expérimentale est le seul moyen que nous ayons pour aller à la recherche de la vérité dans les sciences naturelles, et le déterminisme absolu des phénomènes dont nous avons conscience a priori est le seul critérium ou le seul principe qui nous dirige et nous soutienne.

Malgré nos efforts, nous sommes encore bien loin de cette vérité absolue ; et il est probable, surtout dans les sciences biologiques, qu'il ne nous sera jamais donné de la voir dans sa nudité.

Mais cela n'a pas de quoi nous décourager, car nous en approchons toujours ; et d'ailleurs nous saisissons, à l'aide de nos expériences, des relations de phénomènes qui, bien que partielles et relatives, nous permettent d'étendre de plus en plus notre puissance sur la nature.

De ce qui précède, il résulte que, si un phénomène se présentait dans une expérience avec une apparence tellement contradictoire, qu'il ne se rattachât pas d'une manière nécessaire à des conditions d'existence déterminées, la raison devrait repousser le fait comme un fait non scientifique.

Il faudrait attendre ou chercher par des expériences directes quelle est la cause d'erreur qui a pu se glisser dans l'observation.

Il faut, en effet, qu'il y ait eu erreur ou insuffisance dans l'observation ; car l'admission d'un fait sans cause, c'est-à-dire indéterminable dans ses conditions d'existence, n'est ni plus ni moins que la négation de la science.

De sorte qu'en présence d'un tel fait un savant ne doit jamais hésiter ; il doit croire à la science et douter de ses moyens d'investigation.

Il perfectionnera donc ses moyens d'observation et cherchera par ses efforts à sortir de l'obscurité ; mais jamais il ne pourra lui venir à l'idée de nier le déterminisme absolu des phénomènes, parce que c'est précisément le sentiment de ce déterminisme qui caractérise le vrai savant.

Il se présente souvent en médecine des faits mal observés et indéterminés qui constituent de véritables obstacles à la science, en ce qu'on les oppose toujours en disant : C'est un fait, il faut l'admettre.

La science rationnelle fondée, ainsi que nous l'avons dit, sur un déterminisme nécessaire, ne doit jamais répudier un fait exact et bien observé ; mais par le même principe, elle ne saurait s'embarrasser de ces faits recueillis sans précision, n'offrant aucune signification, et qu'on fait servir d'arme à double tranchant pour appuyer ou infirmer les opinions les plus diverses.

En un mot, la science repousse l'indéterminé ; et quand, en médecine, on vient fonder ses opinions sur le tact médical, sur l'inspiration ou sur une intuition plus ou moins vague des choses, on est en dehors de la science et on donne l'exemple de cette médecine de fantaisie qui peut offrir les plus grands périls en livrant la santé et la vie des malades aux lubies d'un ignorant inspiré.

La vraie science apprend à douter et à s'abstenir dans l'ignorance.

VIII. De la preuve et de la contre-épreuve

Nous avons dit plus haut qu'un expérimentateur qui voit son idée confirmée par une expérience, doit douter encore et demander une contre-épreuve.

En effet, pour conclure avec certitude qu'une condition donnée est la cause prochaine d'un phénomène, il ne suffit pas d'avoir prouvé que cette condition précède ou accompagne toujours le phénomène ; mais il faut encore établir que, cette condition étant supprimée, le phénomène ne se montrera plus.

Si l'on se bornait à la seule preuve de présence, on pourrait à chaque instant tomber dans l'erreur et croire à des relations de cause à effet quand il n'y a que simple coïncidence.

Les coïncidences constituent, ainsi que nous le verrons plus loin, un des écueils les plus graves que rencontre la méthode expérimentale dans les sciences complexes comme la biologie.

C'est le post hoc, ergo propter hoc des médecins auquel on peut se laisser très facilement entraîner, surtout si le résultat de l'expérience ou de l'observation favorise une idée préconçue.

La contre-épreuve devient donc le caractère essentiel et nécessaire de la conclusion du raisonnement expérimental.

Elle est l'expression du doute philosophique porté aussi loin que possible.

C'est la contre-épreuve qui juge si la relation de cause à effet que l'on cherche dans les phénomènes est trouvée.

Pour cela, elle supprime la cause admise pour voir si l'effet persiste, s'appuyant sur cet adage ancien et absolument vrai : Sublata causa, tollitur effectus.

C'est ce qu'on appelle encore l'experimentum crucis.

Il ne faut pas confondre la contre-expérience ou contre-épreuve avec ce qu'on a appelé l'expérience comparative.

Celle-ci, ainsi que nous le verrons plus tard, n'est qu'une observation comparative invoquée dans les circonstances complexes afin de simplifier les phénomènes et de se prémunir contre les causes d'erreur imprévues ; la contre-épreuve, au contraire, est un contre-jugement s'adressant directement à la conclusion expérimentale et formant un de ses termes nécessaires.

En effet, jamais en science la preuve ne constitue une certitude sans la contre-épreuve.

L'analyse ne peut se prouver d'une manière absolue que par la synthèse qui la démontre en fournissant la contre-épreuve ou la contre-expérience ; de même une synthèse qu'on effectuerait d'abord, devrait être démontrée ensuite par l'analyse.

Le sentiment de cette contre-épreuve expérimentale nécessaire constitue le sentiment scientifique par excellence.

Il est familier aux physiciens et aux chimistes ; mais il est loin d'être aussi bien compris par les médecins.

Le plus souvent, quand en physiologie et en médecine on voit deux phénomènes marcher ensemble et se succéder dans un ordre constant, on se croit autorisé à conclure que le premier est la cause du second.

Ce serait là un jugement faux dans un très grand nombre de cas ; les tableaux statistiques de présence ou d'absence ne constituent jamais des démonstrations expérimentales.

Dans les sciences complexes comme la médecine, il faut faire en même temps usage de l'expérience comparative et de la contre-épreuve.

Il y a des médecins qui craignent et fuient la contre-épreuve ; dès qu'ils ont des observations qui marchent dans le sens de leurs idées, ils ne veulent pas chercher des faits contradictoires dans la crainte de voir leurs hypothèses s'évanouir.

Nous avons déjà dit que c'est là un très mauvais esprit : quand on veut trouver la vérité, on ne peut asseoir solidement ses idées qu'en cherchant à détruire ses propres conclusions par des contre-expériences.

Or, la seule preuve qu'un phénomène joue le rôle de cause par rapport à un autre, c'est qu'en supprimant le premier, on fait cesser le second.

Je n'insiste pas davantage ici sur ce principe de la méthode expérimentale, parce que plus tard j'aurai l'occasion d'y revenir en donnant des exemples particuliers qui développeront ma pensée.

Je me résumerai en disant que l'expérimentateur doit toujours pousser son investigation jusqu'à la contre-épreuve ; sans cela le raisonnement expérimental ne serait pas complet.

C'est la contre-épreuve qui prouve le déterminisme nécessaire des phénomènes, et en cela elle est seule capable de satisfaire la raison à laquelle, ainsi que nous l'avons dit, il faut toujours faire remonter le véritable critérium scientifique.

Le raisonnement expérimental, dont nous avons dans ce qui précède examiné les différents termes, se propose le même but dans toutes les sciences.

L'expérimentateur veut arriver au déterminisme, c'est-à-dire qu'il cherche à rattacher à l'aide du raisonnement et de l'expérience, les phénomènes naturels à leurs conditions d'existence, ou autrement dit, à leurs causes prochaines.

Il arrive par ce moyen à la loi qui lui permet de se rendre maître du phénomène.

Toute la philosophie naturelle se résume en cela : Connaître la loi des phénomènes.

Tout le problème expérimental se réduit à ceci : Prévoir et diriger les phénomènes.

Mais ce double but ne peut être atteint dans les corps vivants que par certains principes spéciaux d'expérimentation qu'il nous reste à indiquer dans les chapitres qui vont suivre.

Deuxième partie De l'expérimentation chez les êtres vivants

Chapitre I Considérations expérimentales communes aux êtres vivants et aux corps bruts

I. La spontanéité des corps vivants ne s'oppose pas à l'emploi de l'expérimentation

La spontanéité dont jouissent les êtres doués de la vie a été une des principales objections que l'on a élevées contre l'emploi de l'expérimentation dans les études biologiques.

En effet, chaque être vivant nous apparaît comme pourvu d'une espèce de force intérieure qui préside à des manifestations vitales de plus en plus indépendantes des influences cosmiques générales, à mesure que l'être s'élève davantage dans l'échelle de l'organisation.

Chez les animaux supérieurs et chez l'homme, par exemple, cette force vitale paraît avoir pour résultat de soustraire le corps vivant aux influences physico-chimiques générales et de le rendre ainsi très difficilement accessible à l'expérimentation.

Les corps bruts n'offrent rien de semblable, et, quelle que soit leur nature, ils sont tous dépourvus de spontanéité.

Dès lors la manifestation de leurs propriétés étant enchaînée d'une manière absolue aux conditions physico-chinùques qui les environnent et leur servent de milieu, il en résulte que l'expérimentateur peut facilement les atteindre et les modifier à son gré.

D'un autre côté, tous les phénomènes d'un corps vivant sont dans une harmonie réciproque telle, qu'il paraît impossible de séparer une partie de l'organisme, sans amener immédiatement un trouble dans tout l'ensemble.

Chez les animaux supérieurs en particulier, la sensibilité plus exquise amène des réactions et des perturbations encore plus considérables.

Beaucoup de médecins et de physiologistes spéculatifs, de même que des anatomistes et des naturalistes, ont exploité ces divers arguments pour s'élever contre l'expérimentation chez les êtres vivants.

Ils ont admis que la force vitale était en opposition avec les forces physico-chimiques, qu'elle dominait tous les phénomènes de la vie, les assujettissait à des lois tout à fait spéciales et faisait de l'organisme un tout organisé auquel l'expérimentateur ne pouvait toucher sans détruire le caractère de la vie même.

Ils ont même été jusqu'à dire que les corps bruts et les corps vivants différaient radicalement à ce point de vue, de telle sorte que l'expérimentation était applicable aux uns et ne l'était pas aux autres.

Cuvier, qui partage cette opinion, et qui pense que la physiologie doit être une science d'observation et de déduction anatomique, s'exprime ainsi : «Toutes les parties d'un corps vivant sont liées ; elles ne peuvent agir qu'autant qu'elles agissent toutes ensemble : vouloir en séparer une de la masse, c'est la reporter dans l'ordre des substances mortes, c'est en changer entièrement l'essence [19]. »

Si les objections précédentes étaient fondées, ce serait reconnaître, ou bien qu'il n'y a pas de déterminisme possible dans les phénomènes de la vie, ce qui serait nier simplement la science biologique ; ou bien ce serait admettre que la force vitale doit être étudiée par des procédés particuliers et que la science de la vie doit reposer sur d'autres principes que la science des corps inertes.

Ces idées, qui ont eu cours à d'autres époques, s'évanouissent sans doute aujourd'hui de plus en plus ; mais cependant il importe d'en extirper les derniers germes, parce que ce qu'il reste encore, dans certains esprits, de ces idées dites vitalistes constitue un véritable obstacle aux progrès de la médecine expérimentale.

Je me propose donc d'établir que la science des phénomènes de la vie ne peut pas avoir d'autres bases que la science des phénomènes des corps bruts, et qu'il n'y a sous ce rapport aucune différence entre les principes des sciences biologiques et ceux des sciences physique-chimiques.

En effet, ainsi que nous l'avons dit précédemment, le but que se propose la méthode expérimentale est le même partout ; il consiste à rattacher par l'expérience les phénomènes naturels à leurs conditions d'existence ou à leurs causes prochaines.

En biologie, ces conditions étant connues, le physiologiste pourra diriger la manifestation des phénomènes de la vie comme le physicien et le chimiste dirigent les phénomènes naturels, dont ils ont découvert les lois ; mais pour cela l'expérimentateur n'agira pas sur la vie.

Seulement, il y a un déterminisme absolu dans toutes les sciences parce que chaque phénomène étant enchaîné d'une manière nécessaire à des conditions physico-chimiques, le savant peut les modifier pour maîtriser le phénomène, c'est-à-dire pour empêcher ou favoriser sa manifestation.

Il n'y a aucune contestation à ce sujet pour les corps bruts.

Je veux prouver qu'il en est de même pour les corps vivants, et que, pour eux aussi, le déterminisme existe.

II. Les manifestations des propriétés des corps vivants sont liées à l'existence de certains phénomènes physico-chimiques qui en règlent l'apparition

La manifestation des propriétés des corps bruts est liée à des conditions ambiantes de température et d'humidité, par l'intermédiaire desquelles l'expérimentateur peut gouverner directement le phénomène minéral.

Les corps vivants ne paraissent pas susceptibles au premier abord d'être ainsi influencés par les conditions physico-chimiques environnantes ; mais ce n'est là qu'une illusion qui tient à ce que l'animal possède et maintient en lui les conditions de chaleur et d'humidité nécessaires aux manifestations des phénomènes vitaux.

De là résulte que le corps inerte subordonné à toutes les conditions cosmiques se trouve enchaîné à toutes leurs variations, tandis que le corps vivant reste au contraire indépendant et libre dans ses manifestations ; ce dernier semble animé par une force intérieure qui régit tous ses actes et qui l'affranchit de l'influence des variations et des perturbations physico-chimiques ambiantes.

C'est cet aspect si différent dans les manifestations des corps vivants comparées aux manifestations des corps bruts qui a porté les physiologistes, dits vitalistes, à admettre dans les premiers une force vitale qui serait en lutte incessante avec les forces physico-chimiques, et qui neutraliserait leur action destructrice sur l'organisme vivant.

Dans cette manière de voir, les manifestations de la vie seraient déterminées par l'action spontanée de cette force vitale particulière, au lieu d'être comme celles des corps bruts le résultat nécessaire des conditions ou des influences physico-chimiques d'un milieu ambiant.

Mais si l'on y réfléchit, on verra bientôt que cette spontanéité des corps vivants n'est qu'une simple apparence et la conséquence de certain mécanisme de milieux parfaitement déterminés ; de sorte qu'au fond il sera facile de prouver que les manifestations des corps vivants, aussi bien que celles des corps bruts, sont dominées par un déterminisme nécessaire qui les enchaîne à des conditions d'ordre purement physico-chimiques.

Notons d'abord que cette sorte d'indépendance de l'être vivant dans le milieu cosmique ambiant n'apparaît que dans les organismes complexes et élevés.

Dans les êtres inférieurs réduits à un organisme élémentaire, tels que les infusoires, il n'y a pas d'indépendance réelle.

Ces êtres ne manifestent les propriétés vitales dont ils sont doués que sous l'influence de l'humidité, de la lumière, de la chaleur extérieure, et, dès qu'une ou plusieurs de ces conditions viennent à manquer, la manifestation vitale cesse, parce que le phénomène physico-chimique qui lui est parallèle s'arrête.

Dans les végétaux, les phénomènes de la vie sont également liés pour leurs manifestations aux conditions de chaleur, d'humidité et de lumière du milieu ambiant.

De même encore pour les animaux à sang froid ; les phénomènes de la vie s'engourdissent ou s'activent suivant les mêmes conditions.

Or, ces influences qui provoquent, accélèrent ou ralentissent les manifestations vitales chez les êtres vivants, sont exactement les mêmes que celles qui provoquent, accélèrent ou ralentissent les manifestations des phénomènes physico-chimiques dans les corps bruts.

De sorte qu'au lieu de voir, à l'exemple des vitalistes, une sorte d'opposition et d'incompatibilité entre les conditions des manifestations vitales et les conditions des manifestations physico-chimiques, il faut, au contraire, constater entre ces deux ordres de phénomènes un parallélisme complet et une relation directe et nécessaire.

C'est seulement chez les animaux à sang chaud, qu'il paraît y avoir indépendance entre les conditions de l'organisme et celles du milieu ambiant ; chez ces animaux, en effet, la manifestation des phénomènes vitaux ne subit plus les alternatives et les variations qu'éprouvent : les conditions cosmiques, et il semble qu'une force intérieure vienne lutter contre ces influences et maintenir malgré elles l'équilibre des fonctions vitales.

Mais au fond il n'en est rien, et cela tient simplement à ce que, par suite d'un mécanisme protecteur plus complet que nous aurons à étudier, le milieu intérieur de l'animal à sang chaud se met plus difficilement en équilibre avec le milieu cosmique extérieur.

Les influences extérieures n'amènent, conséquemment, des modifications et des perturbations dans l'intensité des fonctions de l'organisme, qu'autant que le système protecteur du milieu organique devient insuffisant dans des conditions données.

III. Les phénomènes physiologiques des organismes supérieurs se passent dans des milieux organiques intérieurs perfectionnés et doués de propriétés physico-chimiques constantes

Il est très important, pour bien comprendre l'application de l'expérimentation aux êtres vivants, d'être parfaitement fixé sur les notions que nous développons en ce moment.

Quand on examine un organisme vivant supérieur, c'est-à-dire complexe, et qu'on le voit accomplir ses différentes fonctions dans le milieu cosmique général et commun à tous les phénomènes de la nature, il semble, jusqu'à un certain point, indépendant dans ce milieu.

Mais cette apparence tient simplement à ce que nous nous faisons illusion sur la simplicité des phénomènes de la vie.

Les phénomènes extérieurs que nous apercevons dans cet être vivant sont au fond très complexes, ils sont la résultante d'une foule de propriétés intimes d'éléments organiques dont les manifestations sont liées aux conditions physico-chimiques de milieux internes dans lesquels ils sont plongés.

Nous supprimons, dans nos explications, le milieu interne, pour ne voir que le milieu extérieur qui est sous nos yeux.

Mais l'explication réelle des phénomènes de la vie repose sur l'étude et sur la connaissance des particules les plus ténues et les plus déliées qui constituent les éléments organiques du corps.

Cette idée, émise en biologie depuis longtemps par de grands physiologistes, paraît de plus en plus vraie à mesure que la science de l'organisation des êtres vivants fait plus de progrès.

Ce qu'il faut savoir en outre, c'est que ces particules intimes de l'organisme ne manifestent leur activité vitale que par une relation physico-chimique nécessaire avec des milieux intimes que nous devons également étudier et connaître.

Autrement, si nous nous bornons à l'examen des phénomènes d'ensemble visibles à l'extérieur, nous pourrons croire faussement qu'il y a dans l'être vivant une force propre qui viole les lois physico-chimiques du milieu cosmique général, de même qu'un ignorant pourrait croire que, dans une machine qui monte dans les airs ou qui court sur la terre, il y a une force spéciale qui viole les lois de la gravitation.

Or l'organisme vivant n'est qu'une machine admirable douée des propriétés les plus merveilleuses et mise en activité à l'aide des mécanismes les plus complexes et les plus délicats.

Il n'y a pas des forces en opposition et en lutte les unes avec les autres ; dans la nature il ne saurait y avoir qu'arrangement et dérangement, qu'harmonie et désharmonie.

Dans l'expérimentation sur les corps bruts, il n'y a à tenir compte que d'un seul milieu, c'est le milieu cosmique extérieur : tandis que chez les êtres vivants élevés, il y a au moins deux milieux à considérer : le milieu extérieur ou extra-organique et le milieu intérieur ou intraorganique.

Chaque année, je développe dans mon cours de physiologie à la Faculté des sciences ces idées nouvelles sur les milieux organiques, idées que je considère comme la base de la physiologie générale ; elles sont nécessairement aussi la base de la pathologie générale, et ces mêmes notions nous guideront dans l'application de l'expérimentation aux êtres vivants.

Car, ainsi que je l'ai déjà dit ailleurs, la complexité due à l'existence d'un milieu organique intérieur est la seule raison des grandes difficultés que nous rencontrons dans la détermination expérimentale des phénomènes de la vie et dans l'application des moyens capables de les modifier [20].

Le physicien et le chimiste qui expérimentent sur les corps inertes, n'ayant à considérer que le milieu extérieur, peuvent, à l'aide du thermomètre, du baromètre et de tous les instruments qui constatent et mesurent les propriétés de ce milieu extérieur, se placer toujours dans des conditions identiques.

Pour le physiologiste, ces instruments ne suffisent plus, et d'ailleurs, c'est dans le milieu intérieur qu'il devrait les faire agir.

En effet c'est le milieu intérieur des êtres vivants qui est toujours en rapport immédiat avec les manifestations vitales, normales ou pathologiques des éléments organiques.

À mesure qu'on s'élève dans l'échelle des êtres vivants, l'organisation se complique, les éléments organiques deviennent plus délicats et ont besoin d'un milieu intérieur plus perfectionné.

Tous les liquides circulant, la liqueur du sang et les fluides intra-organiques constituent en réalité ce milieu intérieur.

Chez tous les êtres vivants le milieu intérieur, qui est un véritable produit de l'organisme, conserve des rapports nécessaires d'échanges et d'équilibres avec le milieu cosmique extérieur ; mais, à mesure que l'organisme devient plus parfait, le milieu organique se spécialise et s'isole en quelque sorte de plus en plus du milieu ambiant.

Chez les végétaux et chez les animaux à sang froid, ainsi que nous l'avons dit, cet isolement est moins complet que chez les animaux à sang chaud ; chez ces derniers le liquide sanguin possède une température et une constitution à peu près fixe et semblable.

Mais ces conditions diverses ne sauraient établir une différence de nature entre les divers êtres vivants ; elles ne constituent que des perfectionnements dans les mécanismes isolateurs et protecteurs des milieux.

Les manifestations vitales des animaux ne varient que parce que les conditions physico-chimiques de leurs milieux internes varient ; c'est ainsi qu'un mammifère dont le sang a été refroidi, soit par l'hibernation naturelle, soit par certaines lésions du système nerveux, se rapproche complètement, par les propriétés de ses tissus, d'un animal à sang froid proprement dit.

En résumé, on peut, d'après ce qui précède, se faire une idée de la complexité énorme des phénomènes de la vie et des difficultés presque insurmontables que leur détermination exacte présente au physiologiste, quand il est obligé de porter l'expérimentation dans ces milieux intérieurs ou organiques.

Toutefois, ces obstacles ne nous épouvanteront pas si nous sommes bien convaincus que nous marchons dans la bonne voie.

En effet, il y a un déterminisme absolu dans tout phénomène vital ; dès lors il y a une science biologique, et, par conséquent, toutes les études auxquelles nous nous livrons ne seront point inutiles.

La physiologie générale est la science biologique fondamentale vers laquelle toutes les autres convergent.

Son problème consiste à déterminer la condition élémentaire des phénomènes de la vie.

La pathologie et la thérapeutique reposent également sur cette base commune.

C'est par l'activité normale des éléments organiques que la vie se manifeste à l'état de santé ; c'est par la manifestation anormale des mêmes éléments que se caractérisent les maladies, et enfin c'est par l'intermédiaire du milieu organique modifié au moyen de certaines substances toxiques ou médicamenteuses que la thérapeutique peut agir sur les éléments organiques.

Pour arriver à résoudre ces divers problèmes, il faut en quelque sorte décomposer successivement l'organisme, comme on démonte une machine pour en reconnaître et en étudier tous les rouages ; ce qui veut dire, qu'avant d'arriver à l'expérimentation sur les éléments, il faut expérimenter d'abord sur les appareils et sur les organes.

Il faut donc recourir à une étude analytique successive des phénomènes de la vie en faisant usage de la même méthode expérimentale qui sert au physicien et au chimiste pour analyser les phénomènes des corps bruts.

Les difficultés qui résultent de la complexité des phénomènes des corps vivants, se présentent uniquement dans l'application de l'expérimentation ; car au fond le but et les principes de la méthode restent toujours exactement les mêmes.

IV. Le but de l'expérimentation est le même dans l'étude des phénomènes des corps vivants et dans l'étude des phénomènes des corps bruts

Si le physicien et le physiologiste se distinguent en ce que l'un s'occupe des phénomènes qui se passent dans la matière brute, et l'autre des phénomènes qui s'accomplissent dans la matière vivante, ils ne diffèrent cependant pas, quant au but qu'ils veulent atteindre.

En effet, l'un et l'autre se proposent pour but commun de remonter à la cause prochaine des phénomènes qu'ils étudient.

Or, ce que nous appelons la cause prochaine d'un phénomène n'est rien autre chose que la condition physique et matérielle de son existence ou de sa manifestation.

Le but de la méthode expérimentale ou le terme de toute recherche scientifique est donc identique pour les corps vivants et pour les corps bruts ; il consiste à trouver les relations qui rattachent un phénomène quelconque à sa cause prochaine, ou autrement dit, à déterminer les conditions nécessaires à la manifestation de ce phénomène.

En effet, quand l'expérimentateur est parvenu à connaître les conditions d'existence d'un phénomène, il en est en quelque sorte le maître ; il peut prédire sa marche et sa manifestation, la favoriser ou l'empêcher à volonté.

Dès lors le but de l'expérimentateur est atteint ; il a, par la science, étendu sa puissance sur un phénomène naturel.

Nous définirons donc la physiologie : la science qui a pour objet d'étudier les phénomènes des êtres vivants et de déterminer les conditions matérielles de leur manifestation.

C'est par la méthode analytique ou expérimentale seule que nous pouvons arriver à cette détermination des conditions des phénomènes, aussi bien dans les corps vivants que dans les corps bruts ; car nous raisonnons de même pour expérimenter dans toutes les sciences.

Pour l'expérimentateur physiologiste, il ne saurait y avoir ni spiritualisme ni matérialisme.

Ces mots appartiennent à une philosophie naturelle qui a vieilli, ils tomberont en désuétude par le progrès même de la science.

Nous ne connaîtrons jamais ni l'esprit ni la matière, et, si c'était ici le lieu, je montrerais facilement que d'un côté comme de l'autre on arrive bientôt à des négations scientifiques, d'où il résulte que toutes les considérations de cette espèce sont oiseuses et inutiles.

Il n'y a pour nous que des phénomènes à étudier, les conditions matérielles de leurs manifestations à connaître, et les lois de ces manifestations à déterminer.

Les causes premières ne sont point du domaine scientifique et elles nous échapperont à jamais aussi bien dans les sciences des corps vivants que dans les sciences des corps bruts.

La méthode expérimentale détourne nécessairement de la recherche chimérique du principe vital ; il n'y a pas plus de force vitale que de force minérale, ou, si l'on veut, l'une existe tout autant que l'autre.

Le mot force que nous employons n'est qu'une abstraction dont nous nous servons pour la commodité du langage.

Pour le mécanicien la force est le rapport d'un mouvement à sa cause.

Pour le physicien, le chimiste et le physiologiste, c'est au fond de même.

L'essence des choses devant nous rester toujours ignorée, nous ne pouvons connaître que les relations de ces choses, et les phénomènes ne sont que des résultats de ces relations.

Les propriétés des corps vivants ne se manifestent à nous que par des rapports de réciprocité organique.

Une glande salivaire, par exemple, n'existe que parce qu'elle est en rapport avec le système digestif, et que parce que ses éléments histologiques sont dans certains rapports entre eux et avec le sang ; supprimez toutes ces relations en isolant par la pensée les éléments de l'organe les uns des autres, la glande salivaire n'existe plus.

La loi nous donne le rapport numérique de l'effet à sa cause, et c'est là le but auquel s'arrête la science.

Lorsqu'on possède la loi d'un phénomène, on connaît donc non seulement le déterminisme absolu des conditions de son existence, mais on a encore les rapports qui sont relatifs à toutes ses variations, de sorte qu'on peut prédire les modifications de ce phénomène dans toutes les circonstances données.

Comme corollaire de ce qui précède, nous ajouterons que le physiologiste ou le médecin ne doivent pas s'imaginer qu'ils ont à rechercher la cause de la vie ou l'essence des maladies.

Ce serait perdre complètement son temps à poursuivre un fantôme.

Il n'y a aucune réalité objective dans les mots vie, mort, santé, maladie.

Ce sont des expressions littéraires dont nous nous servons parce qu'elles représentent à notre esprit l'apparence de certains phénomènes.

Nous devons imiter en cela les physiciens et dire comme Newton, à propos de l'attraction :

« Les corps tombent d'après un mouvement accéléré dont on connaît la loi : voilà le fait, voilà le réel.

Mais la cause première qui fait tomber ces corps est absolument inconnue.

On peut dire, pour se représenter le 'phénomène à l'esprit, que les corps tombent comme s'il y avait une force d'attraction qui les sollicite vers le centre de la terre, quasi esset attractio.

Mais la force d'attraction n'existe pas, ou on ne la voit pas, ce n'est qu'un mot pour abréger le discours. »

De même quand un physiologiste invoque la force vitale ou la vie, il ne la voit pas, il ne fait que prononcer un mot ; le phénomène vital seul existe avec ses conditions matérielles et c'est là la seule chose qu'il puisse étudier et connaître.

En résumé, le but de la science est partout identique connaître les conditions matérielles des phénomènes.

Mais si ce but est le même dans les sciences physico-chimiques et dans les sciences biologiques, il est beaucoup plus difficile à atteindre dans les dernières, à cause de la mobilité et de la complexité des phénomènes qu'on y rencontre.

V. Il y a un déterminisme absolu dans les conditions d'existence des phénomènes naturels, aussi bien dans les corps vivants que dans les corps bruts

Il faut admettre comme un axiome expérimental que chez les êtres vivants aussi bien que dans les corps bruts les conditions d'existence de tout phénomène sont déterminées d'une manière absolue.

Ce qui veut dire en d'autres termes que la condition d'un phénomène une fois connue et remplie, le phénomène doit se reproduire toujours et nécessairement, à la volonté de l'expérimentateur.

La négation de cette proposition ne serait rien autre chose que la négation de la science même.

En effet, la science n'étant que le déterminé et le déterminable, on doit forcément admettre comme axiome que dans des conditions identiques, tout phénomène est identique et qu'aussitôt que les conditions ne sont plus les mêmes, le phénomène cesse d'être identique.

Ce principe est absolu, aussi bien dans les phénomènes des corps bruts que dans ceux des êtres vivants, et l'influence de la vie, quelle que soit l'idée qu'on s'en fasse, ne saurait rien y changer.

Ainsi que nous l'avons dit, ce qu'on appelle la force vitale est une cause première analogue à toutes les autres, en ce sens qu'elle nous est parfaitement inconnue.

Que l'on admette ou non que cette force diffère essentiellement de celles qui président aux manifestations des phénomènes des corps bruts, peu importe, il faut néanmoins qu'il y ait déterminisme dans les phénomènes vitaux qu'elle régit ; car sans cela ce serait une force aveugle et sans loi, ce qui est impossible.

De là il résulte que les phénomènes de la vie n'ont leurs lois spéciales, que parce qu'il y a un déterminisme rigoureux dans les diverses circonstances qui constituent leurs conditions d'existence ou qui provoquent leurs manifestations ; ce qui est la même chose.

Or c'est à l'aide de l'expérimentation seule, ainsi que nous l'avons souvent répété, que nous pouvons arriver, dans les phénomènes des corps vivants, comme dans ceux des corps bruts, à la connaissance des conditions qui règlent ces phénomènes et nous permettent ensuite de les maîtriser.

Tout ce qui précède pourra paraître élémentaire aux hommes qui cultivent les sciences physico-chimiques.

Mais parmi les naturalistes et surtout parmi les médecins on trouve des hommes qui, au nom de ce qu'ils appellent le vitalisme, émettent sur le sujet qui nous occupe les idées les plus erronées. ils pensent que l'étude des phénomènes de la matière vivante ne saurait avoir aucun rapport avec l'étude des phénomènes de la matière brute.

Ils considèrent la vie comme une influence mystérieuse et surnaturelle qui agit arbitrairement en s'affranchissant de tout déterminisme, et ils taxent de matérialistes tous ceux qui font des efforts pour ramener les phénomènes vitaux à des conditions organiques et physico-chimiques déterminées.

Ce sont là des idées fausses qu'il n'est pas facile d'extirper une fois qu'elles ont pris droit de domicile dans un esprit ; les progrès seuls de la science les feront disparaître.

Mais les idées vitalistes prises dans le sens que nous venons d'indiquer ne sont rien autre qu'une sorte de superstition médicale, une croyance au surnaturel.

Or, dans la médecine la croyance aux causes occultes qu'on appelle vitalisme ou autrement, favorise l'ignorance et enfante une sorte de charlatanisme involontaire, c'est-à-dire la croyance à une science infuse et indéterminable.

Le sentiment du déterminisme absolu des phénomènes de la vie, mène au contraire à la science réelle et nous donne une modestie qui résulte de la conscience de notre peu de connaissance et des difficultés de la science.

C'est ce sentiment qui, à son tour, nous excite à travailler pour nous instruire, et c'est en définitive à lui seul que la science doit tous ses progrès.

Je serais d'accord avec les vitalistes s'ils voulaient simplement reconnaître que les êtres vivants présentent des phénomènes qui ne se retrouvent pas dans la nature brute, et qui, par conséquent, leur sont spéciaux.

J'admets en effet que les manifestations vitales ne sauraient être élucidées par les seuls phénomènes physico-chimiques connus dans la matière brute. (Je m'expliquerai plus loin au sujet du rôle des sciences physico-chimiques en biologie, mais je veux seulement dire ici que, si les phénomènes vitaux ont une complexité et une apparence différentes de ceux des corps bruts, ils n'offrent cette différence qu'en vertu de conditions déterminées ou déterminables qui leur sont propres.

Donc, si les sciences vitales doivent différer des autres par leurs explications et par leurs lois spéciales, elles ne s'en distinguent pas par la méthode scientifique.

La biologie doit prendre aux sciences physico-chimiques la méthode expérimentale, mais garder ses phénomènes spéciaux et ses lois propres.

Dans les corps vivants comme dans les corps brut : les lois sont immuables, et les phénomènes que ces lois régissent sont liés à leurs conditions d'existence par un déterminisme nécessaire et absolu.

J'emploie ici le mot déterminisme comme plus convenable que le mot fatalisme dont on se sert quelquefois pour exprimer la même idée.

Le déterminisme dans les conditions des phénomènes de la vie doit être un des axiomes du médecin expérimentateur.

S'il est bien pénétré de la vérité de ce principe, il exclura de ses explications toute intervention du surnaturel ; il aura une foi inébranlable dans l'idée que des lois fixes régissent la science biologique, et il aura en même temps un critérium sûr pour juger les apparences souvent variables et contradictoires des phénomènes vitaux.

En effet, partant de ce principe qu'il y a des lois immuables, l'expérimentateur sera convaincu que jamais les phénomènes ne peuvent se contredire s'ils sont observés dans les mêmes conditions, et il saura que, s'ils montrent des variations, cela tient nécessairement à l'intervention ou à l'interférence d'autres conditions qui masquent ou modifient ces phénomènes.

Dès lors il y aura lieu de chercher à connaître les conditions de ces variations ; car il ne saurait y avoir d'effet sans cause.

Le déterminisme devient ainsi la base de tout progrès et de toute critique scientifique.

Si, en répétant une expérience, on trouve des résultats discordants ou même contradictoires, on ne devra jamais admettre des exceptions ni des contradictions réelles, ce qui serait antiscientifique ; on conclura uniquement et nécessairement à des différences de conditions dans les phénomènes, qu'on puisse ou qu'on ne puisse pas les expliquer actuellement.

Je dis que le mot exception est antiscientifique ; en effet, dès que les lois sont connues, il ne saurait y avoir d'exception, et cette expression, comme tant d'autres, ne sert qu'à nous permettre de parler de choses dont nous ignorons le déterminisme.

On entend tous les jours les médecins employer les mots : le plus ordinairement, le plus souvent, généralement, ou bien s'exprimer numériquement, en disant par exemple, huit fois sur dix, les choses arrivent ainsi ; j'ai entendu de vieux praticiens dire que les mots toujours et jamais doivent être rayés de la médecine.

Je ne blâme pas ces restrictions ni l'emploi de ces locutions si on les emploie comme des approximations empiriques relatives à l'apparition de phénomènes dont nous ignorons encore plus ou moins les conditions exactes d'existence.

Mais certains médecins semblent raisonner comme si les exceptions étaient nécessaires ; ils paraissent croire qu'il existe une force vitale qui peut arbitrairement empêcher que les choses se passent toujours identiquement ; de sorte que les exceptions seraient des conséquences de l'action même de cette force vitale mystérieuse.

Or il ne saurait en être ainsi ; ce qu'on appelle actuellement exception est simplement un phénomène dont une ou plusieurs conditions sont inconnues, et si les conditions des phénomènes dont on parle étaient connues et déterminées, il n'y aurait plus d'exceptions, pas plus en médecine que dans toute autre science.

Autrefois on pouvait dire, par exemple, que tantôt on guérissait la gale, tantôt on ne la guérissait pas ; mais aujourd'hui qu'on s'adresse à la cause déterminée de cette maladie, on la guérit toujours.

Autrefois on pouvait dire que la lésion des nerfs amenait une paralysie tantôt du sentiment, tantôt du mouvement, mais aujourd'hui on sait que la section des racines antérieures rachidiennes ne paralyse que les mouvements ; c'est constamment et toujours que cette paralysie motrice a lieu parce que sa condition a été exactement déterminée par l'expérimentateur.

La certitude du déterminisme des phénomènes, avons-nous dit, doit également servir de base à la critique expérimentale, soit qu'on en fasse usage pour soi-même, soit qu'on l'applique aux autres.

En effet, un phénomène se manifestant toujours de même, si les conditions sont semblables, le phénomène ne manque jamais si ces conditions existent, de même qu'il n'apparaît pas si les conditions manquent.

Donc il peut arriver à un expérimentateur, après avoir fait une expérience dans des conditions qu'il croyait déterminées, de ne plus obtenir dans une nouvelle série de recherches le résultat qui s'était montré dans sa première observation ; en répétant son expérience, après avoir pris de nouvelles précautions, il pourra se faire encore qu'au lieu de retrouver le résultat primitivement obtenu, il en rencontre un autre tout différent.

Que faire dans cette situation ?

Faudra-t-il admettre que les faits sont indéterminables ?

Évidemment non, puisque cela ne se peut.

Il faudra simplement admettre que les conditions de l'expérience qu'on croyait connues ne le sont pas.

Il y aura à mieux étudier, à rechercher et à préciser les conditions expérimentales, car les faits ne sauraient être opposés les uns aux autres ; ils ne peuvent être qu'indéterminés.

Les faits ne s'excluant jamais, ils s'expliquent seulement par les différences de conditions dans lesquelles ils sont nés.

De sorte qu'un expérimentateur ne peut jamais nier un fait qu'il a vu et observé par la seule raison qu'il ne le retrouve plus.

Nous citerons dans la troisième partie de cette introduction des exemples dans lesquels se trouvent mis en pratique les principes de critique expérimentale que nous venons d'indiquer.

VI. Pour arriver au déterminisme des phénomènes dans les sciences biologiques comme dans les sciences physico-chimiques, il faut ramener les phénomènes à des conditions expérimentales définies et aussi simples que possible

Un phénomène naturel n'étant que l'expression de rapports ou de relations, il faut au moins deux corps pour le manifester.

De sorte qu'il y aura toujours à considérer : 1º un corps qui réagit ou qui manifeste le phénomène ; 2º un autre corps qui agit et joue relativement au premier le rôle d'un milieu.

Il est impossible de supposer un corps absolument isolé dans la nature ; il n'aurait plus de réalité, parce que, dans ce cas, aucune relation ne viendrait manifester son existence.

Dans les relations phénoménales, telles que la nature nous les offre, il règne toujours une complexité plus ou moins grande.

Sous ce rapport, la complexité des phénomènes minéraux est beaucoup moins grande que celle des phénomènes vitaux : c'est pourquoi les sciences qui étudient les corps bruts sont parvenues plus vite à se constituer.

Dans les corps vivants, les phénomènes sont d'une complexité énorme, et de plus la mobilité des propriétés vitales les rend beaucoup plus difficiles à saisir et à déterminer.

Les propriétés de la matière vivante ne peuvent être connues que par leur rapport avec les propriétés de la matière brute ; d'où il résulte que les sciences biologiques doivent avoir pour base nécessaire les sciences physico-chimiques auxquelles elles empruntent leurs moyens d'analyse et leurs procédés d'investigation.

Telles sont les raisons nécessaires de l'évolution subordonnée et arriérée des sciences qui s'occupent des phénomènes de la vie.

Mais si cette complexité des phénomènes vitaux constitue de très grands obstacles, cela ne doit cependant pas nous épouvanter ; car au fond, ainsi que nous l'avons déjà dit, à moins de nier la possibilité d'une science biologique, les principes de la science sont partout identiques.

Nous sommes donc assurés que nous marchons dans la bonne voie et que nous devons parvenir avec le temps au résultat scientifique que nous poursuivons, c'est-à-dire au déterminisme des phénomènes dans les êtres vivants.

On ne peut arriver à connaître les conditions définies et élémentaires des phénomènes que par une seule voie.

C'est par l'analyse expérimentale.

Cette analyse décompose successivement tous les phénomènes complexes en des phénomènes de plus en plus simples jusqu'à leur réduction à deux seules conditions élémentaires, si c'est possible.

En effet, la science expérimentale ne considère dans un phénomène que les seules conditions définies qui sont nécessaires à sa production.

Le physicien cherche à se représenter ces conditions en quelque sorte idéalement dans la mécanique et dans la physique mathématique.

Le chimiste analyse successivement la matière complexe, et en parvenant ainsi, soit aux corps simples, soit aux corps définis (principes immédiats ou espèces chimiques), il arrive aux conditions élémentaires ou irréductibles des phénomènes.

De même le biologue doit analyser les organismes complexes et ramener les phénomènes de la vie à des conditions irréductibles dans l'état actuel de la science.

La physiologie et la médecine expérimentale n'ont pas d'autre but.

Le physiologiste et le médecin, aussi bien que le physicien et le chimiste, quand ils se trouveront en face de questions complexes, devront donc décomposer le problème total en des problèmes partiels de plus en plus simples et de mieux en mieux définis.

Ils ramèneront ainsi les phénomènes à leurs conditions matérielles les plus simples possible, et rendront ainsi l'application de la méthode expérimentale plus facile et plus sûre.

Toutes les sciences analytiques décomposent afin de pouvoir mieux expérimenter.

C'est en suivant cette voie que les physiciens et les chimistes ont fini par ramener les phénomènes en apparence les plus complexes à des propriétés simples, se rattachant à des espèces minérales bien définies.

En suivant la même voie, analytique, le physiologiste doit arriver à ramener toutes les manifestations vitales d'un organisme complexe au jeu de certains organes, et l'action de ceux-ci à des propriétés de tissus ou d'éléments organiques bien définis.

L'analyse expérimentale anatomico-physiologique, qui remonte à Galien, n'a pas d'autre raison, et c'est toujours le même problème que poursuit encore aujourd'hui l'histologie, en approchant naturellement de plus en plus du but.

Quoiqu'on puisse parvenir à décomposer les parties vivantes en éléments chimiques ou corps simples, ce ne sont pourtant pas ces corps élémentaires chimiques qui constituent les éléments du physiologiste.

Sous ce rapport, le biologue ressemble plus au physicien qu'au chimiste, en ce sens qu'il cherche surtout à déterminer les propriétés des corps en se préoccupant beaucoup moins de leur composition élémentaire.

Dans l'état actuel de la science, il n'y aurait d'ailleurs aucun rapport possible à établir entre les propriétés vitales des corps et leur constitution chimique ; car les tissus ou organes pourvus de propriétés les plus diverses, se confondent parfois au point de vue de leur composition chimique élémentaire.

La chimie est surtout très utile au physiologiste, en lui fournissant les moyens de séparer et d'étudier les principes immédiats, véritables produits organiques qui jouent des rôles importants dans les phénomènes de la vie.

Les principes immédiats organiques, quoique bien définis dans leurs propriétés, ne sont pas encore les éléments actifs des phénomènes physiologiques ; comme les matières minérales, ils ne sont en quelque sorte que des éléments passifs de l'organisme.

Les vrais éléments actifs pour le physiologiste sont ce qu'on appelle les éléments anatomiques ou histologiques.

Ceux-ci, de même que les principes immédiats organiques, ne sont pas simples chimiquement, mais, considérés physiologiquement, ils sont aussi réduits que possible, en ce sens qu'ils possèdent les propriétés vitales les plus simples que nous connaissions, propriétés vitales qui s'évanouissent quand on vient à détruire cette partie élémentaire organisée.

Du reste, toutes les idées que nous avons sur ces éléments sont relatives à l'état actuel de nos connaissances ; car il est certain que ces éléments histologiques, à l'état de cellules ou de fibres, sont encore complexes.

C'est pourquoi divers naturalistes n'ont pas voulu leur donner le nom d'éléments, et ont proposé de les appeler organismes élémentaires.

Cette dénomination serait en effet plus convenable ; on peut parfaitement se représenter un organisme complexe comme constitué par une foule d'organismes élémentaires distincts, qui s'unissent, se soudent et se groupent de diverses manières pour donner naissance d'abord aux différents tissus du corps, puis aux divers organes ; les appareils anatomiques ne sont eux-mêmes que des assemblages d'organes qui offrent dans les êtres vivants des combinaisons variées à l'infini.

Quand on vient à analyser les manifestations complexes d'un organisme, on doit donc décomposer ces phénomènes complexes et les ramener à un certain nombre des propriétés simples appartenant à des organismes élémentaires, et ensuite, par la pensée, reconstituer synthétiquement l'organisme total par les réunions et l'agencement de ces organismes élémentaires, considérés d'abord isolément, puis dans leurs rapports réciproques.

Quand le physicien, le chimiste ou le physiologiste sont arrivés, par une analyse expérimentale successive, à déterminer l'élément irréductible des phénomènes dans l'état actuel de leur science, le problème scientifique s'est simplifié, mais sa nature n'a pas changé pour cela, et le savant n'en est pas plus près d'une connaissance absolue de l'essence des choses.

Toutefois il a gagné ce qu'il lui importe véritablement d'obtenir, à savoir : la connaissance des conditions d'existence des phénomènes, et la détermination du rapport défini qui existe entre le corps qui manifeste ses propriétés et la cause prochaine de cette manifestation.

L'objet de l'analyse dans les sciences biologiques, comme dans les sciences physico-chimiques, est en effet de déterminer et d'isoler autant que possible les conditions de manifestation de chaque phénomène.

Nous ne pouvons avoir d'action sur les phénomènes de la nature qu'en reproduisant leurs conditions naturelles d'existence, et nous agissons d'autant plus facilement sur ces conditions, qu'elles ont été préalablement mieux analysées et ramenées à un plus grand état de simplicité.

La science réelle n'existe donc qu'au moment où le phénomène est exactement défini dans sa nature et rigoureusement déterminé dans le rapport de ses conditions matérielles, c'est-à-dire quand sa loi est connue.

Avant cela, il n'y a que du tâtonnement et de l'empirisme.

VII. Dans les corps vivants, de même que dans les corps bruts, les phénomènes ont toujours une double condition d'existence

L'examen le plus superficiel de ce qui se passe autour de nous, nous montre que tous les phénomènes naturels résultent de la réaction des corps les uns sur les autres.

Il y a toujours à considérer le corps dans lequel se passe le phénomène, et les circonstances extérieures ou le milieu qui détermine ou sollicite le corps à manifester ses propriétés.

La réunion de ces conditions est indispensable pour la manifestation du phénomène.

Si l'on supprime le milieu, le phénomène disparaît, de même que si le corps avait été enlevé.

Les phénomènes de la vie, aussi bien que les phénomènes des corps bruts, nous présentent cette double condition d'existence.

Nous avons d'une part l'organisme dans lequel s'accomplissent les phénomènes vitaux, et d'autre part le milieu cosmique dans lequel les corps vivants, comme les corps bruts, trouvent les conditions indispensables pour la manifestation de leurs phénomènes.

Les conditions de la vie ne sont ni dans l'organisme ni dans le milieu extérieur, mais dans les deux à la fois.

En effet, si l'on supprime ou si l'on altère l'organisme, la vie cesse, quoique le milieu reste intact ; si, d'un autre côté, on enlève ou si l'on vicie le milieu, la vie disparaît également, quoique l'organisme n'ait point été détruit.

Les phénomènes nous apparaissent ainsi comme des simples effets de contact ou de relation d'un corps avec son milieu.

En effet, si par la pensée nous isolons un corps d'une manière absolue, nous l'anéantissons par cela même, et si nous multiplions au contraire ses rapports avec le milieu extérieur, nous multiplions ses propriétés.

Les phénomènes sont donc des relations de corps déterminées ; nous concevons toujours ces relations comme résultant de forces extérieures à la matière, parce que nous ne pouvons pas les localiser dans un seul corps d'une manière absolue.

Pour le physicien, l'attraction universelle n'est qu'une idée abstraite ; la manifestation de cette force exige la présence de deux corps ; s'il n'y a qu'un corps, nous ne concevons plus l'attraction.

L'électricité est, par exemple, le résultat de l'action du cuivre et du zinc dans certaines conditions chimiques ; mais si l'on supprime la relation de ces corps, l'électricité étant une abstraction et n'existant pas par elle-même, cesse de se manifester.

De même la vie est le résultat du contact de l'organisme et du milieu ; nous ne pouvons pas la comprendre avec l'organisme seul, pas plus qu'avec le milieu seul.

C'est donc également une abstraction, c'est-à-dire une force qui nous apparaît comme étant en dehors de la matière.

Mais, quelle que soit la manière dont l'esprit conçoive les forces de la nature, cela ne peut modifier en aucune façon la conduite de l'expérimentateur.

Pour lui, le problème se réduit uniquement à déterminer les circonstances matérielles dans lesquelles le phénomène apparaît.

Puis, ces conditions étant connues, il peut, en les réalisant ou non, maîtriser le phénomène, c'est-à-dire le faire apparaître ou disparaître suivant sa volonté.

C'est ainsi que le physicien et le chimiste exercent leur puissance sur les corps bruts ; c'est ainsi que le physiologiste pourra avoir un empire sur les phénomènes vitaux.

Toutefois les corps vivants paraissent de prime abord se soustraire à l'action de l'expérimentateur.

Nous voyons les organismes supérieurs manifester uniformément leurs phénomènes vitaux, malgré la variabilité des circonstances cosmiques ambiantes, et d'un autre côté nous voyons la vie s'éteindre dans un organisme au bout d'un certain temps, sans que nous puissions trouver dans le milieu extérieur les raisons de cette extinction.

Mais nous avons déjà dit qu'il y a là une illusion qui est le résultat d'une analyse incomplète et superficielle des conditions des phénomènes vitaux.

Là science antique n'a pu concevoir que le milieu extérieur ; mais il faut, pour fonder la science biologique expérimentale, concevoir de plus un milieu intérieur.

Je crois mir le premier exprimé clairement cette idée et avoir insisté sur elle pour faire mieux comprendre l'application de l'expérimentation aux êtres vivants.

D'un autre côté, le milieu extérieur s'absorbant dans le milieu intérieur, la connaissance de ce dernier nous apprend toutes les influences du premier.

Ce n'est qu'en passant dans le milieu intérieur que les influences du milieu extérieur peuvent nous atteindre, d'où il résulte que la connaissance du milieu extérieur ne nous apprend pas les actions qui prennent naissance dans le milieu intérieur et qui lui sont propres.

Le milieu cosmique général est commun aux corps vivants et aux corps bruts ; mais le milieu intérieur créé par l'organisme est spécial à chaque être vivant.

Or, c'est là le vrai milieu physiologique, c'est celui que le physiologiste et le médecin doivent étudier et connaître, parce que c'est par son intermédiaire qu'ils pourront agir sur les éléments histologiques qui sont les seuls agents effectifs des phénomènes de la vie, Néanmoins, ces éléments, quoique profondément situés, communiquent avec l'extérieur ; ils vivent toujours dans les conditions du milieu extérieur perfectionnés et régularisés par le jeu de l'organisme.

L'organisme n'est qu'une machine vivante construite de telle façon, qu'il y a, d'une part, une communication libre du milieu extérieur avec le milieu intérieur organique, et, d'autre part, qu'il y a des fonctions prote des éléments organiques pour mettre les matériaux de la vie en réserve et entretenir sans interruption l'humidité, la chaleur et les autres conditions indispensables à l'activité vitale.

La maladie et la mort ne sont qu'une dislocation ou une perturbation de ce mécanisme qui règle l'arrivée des excitants vitaux au contact des éléments organiques.

L'atmosphère extérieure viciée, les poisons liquides ou gazeux, n'amènent la mort qu'à la condition que les substances nuisibles soient portées dans le milieu intérieur, en contact avec les éléments organiques.

En un mot, les phénomènes vitaux ne sont que les résultats du contact des éléments organiques du corps avec le milieu intérieur physiologique ; c'est là le pivot de toute la médecine expérimentale.

En arrivant à connaître quelles sont, dans ce milieu intérieur, les conditions normales et anormales de manifestation de l'activité vitale des éléments organiques, le physiologiste et le médecin se rendront maîtres des phénomènes de la vie ; car, sauf la complexité des conditions, les phénomènes de manifestation vitale sont, comme les phénomènes physico-chimiques, l'effet d'un contact d'un corps qui agit, et du milieu dans lequel il agit.

En résumé, l'étude de la vie comprend deux choses : 1º étude des propriétés des éléments organisés ; 2º étude du milieu organique, c'est-à-dire étude des conditions que doit remplir ce milieu pour laisser manifester les activités vitales.

La physiologie, la pathologie et la thérapeutique, reposent sur cette double connaissance ; hors de là il n'y a pas de science médicale ni de thérapeutique véritablement scientifique et efficace.

VIII. Dans les sciences biologiques comme dans les sciences physico-chimiques, le déterminisme est possible, parce que, dans les corps vivants comme dans les corps bruts, la matière ne peut avoir aucune spontanéité

Il y a lieu de distinguer dans les organismes vivants complexes trois espèces de corps définis : 1º des corps chimiquement simples ; 2º des principes immédiats organiques et inorganiques ; 3º des éléments anatomiques organisés.

Sur les 70 corps simples environ que la chimie connaît aujourd'hui, 16 seulement entrent dans la composition de l'organisme le plus complexe qui est celui de l'homme.

Mais ces 16 corps simples sont à l'état de combinaison entre eux, pour constituer les diverses substances liquides, solides ou gazeuses de l'économie ; l'oxygène et l'azote cependant sont simplement dissous dans les liquides organiques et paraissent fonctionner dans l'être vivant sous la forme de corps simple.

Les principes immédiats inorganiques (sels terreux, phosphates, chlorures, sulfates, etc.) entrent comme éléments constitutifs essentiels dans la Composition des corps vivants, mais ils sont pris au monde extérieur directement et tout formés.

Les principes immédiats organiques sont également des éléments constitutifs du corps vivant, mais ils ne sont point empruntés au monde extérieur ; ils sont formés par l'organisme animal ou végétal ; tels sont l'amidon, le sucre, la graisse, l'albumine, etc., etc.

Ces principes immédiats extraits du corps, conservent leurs propriétés, parce qu'ils ne sont point vivants ; ce sont des produits organiques, mais non organisés.

Les éléments anatomiques sont les seules parties organisées et vivantes.

Ces parties sont irritables et manifestent, sous l'influence d'excitants divers, des propriétés qui caractérisent exclusivement les êtres vivants.

Ces parties vivent et se nourrissent, et la nutrition engendre et conserve leurs propriétés, ce qui fait qu'elles ne peuvent être séparées de l'organisme sans perdre plus ou moins rapidement leur vitalité.

Quoique bien différents les uns des autres sous le rapport de leurs fonctions dans l'organisme, ces trois ordres de corps sont tous capables de donner des réactions physico-chimiques sous l'influence des excitants extérieurs, chaleur, lumière, électricité ; mais les parties vivantes ont, en outre, la faculté d'être irritables, c'est-à-dire de réagir sous l'influence de certains excitants d'une façon spéciale qui caractérise les tissus vivants : telles sont la contraction musculaire, la transmission nerveuse, la sécrétion glandulaire, etc.

Mais, quelles que soient les variétés que présentent ces trois ordres de phénomènes, que la nature de la réaction soit de l'ordre physico-chimique ou vital, elle n'a jamais rien de spontané, le phénomène est toujours le résultat de l'influence exercée sur le corps réagissant par un excitant physico-chimique qui lui est extérieur.

Chaque élément défini minéral, organique ou organisé est autonome, ce qui veut dire qu'il possède des propriétés caractéristiques et qu'il manifeste des actions indépendantes.

Toutefois chacun de ces corps est inerte, c'est-à-dire qu'il n'est pas capable de se donner le mouvement par lui-même ; il lui faut toujours, pour cela, entrer en relation avec un autre corps et en recevoir l'excitation.

Ainsi, dans le milieu cosmique, tout corps minéral est très stable, et il ne changera d'état qu'autant : que les circonstances dans lesquelles il se trouve viendront à être modifiées assez profondément, soit naturellement, soit par suite de l'intervention expérimentale.

Dans le milieu. organique, les principes immédiats créés par les animaux et par les végétaux sont beaucoup plus altérables et moins stables, mais encore ils sont inertes et ne manifesteront leurs propriétés qu'autant qu'ils seront influencés par des agents placés en dehors d'eux.

Enfin, les éléments anatomiques eux-mêmes, qui sont les principes les plus altérables et les plus instables, sont encore inertes, c'est-à-dire qu'ils n'entreront jamais en activité vitale, si quelque influence étrangère ne les y sollicite.

Une fibre musculaire, par exemple, possède la propriété vitale qui lui est spéciale de se contracter, mais cette fibre vivante est inerte, en ce sens que, si rien ne change dans ses conditions environnantes ou intérieures, elle n'entrera pas en fonction et ne se contractera pas.

Il faut nécessairement, pour que cette fibre musculaire se contracte, qu'il y ait un changement produit en elle par son entrée en relation avec une excitation qui lui est extérieure, et qui peut provenir soit du sang, soit d'un nerf.

On peut en dire autant de tous les éléments histologiques, des éléments nerveux, des éléments glandulaires, des éléments sanguins, etc.

Les divers éléments vivants jouent ainsi le rôle d'excitants les uns par rapport aux autres, et les manifestations fonctionnelles de l'organisme ne sont que l'expression de leurs relations harmoniques et réciproques.

Les éléments histologiques réagissent soit séparément, soit les uns avec les autres, au moyen de propriétés vitales qui sont elles-mêmes en rapports nécessaires avec les conditions physico-chimiques environnantes, et cette relation est tellement intime, que l'on peut dire que l'intensité des phénomènes physico-chimiques qui se passent dans un être vivant, peut servir à mesurer l'intensité de ses phénomènes vitaux.

Il ne faut donc pas, ainsi que nous l'avons déjà dit, établir un antagonisme entre les phénomènes vitaux et les phénomènes physico-chimiques, mais bien au contraire, constater un parallélisme complet et nécessaire entre ces deux ordres de phénomènes.

En résumé, la matière vivante, pas plus que la matière brute, ne peut se donner l'activité et le mouvement par elle-même.

Tout changement dans la matière suppose l'intervention d'une relation nouvelle, c'est-à-dire d'une condition ou d'une influence extérieure.

Or le rôle du savant est de chercher à définir et à déterminer pour chaque phénomène les conditions matérielles qui produisent sa manifestation.

Ces conditions étant connues, l'expérimentateur devient maître du phénomène, en ce sens qu'il peut à son gré donner ou enlever le mouvement à la matière.

Ce que nous venons de dire est aussi absolu pour les phénomènes des corps vivants que pour les phénomènes des corps bruts.

Seulement, quand il s'agit des organismes élevés et complexes, ce n'est point dans les rapports de l'organisme total avec le milieu cosmique général que le physiologiste et le médecin doivent étudier les excitants des phénomènes vitaux, mais bien dans les conditions organiques du milieu intérieur.

En effet, considérées dans le milieu général cosmique, les fonctions du corps de l'homme et des animaux supérieurs nous paraissent libres et indépendantes des conditions physico-chimiques de ce milieu, parce que c'est dans un milieu liquide organique intérieur que se trouvent leurs véritables excitants.

Ce que nous voyons extérieurement n'est que le résultat des excitations physico-chimiques du milieu intérieur ; c'est là que le physiologiste doit établir le déterminisme réel des fonctions vitales.

Les machines vivantes sont donc créées et construites de telle façon, qu'en se perfectionnant, elles deviennent de plus en plus libres dans le milieu cosmique général.

Mais il n'en existe pas moins toujours le déterminisme le plus absolu dans leur milieu interne, qui, par suite de ce même perfectionnement organique s'est isolé de plus en plus du milieu cosmique extérieur.

La machine vivante entretient son mouvement parce que le mécanisme interne de l'organisme répare, par des actions et par des forces sans cesse renaissantes, les pertes qu'entraîne l'exercice des fonctions.

Les machines que l'intelligence de l'homme crée, quoique infiniment plus grossières, ne sont pas autrement construites.

Une machine à vapeur possède une activité indépendante des conditions physico-chimiques extérieures puisque par le froid, le chaud, le sec et l'humide, la machine continue à fonctionner.

Mais pour le physicien qui descend dans le milieu intérieur de la machine, il trouve que cette indépendance n'est qu'apparente, et que le mouvement de chaque rouage intérieur est déterminé par des conditions physiques absolues, et dont il connaît la loi.

De même pour le physiologiste, s'il peut descendre dans le milieu intérieur de la machine vivante, il y trouve un déterminisme absolu qui doit devenir pour lui la base réelle de la science des corps vivants.

IX. La limite de nos connaissances est la même dans les phénomènes des corps vivants et dans les phénomènes des corps bruts

La nature de notre esprit nous porte à chercher l'essence ou le pourquoi des choses.

En cela nous visons plus loin que le but qu'il nous est donné d'atteindre ; car l'expérience nous apprend bientôt que nous ne pouvons pas aller au-delà du comment, c'est-à-dire au-delà de la cause prochaine ou des conditions d'existence des phénomènes.

Sous ce rapport, les limites de notre connaissance sont, dans les sciences biologiques, les mêmes que dans les sciences physico-chimiques.

Lorsque, par une analyse successive, nous avons trouvé la cause prochaine d'un phénomène en déterminant les conditions et les circonstances simples dans lesquelles il se manifeste, nous avons atteint le but scientifique que nous ne pouvons dépasser.

Quand nous savons que l'eau et toutes ses propriétés résultent de la combinaison de l'oxygène et de l'hydrogène, dans certaines proportions, nous savons tout ce que nous pouvons savoir à ce sujet, et cela répond au comment, et non au pourquoi des choses.

Nous savons comment on peut faire de l'eau ; mais pourquoi la combinaison d'un volume d'oxygène et de deux volumes d'hydrogène forme-t-elle de l'eau ?

Nous n'en savons rien.

En médecine, il serait également absurde de s'occuper de la question du pourquoi, et cependant les médecins la posent souvent.

C'est probablement pour se moquer de cette tendance, qui résulte de l'absence du sentiment de la limite de nos connaissances que Molière a mis dans la bouche de son candidat docteur à qui l'on demandait pourquoi l'opium fait dormir, la réponse suivante : Quia est in eo virtus dormitiva, cujus est natura sensus assoupire.

Cette réponse paraît plaisante ou absurde ; elle est cependant la seule qu'on pourrait faire.

De même que si l'on voulait répondre à cette question : Pourquoi l'hydrogène, en se combinant à l'oxygène, forme-t-il de l'eau ? on serait obligé de dire : Parce qu'il y a dans l'hydrogène une propriété capable d'engendrer de l'eau.

C'est donc seulement la question du pourquoi qui est absurde, puisqu'elle entraîne nécessairement une réponse naïve ou ridicule.

Il vaut donc mieux reconnaître que nous ne savons pas, et que c'est là que se place la limite de notre connaissance.

Si, en physiologie, nous prouvons, par exemple, que l'oxyde de carbone tue en s'unissant plus énergiquement que l'oxygène à la matière du globule du sang, nous savons tout ce que nous pouvons savoir sur la cause de la mort.

L'expérience nous apprend qu'un rouage de la vie manque ; l'oxygène ne peut plus entrer dans l'organisme, parce qu'il ne peut pas déplacer l'oxyde de carbone de son union avec le globule.

Mais pourquoi l'oxyde de carbone a-t-il plus d'affinité pour le globule de sang que l'oxygène ?

Pourquoi l'entrée de l'oxygène dans l'organisme est-elle nécessaire à la vie ?

C'est là la limite de notre connaissance dans l'état actuel de nos connaissances ; et en supposant même que nous parvenions à pousser plus loin l'analyse expérimentale, nous arrivons à une cause sourde à laquelle nous serons obligés de nous arrêter sans avoir la raison première des choses.

Nous ajouterons de plus, que le déterminisme relatif d'un phénomène étant établi, notre but scientifique est atteint.

L'analyse expérimentale des conditions du phénomène, poussée plus loin, nous fournit de nouvelles connaissances, mais ne mous apprend plus rien, en réalité, sur la nature du phénomène primitivement déterminé.

La condition d'existence d'un phénomène ne saurait nous rien apprendre sur sa nature.

Quand nous savons que le contact physique et chimique du sang avec les éléments nerveux cérébraux est nécessaire pour produire les phénomènes intellectuels, cela nous indique les conditions, mais cela ne peut rien nous apprendre sur la nature première de l'intelligence.

De même, quand nous savons que le frottement et les actions chimiques produisent l'électricité, cela nous indique des conditions, mais cela ne nous apprend rien sur la nature première de l'électricité.

Il faut donc cesser, suivant moi, d'établir entre les phénomènes des corps vivants et les phénomènes des corps bruts, une différence fondée sur ce que l'on peut connaître la nature des premiers, et que l'on doit ignorer celle des seconds.

Ce qui est vrai, c'est que la nature ou l'essence même de tous les phénomènes, qu'ils soient vitaux ou minéraux, nous restera toujours inconnue.

L'essence du phénomène minéral le plus simple est aussi totalement ignorée aujourd'hui du chimiste ou du physicien que l'est pour le physiologiste l'essence des phénomènes intellectuels ou d'un autre phénomène vital quelconque.

Cela se conçoit d'ailleurs ; la connaissance de la nature intime ou de l'absolu, dans le phénomène le plus simple, exigerait la connaissance de tout l'univers ; car il est évident qu'un phénomène de l'univers est un rayonnement quelconque de cet univers, dans l'harmonie duquel il entre pour sa part.

La vérité absolue, dans les corps vivants, serait encore plus difficile à atteindre, car, outre qu'elle supposerait la connaissance de tout l'univers extérieur au corps vivant, elle exigerait aussi la connaissance complète de l'organisme qui forme lui-même, ainsi qu'on l'a dit depuis longtemps, un petit monde (microcosme) dans le grand univers (macrocosme).

La connaissance absolue ne saurait donc rien laisser en dehors d'elle, et ce serait à la condition de tout savoir qu'il pourrait être donné à l'homme de l'atteindre.

L'homme se conduit comme s'il devait parvenir à cette connaissance absolue, et le pourquoi incessant qu'il adresse à la nature en est la preuve.

C'est en effet cet espoir constamment déçu, constamment renaissant, qui soutient et soutiendra toujours les générations successives dans leur ardeur passionnée à rechercher la vérité.

Notre sentiment nous porte à croire, dès l'abord, que la vérité absolue doit être de notre domaine ; mais l'étude nous enlève peu à peu de ces prétentions chimériques.

La science a précisément le privilège de nous apprendre ce que nous ignorons, en substituant la raison et l'expérience au sentiment, et en nous montrant clairement la limite de notre connaissance actuelle.

Mais, par une merveilleuse compensation, à mesure que la science rabaisse ainsi notre orgueil, elle augmente notre puissance.

Le savant, qui a poussé l'analyse expérimentale jusqu'au déterminisme relatif d'un phénomène, voit sans doute clairement qu'il ignore ce phénomène dans sa cause première, mais il en est devenu maître ; l'instrument qui agit lui est inconnu, mais il peut s'en servir.

Cela est vrai dans toutes les sciences expérimentales, où nous ne pouvons atteindre que des vérités relatives ou partielles, et connaître les phénomènes seulement dans leurs conditions d'existence.

Mais cette connaissance nous suffit pour étendre notre puissance sur la nature.

Nous pouvons produire ou empêcher l'apparition des phénomènes, quoique nous en ignorions l'essence, par cela seul que nous pouvons régler leurs conditions physico-chimiques.

Nous ignorons l'essence du feu, de l'électricité, de la lumière, et cependant nous en réglons les phénomènes à notre profit.

Nous ignorons complètement l'essence même de la vie, mais nous n'en réglerons pas moins les phénomènes vitaux dès que nous connaîtrons suffisamment leurs conditions d'existence.

Seulement dans les corps vivants ces conditions sont beaucoup plus complexes et plus délicates à saisir que dans les corps bruts ; c'est là toute la différence.

En résumé, si notre sentiment pose toujours la question du pourquoi, notre raison nous montre que la question du comment est seule à notre portée ; pour le moment, c'est donc la question du comment qui seule intéresse le savant et l'expérimentateur.

Si nous ne pouvons savoir pourquoi l'opium et ses alcaloïdes font dormir, nous pourrons connaître le mécanisme de ce sommeil et savoir comment l'opium et ses principes font dormir ; car le sommeil n'a lieu que parce que la substance active va se mettre en contact avec certains éléments organiques qu'elle modifie.

La connaissance de ces modifications nous donnera le moyen de produire le sommeil ou de l'empêcher, et nous pourrons agir sur le phénomène et le régler à notre gré.

Dans les connaissances que nous pouvons acquérir nous devons distinguer deux ordres de notions : les unes répondant à la cause des phénomènes, et les autres aux moyens de les produire.

Nous entendons par cause d'un phénomène la condition constante et déterminée de son existence ; c'est ce que nous appelons le déterminisme relatif ou le comment des choses, c'est-à-dire la cause prochaine ou déterminante.

Les moyens d'obtenir les phénomènes sont les procédés variés à l'aide desquels on peut arriver à mettre en activité cette cause déterminante unique qui réalise le phénomène.

La cause nécessaire de la formation de l'eau est la combinaison de deux volumes d'hydrogène et d'un volume d'oxygène ; c'est la cause unique qui doit toujours déterminer le phénomène.

Il nous serait impossible de concevoir de l'eau sans cette condition essentielle.

Les conditions accessoires ou les procédés pour la formation de l'eau peuvent être très divers ; seulement, tous ces procédés arriveront au même résultat : combinaison de l'oxygène et de l'hydrogène dans des proportions invariables.

Choisissons un autre exemple.

Je suppose que l'on veuille transformer de la fécule en glycose ; on aura une foule de moyens ou de procédés pour cela, mais il y aura toujours au fond une cause identique, et un déterminisme unique engendrera le phénomène.

Cette cause, c'est la fixation d'un équivalent d'eau de plus sur la substance pour opérer la transformation.

Seulement, on pourra réaliser cette hydratation dans une foule de conditions et par une foule de moyens : à l'aide de l'eau acidulée, à l'aide de la chaleur, à l'aide de la diastase animale ou végétale, mais tous ces procédés arriveront finalement à une condition unique, qui est l'hydratation de la fécule.

Le déterminisme, c'est-à-dire la cause d'un phénomène est donc unique, quoique les moyens pour le faire apparaître puissent être multiples et en apparence très divers.

Cette distinction est très importante à établir, surtout en médecine, où il règne, à ce sujet, la plus grande confusion, précisément parce que les médecins reconnaissent une multitude de causes pour une même maladie.

Il suffit, pour se convaincre de ce que j'avance, d'ouvrir le premier venu des traités de pathologie.

Mais toutes les circonstances que l'on énumère ainsi ne sont point des causes ; ce sont tout au plus des moyens ou des procédés à l'aide desquels la maladie peut se produire.

Mais la cause réelle efficiente d'une maladie doit être constante et déterminée, c'est-à-dire unique ; autrement ce serait nier la science en médecine.

Les causes déterminantes sont, il est vrai, beaucoup plus difficiles à reconnaître et à déterminer dans les phénomènes des êtres vivants ; mais elles existent cependant, malgré la diversité apparente des moyens employés.

C'est ainsi que dans certaines actions toxiques, nous voyons des poisons divers amener une cause identique et un déterminisme unique pour la mort des éléments histologiques, soit, par exemple, la coagulation de la substance musculaire.

De même, les circonstances variées qui produisent une même maladie doivent répondre toutes à une action pathogénique, unique et déterminée.

En un mot, le déterminisme, qui veut l'identité d'effet liée à l'identité de cause, est un axiome scientifique qui ne saurait être violé pas plus dans les sciences de la vie que dans les sciences des corps bruts.

X. Dans les sciences des corps vivants comme dans celles des corps bruts, l'expérimentateur ne crée rien ; il ne fait qu'obéir aux lois de la nature

Nous ne connaissons les phénomènes de la nature que par leur relation avec les causes qui les produisent.

Or, la loi des phénomènes n'est rien autre chose que cette relation établie numériquement, de manière à faire prévoir le rapport de la cause à l'effet dans tous les cas donnés.

C'est ce rapport établi par l'observation, qui permet à l'astronome de prédire les phénomènes célestes ; c'est encore ce même rapport, établi par l'observation et par l'expérience, qui permet au physicien, au chimiste, au physiologiste, non seulement de prédire les phénomènes de la nature, mais encore de les modifier à son gré et à coup sûr, pourvu qu'il ne sorte pas des rapports que l'expérience lui a indiqués, c'est à-dire de la loi.

Ceci veut dire, en d'autres termes, que nous ne pouvons gouverner les phénomènes de la nature qu'en nous soumettant aux lois qui les régissent.

L'observateur ne peut qu'observer les phénomènes naturels ; l'expérimentateur ne peut que les modifier, il ne lui est pas donné de les créer ni de les anéantir absolument, parce qu'il ne peut pas changer les lois de la nature.

Nous avons souvent répété que l'expérimentateur n'agit pas sur les phénomènes eux-mêmes, mais seulement sur les conditions physico-chimiques qui sont nécessaires à leurs manifestations.

Les phénomènes ne sont que l'expression même du rapport de ces conditions ; d'où il résulte que, les conditions étant semblables, le rapport sera constant et le phénomène identique, et que les conditions venant à changer, le rapport sera autre et le phénomène différent.

En un mot, pour faire apparaître un phénomène nouveau, l'expérimentateur ne fait que réaliser des conditions nouvelles, mais il ne crée rien, ni comme force ni comme matière.

À la fin du siècle dernier, la science a proclamé une grande vérité, à savoir, qu'en fait de matière rien ne se perd ni rien ne se crée dans la nature ; tous les corps dont les propriétés varient sans cesse sous nos yeux ne sont que des transmutations d'agrégation de matières équivalentes en poids.

Dans ces derniers temps, la science a proclamé une seconde vérité dont elle poursuit encore la démonstration et qui est en quelque sorte le complément de la première, à savoir, qu'en fait de forces, rien ne se perd ni rien ne se crée dans la nature ; d'où il suit que toutes les formes des phénomènes de l'univers, variées à l'infini, ne sont que des transformations équivalentes de forces les unes dans les autres.

Je me réserve de traiter ailleurs la question de savoir s'il y a des différences qui séparent les forces des corps vivants de celles des corps bruts ; qu'il me suffise de dire pour le moment que les deux vérités qui précèdent sont universelles et qu'elles embrassent les phénomènes des corps vivants aussi bien que ceux des corps bruts.

Tous les phénomènes, de quelque ordre qu'ils soient, existent virtuellement dans les lois immuables de la nature, et ils ne se manifestent que lorsque leurs conditions d'existence sont réalisées.

Les corps et les êtres qui sont à la surface de notre terre expriment le rapport harmonieux des conditions cosmiques de notre planète et de notre atmosphère avec les êtres et les phénomènes dont elles permettent l'existence.

D'autres conditions cosmiques feraient nécessairement apparaître un autre monde dans lequel se manifesteraient tous les phénomènes qui y rencontreraient leurs conditions d'existence, et dans lequel disparaîtraient tous ceux qui ne pourraient s'y développer.

Mais, quelles que soient les variétés de phénomènes infinis que nous concevions sur la terre, en nous plaçant par la pensée dans toutes les conditions cosmiques que notre imagination peut enfanter, nous sommes toujours obligés d'admettre que tout cela se passera d'après les lois de la physique, de la chimie et de la physiologie, qui existent à notre insu de toute éternité, et que dans tout ce qui arriverait il n'y aurait rien de créé ni en force ni en matière : qu'il y aurait seulement production de rapports différents et par suite création d'êtres et de phénomènes nouveaux.

Quand un chimiste fait apparaître un corps nouveau dans la nature, il ne saurait se flatter d'avoir créé les lois qui l'ont fait naître ; il n'a fait que réaliser les conditions qu'exigeait la loi créatrice pour se manifester.

Il en est de même pour les corps organisés.

Un chimiste et un physiologiste ne pourraient faire apparaître des êtres vivants nouveaux dans leurs expériences qu'en obéissant à des lois de la nature, qu'ils ne sauraient en aucune façon modifier.

Il n'est pas donné à l'homme de pouvoir modifier les phénomènes cosmiques de l'univers entier ni même ceux de la terre ; mais la science qu'il acquiert lui permet cependant de faire varier et de modifier les conditions des phénomènes qui sont à sa portée.

L'homme a déjà gagné ainsi sur la nature minérale une puissance qui se révèle avec éclat dans les applications des sciences modernes, bien qu'elle paraisse n'être encore qu'à son aurore.

La science expérimentale appliquée aux corps vivants doit avoir également pour résultat de modifier les phénomènes de la vie en agissant uniquement sur les conditions de ces phénomènes.

Mais ici les difficultés se multiplient à raison de la délicatesse des conditions des phénomènes vitaux., de la complexité et de la solidarité de toutes les parties qui se groupent pour constituer un être organisé.

C'est ce qui fait que probablement jamais l'homme ne pourra agir aussi facilement sur les espèces animales ou végétales que sur les espèces minérales.

Sa puissance restera plus bornée dans les êtres vivants, et d'autant plus qu'ils constitueront des organismes plus élevés, c'est-à-dire plus compliqués.

Néanmoins les entraves qui arrêtent la puissance du physiologiste ne résident point dans la nature même des phénomènes de la vie, mais seulement dans leur complexité.

Le physiologiste commencera d'abord par atteindre les phénomènes des végétaux et ceux des animaux qui sont en relation plus facile avec le milieu cosmique extérieur.

L'homme et les animaux élevés paraissent au premier abord devoir échapper à son action modificatrice, parce qu'ils semblent s'affranchir de l'influence directe de ce milieu extérieur.

Mais nous savons que les phénomènes vitaux chez l'homme, ainsi que chez les animaux qui s'en rapprochent, sont liés aux conditions physico-chimiques d'un milieu organique intérieur.

C'est ce milieu intérieur qu'il nous faudra d'abord chercher à connaître, parce que c'est lui qui doit devenir le champ d'action réel de la physiologie et de la médecine expérimentale.

Chapitre II Considérations expérimentales spéciales aux êtres vivants

I. Dans l'organisme des êtres vivants, il y a à considérer un ensemble harmonique des phénomènes

Jusqu'à présent nous avons développé des considérations expérimentales qui s'appliquaient aux corps vivants comme aux corps bruts ; la différence pour les corps vivants résidait seulement dans une complexité beaucoup plus grande des phénomènes, ce qui rendait l'analyse expérimentale et le déterminisme des conditions incomparablement plus difficiles.

Mais il existe dans les manifestations des corps vivants une solidarité de phénomènes toute spéciale sur laquelle nous devons appeler l'attention de l'expérimentateur ; car, si ce point de vue physiologique était négligé dans l'étude des fonctions de la vie, on serait conduit, même en expérimentant bien, aux idées les plus fausses et aux conséquences les plus erronées.

Nous avons vu dans le chapitre précédent que le but de la méthode expérimentale est d'atteindre au déterminisme des phénomènes, de quelque nature qu'ils soient, vitaux ou minéraux.

Nous savons de plus que ce que nous appelons déterminisme d'un phénomène ne signifie rien autre chose que la cause déterminante ou la cause prochaine qui détermine l'apparition des phénomènes.

On obtient nécessairement ainsi les conditions d'existence des phénomènes sur lesquelles l'expérimentateur doit agir pour faire varier les phénomènes.

Nous regardons donc comme équivalentes les diverses expressions qui précèdent, et le mot déterminisme les résume toutes.

Il est très vrai, comme nous l'avons dit, que la vie n'introduit absolument aucune différence dans la méthode scientifique expérimentale qui doit être appliquée à l'étude des phénomènes physiologiques et que, sous ce rapport, les sciences physiologiques et les sciences physico-chimiques reposent exactement sur les mêmes principes d'investigation.

Mais cependant il faut reconnaître que le déterminisme dans les phénomènes de la vie est non seulement un déterminisme très complexe, mais que c'est en même temps un déterminisme qui est harmoniquement hiérarchisé.

De telle sorte que les phénomènes physiologiques complexes sont constitués par une série de phénomènes plus simples qui se déterminent les uns les autres en s'associant ou se combinant pour un but final commun.

Or l'objet essentiel pour le physiologiste est de déterminer les conditions élémentaires des phénomènes physiologiques et de saisir leur subordination naturelle, afin d'en comprendre et d'en suivre ensuite les diverses combinaisons dans le mécanisme si varié des organismes des animaux.

L'emblème antique qui représente la vie par un cercle formé par un serpent qui se mord la queue donne une image assez juste des choses.

En effet, dans les organismes complexes, l'organisme de la vie forme bien un cercle fermé, mais un cercle qui a une tête et une queue, en ce sens que tous les phénomènes vitaux n'ont pas la même importance quoiqu'ils se fassent suite dans l'accomplissement du circulus vital.

Ainsi les organes musculaires et nerveux entretiennent l'activité des organes qui préparent le sang ; mais le sang à son tour nourrit les organes qui le produisent.

Il y a là une solidarité organique ou sociale qui entretient une sorte de mouvement perpétuel jusqu'à ce que le dérangement ou la cessation d'action d'un élément vital nécessaire ait rompu l'équilibre ou amené un trouble ou un arrêt dans le jeu de la machine animale.

Le problème du médecin expérimentateur consiste donc à trouver le déterminisme simple d'un dérangement organique, c'est-à-dire à saisir le phénomène initial qui amène tous les autres à sa suite par un déterminisme complexe, mais aussi nécessaire dans sa condition que l'a été le déterminisme initial.

Ce déterminisme initial sera comme le fil d'Ariane qui dirigera l'expérimentateur dans le labyrinthe obscur des phénomènes physiologiques et pathologiques, et qui lui permettra d'en comprendre les mécanismes variés, mais toujours reliés par des déterminismes absolus.

Nous verrons, par des exemples rapportés plus loin, comment une dislocation de l'organisme ou un dérangement des plus complexes en apparence peut être ramené à un déterminisme simple initial qui provoque ensuite des déterminismes plus complexes.

Tel est le cas de l'empoisonnement par l'oxyde de carbone (voy.

IIIe partie).

J'ai consacré tout mon enseignement de cette année au Collège de France à l'étude du curare, non pour faire l'histoire de cette substance par elle-même, mais parce que cette étude nous montre comment un déterminisme unique des plus simples, tel que la lésion d'une extrémité nerveuse motrice, retentit successivement sur tous les autres éléments vitaux pour amener des déterminismes secondaires qui vont en se compliquant de plus en plus jusqu'à la mort.

J'ai voulu établir ainsi expérimentalement l'existence de ces déterminismes intra-organiques sur lesquels je reviendrai plus tard, parce que je considère leur étude comme la véritable base de la pathologie et de la thérapeutique scientifique.

Le physiologiste et le médecin ne doivent donc jamais oublier que l'être vivant forme un organisme et une individualité.

Le physicien et le chimiste, ne pouvant se placer en dehors de l'univers, étudient les corps et les phénomènes isolément pour eux-mêmes, sans être obligés de les rapporter nécessairement à l'ensemble de la nature.

Mais le physiologiste, se trouvant au contraire placé en dehors de l'organisme animal dont il voit l'ensemble, doit tenir compte de l'harmonie de cet ensemble en même temps qu'il cherche à pénétrer dans son intérieur pour comprendre le mécanisme de chacune de ses parties.

De là il résulte que le physicien et le chimiste peuvent repousser toute idée de causes finales dans les faits qu'ils observent ; tandis que le physiologiste est porté à admettre une finalité harmonique et préétablie dans le corps organisé dont toutes les actions partielles sont solidaires et génératrices les unes des autres.

Il faut donc bien savoir que, si l'on décompose l'organisme vivant en isolant ses diverses parties, ce n'est que pour la facilité de l'analyse expérimentale, et non point pour les concevoir séparément.

En effet, quand on veut donner à une propriété physiologique sa valeur et sa véritable signification, il faut toujours la rapporter à l'ensemble et ne tirer de conclusion définitive que relativement à ses effets dans cet ensemble.

C'est sans doute pour avoir senti cette solidarité nécessaire de toutes les parties d'un organisme, que Cuvier a dit que l'expérimentation n'était pas applicable aux êtres vivants, parce qu'elle séparait des parties organisées qui devaient rester réunies.

C'est dans le même sens que d'autres physiologistes ou médecins dits vitalistes ont proscrit ou prescrivent encore l'expérimentation en médecine.

Ces vues, qui ont un côté juste, sont néanmoins restées fausses dans leurs conclusions générales et elles ont nui considérablement à l'avancement de la science.

Il est juste de dire, sans doute, que les parties constituantes de l'organisme sont inséparables physiologiquement les unes des autres, et que toutes concourent à un résultat vital commun ; mais on ne saurait conclure de là qu'il ne faut pas analyser la machine vivante con-une on analyse une machine brute dont toutes les parties ont également un rôle à remplir dans un ensemble.

Nous devons, autant que nous le pouvons, à l'aide des analyses expérimentales, transporter les actes physiologiques en dehors de l'organisme ; cet isolement nous permet de voir et de mieux saisir les conditions intimes des phénomènes, afin de les poursuivre ensuite dans l'organisme pour interpréter leur rôle vital.

C'est ainsi que nous instituons les digestions et les fécondations artificielles pour mieux connaître les digestions et les fécondations naturelles.

Nous pouvons encore, à raison des autonomies organiques, séparer les tissus vivants et les placer, au moyen de la circulation artificielle ou autrement, dans des conditions où nous pouvons mieux étudier leurs propriétés.

On isole parfois un organe en détruisant par des anesthésiques les réactions du consensus général ; on arrive au même résultat en divisant les nerfs qui se rendent à une partie, tout en conservant les vaisseaux sanguins.

À l'aide de l'expérimentation analytique, j'ai pu transformer en quelque sorte des animaux à sang chaud en animaux à sang froid pour mieux étudier les propriétés de leurs éléments histologiques ; j'ai réussi à empoisonner des glandes séparément ou à les faire fonctionner à l'aide de leurs nerfs divisés d'une manière tout à fait indépendante de l'organisme.

Dans ce dernier cas, on peut avoir à volonté la glande successivement à l'état de repos absolu ou dans un état de fonction exagérée ; les deux extrêmes du phénomène étant connus, on saisit ensuite facilement tous les intermédiaires, et l'on comprend alors comment une fonction toute chimique peut être réglée par le système nerveux, de manière à fournir les liquides organiques dans des conditions toujours identiques.

Nous ne nous étendrons pas davantage sur ces indications d'analyse expérimentale ; nous nous résumerons en disant que proscrire l'analyse des organismes au moyen de l'expérience, c'est arrêter la science et nier la méthode expérimentale ; mais que, d'un autre côté, pratiquer l'analyse physiologique en perdant de vue l'unité harmonique de l'organisme, c'est méconnaître la science vitale et lui enlever tout son caractère,

Il faudra donc toujours, après avoir pratiqué l'analyse des phénomènes, refaire la synthèse physiologique, afin de voir l'action réunie de toutes les parties que l'on avait isolées.

À propos de ce mot synthèse physiologique, il importe que nous développions notre pensée.

Il est admis en général que la synthèse reconstitue ce que l'analyse avait séparé, et qu'à ce titre la synthèse vérifie l'analyse dont elle n'est que la contre-épreuve ou le complément nécessaire.

Cette définition est absolument vraie pour les analyses et les synthèses de la matière.

En chimie, la synthèse donne poids pour poids le même corps composé de matières identiques, unies dans les mêmes proportions ; mais quand il s'agit de faire l'analyse et la synthèse des propriétés des corps, c'est-à-dire la synthèse des phénomènes, cela devient beaucoup plus difficile.

En effet, les propriétés des corps ne résultent pas seulement de la nature et des proportions de la matière, mais encore de l'arrangement de cette même matière.

En outre, il arrive, comme on sait, que les propriétés qui apparaissent ou disparaissent dans la synthèse et dans l'analyse, ne peuvent pas être considérées comme une simple addition ou une pure soustraction des propriétés des corps composants.

C'est ainsi, par exemple, que les propriétés de l'oxygène et de l'hydrogène ne nous rendent pas compte de propriétés de l'eau qui résulte cependant de leur combinaison.

Je ne veux pas examiner ces questions ardues, mais cependant fondamentales, des propriétés relatives des corps composés ou composants ; elles trouveront mieux leur place ailleurs.

Je rappellerai seulement ici que les phénomènes ne sont que l'expression des relations des corps, d'où il résulte qu'en dissociant les parties d'un tout, on doit faire cesser des phénomènes par cela seul qu'on détruit des relations.

Il en résulte encore qu'en physiologie, l'analyse qui nous apprend les propriétés des parties organisées élémentaires isolées ne nous donnerait cependant jamais qu'une synthèse idéale très incomplète ; de même que la connaissance de l'homme isolé ne nous apporterait pas la connaissance de toutes les institutions qui résultent de son association et qui ne peuvent se manifester que par la vie sociale.

En un mot, quand on réunit les éléments physiologiques, on voit apparaître des propriétés qui n'étaient pas appréciables dans ces éléments séparés.

Il faut donc toujours procéder expérimentalement dans la synthèse vitale, parce que des phénomènes tout à fait spéciaux peuvent être le résultat de l'union ou de l'association de plus en plus complexe des éléments organisés.

Tout cela prouve que ces éléments, quoique distincts et autonomes, ne jouent pas pour cela le rôle de simples associés, et que leur union exprime plus que l'addition de leurs propriétés séparées.

Je suis persuadé que les obstacles qui entourent l'étude expérimentale de phénomènes psychologiques sont en grande partie dus à des difficultés de cet ordre ; car, malgré leur nature merveilleuse et la délicatesse de leurs manifestations, il est impossible, selon moi, de ne pas faire entrer les phénomènes cérébraux, comme tous les autres phénomènes des corps vivants, dans les lois d'un déterminisme scientifique.

Le physiologiste et le médecin doivent donc toujours considérer en même temps les organismes dans leur ensemble et dans leurs détails, sans jamais perdre de vue les conditions spéciales de tous les phénomènes particuliers dont la résultante constitue l'individu.

Toutefois les faits particuliers ne sont jamais scientifiques : la généralisation seule peut constituer la science.

Mais il y a là un double écueil à éviter ; car si l'excès des particularités est antiscientifique, l'excès des généralités crée une science idéale qui n'a plus de lien avec la réalité.

Cet écueil, qui est minime pour le naturaliste contemplatif, devient très grand pour le médecin qui doit surtout rechercher les vérités objectives et pratiques.

Il faut admirer sans doute ces vastes horizons entrevus par le génie des Gœthe, Oken, Carus, Geoffroy Saint-Hilaire, Darwin, dans lesquels une conception générale nous montre tous les êtres vivants comme étant l'expression de types qui se transforment sans cesse dans l'évolution des organismes et des espèces, et dans lesquels chaque être disparaît individuellement comme un reflet de l'ensemble auquel il appartient.

En médecine, on peut aussi s'élever aux généralités les plus abstraites, soit que, se plaçant au point de vue du naturaliste, on regarde les maladies comme des espèces morbides qu'il s'agit de définir et de classer nosologiquement, soit que, partant du point de vue physiologique, on considère que la maladie n'existe pas en ce sens qu'elle ne serait qu'un cas particulier de l'état physiologique.

Sans doute toutes ces vues sont des clartés qui nous dirigent et nous sont utiles.

Mais si l'on se livrait exclusivement à cette contemplation hypothétique, on tournerait bientôt le dos à la réalité ; et ce serait, suivant moi, mal comprendre la vraie philosophie scientifique que d'établir une sorte d'opposition ou d'exclusion entre la pratique qui exige la connaissance des particularités et les généralisations précédentes qui tendent à confondre tout dans tout.

En effet, le médecin n'est point le médecin des êtres vivants en général, pas même le médecin du genre humain, mais bien le médecin de l'individu humain, et de plus le médecin d'un individu dans certaines conditions morbides qui lui sont spéciales et qui constituent ce que l'on a appelé son idiosyncrasie.

D'où il semblerait résulter que la médecine, à l'encontre des autres sciences, doive se constituer en particularisant de plus en plus.

Cette opinion serait une erreur ; il n'y a là que des apparences, car pour toutes les sciences, c'est la généralisation qui conduit à la loi des phénomènes et au vrai but scientifique.

Seulement, il faut savoir que toutes les généralisations morphologiques auxquelles nous avons fait allusion plus haut, et qui servent de point d'appui au naturaliste, sont trop superficielles et dès lors insuffisantes, pour le physiologiste et pour le médecin.

Le naturaliste, le physiologiste et le médecin ont en vue des problèmes tout différents, ce qui fait que leurs recherches ne marchent point parallèlement et qu'on ne peut pas, par exemple, établir une échelle physiologique exactement superposée à l'échelle zoologique.

Le physiologiste et le médecin descendent dans le problème biologique beaucoup plus profondément que le zoologiste ; le physiologiste considère les conditions générales d'existence des phénomènes de la vie ainsi que les diverses modifications que ces conditions peuvent subir.

Mais le médecin ne se contente pas de savoir que tous les phénomènes vitaux ont des conditions identiques chez tous les êtres vivants, il faut qu'il aille encore plus loin dans l'étude des détails de ces conditions chez chaque individu considéré dans des circonstances morbides données.

Ce ne sera donc qu'après être descendus aussi profondément que possible dans l'intimité des phénomènes vitaux à l'état normal et à l'état pathologique, que le physiologiste et le médecin pourront remonter à des généralités lumineuses et fécondes.

La vie a son essence primitive dans la force de développement organique, force qui constituait la nature médicatrice d'Hippocrate et l'archeus faber de van Heknont.

Mais, quelle que soit l'idée que l'on ait de la nature de cette force, elle se manifeste toujours concurremment et parallèlement avec des conditions physico-chimiques propres aux phénomènes vitaux.

C'est donc par l'étude des particularités physico-chimiques que le médecin comprendra les individualités comme des cas spéciaux contenus dans la loi générale, et retrouvera là, comme partout, une généralisation harmonique de la variété dans l'unité.

Mais le médecin traitant la variété, il doit toujours chercher à la déterminer dans ses études et la comprendre dans ses généralisations.

S'il fallait définir la vie d'un seul mot, qui, en exprimant bien ma pensée, mît en relief le seul caractère qui, suivant moi, distingue nettement la science biologique, je dirais : la vie, c'est la création.

En effet, l'organisme créé est une machine qui fonctionne nécessairement en vertu des propriétés physico-chimiques de ses éléments constituants.

Nous distinguons aujourd'hui trois ordres de propriétés manifestées dans les phénomènes des êtres vivants - propriétés physiques, propriétés chimiques et propriétés vitales.

Cette dernière dénomination de propriétés vitales n'est, elle-même, que provisoire ; car nous appelons vitales les propriétés organiques que nous n'avons pas encore pu réduire à des considérations physico-chimiques ; mais il n'est pas douteux qu'on y arrivera un jour.

De sorte que ce qui caractérise la machine vivante, ce n'est pas la nature de ses propriétés physico-chimiques, si complexes qu'elles soient, mais bien la création, de cette machine qui se développe sous nos yeux dans les conditions qui lui sont propres et d'après une idée définie qui exprime la nature de l'être vivant et l'essence même de la vie.

Quand un poulet se développe dans un œuf, ce n'est point la formation du corps animal, en tant que groupement d'éléments chimiques, qui caractérise essentiellement la force vitale.

Ce groupement ne se fait que par suite des lois qui régissent les propriétés chimico-physiques de la matière ; mais ce qui est essentiellement du domaine de la vie et ce qui n'appartient ni à la chimie, ni à la physique, ni à rien autre chose, c'est l'idée directrice de cette évolution vitale.

Dans tout germe vivant, il y a une idée créatrice qui se développe et se manifeste par l'organisation.

Pendant toute sa durée, l'être vivant reste sous l'influence de cette même force vitale créatrice, et la mort arrive lorsqu'elle ne peut plus se réaliser.

Ici, comme partout, tout dérive de l'idée qu'elle seule crée et dirige ; les moyens de manifestation physico-chimiques sont communs à tous les phénomènes de la nature et restent confondus pêle-mêle, comme les caractères de l'alphabet dans une boîte où une force va les chercher pour exprimer les pensées ou les mécanismes les plus divers.

C'est toujours cette même idée vitale qui conserve l'être, en reconstituant les parties vivantes désorganisées par l'exercice ou détruites par les accidents et par les maladies ; de sorte que c'est aux conditions physico-chimiques de ce développement primitif qu'il faudra toujours faire remonter les explications vitales, soit à l'état normal, soit à l'état pathologique.

Nous verrons en effet que le physiologiste et le médecin ne peuvent réellement agir que par l'intermédiaire de la physico-chimie animale, c'est-à-dire par une physique et une chimie qui s'accomplissent sur le terrain vital spécial où se développent, se créent et s'entretiennent, d'après une idée définie et suivant des déterminismes rigoureux, les conditions d'existence de tous les phénomènes de l'organisme vivant.

II. De la pratique expérimentale sur les êtres vivants

La méthode expérimentale et les principes de l'expérimentation sont, ainsi que nous l'avons dit, identiques dans les phénomènes des corps bruts et dans les phénomènes des corps vivants.

Mais il ne saurait en être de même dans la pratique expérimentale, et il est facile de concevoir que l'organisation spéciale des corps vivants doive exiger, pour être analysée, des procédés d'une nature particulière et nous présenter des difficultés suis generis.

Toutefois, les considérations et les préceptes spéciaux que nous allons avoir à donner pour prémunir le physiologiste contre les causes d'erreur de la pratique expérimentale, ne se rapportent qu'à la délicatesse, à la mobilité et à la fugacité des propriétés vitales, ainsi qu'à la complexité des phénomènes de la vie.

Il ne s'agit en effet pour le physiologiste que de décomposer la machine vivante, afin d'étudier et de mesurer, à l'aide d'instruments et de procédés empruntés à la physique et à la chimie, les divers phénomènes vitaux dont il cherche à découvrir les lois.

Les sciences possèdent chacune sinon une méthode propre, au moins des procédés spéciaux, et, de plus, elles se servent réciproquement d'instruments les unes aux autres.

Les mathématiques servent d'instrument à la physique, à la chimie et à la biologie dans des limites diverses ; la physique et la chimie servent d'instruments puissants à la physiologie et à la médecine.

Dans ce secours mutuel que se prêtent les sciences, il faut bien distinguer le savant qui fait avancer chaque science de celui qui s'en sert.

Le physicien et le chimiste ne sont pas mathématiciens parce qu'ils emploient le calcul ; le physiologiste n'est pas chimiste ni physicien parce qu'il fait usage de réactifs chimiques ou d'instruments de physique, pas plus que le chimiste et le physicienne sont physiologistes parce qu'ils étudient la composition ou les propriétés de certains liquides et tissus animaux ou végétaux.

Chaque science a son problème et son point de vue qu'il ne faut point confondre sans s'exposer à égarer la recherche scientifique.

Cette confusion s'est pourtant fréquemment présentée dans la science biologique qui, à raison de sa complexité, a besoin du secours de toutes les autres sciences.

On a vu et l'on voit souvent encore des chimistes et des physiciens qui, au lieu de se borner à demander aux phénomènes des corps vivants de leur fournir des moyens ou des arguments propres à établir certains principes de leur science, veulent encore absorber la physiologie et la réduire à de simples phénomènes physico-chimiques.

Ils donnent de la vie des explications ou des systèmes qui parfois séduisent par leur trompeuse simplicité, mais qui dans tous les cas nuisent à la science biologique en y introduisant une fausse direction et des erreurs qu'il faut ensuite longtemps pour dissiper.

En un mot, la biologie a son problème spécial et son point de vue déterminé ; elle n'emprunte aux autres sciences que leur secours et leurs méthodes, mais non leurs théories.

Ce secours des autres sciences est si puissant, que sans lui le développement de la science des phénomènes de la vie est impossible.

La connaissance préalable des sciences physico-chimiques n'est donc point accessoire à la biologie comme on le dit ordinairement, mais au contraire elle lui est essentielle et fondamentale.

C'est pourquoi je pense qu'il convient d'appeler les sciences physico-chimiques les sciences auxiliaires et non les sciences accessoires de la physiologie.

Nous verrons que l'anatomie devient aussi une science auxiliaire de la physiologie, de même que la physiologie elle-même, qui exige le secours de l'anatomie, de toutes les sciences physico-chimiques, devient la science la plus immédiatement auxiliaire de la médecine et constitue sa vraie base scientifique.

L'application des sciences physico-chimiques à la physiologie et l'emploi de leurs procédés comme instruments propres à analyser les phénomènes de la vie, offrent un grand nombre de difficultés inhérentes, ainsi que nous l'avons dit, à la mobilité et à la fugacité des phénomènes de la vie.

C'est là une cause de la spontanéité et de la mobilité dont jouissent les êtres vivants, et c'est une circonstance qui rend les propriétés des corps organisés très difficiles à fixer et à étudier.

Il importe de revenir ici un instant sur la nature de ces difficultés, ainsi que j'ai déjà eu l'occasion de le faire souvent dans mes cours [21].

Pour tout le monde un corps vivant diffère essentiellement dès l'abord d'un corps brut au point de vue de l'expérimentation.

D'un côté, le corps brut n'a en lui aucune spontanéité ; ses propriétés s'équilibrant avec les conditions extérieures, il tombe bientôt, comme on le dit, en indifférence physico-chimique, c'est-à-dire dans un équilibre stable avec ce qui l'entoure.

Dès lors toutes les modifications de phénomènes qu'il éprouvera proviendront nécessairement de changements survenus dans les circonstances ambiantes, et l'on conçoit qu'en tenant compte exactement de ces circonstances, on soit sûr de posséder les conditions expérimentales qui sont nécessaires à la conception d'une bonne expérience.

Le corps vivant, surtout chez les animaux élevés, ne tombe jamais en indifférence chimico-physique avec le milieu extérieur, il possède un mouvement incessant, une évolution organique en apparence spontanée et constante, et, bien que cette évolution ait besoin des circonstances extérieures pour se manifester, elle en est cependant indépendante dans sa marche et dans sa modalité.

Ce qui le prouve, c'est qu'on voit un être vivant naître, se développer, devenir malade et mourir, sans que cependant les conditions du monde extérieur changent pour l'observateur.

De ce qui précède il résulte que celui qui expérimente sur les corps bruts peut, à l'aide de certains instruments, tels que le baromètre, le thermomètre, l'hygromètre, se placer dans des conditions identiques et obtenir par conséquent des expériences bien définies et semblables.

Les physiologistes et les médecins, avec raison, ont imité les physiciens et cherché à rendre leurs expériences plus exactes en se servant des mêmes instruments qu'eux.

Mais on voit aussitôt que ces conditions extérieures, dont le changement importe tant au physicien et au chimiste, sont d'une beaucoup plus faible valeur pour le médecin.

En effet, les modifications sont toujours sollicitées dans les phénomènes des corps bruts, par un changement cosmique extérieur, et il arrive parfois qu'une très légère modification dans la température ambiante ou dans la pression barométrique amène des changements importants dans les phénomènes des corps bruts.

Mais les phénomènes de la vie, chez l'homme et chez les animaux élevés, peuvent se modifier sans qu'il arrive aucun changement cosmique extérieur appréciable, et de légères modifications thermométriques et barométriques n'exercent souvent aucune influence réelle sur les manifestations vitales ; et, bien qu'on ne puisse pas dire que ces influences cosmiques extérieures soient essentiellement nulles, il arrive des circonstances où il serait presque ridicule d'en tenir compte.

Tel est le cas d'un expérimentateur qui, répétant mes expériences de la piqûre du plancher du quatrième ventricule pour produire le diabète artificiel, a cru faire preuve d'une plus grande exactitude, en notant avec soin la pression barométrique au moment où il pratiquait l'expérience !

Cependant si, au lieu d'expérimenter sur l'homme ou sur les animaux supérieurs, nous expérimentons sur des êtres vivants inférieurs, animaux ou végétaux, nous verrons que ces indications thermométriques, barométriques et hygrométriques, qui avaient si peu d'importance pour les premiers, doivent, au contraire, être tenues en très sérieuse considération pour les seconds.

En effet, si pour des infusoires nous faisons varier les conditions d'humidité, de chaleur et de pression atmosphérique, nous verrons les manifestations vitales de ces êtres se modifier ou s'anéantir suivant les variations plus ou moins considérables que nous introduirons dans les influences cosmiques citées plus haut.

Chez les végétaux et chez les animaux à sang froid, nous voyons encore les conditions de température et d'humidité du milieu cosmique jouer un très grand rôle dans les manifestations de la vie.

C'est ce qu'on appelle l'influence des saisons, que tout le monde connaît.

Il n'y aurait donc en définitive que les animaux à sang chaud et l'homme qui sembleraient se soustraire à ces influences cosmiques et avoir des manifestations libres et indépendantes.

Nous avons déjà dit ailleurs que cette sorte d'indépendance des manifestations vitales de l'homme et des animaux supérieurs est le résultat d'une perfection plus grande de leur organisme, mais non la preuve que les manifestations de la vie chez ces êtres, physiologiquement plus parfaits, se trouvent soumises à d'autres lois ou à d'autres causes.

En effet, nous savons que ce sont les éléments histologiques de nos organes qui expriment les phénomènes de la vie ; or, si ces éléments ne subissent pas de variations dans leurs fonctions sous l'influence des variations de température, d'humidité et de pression de l'atmosphère extérieure, c'est qu'ils se trouvent plongés dans un milieu organique ou dans une atmosphère intérieure dont les conditions de température, d'humidité et de pression ne changent pas avec les variations du milieu cosmique.

D'où il faut conclure qu'au fond les manifestations vitales chez les animaux à sang chaud et chez l'homme sont également soumises à des conditions physico-chimiques précises et déterminées.

En récapitulant tout ce que nous avons dit précédemment, on voit qu'il y a dans tous les phénomènes naturels des conditions dé milieu qui règlent leurs manifestations phénoménales.

Les conditions de notre milieu cosmique règlent en général les phénomènes minéraux qui se passent à la surface de la terre ; mais les êtres organisés renferment en eux les conditions particulières de leurs manifestations vitales, et, à mesure que l'organisme, c'est-à-dire la machine vivante, se perfectionne, ses éléments organisés devenant plus délicats, elle crée les conditions spéciales d'un milieu organique qui s'isole de plus en plus du milieu cosmique.

Nous retombons ainsi dans la distinction que j'ai établie depuis longtemps et que je crois très féconde, à savoir, qu'il y a en physiologie deux milieux à considérer : le milieu macrocosmique, général, et le milieu microcosmique, particulier à l'être vivant ; le dernier se trouve plus ou moins indépendant du premier suivant le degré de perfectionnement de l'organisme.

D'ailleurs ce que nous voyons ici pour la machine vivante se conçoit facilement, puisqu'il en est de même pour les machines brutes que l'homme crée.

Ainsi, les modifications climatériques n'ont aucune influence sur la marche d'une machine à vapeur, quoique tout le monde sache que dans l'intérieur de cette machine il y a des conditions précises de température, de pression et d'humidité qui règlent mathématiquement tous ses mouvements.

Nous pourrions donc aussi, pour les machines brutes, distinguer un milieu macrocosmique et un milieu microcosmique.

Dans tous les cas, la perfection de la machine consistera à être de plus en plus libre et indépendante, de façon à subir de moins en moins les influences du milieu extérieur.

La machine humaine sera d'autant plus parfaite qu'elle se défendra mieux contre la pénétration des influences du milieu extérieur ; quand l'organisme vieillit et qu'il s'affaiblit, il devient plus sensible aux influences extérieures du froid, du chaud, de l'humide, ainsi qu'à toutes les autres influences climatériques en général.

En résumé, si nous voulons atteindre les conditions exactes des manifestations vitales chez l'homme et chez les animaux supérieurs, ce n'est point réellement dans le milieu cosmique extérieur qu'il faut chercher, mais bien dans le milieu organique intérieur.

C'est, en effet, dans l'étude de ces conditions organiques intérieures, ainsi que nous l'avons dit souvent, que se trouve l'explication directe et vraie des phénomènes de la vie, de la santé, de la maladie et de la mort de l'organisme.

Nous ne voyons à l'extérieur que la résultante de toutes les actions intérieures du corps, qui nous apparaissent alors comme le résultat d'une force vitale distincte n'ayant que des rapports éloignés avec les conditions physico-chimiques du milieu extérieur et se manifestant toujours comme une sorte de personnification organique douée de tendances spécifiques.

Nous avons dit ailleurs que la médecine antique considéra l'influence du milieu cosmique, des eaux, des airs et des lieux ; on peut, en effet, tirer de là d'utiles indications pour l'hygiène et pour les modifications morbides.

Mais ce qui distinguera la médecine expérimentale moderne, ce sera d'être fondée surtout sur la connaissance du milieu intérieur dans lequel viennent agir les influences normales et morbides ainsi que les influences médicamenteuses.

Mais comment connaître ce milieu intérieur de l'organisme si complexe chez l'homme et chez les animaux supérieurs, si ce n'est en y descendant en quelque sorte et en y pénétrant au moyen de l'expérimentation appliquée aux corps vivants ?

Ce qui veut dire que, pour analyser les phénomènes de la vie, il faut nécessairement pénétrer dans les organismes vivants à l'aide des procédés de vivisection.

En résumé, c'est seulement dans les conditions physico-chimiques du milieu intérieur que nous trouverons le déterminisme des phénomènes extérieurs de la vie.

La vie de l'organisme n'est qu'une résultante de toutes les actions intimes ; elle peut se montrer plus ou moins vive et plus ou moins affaiblie et languissante, sans que rien dans le milieu extérieur puisse nous l'expliquer parce qu'elle est réglée par les conditions du milieu intérieur.

C'est donc dans les propriétés physico-chimiques du milieu intérieur que nous devons chercher les véritables bases de la physique et de la chimie animales.

Toutefois, nous verrons plus loin qu'il y a à considérer, outre les conditions physico-chimiques indispensables à la manifestation de la vie, des conditions physiologiques évolutives spéciales qui sont le quid proprium de la science biologique.

J'ai toujours beaucoup insisté sur cette distinction, parce que je crois qu'elle est fondamentale, et que les considérations physiologiques doivent être prédominantes dans un traité d'expérimentation appliquée à la médecine.

En effet, c'est là que nous trouverons les différences dues aux influences de l'âge, du sexe, de l'espèce, de la race, de l'état d'abstinence ou de digestion, etc.

Cela nous amènera à considérer dans l'organisme des réactions réciproques et simultanées du milieu intérieur sur les organes, et des organes sur le milieu intérieur.

III. De la vivisection

On n'a pu découvrir les lois de la matière brute qu'en pénétrant dans les corps ou dans les machines inertes, de même on ne pourra arriver à connaître les lois et les propriétés de la matière vivante qu'en disloquant les organismes vivants pour s'introduire dans leur milieu intérieur.

Il faut donc nécessairement, après avoir disséqué sur le mort, disséquer sur le vif, pour mettre à découvert et voir fonctionner les parties intérieures ou cachées de l'organisme ; c'est à ces sortes d'opérations qu'on donne le nom de vivisections, et sans ce mode d'investigation, il n'y a pas de physiologie ni de médecine scientifique possibles : pour apprendre comment l'homme et les animaux vivent, il est indispensable d'en voir mourir un grand nombre, parce que les mécanismes de la vie ne peuvent se dévoiler et se prouver que par la connaissance des mécanismes de la mort.

À toutes les époques on a senti cette vérité, et dès les temps les plus anciens, on a pratiqué, dans la médecine, non seulement des expériences thérapeutiques, mais même des vivisections.

On raconte que des rois de Perse livraient les condamnés à mort aux médecins afin qu'ils fissent sur eux des vivisections utiles à la médecine.

Au dire de Galien, Attale III, Philométor, qui régnait cent trente-sept ans avant Jésus-Christ, à Pergame, expérimentait les poisons et les contre-poisons sur des criminels condamnés à mort [22].

Celse rappelle et approuve les vivisections d'Hérophile et d'Erasistrate pratiquées sur des criminels, par le consentement des Ptolémées.

Il n'est pas cruel, dit-il, d'imposer des supplices à quelques coupables, supplices qui doivent profiter à des multitudes d'innocents pendant le cours de tous les siècles [23].

Le grand-duc de Toscane fit remettre à Fallope, professeur d'anatomie à Pise, un criminel avec permission qu'il le fît mourir et qu'il le disséquât à son gré.

Le condamné ayant une fièvre quarte, Fallope voulut expérimenter l'influence des effets de l'opium sur les paroxysmes.

Il administra deux gros d'opium pendant l'intermission ; la mort survint à la deuxième expérimentation [24].

De semblables exemples se sont retrouvés plusieurs fois, et l'on connaît l'histoire de l'archer de Meudon [25], qui reçut sa grâce parce qu'on pratiqua sur lui la néphrotomie avec succès.

Les vivisections sur les animaux remontent également très loin.

On peut considérer Galien comme le fondateur des vivisections sur les animaux.

Il institua ses expériences en particulier sur des singes ou sur de jeunes porcs, et il décrivit les instruments et les procédés employés pour l'expérimentation.

Galien ne pratiqua guère que des expériences du genre de celles que nous avons appelées expériences perturbatrices, et qui consistent à blesser, à détruire ou à enlever une partie afin de juger de son usage par le trouble que sa soustraction produit.

Galien a résumé les expériences faites avant lui, et il a étudié par lui-même les effets de la destruction de la moelle épinière à des hauteurs diverses, ceux de la perforation de la poitrine d'un côté ou des deux côtés à la fois ; les effets de la section des nerfs qui se rendent aux muscles intercostaux et de celle du nerf récurrent.

Il a lié les artères, institué des expériences sur le mécanisme de la déglutition [26].

Depuis Galien, il y a toujours eu, de loin en loin, au milieu des systèmes médicaux, des vivisecteurs éminents.

C'est à ce titre que les noms des de Graaf, Harvey, Aselli, Pecquet, Haller, etc., se sont transmis jusqu'à nous.

De notre temps, et surtout sous l'influence de Magendie, la vivisection est entrée définitivement dans la physiologie et dans la médecine comme un procédé d'étude habituel et indispensable.

Les préjugés qui se sont attachés au respect des cadavres ont pendant très longtemps arrêté le progrès de l'anatomie.

De même la vivisection a rencontré dans tous les temps des préjugés et des détracteurs.

Nous n'avons pas la prétention de détruire tous les préjugés dans le monde ; nous n'avons pas non plus à nous occuper ici de répondre aux arguments des détracteurs des vivisections, puisque par là même ils nient la médecine expérimentale, c'est-à-dire la médecine scientifique.

Toutefois nous examinerons quelques questions générales et nous poserons ensuite le but scientifique que se proposent les vivisections.

D'abord a-t-on le droit de pratiquer des expériences et des vivisections sur l'homme ?

Tous les jours le médecin fait des expériences thérapeutiques sur ses malades et tous les jours le chirurgien pratique des vivisections sur ses opérés.

On peut donc expérimenter sur l'homme, mais dans quelles limites ?

On a le devoir et par conséquent le droit de pratiquer sur l'homme une expérience toutes les fois qu'elle peut lui sauver la vie, le guérir ou lui procurer un avantage personnel.

Le principe de moralité médicale et chirurgicale consiste donc à ne jamais pratiquer sur un homme une expérience qui ne pourrait que lui être nuisible à un degré quelconque, bien que le résultat pût intéresser beaucoup la science, c'est-à-dire la santé des autres.

Mais cela n'empêche pas qu'en faisant les expériences et les opérations toujours exclusivement au point de vue de l'intérêt du malade qui les subit, elles ne tournent en même temps au profit de la science.

En effet, il ne saurait en être autrement ; un vieux médecin qui a souvent administré les médicaments et qui a beaucoup traité de malades, sera plus expérimenté, c'est-à-dire expérimentera mieux sur ses nouveaux malades parce qu'il s'est instruit par les expériences qu'il a faites sur d'autres.

Le chirurgien qui a souvent pratiqué des opérations dans des cas divers s'instruira et se perfectionnera expérimentalement.

Donc, on le voit, l'instruction n'arrive jamais que par l'expérience, et cela rentre tout à fait dans les définitions que nous avons données au commencement de cette introduction.

Peut-on faire des expériences ou des vivisections sur les condamnés à mort ?

On a cité des exemples analogues à celui que nous avons rappelé plus haut, et dans lesquels on s'était permis des opérations dangereuses en offrant aux condamnés leur grâce en échange.

Les idées de la morale moderne réprouvent ces tentatives ; je partage complètement ces idées.

Cependant, je considère comme très utile à la science et comme parfaitement permis de faire des recherches sur les propriétés des tissus aussitôt après la décapitation chez les suppliciés.

Un helminthologiste fit avaler à une femme condamnée à mort des larves de vers intestinaux, sans qu'elle le sût, afin de voir après sa mort si les vers s'étaient développés dans ses intestins [27].

D'autres ont fait des expériences analogues sur des malades phthisiques devant bientôt succomber ; il en est qui ont fait les expériences sur eux-mêmes.

Ces sortes d'expériences étant très intéressantes pour la science, et ne pouvant être concluantes que sur l'homme, me semblent très permises quand elles n'entraînent aucune souffrance ni aucun inconvénient chez le sujet expérimenté.

Car, il ne faut pas s'y tromper, la morale ne défend pas de faire des expériences sur son prochain ni sur soi-même ; dans la pratique de la vie, les hommes ne font que faire des expériences les uns sur les autres.

La morale chrétienne ne défend qu'une seule chose, c'est de faire du mal à son prochain.

Donc, parmi les expériences qu'on peut tenter sur l'homme, celles qui ne peuvent que nuire sont défendues, celles qui sont innocentes sont permises, et celles qui peuvent faire du bien sont commandées.

Maintenant se présente cette autre question.

A-t-on le droit de faire des expériences et des vivisections sur les animaux ?

Quant à moi, je pense qu'on a ce droit d'une manière entière et absolue.

Il serait bien étrange, en effet, qu'on reconnût que l'homme a le droit de se servir des animaux pour tous les usages de la vie, pour ses services domestiques, pour son alimentation, et qu'on lui défendît de s'en servir pour s'instruire dans une des sciences les plus utiles à l'humanité.

Il n'y a pas à hésiter ; la science de la vie ne peut se constituer que par des expériences, et l'on ne peut sauver de la mort des êtres vivants qu'après en avoir sacrifié d'autres.

Il faut faire les expériences sur les hommes ou sur les animaux.

Or, je trouve que les médecins font déjà trop d'expériences dangereuses sur les hommes avant de les avoir étudiées soigneusement sur les animaux.

Je n'admets pas qu'il soit moral d'essayer sur les malades dans les hôpitaux des remèdes plus ou moins dangereux ou actifs, sans qu'on les ait préalablement expérimentés sur des chiens ; car je prouverai plus loin que tout ce que l'on obtient chez les animaux peut parfaitement être concluant pour l'homme quand on sait bien expérimenter.

Donc, s'il est immoral de faire sur un homme une expérience dès qu'elle est dangereuse pour lui, quoique le résultat puisse être utile aux autres, il est essentiellement moral de faire sur un animal des expériences, quoique douloureuses et dangereuses pour lui, dès qu'elles peuvent être utiles pour l'homme.

Après tout cela, faudra-t-il se laisser émouvoir par les cris de sensibilité qu'ont pu pousser les gens du monde ou par les objections qu'ont pu faire les hommes étrangers aux idées scientifiques ?

Tous les sentiments sont respectables, et je me garderai bien d'en jamais froisser aucun.

Je les explique très bien, et c'est pour cela qu'ils ne m'arrêtent pas.

Je comprends parfaitement que les médecins qui se trouvent sous l'influence de certaines idées fausses et à qui le sens scientifique manque, ne puissent pas se rendre compte de la nécessité des expériences et des vivisections pour constituer la science biologique.

Je comprends parfaitement aussi que les gens du monde, qui sont mus par des idées tout à fait différentes de celles qui animent le physiologiste, jugent tout autrement que lui les vivisections.

Il ne saurait en être autrement.

Nous avons dit quelque part dans cette introduction que, dans la science, c'est l'idée qui donne aux faits leur valeur et leur signification.

Il en est de même dans la morale, il en est de même partout.

Des faits identiques matériellement peuvent avoir une signification morale opposée, suivant les idées auxquelles ils se rattachent.

Le lâche assassin, le héros et le guerrier plongent également le poignard dans le sein de leur semblable.

Qu'est-ce qui les distingue, si ce n'est l'idée qui dirige leur bras ?

Le chirurgien, le physiologiste et Néron se livrent également à des mutilations sur des êtres vivants.

Qu'est-ce qui les distingue encore, si ce n'est l'idée ?

Je n'essayerai donc pas, à l'exemple de Le Gallois [28], de justifier les physiologistes du reproche de cruauté que leur adressent les gens étrangers à la science ; la différence des idées explique tout.

Le physiologiste n'est pas un homme du monde, c'est un savant, c'est un homme qui est saisi et absorbé par une idée scientifique qu'il poursuit : il n'entend plus les cris des animaux, il ne voit plus le sang qui coule, il ne voit que son idée et n'aperçoit que des organismes qui lui cachent des problèmes qu'il veut découvrir.

De même le chirurgien n'est pas arrêté par les cris et les sanglots les plus émouvants, parce qu'il ne voit que son idée et le but de son opération.

De même encore l'anatomiste ne sent pas qu'il est dans un charnier horrible ; sous l'influence d'une idée scientifique, il poursuit avec délices un filet nerveux dans des chairs puantes et livides qui seraient pour tout autre homme un objet de dégoût et d'horreur..

D'après ce qui précède, nous considérons comme oiseuses ou absurdes toutes discussions sur les vivisections.

Il est impossible que des hommes qui jugent les faits avec des idées si différentes puissent jamais s'entendre ; et comme il est impossible de satisfaire tout le monde, le savant ne doit avoir souci que de l'opinion des savants qui le comprennent, et ne tirer de règle de conduite que de sa propre conscience.

Le principe scientifique de la vivisection est d'ailleurs facile à saisir.

Il s'agit toujours, en effet, de séparer ou de modifier certaines parties de la machine vivante, afin de les étudier, et de juger ainsi de leur usage ou de leur utilité.

La vivisection, considérée comme méthode analytique d'investigation sur le vivant, comprend un grand nombre de degrés successifs, car on peut avoir à agir soit sur les appareils organiques, soit sur les organes, soit sur les tissus ou sur les éléments histologiques eux-mêmes.

Il y a des vivisections extemporanées et d'autres vivisections dans lesquelles on produit des mutilations dont on étudie les suites en conservant les animaux.

D'autres fois la vivisection n'est qu'une autopsie faite sur le vif ou une étude des propriétés des tissus immédiatement après la mort.

Ces procédés divers d'étude analytique des mécanismes de la vie, chez l'animal vivant, sont indispensables, ainsi que nous le verrons, à la physiologie, à la pathologie et à la thérapeutique.

Toutefois, il ne faudrait pas croire que la vivisection puisse constituer à elle seule toute la méthode expérimentale appliquée à l'étude des phénomènes de la vie.

La vivisection n'est qu'une dissection anatomique sur le vivant ; elle se combine nécessairement avec tous les autres moyens physico-chimiques d'investigation qu'il s'agit de porter dans l'organisme.

Réduite à elle-même, la vivisection n'aurait qu'une portée restreinte et pourrait même, dans certains cas, nous induire en erreur sur le véritable rôle des organes.

Par ces réserves je ne nie pas l'utilité ni même la nécessité absolue de la vivisection dans l'étude des phénomènes de la vie ; je la déclare seulement insuffisante.

En effet, nos instruments de vivisection sont tellement grossiers et nos sens si imparfaits, que nous ne pouvons atteindre dans l'organisme que des parties grossières et complexes.

La vivisection, sous le microscope, arriverait à une analyse bien plus fine, mais elle offre de très grandes difficultés et n'est applicable qu'à de très petits animaux.

Mais, quand nous sommes arrivés aux limites de la vivisection, nous avons d'autres moyens de pénétrer plus loin et de nous adresser même aux parties élémentaires de l'organisme dans lesquelles siègent les propriétés élémentaires des phénomènes vitaux.

Ces moyens sont les poisons que nous pouvons introduire dans la circulation et qui vont porter leur action spécifique sur tel ou tel élément histologique.

Les empoisonnements localisés, ainsi que les ont déjà employés Fontana et J. Müller, constituent de précieux moyens d'analyse physiologique.

Les poisons sont de véritables réactifs de la vie ; des instruments d'une délicatesse extrême qui vont disséquer les éléments vitaux.

Je crois avoir été le premier à considérer l'étude des poisons à ce point de vue, car je pense que l'étude attentive des modificateurs histologiques doit former la base commune de la physiologie générale, de la pathologie et de la thérapeutique.

En effet, c'est toujours aux éléments organiques qu'il faut remonter pour trouver les explications vitales les plus simples.

En résumé, la vivisection est la dislocation de l'organisme vivant à l'aide d'instruments et de procédés qui peuvent en isoler les différentes parties.

Il est facile de comprendre que cette dissection sur le vivant suppose la dissection préalable sur le mort.

IV. De l'anatomie normale dans ses rapports avec la vivisection

L'anatomie est la base nécessaire de toutes les recherches médicales théoriques et pratiques.

Le cadavre est l'organisme privé du mouvement vital, et c'est naturellement dans l'étude des organes morts que l'on a cherché la première explication des phénomènes de la vie, de même que c'est dans l'étude des organes d'une machine en repos que l'on cherche l'explication du jeu de la machine en mouvement.

L'anatomie de l'homme semblait donc devoir être la base de la physiologie et de la médecine humaines.

Cependant les préjugés s'opposèrent à la dissection des cadavres, et l'on disséqua, à défaut de corps humains, des cadavres d'animaux aussi rapprochés de l'homme que possible par leur organisation : c'est ainsi que toute l'anatomie et la physiologie de Galien furent faites principalement sur des singes.

Galien pratiquait en même temps des dissections cadavériques et des expériences sur les animaux vivants, ce qui prouve qu'il avait parfaitement compris que la dissection cadavérique n'a d'intérêt qu'autant qu'on la met en comparaison avec la dissection sur le vivant.

De cette manière, en effet, l'anatomie n'est que le premier pas de la physiologie.

L'anatomie est une science stérile par elle-même ; elle n'a de raison d'être que parce qu'il y a des hommes et des animaux vivants, sains et malades, et qu'elle peut être utile à la physiologie et à la pathologie.

Nous nous bornerons à examiner ici les genres de services que, dans l'état actuel de nos connaissances, l'anatomie, soit de l'homme, soit des animaux, peut rendre à la physiologie et à la médecine.

Cela m'a paru d'autant plus nécessaire qu'il règne à ce sujet dans la science des idées différentes ; il est bien entendu que, pour juger ces questions, nous nous plaçons toujours à notre point de vue de la physiologie et de la médecine expérimentales, qui forment la science médicale vraiment active.

Dans la biologie on peut admettre des points de vue divers qui constituent, en quelque sorte, autant de sous-sciences distinctes.

En effet, chaque science n'est séparée d'une autre science que parce qu'elle a un point de vue particulier et un problème spécial.

On peut distinguer dans la biologie normale le point de vue zoologique, le point de vue anatomique simple et comparatif, le point de vue physiologique spécial et général.

La zoologie, donnant la description et la classification des espèces, n'est qu'une science d'observation qui sert de vestibule à la vraie science des animaux.

Le zoologiste ne fait que cataloguer les animaux d'après les caractères extérieurs et intérieurs de forme, suivant les types et les lois que la nature lui présente dans la formation de ces types.

Le but du zoologiste est la classification des êtres d'après une sorte de plan de création, et le problème se résume pour lui à trouver la place exacte que doit occuper un animal dans une classification donnée.

L'anatomie, ou science de l'organisation des animaux, a une relation plus intime et plus nécessaire avec la physiologie.

Cependant le point de vue anatomique diffère du point de vue physiologique, en ce que l'anatomiste veut expliquer l'anatomie par la physiologie, tandis que le physiologiste cherche à expliquer la physiologie par l'anatomie, ce qui est bien différent.

Le point de vue anatomique a dominé la science depuis son début jusqu'à nos jours ; et il compte encore beaucoup de partisans.

Tous les grands anatomistes qui se sont placés à ce point de vue ont cependant contribué puissamment au développement de la science physiologique, et Haller a résumé cette idée de subordination de la physiologie à l'anatomie en définissant la physiologie : anatomia animata.

Je comprends facilement que le principe anatomique devait se présenter nécessairement le premier, mais le crois que ce principe est faux en voulant être exclusif, et qu'il est devenu aujourd'hui nuisible à la physiologie, après lui avoir rendu de très grands services, que je ne conteste pas plus que personne.

En effet, l'anatomie est une science plus simple que la physiologie, et, par conséquent, elle doit lui être subordonnée, au lieu de la dominer.

Toute explication des phénomènes de la vie basée exclusivement sur des considérations anatomiques est nécessairement incomplète.

Le grand Haller, qui a résumé cette grande période anatomique de la physiologie dans ses immenses et admirables écrits, a été conduit à fonder une physiologie réduite à la fibre irritable et à la fibre sensitive.

Toute la partie humorale ou physico-chimique de la physiologie, qui ne se dissèque pas et qui constitue ce que nous appelons notre milieu intérieur, a été négligée et mise dans l'ombre.

Le reproche que j'adresse ici aux anatomistes qui veulent subordonner la physiologie à leur point de vue, je l'adresserai de même aux chimistes et aux physiciens, qui ont voulu en faire autant.

Ils ont le même tort de vouloir subordonner la physiologie, science plus complexe, à la chimie ou à la physique, qui sont des sciences plus simples.

Ce qui n'empêche pas que beaucoup de travaux de chimie et de physique physiologiques, conçus d'après ce faux point de vue, n'aient pu rendre de grands services à la physiologie.

En un mot, je considère que la physiologie, la plus complexe de toutes les sciences, ne peut pas être expliquée complètement par l'anatomie.

L'anatomie n'est qu'une science auxiliaire de la physiologie, la plus immédiatement nécessaire, j'en conviens, mais insuffisante à elle seule ; à moins de vouloir supposer que l'anatomie comprend tout, et que l'oxygène, le chlorure de sodium et le fer qui se trouvent dans le corps sont des éléments anatomiques de l'organisme.

Des tentatives de ce genre ont été renouvelées de nos jours par des anatomistes histologistes éminents.

Je ne partage pas ces vues, parce que c'est, ce me semble, établir une confusion dans les sciences et amener l'obscurité au lieu de la clarté.

L'anatomiste, avons-nous dit plus haut, veut expliquer l'anatomie par la physiologie ; c'est-à-dire qu'il prend l'anatomie pour point de départ exclusif et prétend en déduire directement toutes les fonctions, par la logique seule et sans expériences.

Je me suis déjà élevé contre les prétentions de ces déductions anatomiques [29], en montrant qu'elles reposent sur une illusion dont l'anatomiste ne se rend pas compte.

En effet, il faut distinguer dans l'anatomie deux ordres de choses : 1º les dispositions mécaniques passives des divers organes et appareils, qui, à ce point de vue, ne sont que de véritables instruments de mécanique animale ; 2º les éléments actifs ou vitaux qui mettent en jeu ces divers appareils.

L'anatomie cadavérique peut bien rendre compte des dispositions mécaniques de l'organisme animal ; l'inspection du squelette montre bien un ensemble de leviers dont on comprend l'action uniquement par leur arrangement.

De même, pour le système de canaux ou de tubes qui conduisent les liquides ; et c'est ainsi que les valvules des veines ont des usages mécaniques qui mirent Harvey sur les traces de la découverte de la circulation du sang.

Les réservoirs, les vessies, les poches diverses dans lesquels séjournent les liquides sécrétés ou excrétés, présentent des dispositions mécaniques qui nous indiquent plus ou moins clairement les usages qu'ils doivent remplir, sans que nous soyons obligés de recourir à des expériences sur le vivant pour le savoir.

Mais il faut remarquer que ces déductions mécaniques n'ont rien qui soit absolument spécial aux fonctions d'un être vivant ; partout nous déduirons de même que des tuyaux sont destinés à conduire, que des réservoirs sont destinés à contenir, que des leviers sont destinés à mouvoir.

Mais quand nous arrivons aux éléments actifs ou vitaux qui mettent en jeu tous ces instruments passifs de l'organisation, alors l'anatomie cadavérique n'apprend rien et ne peut rien apprendre.

Toutes nos connaissances à ce sujet nous arrivent nécessairement de l'expérience ou de l'observation sur le vivant ; et quand alors l'anatomiste croit faire des déductions physiologiques par l'anatomie seule et sans expérience, il oublie qu'il prend son point de départ dans cette même physiologie expérimentale qu'il a l'air de dédaigner.

Lorsqu'un anatomiste déduit, comme il le dit, les fonctions des organes de leur texture, il ne fait qu'appliquer des connaissances acquises sur le vivant pour interpréter ce qu'il voit sur le mort ; mais l'anatomie ne lui apprend rien en réalité ; elle lui fournit seulement un caractère de tissu.

Ainsi, quand un anatomiste rencontre dans une partie du corps des fibres musculaires, il en conclut qu'il y a mouvement contractile ; quand il rencontre des cellules glandulaires, il en conclut qu'il y a sécrétion ; quand il rencontre des fibres nerveuses, il en conclut qu'il y a sensibilité ou mouvement.

Mais qu'est-ce qui lui a appris que la fibre musculaire se contracte, que la cellule glandulaire sécrète, que le nerf est sensible ou moteur, si ce n'est l'observation sur le vivant ou la vivisection ?

Seulement, ayant remarqué que ces tissus contractiles sécrétoires ou nerveux ont des formes anatomiques déterminées, il a établi un rapport entre la forme de l'élément anatomique et ses fonctions ; de telle sorte que, quand il rencontre l'une, il conclut à l'autre.

Mais, je le répète, dans tout cela l'anatomie cadavérique n'apprend rien, elle n'a fait que s'appuyer sur ce que la physiologie expérimentale lui enseigne ; ce qui le prouve clairement, c'est que là où la physiologie expérimentale n'a encore rien appris, l'anatomiste ne sait rien interpréter par l'anatomie seule.

Ainsi, l'anatomie de la rate, des capsules surrénales et de la thyroïde, est aussi bien connue que l'anatomie d'un muscle ou d'un nerf, et cependant l'anatomiste est muet sur les usages de ces parties.

Mais dès que le physiologiste aura découvert quelque chose sur les fonctions de ces organes, alors l'anatomiste mettra les propriétés physiologiques constatées en rapport avec les formes anatomiques déterminées des éléments.

Je dois en outre faire remarquer que, dans ses localisations, l'anatomiste ne peut jamais aller au-delà de ce que lui apprend la physiologie, sous peine de tomber dans l'erreur.

Ainsi, si l'anatomiste avance, d'après ce que lui a appris la physiologie, que, quand il y a des fibres musculaires, il y a contraction et mouvement, il ne saurait en inférer que, là où il ne voit pas de fibre musculaire, il n'y a jamais contraction ni mouvement.

La physiologie expérimentale a prouvé, en effet, que l'élément contractile a des formes variées parmi lesquelles il en est que l'anatomiste n'a pas encore pu préciser.

En un mot, pour savoir quelque chose des fonctions de la vie, il faut les étudier sur le vivant.

L'anatomie ne donne que des caractères pour reconnaître les tissus, mais elle n'apprend rien par elle-même sur leurs propriétés vitales.

Comment, en effet, la forme d'un élément nerveux nous indiquerait-elle les propriétés nerveuses qu'il transmet ?

Comment la forme d'une cellule du foie nous montrerait-elle qu'il s'y fait du sucre ?

Comment la forme d'un élément musculaire nous ferait-elle connaître la contraction musculaire ?

Il n'y a là qu'une relation empirique que nous établissons par l'observation comparative faite sur le vivant et sur le mort.

Je me rappelle avoir souvent entendu de Blainville s'efforcer dans ses cours de distinguer ce qu'il fallait, suivant lui, appeler un substratum de ce qu'il fallait au contraire nommer un organe.

Dans un organe, suivant de Blainville, on devait pouvoir comprendre un rapport mécanique nécessaire entre la structure et la fonction.

Ainsi, disait-il, d'après la forme des leviers osseux, on conçoit un mouvement déterminé ; d'après la disposition des conduits sanguins, des réservoirs de liquides, des conduits excréteurs de glandes, on comprend que des fluides soient mis en circulation ou retenus par des dispositions mécaniques que l'on explique.

Mais, pour l'encéphale, ajoutait-il, il n'y a aucun rapport matériel à établir entre la structure du cerveau et la nature des phénomènes intellectuels.

Donc, concluait de Blainville, le cerveau n'est pas l'organe de la pensée, il en est seulement le substratum.

On pourrait, si l'on veut, admettre la distinction de de Blainville, mais elle serait générale et non limitée au cerveau.

Si, en effet, nous comprenons qu'un muscle inséré sur deux os puisse faire l'office mécanique d'une puissance qui les rapproche, nous ne comprenons pas du tout comment le muscle se contracte, et nous pouvons tout aussi bien dire que le muscle est le substratum de la contraction.

Si nous comprenons comment un liquide sécrété s'écoule par les conduits d'une glande, nous ne pouvons avoir aucune idée sur l'essence des phénomènes sécréteurs, et nous pouvons tout aussi bien dire que la glande est le substratum de la sécrétion.

En résumé, le point de, vue anatomique est entièrement subordonné au point de vue physiologique expérimental en tant qu'explication des phénomènes de la vie.

Mais, ainsi que nous l'avons dit plus haut, il y a deux choses dans l'anatomie, les instruments de l'organisme et les agents essentiels de la vie.

Les agents essentiels de la vie résident dans les propriétés vitales de nos tissus qui ne peuvent être déterminés que par l'observation ou par l'expérience sur le vivant.

Ces agents sont les mêmes chez tous les animaux, sans distinction de classe, de genre ni d'espèce.

C'est là le domaine de l'anatomie et de la physiologie générales.

Ensuite viennent des instruments de la vie qui ne, sont autre chose que des appareils mécaniques ou des armes dont la nature a pourvu chaque organisme d'une manière définie suivant sa classe, son genre, son espèce.

On pourrait même dire que ce sont ces appareils spéciaux qui constituent l'espèce ; car un lapin ne diffère d'un chien que parce que l'un a des instruments organiques qui le forcent à manger de l'herbe, et l'autre des organes qui l'obligent à manger de la chair.

Mais, quant aux phénomènes intimes de la vie, ce sont deux animaux identiques.

Le lapin est carnivore si on lui donne de la viande toute préparée, et j'ai prouvé depuis longtemps qu'à jeun tous les animaux sont carnivores.

L'anatomie comparée n'est qu'une zoologie intérieure ; elle a pour objet de classer les appareils ou instruments de la vie.

Ces classifications anatomiques doivent corroborer et rectifier les caractères tirés des formes extérieures.

C'est ainsi que la baleine, qui pourrait être placée parmi les poissons en raison de sa forme extérieure, est rangée dans les mammifères à cause de son organisation intérieure.

L'anatomie comparée nous montre encore que les dispositions des instruments de la vie sont entre eux dans des rapports nécessaires et harmoniques avec l'ensemble de l'organisme.

Ainsi un animal qui a des griffes doit avoir les mâchoires, les dents et les articulations des membres disposées d'une manière déterminée.

Le génie de Cuvier a développé ces vues et en a tiré une science nouvelle, la paléontologie, qui reconstruit un animal entier d'après un fragment de son squelette.

L'objet de l'anatomie comparée est donc de nous montrer l'harmonie fonctionnelle des instruments dont la nature a doué un animal et de nous apprendre la modification nécessaire de ces instruments suivant les diverses circonstances de la vie animale.

Mais au fond de toutes ces modifications, l'anatomie comparée nous montre toujours un plan uniforme de création ; c'est ainsi qu'une foule d'organes existent, non comme utiles à la vie (souvent même ils sont nuisibles), mais comme caractères d'espèce ou comme vestiges d'un même plan de composition organique.

Le bois du cerf n'a pas d'usage utile à la vie de l'animal ; l'omoplate de l'orvet et la mamelle chez les mâles, sont des vestiges d'organes devenus sans fonctions.

La nature, comme l'a dit Gœthe, est un grand artiste ; elle ajoute, pour l'ornementation de la forme, des organes souvent inutiles pour la vie en elle-même, de même qu'un architecte fait pour l'ornementation de son monument des frises, des corniches et des tourillons qui n'ont aucun usage pour l'habitation.

L'anatomie et la physiologie comparées ont donc pour objet de trouver les lois morphologiques des appareils ou des organes dont l'ensemble constitue les organismes.

La physiologie comparée, en tant qu'elle déduit les fonctions de la comparaison des organes, serait une science insuffisante et fausse si elle repoussait l'expérimentation.

Sans doute la comparaison des formes des membres ou des appareils mécaniques de la vie de relation peut nous donner des indications sur les usages de ces parties.

Mais que peut nous dire la forme du foie, du pancréas, sur les fonctions de ces organes ?

L'expérience n'a-t-elle pas montré l'erreur de cette assimilation du pancréas à une glande salivaire [30] ?

Que peut nous apprendre la forme du cerveau et des nerfs sur leurs fonctions ?

Tout ce qu'on sait a été appris par l'expérimentation. ou l'observation sur le vivant.

Que pourra-t-on dire sur le cerveau des poissons, par exemple, tant que l'expérimentation n'aura pas débrouillé la question ?

En un mot, la déduction anatomique a donné ce qu'elle pouvait donner, et vouloir rester dans cette voie exclusive, c'est rester en arrière du progrès de la science, et croire qu'on peut imposer des principes scientifiques sans vérification expérimentale ; c'est, en un mot, un reste de la scolastique du moyen âge.

Mais, d'un autre côté, la physiologie comparée, en tant que s'appuyant sur l'expérience et en tant que cherchant chez les animaux les propriétés des tissus ou des organes, ne me paraît pas avoir une existence distincte comme science.

Elle retombe nécessairement dans la physiologie spéciale ou générale, puisque son but devient le même.

On ne distingue les diverses sciences biologiques entre elles que par le but que l'on se propose ou par l'idée que l'on poursuit en les étudiant.

Le zoologiste et l'anatomiste comparateur voient l'ensemble des êtres vivants, et ils cherchent à découvrir par l'étude des caractères extérieurs et intérieurs de ces êtres les lois morphologiques de leur évolution et de leur transformation.

Le physiologiste se place à un tout autre point de vue : il ne s'occupe que d'une seule chose, des propriétés de la matière vivante et du mécanisme de la vie, sous quelque forme qu'elle se manifeste.

Pour lui, il n'y a plus ni genre ni espèce ni classe, il n'y a que des êtres vivants, et s'il en choisit un pour ses études, c'est ordinairement pour la commodité de l'expérimentation.

Le physiologiste suit encore une idée différente de celle de l'anatomiste ; ce dernier, ainsi que nous l'avons vu, veut déduire la vie exclusivement de l'anatomie ; il adopte, par conséquent, un plan anatomique.

Le physiologiste adopte un autre plan et suit une conception différente : au lieu de procéder de l'organe pour arriver à la fonction, il doit partir du phénomène physiologique et en rechercher l'explication dans l'organisme.

Alors le physiologiste appelle à son secours pour résoudre le problème vital toutes les sciences : l'anatomie, la physique, la chimie, qui sont toutes des auxiliaires qui servent d'instruments indispensables à l'investigation.

Il faut donc nécessairement connaître assez ces diverses sciences pour savoir toutes les ressources qu'on en peut tirer.

Ajoutons en terminant que de tous les points de vue de la biologie, la physiologie expérimentale constitue à elle seule la science vitale active, parce qu'en déterminant les conditions d'existence des phénomènes de la vie, elle arrivera à s'en rendre maître et à les régir par la connaissance des lois qui leur sont spéciales.

V. De l'anatomie pathologique et des sections cadavériques dans leurs rapports avec la vivisection

Ce que nous avons dit dans le paragraphe précédent de l'anatomie et de la physiologie normales peut se répéter pour l'anatomie et la physiologie considérées dans l'état pathologique.

Nous trouvons également les trois points de vue qui apparaissent successivement : le point de vue taxonomique ou nosologique, le point de vue anatomique et le point de vue physiologique.

Nous ne pouvons entrer ici dans l'examen détaillé de ces questions qui ne comprendraient ni plus ni moins que l'histoire entière de la science médicale.

Nous nous bornerons à indiquer notre idée en quelques mots.

En même temps qu'on a observé et décrit les maladies, on a dû chercher à les classer, comme on a cherché à classer les animaux, et exactement d'après les mêmes principes des méthodes artificielles ou naturelles.

Pinel a appliqué en pathologie la classification naturelle introduite en botanique par de Jussieu et en zoologie par Cuvier.

Il suffira de citer la première phrase de la Nosographie de Pinel :

« Une maladie étant donnée, trouver sa place dans un cadre nosologique [31]. »

Personne, je pense, ne considérera que ce but doive être celui de la médecine entière ; ce n'est donc là qu'un point de vue partiel, le point de vue taxonomique.

Après la nosologie est venu le point de vue anatomique, c'est-à-dire, qu'après avoir considéré les maladies comme des espèces morbides, on a voulu les localiser anatomiquement.

On a pensé que, de même qu'il y avait une organisation normale qui devait rendre compte des phénomènes vitaux à l'état normal, il devait y avoir une organisation anormale qui rendait compte des phénomènes morbides.

Bien que le point de vue anatomo-pathologique puisse déjà être reconnu dans Morgagni et Bonnet, cependant c'est dans ce siècle surtout, sous l'influence de Broussais et de Laënnec, que l'anatomie pathologique a été créée systématiquement.

On a fait l'anatomie pathologique comparée des maladies et l'on a classé les altérations des tissus.

Mais on a voulu de plus mettre les altérations en rapport avec les phénomènes morbides et déduire, en quelque sorte, les seconds des premières.

Là se sont présentés les mêmes problèmes que pour l'anatomie comparée normale.

Quand il s'est agi d'altérations morbides apportant des modifications physiques ou mécaniques dans une fonction, comme par exemple une compression vasculaire, une lésion mécanique d'un membre, on a pu comprendre la relation qui rattachait le symptôme morbide à sa cause et établir ce qu'on appelle le diagnostic rationnel.

Laënnec, un de mes prédécesseurs dans la chaire de médecine du Collège de France, s'est immortalisé dans cette voie par la précision qu'il a donnée au diagnostic physique des maladies du cœur et du poumon.

Mais ce diagnostic n'était plus possible quand il s'est agi de maladies dont les altérations étaient imperceptibles à nos moyens d'investigation et résidaient dans les éléments organiques.

Alors, ne pouvant plus établir de rapport anatomique, on disait que la maladie était essentielle, c'est-à-dire sans lésion ; ce qui est absurde, car c'est admettre un effet sans cause.

On a donc compris qu'il fallait, pour trouver l'explication des maladies, porter l'investigation dans les parties les plus déliées de l'organisme où siège la vie.

Cette ère nouvelle de l'anatomie microscopique pathologique a été inaugurée en Allemagne par Johannes Müller [32], et un professeur illustre de Berlin, Virchow, a systématisé dans ces derniers temps la pathologie microscopique [33].

On a donc tiré des altérations des tissus des caractères propres à définir les maladies, mais on s'est servi aussi de ces altérations pour expliquer les symptômes des maladies.

On a créé, à ce propos, la dénomination de physiologie pathologique pour désigner cette sorte de fonction pathologique en rapport avec l'anatomie anormale.

Je n'examinerai pas ici si ces expressions d'anatomie pathologique et de physiologie pathologique sont bien choisies, je dirai seulement que cette anatomie pathologique dont on déduit les phénomènes pathologiques est sujette aux mêmes objections d'insuffisance que j'ai faites précédemment à l'anatomie normale.

D'abord, l'anatomo-pathologiste suppose démontré que toutes les altérations anatomiques sont toujours primitives, ce que je n'admets pas, croyant, au contraire, que très souvent l'altération pathologique est consécutive et qu'elle est la conséquence ou le fruit de la maladie, au lieu d'en être le germe ; ce qui n'empêche pas que ce produit ne puisse devenir ensuite un germe morbide pour d'autres symptômes.

Je n'admettrai donc pas que les cellules ou les fibres des tissus soient toujours primitivement atteintes ; une altération morbide physico-chimique du milieu organique pouvant à elle seule amener le phénomène morbide à la manière d'un symptôme toxique qui survient sans lésion primitive des tissus, et par la seule altération du milieu.

Le point de vue anatomique est donc tout à fait insuffisant et les altérations que l'on constate dans les cadavres après la mort donnent bien plutôt des caractères pour reconnaître et classer les maladies que des lésions capables d'expliquer la mort.

Il est même singulier de voir combien les médecins en général se préoccupent peu de ce dernier point de vue qui est le vrai point de vue physiologique.

Quand un médecin fait une autopsie de fièvre typhoïde, par exemple, il constate les lésions intestinales et est satisfait.

Mais, en réalité, cela ne lui explique absolument rien ni sur la cause de la maladie, ni sur l'action des médicaments, ni sur la raison de la mort.

L'anatomie microscopique n'en apprend pas davantage, car, quand un individu meurt de tubercules, de pneumonie, de fièvre typhoïde, les lésions microscopiques qu'on trouve après la mort existaient avant et souvent depuis longtemps, la mort n'est pas expliquée par les éléments du tubercule ni par ceux des plaques intestinales, ni par ceux d'autres produits morbides ; la mort ne peut être en effet comprise que parce que quelque élément histologique a perdu ses propriétés physiologiques, ce qui a amené à sa suite la dislocation des phénomènes vitaux.

Mais il faudrait, pour saisir les lésions physiologiques dans leurs rapports avec le mécanisme de la mort, faire des autopsies de cadavres aussitôt après la mort, ce qui n'est pas possible.

C'est donc pourquoi il faut pratiquer des expériences sur les animaux et placer nécessairement la médecine au point de vue expérimental si l'on veut fonder une médecine vraiment scientifique qui embrasse logiquement la physiologie, la pathologie et la thérapeutique.

Je m'efforce de marcher depuis un grand nombre d'années dans cette direction [34].

Mais le point de vue de la médecine expérimentale est très complexe en ce sens qu'il est physiologique et qu'il comprend l'explication des phénomènes pathologiques par la physique et par la chimie aussi bien que par l'anatomie.

Je reproduirai d'ailleurs, à propos de l'anatomie pathologique, ce que j'ai dit à propos de l'anatomie normale, à savoir, que l'anatomie n'apprend rien par elle-même sans l'observation sur le vivant.

Il faut donc instituer pour la pathologie une vivisection pathologique, c'est-à-dire qu'il faut créer des maladies chez les animaux et les sacrifier à diverses périodes de ces maladies.

On pourra ainsi étudier sur le vivant les modifications des propriétés physiologiques des tissus, ainsi que les altérations des éléments ou des milieux.

Quand l'animal mourra, il faudra faire l'autopsie immédiatement après la mort, absolument comme s'il s'agissait de ces maladies instantanées qu'on appelle des empoisonnements ; car, au fond, il n'y a pas de différences dans l'étude des actions physiologiques, morbides, toxiques, ou médicamenteuses.

En un mot, le médecin ne doit pas s'en tenir à l'anatomie pathologique seule pour expliquer la maladie ; il part de l'observation du malade et explique ensuite la maladie par la physiologie aidée de l'anatomie pathologique et de toutes les sciences auxiliaires dont se sert l'investigateur des phénomènes biologiques.

VI. De la diversité des animaux soumis à l'expérimentation ; de la variabilité des conditions organiques dans lesquelles ils s'offrent à l'expérimentateur

Tous les animaux peuvent servir aux recherches physiologiques parce que la vie et la maladie se retrouvent partout le résultat des mêmes propriétés et des mêmes lésions, quoique les mécanismes des manifestations vitales varient beaucoup.

Toutefois les animaux qui servent le plus au physiologiste, sont ceux qu'il peut se procurer le plus facilement, et à ce titre il faut placer au premier rang les animaux domestiques, tels que le chien, le chat, le cheval, le lapin, le bœuf, le mouton, le porc, les oiseaux de basse-cour, etc.

Mais s'il fallait tenir compte des services rendus à la science, la grenouille mériterait la première place.

Aucun animal n'a servi à faire de plus grandes et de plus nombreuses découvertes sur tous les points de la science, et encore aujourd'hui, sans la grenouille, la physiologie serait impossible.

Si la grenouille est, comme on l'a dit, le Job de la physiologie, c'est-à-dire l'animal le plus maltraité par l'expérimentateur, elle est l'animal qui, sans contredit, s'est associé le plus directement à ses travaux et à sa gloire scientifique [35].

À la liste des animaux cités précédemment, il faut en ajouter encore un grand nombre d'autres a sang chaud ou à sang froid, vertébrés ou invertébrés et même des infusoires qui peuvent être utilisés pour des recherches spéciales.

Mais la diversité spécifique ne constitue pas la seule différence que présentent les animaux soumis à l'expérimentation par le physiologiste ; ils offrent encore, par les conditions où ils se trouvent, un très grand nombre de différences qu'il importe d'examiner ici ; car c'est dans la connaissance et l'appréciation de ces conditions individuelles que réside toute l'exactitude biologique et toute la précision de l'expérimentation.

La première condition pour instituer une expérience, c'est que les circonstances en soient assez bien connues et assez exactement déterminées pour qu'on puisse toujours s'y replacer et reproduire à volonté les mêmes phénomènes.

Nous avons dit ailleurs que cette condition fondamentale de l'expérimentation est relativement très facile à remplir chez les êtres bruts, et qu'elle est entourée de très grandes difficultés chez les êtres vivants, particulièrement chez les animaux à sang chaud.

En effet, il n'y a plus seulement à tenir compte des variations du milieu cosmique ambiant, mais il faut encore tenir compte des variations du milieu organique, c'est-à-dire de l'état actuel de l'organisme animal.

On serait donc grandement dans l'erreur si l'on croyait qu'il suffit de faire une expérience sur deux animaux de la même espèce pour être placé exactement dans les mêmes conditions expérimentales.

Il y a dans chaque animal des conditions physiologiques de milieu intérieur qui sont d'une variabilité extrême et qui, à un moment donné, introduisent des différences considérables au point de vue de l'expérimentation entre des animaux de la même espèce qui ont une apparence extérieure identique.

Je crois avoir, plus qu'aucun autre, insisté sur la nécessité d'étudier ces diverses conditions physiologiques et avoir montré qu'elles sont la base essentielle de la physiologie expérimentale.

En effet, il faut admettre que, chez un animal , les phénomènes vitaux ne varient que suivant des conditions de milieu intérieur précises et déterminées.

On cherchera donc à trouver ces conditions physiologiques expérimentales au lieu de faire des tableaux des variations de phénomènes, et de prendre des moyennes comme expression de la vérité ; on arriverait ainsi à des conclusions qui, quoique fournies par des statistiques exactes n'auraient pas plus de réalité scientifique que si elles étaient purement arbitraires.

Si en effet on voulait effacer la diversité que présentent les liquides organiques en prenant les moyennes de toutes les analyses d'urine ou de sang faites même sur un animal de même espèce, on aurait ainsi une composition idéale de ces humeurs qui ne correspondrait à aucun état physiologique déterminé de cet animal.

J'ai montré, en effet, qu'à jeun, les urines ont toujours une composition déterminée et identique ; j'ai montré que le sang qui sort d'un organe est tout à fait différent, suivant que l'organe est à l'état de fonction ou de repos.

Si l'on recherchait le sucre dans le foie, par exemple, et qu'on fît des tables d'absence et de présence, et qu'on prît des moyennes pour savoir combien de fois sur cent il y a du sucre ou de la matière glycogène dans cet organe, on aurait un nombre qui ne signifierait rien, quel qu'il fût, parce qu'en effet j'ai montré qu'il y a des conditions physiologiques dans lesquelles il y a toujours du sucre et d'autres conditions dans lesquelles il n'y en a jamais.

Si maintenant, se plaçant à un autre point de vue, on voulait considérer comme bonnes toutes les expériences dans lesquelles il y a du sucre hépatique et considérer comme mauvaises toutes celles dans lesquelles on n'en rencontre pas, on tomberait dans un autre genre d'erreur non moins répréhensible.

J'ai posé en effet en principe : qu'il n'y a jamais de mauvaises expériences ; elles sont toutes bonnes dans leurs conditions déterminées, de sorte que les résultats négatifs ne peuvent infirmer les résultats positifs.

Je reviendrai d'ailleurs plus loin sur cet important sujet.

Pour le moment je veux seulement appeler l'attention des expérimentateurs sur l'importance qu'il y a à préciser les conditions organiques, parce qu'elles sont, ainsi que je l'ai déjà dit, la seule base de la physiologie et de la médecine expérimentale.

Il me suffira, dans ce qui va suivre, de donner quelques indications, car c'est à propos de chaque expérience en particulier qu'il s'agira ensuite d'examiner ces conditions, aux trois points de vue physiologique, pathologique et thérapeutique.

Dans toute expérience sur les animaux vivants, il y a à considérer, indépendamment des conditions cosmiques générales, trois ordres de conditions physiologiques propres à l'animal, savoir : conditions anatomiques opératoires, conditions physico-chimiques du milieu intérieur, conditions organiques élémentaires des tissus.

1º Conditions anatomiques opératoires. - L'anatomie est la base nécessaire de la physiologie, et jamais on ne deviendra bon physiologiste si l'on n'est préalablement profondément versé dans les études anatomiques et rompu aux dissections délicates, de manière à pouvoir faire toutes les préparations que nécessitent souvent les expériences physiologiques.

En effet, l'anatomie physiologique opératoire n'est pas encore fondée ; l'anatomie comparée des zoologistes est trop superficielle et trop vague pour que le physiologiste y puisse trouver les connaissances topographiques précises dont il a besoin ; l'anatomie des animaux domestiques est faite par les vétérinaires à un point de vue trop spécial et trop restreint pour être d'une grande utilité à l'expérimentateur.

De sorte que le physiologiste en est réduit à exécuter lui-même le plus ordinairement les recherches anatomiques dont il a besoin pour instituer ses expériences.

On comprendra, en effet, que, quand il s'agit de couper un nerf, de lier un conduit ou d'injecter un vaisseau, il soit absolument indispensable de connaître les dispositions anatomiques des parties sur l'animal opéré, afin de comprendre et de préciser les résultats physiologiques de l'expérience.

Il y a des expériences qui seraient impossibles chez certaines espèces animales, et le choix intelligent d'un animal présentant une disposition anatomique heureuse est souvent la condition essentielle du succès d'une expérience et de la solution d'un problème physiologique très important.

Les dispositions anatomiques peuvent parfois présenter des anomalies qu'il faut également bien connaître, ainsi que les variétés qui s'observent d'un animal à l'autre.

J'aurai donc le soin, dans la suite de cet ouvrage, de mettre toujours en regard la description des procédés d'expérience avec les dispositions anatomiques, et je montrerai que plus d'une fois les divergences d'opinions entre physiologistes ont eu pour cause des différences anatomiques dont on n'avait pas tenu compte dans l'interprétation des résultats de l'expérience.

La vie n'étant qu'un mécanisme, il y a des dispositions anatomiques spéciales à certains animaux, qui au premier abord pourraient paraître insignifiantes ou même des minuties futiles et qui suffisent souvent pour faire différer complètement les manifestations physiologiques et constituer ce qu'on appelle une idiosyncrasie des plus importantes.

Tel est le cas de la section des deux faciaux qui est mortelle chez le cheval, tandis qu'elle ne l'est pas chez d'autres animaux très voisins.

2º Conditions physico-chimiques du milieu intérieur.

La vie est manifestée par l'action des excitants extérieurs sur les tissus vivants qui sont irritables et réagissent en manifestant leurs propriétés spéciales.

Les conditions physiologiques de la vie ne sont donc rien autre chose que les excitants physico-chimiques spéciaux qui mettent en activité les tissus vivants de l'organisme.

Ces excitants se rencontrent dans l'atmosphère ou dans le milieu qu'habite l'animal ; mais nous savons que les propriétés de l'atmosphère extérieure générale passent dans l'atmosphère organique intérieure dans laquelle se rencontrent toutes les conditions physiologiques de l'atmosphère extérieure, plus un certain nombre d'autres qui sont propres au milieu intérieur.

Il nous suffira de nommer ici les conditions physico-chimiques principales du milieu intérieur sur lesquelles l'expérimentateur doit porter son attention.

Ce ne sont d'ailleurs que les conditions que doit présenter tout milieu dans lequel la vie se manifeste.

L'eau est la condition première indispensable à toute manifestation vitale, comme à toute manifestation des phénomènes physico-chimiques.

On peut distinguer, dans le milieu cosmique extérieur, des animaux aquatiques et des animaux aériens ; mais cette distinction ne peut plus se faire pour les éléments histologiques ; plongés dans le milieu intérieur, ils sont aquatiques chez tous les êtres vivants, c'est-à-dire qu'ils vivent baignés par des liquides organiques qui renferment de très grandes quantités d'eau.

La proportion d'eau atteint parfois de go à 99 pour 100 dans les liquides organiques, et quand cette proportion d'eau diminue notablement, il en résulte des troubles physiologiques spéciaux.

C'est ainsi qu'en enlevant de l'eau aux grenouilles par l'exposition prolongée à un air très sec, et par l'introduction dans le corps de substances douées d'un équivalent endosmotique très élevé, on diminue la quantité d'eau du sang, et l'on voit survenir alors des cataractes et des phénomènes convulsifs qui cessent dès qu'on restitue au sang sa proportion d'eau normale.

La soustraction totale de l'eau dans les corps vivants amène invariablement la mort chez les grands organismes pourvus d'éléments histologiques délicats ; mais il est bien connu que pour de petits organismes inférieurs la soustraction d'eau ne fait que suspendre la vie.

Les phénomènes vitaux réapparaissent dès qu'on rend aux tissus l'eau qui est une condition des plus indispensables de leur manifestation vitale.

Tels sont les cas de reviviscence des rotifères, des tardigrades, des anguillules du blé niellé.

Il y a une foule de cas de vie latente dans les végétaux et dans les animaux, qui sont dus à la soustraction de l'eau des organismes.

La température influe considérablement sur la vie.

L'élévation de la température rend plus actifs les phénomènes vitaux aussi bien que la manifestation des phénomènes physico-chimiques.

L'abaissement de la température diminue l'énergie des phénomènes physico-chimiques et engourdit les manifestations de la vie.

Dans le milieu cosmique extérieur, les variations de température constituent les saisons qui ne sont en réalité caractérisées que par la variation des manifestations de la vie animale ou végétale à la surface de la terre.

Ces variations n'ont lieu que parce que le milieu intérieur ou l'atmosphère organique des plantes et de certains animaux se met en équilibre avec l'atmosphère extérieure.

Si l'on place les plantes dans des serres chaudes, l'influence hibernale cesse de se faire sentir, il en est de même pour les animaux à sang froid et hibernants.

Mais les animaux à sang chaud maintiennent en quelque sorte leurs éléments organiques en serre chaude ; aussi ne sentent-ils pas l'influence de l'hibernation.

Toutefois, comme ce n'est ici qu'une résistance particulière du milieu intérieur à se mettre en équilibre de température avec le milieu extérieur, cette résistance peut être vaincue dans certains cas, et les animaux à sang chaud peuvent eux-mêmes dans quelques circonstances s'échauffer ou se refroidir.

Les limites supérieures de température compatibles avec la vie ne montent pas en général au-delà de 750.

Les limites inférieures ne descendent généralement pas au-delà de la température capable de congeler les liquides organiques végétaux ou animaux.

Toutefois ces limites peuvent varier.

Chez les animaux à sang chaud, la température de l'atmosphère intérieure est normalement de 38 à 40 degrés ; elle ne peut pas dépasser + 45 à 50 degrés ni descendre au-delà de - 15 à 20 degrés, sans amener des troubles physiologiques ou même la mort quand ces variations sont rapides.

Chez les animaux hibernants l'abaissement de température, arrivant graduellement, peut descendre beaucoup plus bas en amenant la disparition progressive des manifestations de la vie jusqu'à la léthargie ou la vie latente qui peut durer quelquefois un temps très long, si la température ne varie pas.

L'air est nécessaire à la vie de tous les êtres végétaux ou animaux ; l'air existe donc dans l'atmosphère organique intérieure.

Les trois gaz de l'air extérieur : oxygène, azote et acide carbonique, sont en dissolution dans les liquides organiques où les éléments histologiques respirent directement comme les poissons dans l'eau.

La cessation de la vie par soustraction des gaz, et particulièrement de l'oxygène, est ce qu'on appelle la mort par asphyxie.

Il y a chez les êtres vivants un échange constant entre les gaz du milieu intérieur et les gaz du milieu extérieur ; toutefois les végétaux et les animaux, comme on sait, ne se ressemblent pas sous le rapport des altérations qu'ils produisent dans l'air ambiant.

La pression existe dans l'atmosphère extérieure ; on sait que l'air exerce sur les êtres vivants à la surface de la terre une pression qui soulève une colonne de mercure à la hauteur de 0,76 m environ.

Dans l'atmosphère intérieure des animaux à sang chaud, les liquides nourriciers circulent sous l'influence d'une pression supérieure à la pression atmosphérique extérieure, à peu près 150mm, mais cela n'indique pas nécessairement que les éléments histologiques supportent réellement cette pression.

L'influence des variations de pression sur les manifestations de la vie des éléments organiques est d'ailleurs peu connue.

On sait toutefois que la vie ne peut pas se produire dans un air trop raréfié, parce qu'alors non seulement les gaz de l'air ne peuvent pas se dissoudre dans le liquide nourricier, mais les gaz qui étaient dissous dans ce dernier se dégagent.

C'est ce qu'on observe quand on met un petit animal sous la machine pneumatique. ; ses poumons sont obstrués par les gaz devenus libres dans le sang.

Les animaux articulés résistent beaucoup plus à cette raréfaction de l'air, ainsi que l'ont prouvé diverses expériences.

Les poissons dans la profondeur des mers vivent quelquefois sous une pression considérable.

La composition chimique du milieu cosmique ou extérieur est très simple et constante.

Elle est représentée par la composition de l'air qui reste identique, sauf les proportions de vapeur d'eau et quelques conditions électriques et ozonifiantes qui peuvent varier.

La composition chimique des milieux internes ou organiques est beaucoup plus complexe, et cette complication augmente à mesure que l'animal devient lui-même plus élevé et plus complexe.

Les milieux organiques, avons-nous dit, sont toujours aqueux ; ils tiennent en dissolution des matières salines et organiques déterminées ; ils présentent des réactions fixes.

L'animal le plus inférieur a son milieu organique propre ; un infusoire possède un milieu qui lui appartient, en ce sens que, pas plus qu'un poisson, il n'est imbibé par l'eau dans laquelle il nage.

Dans le milieu organique des animaux élevés, les éléments histologiques sont comme de véritables infusoires, c'est-à-dire qu'ils sont encore pourvus d'un milieu propre, qui n'est pas le milieu organique général.

Ainsi le globule du sang est imbibé par un liquide qui diffère de la liqueur sanguine dans laquelle il nage.

3º Conditions organiques. - Les conditions organiques sont celles qui répondent à l'évolution ou aux modifications des propriétés vitales des éléments organiques.

Les variations de ces conditions amènent nécessairement un certain nombre de modifications générales dont il importe de rappeler ici les traits principaux.

Les manifestations de la vie deviennent plus variées, plus délicates et plus actives à mesure que les êtres s'élèvent dans l'échelle de l'organisation.

Mais aussi, en même temps, les aptitudes aux maladies se manifestent plus multipliées.

L'expérimentation, ainsi que nous l'avons déjà dit, se montre nécessairement d'autant plus difficile, que l'organisation est plus complexe.

Les espèces animales et végétales sont séparées par des conditions spéciales qui les empêchent de se mélanger en ce sens que les fécondations, les greffes, et les transfusions ne peuvent pas s'opérer d'un être à l'autre.

Ce sont là des problèmes du plus haut intérêt, mais que je crois abordables et susceptibles d'être réduits à des différences de propriétés physico-chimiques de milieu.

Dans la même espèce animale les races peuvent encore présenter un certain nombre de différences très intéressantes à connaître pour l'expérimentateur.

J'ai constaté, dans les diverses races de chiens et de chevaux, des caractères physiologiques tout à fait particuliers qui sont relatifs à des degrés différents dans les propriétés de certains éléments histologiques particulièrement du système nerveux.

Enfin on peut trouver chez des individus de la même race des particularités physiologiques qui tiennent encore à des variations spéciales de propriétés dans certains éléments histologiques.

C'est ce qu'on appelle alors des idiosyncrasies.

Le même individu ne se ressemble pas lui-même à toutes les périodes de son évolution, c'est ce qui amène les différences relatives à l'âge.

Dès la naissance, les phénomènes de la vie sont peu intenses, puis ils deviennent bientôt très actifs pour se ralentir de nouveau vers la vieillesse.

Le sexe et l'état physiologique des organes génitaux peuvent amener des modifications quelquefois très profondes, surtout chez des êtres inférieurs où les propriétés physiologiques des larves diffèrent dans certains cas complètement des propriétés des animaux parfaits et pourvus d'organes génitaux.

La mue amène des modifications organiques parfois si profondes, que les expériences pratiquées sur les animaux dans ces divers états ne donnent pas du tout les mêmes résultats [36].

L'hibernation amène aussi de grandes différences dans les phénomènes de la vie, et ce n'est pas du tout la même chose d'opérer sur la grenouille ou sur le crapaud pendant l'été ou pendant l'hiver [37].

L'état de digestion ou d'abstinence, de santé ou de maladie, amène aussi des modifications très grandes dans l'intensité des phénomènes de la vie, et par suite dans la résistance des animaux à l'influence de certaines substances toxiques et dans l'aptitude à contracter telle ou telle maladie parasitique ou virulente.

L'habitude est encore une condition des plus puissantes pour modifier les organismes.

Cette condition est des plus importantes à tenir en considération, surtout quand on veut expérimenter l'action de substances toxiques ou médicamenteuses sur les organismes.

La taille des animaux amène aussi dans l'intensité des phénomènes vitaux des modifications importantes.

En général, les phénomènes vitaux sont plus intenses chez les petits animaux que chez les gros, ce qui fait, comme on le verra plus loin, qu'on ne peut pas rigoureusement rapporter les phénomènes physiologiques au kilogramme d'animal.

En résumé, d'après tout ce qui a été dit précédemment, on voit quelle énorme complexité présente l'expérimentation chez les animaux, à raison des conditions innombrables dont le physiologiste est appelé à tenir compte.

Néanmoins, on peut y parvenir quand on apporte, ainsi que nous venons de l'indiquer, une distinction et une subordination convenables dans l'appréciation de ces diverses conditions, et que l'on cherche à les rattacher à des circonstances physico-chimiques déterminées.

VII. Du choix des animaux ; de l'utilité que l'on peut tirer pour la médecine des expériences faites sur les diverses espèces animales

Parmi les objections que les médecins ont adressées à l'expérimentation, il en est une qu'il importe d'examiner sérieusement, parce qu'elle consisterait à mettre en doute l'utilité que la physiologie et la médecine de l'homme peuvent retirer des études expérimentales faites sur les animaux.

On a dit, en effet, que les expériences pratiquées sur le chien ou sur la grenouille ne pouvaient, dans l'application, être concluantes que pour le chien et pour la grenouille, mais jamais pour l'homme, parce que l'homme aurait une nature physiologique et pathologique qui lui est propre et diffère de celle de tous les autres animaux.

On a ajouté que, pour être réellement concluantes pour l'homme, il faudrait que les expériences fussent faites sur des hommes ou sur des animaux aussi rapprochés de lui que possible.

C'est certainement dans cette vue que Galien avait choisi pour sujet de ses expériences le singe, et Vésale le porc, comme ressemblant davantage à l'homme en sa qualité d'omnivore.

Aujourd'hui encore beaucoup de personnes choisissent le chien pour expérimenter, non seulement parce qu'il est plus facile de se procurer cet animal, mais aussi parce qu'elles pensent que les expériences que l'on pratique sur lui peuvent s'appliquer plus convenablement à l'homme que celles qui se pratiqueraient sur la grenouille, par exemple.

Qu'est-ce qu'il y a de fondé dans toutes ces opinions, quelle importance faut-il donner au choix des animaux relativement à l'utilité que les expériences peuvent avoir pour le médecin ?

Il est bien certain que pour les questions d'application immédiate à la pratique médicale, les expériences faites sur l'homme sont toujours les plus concluantes.

Jamais personne n'a dit le contraire ; seulement, comme il n'est pas permis par les lois de la morale ni par celles de l'État, de faire sur l'homme les expériences qu'exige impérieusement l'intérêt de la science, nous proclamons bien haut l'expérimentation sur les animaux, et nous ajoutons qu'au point de vue théorique, les expériences sur toutes les espèces d'animaux sont indispensables à la médecine, et qu'au point de vue de la pratique immédiate, elles lui sont très utiles.

En effet, il y a, ainsi que nous l'avons déjà souvent exprimé, deux choses à considérer dans les phénomènes de la vie : les propriétés fondamentales des éléments vitaux qui sont générales, puis des arrangements et des mécanismes d'organisations qui donnent les formes anatomiques et physiologiques spéciales à chaque espèce animale.

Or, parmi tous les animaux sur lesquels le physiologiste et le médecin peuvent porter leur expérimentation, il en est qui sont plus propres les uns que les autres aux études qui dérivent de ces deux points de vue.

Nous dirons seulement ici d'une manière générale que, pour l'étude des tissus, les animaux à sang froid ou les jeunes mammifères sont plus convenables, parce que les propriétés des tissus vivants, disparaissant plus lentement, peuvent mieux être étudiées.

Il est aussi des expériences, dans lesquelles il convient de choisir certains animaux qui offrent des dispositions anatomiques plus favorables ou une susceptibilité particulière à certaines influences.

Nous aurons soin, à chaque genre de recherches, d'indiquer le choix des animaux qu'il conviendra de faire.

Cela est si important, que souvent la solution d'un problème physiologique ou pathologique résulte uniquement d'un choix plus convenable du sujet de l'expérience, qui rend le résultat plus clair ou plus probant.

La physiologie et la pathologie générales sont nécessairement fondées sur l'étude des tissus chez tous les animaux, car une pathologie générale qui ne s'appuierait pas essentiellement sur des considérations tirées de la pathologie comparée des animaux dans tous les degrés de l'organisation, ne peut constituer qu'un ensemble de généralités sur la pathologie humaine, mais jamais une pathologie générale dans le sens scientifique du mot.

De même que l'organisme ne peut vivre que par le concours ou par la manifestation normale des propriétés d'un ou de plusieurs de ses éléments vitaux, de même l'organisme ne peut devenir malade que par la manifestation anormale des propriétés d'un ou de plusieurs de ses éléments vitaux.

Or, les éléments vitaux étant de nature semblable dans tous les êtres vivants, ils sont soumis aux mêmes lois organiques, se développent, vivent, deviennent malades et meurent sous des influences de nature nécessairement semblable, quoique manifestées par des mécanismes variés à l'infini.

Un poison ou une condition morbide qui agiraient sur un élément histologique déterminé, devrait l'atteindre dans les mêmes circonstances chez tous les animaux qui en sont pourvus, sans cela ces éléments ne seraient plus de même nature ; et si l'on continuait à considérer comme de même nature des éléments vitaux qui réagiraient d'une manière opposée ou différente sous l'influence des réactifs normaux ou pathologiques de la vie, ce serait non seulement nier la science en général, mais de plus introduire dans la biologie une confusion et une obscurité qui l'entraveraient absolument dans sa marche ; car, dans la science de la vie, le caractère qui doit être placé au premier rang et qui doit dominer tous les autres, c'est le caractère vital.

Sans doute ce caractère vital pourra présenter de grandes diversités dans son degré et dans son mode de manifestation, suivant les circonstances spéciales des milieux ou des mécanismes que présenteront les organismes sains ou malades.

Les organismes inférieurs possèdent moins d'éléments vitaux distincts que les organismes supérieurs ; d'où il résulte que ces êtres sont moins faciles à atteindre par les influences de mort ou de maladies.

Mais dans les animaux de même classe, de même ordre ou de même espèce, il y a aussi des différences constantes ou passagères que le physiologiste médecin doit absolument connaître et expliquer, parce que, bien que ces différences ne reposent que sur des nuances, elles donnent aux phénomènes une expression essentiellement différente.

C'est précisément là ce qui constituera le problème de la science ; rechercher l'unité de nature des phénomènes physiologiques et pathologiques au milieu de la variété infinie de leurs manifestations spéciales.

L'expérimentation sur les animaux est une des bases de la physiologie et de la pathologie comparées ; et nous citerons plus loin des exemples qui prouveront combien il est important de ne point perdre de vue les idées qui précèdent.

L'expérimentation sur les animaux élevés fournit tous les jours des lumières sur les questions de physiologie et de pathologie spéciales qui sont applicables à la pratique, c'est-à-dire à l'hygiène ou à la médecine ; les études sur la digestion faites chez les animaux sont évidemment comparables aux mêmes phénomènes chez l'homme, et les observations de W. Beaumont sur son Canadien comparées à celles que l'on a faites à l'aide des fistules gastriques chez le chien, l'ont surabondamment prouvé.

Les expériences faites chez les animaux, soit sur les nerfs cérébro-spinaux, soit sur les nerfs vaso-moteurs et sécréteurs du grand sympathique, de même que les expériences sur la circulation, sont, en tout point, applicables à la physiologie et à la pathologie de l'homme.

Les expériences faites sur des animaux, avec des substances délétères ou dans des conditions nuisibles, sont très utiles et parfaitement concluantes pour la toxicologie et l'hygiène de l'homme.

Les recherches sur les substances médicamenteuses ou toxiques sont également tout à fait applicables à l'homme au point de vue thérapeutique ; car, ainsi que je l'ai montré [38], les effets de ces substances sont les mêmes chez l'homme et les animaux, sauf des différences de degrés.

Dans les recherches de physiologie pathologique sur la formation du cal, sur la production du pus et dans beaucoup d'autres recherches de pathologie comparée, les expériences sur les animaux sont d'une utilité incontestable pour la médecine de l'homme.

Mais à côté de tous ces rapprochements que l'on peut établir entre l'homme et les animaux, il faut bien reconnaître aussi qu'il y a des différences.

Ainsi, au point de vue physiologique, l'étude expérimentale des organes des sens et des fonctions cérébrales doit être faite sur l'homme, parce que, d'une part, l'homme est au-dessus des animaux pour des facultés dont les animaux sont dépourvus, et que, d'autre part, les animaux ne peuvent pas nous rendre compte directement des sensations qu'ils éprouvent.

Au point de vue pathologique, on constate aussi des différences entre l'homme et les animaux ; ainsi les animaux possèdent des maladies parasitiques ou autres qui sont inconnues à l'homme, aut vice versa.

Parmi ces maladies il en est qui sont transmissibles de l'homme aux animaux et des animaux à l'homme, et d'autres qui ne le sont pas.

Enfin, il y a certaines susceptibilités inflammatoires du péritoine ou d'autres organes qui ne se rencontrent pas développées au même degré chez l'homme que chez les animaux des diverses classes ou des diverses espèces.

Mais, loin que ces différences puissent être des motifs pour nous empêcher d'expérimenter et de conclure des recherches pathologiques faites sur ces animaux à celles qui sont observées sur l'homme, elles deviennent des raisons puissantes du contraire.

Les diverses espèces d'animaux nous offrent des différences d'aptitudes pathologiques très nombreuses et très importantes ; j'ai déjà dit que parmi les animaux domestiques, ânes, chiens et chevaux, il existe des races ou des variétés qui nous offrent des susceptibilités physiologiques ou pathologiques tout à fait spéciales ; j'ai constaté même des différences individuelles souvent assez tranchées.

Or, l'étude expérimentale de ces diversités peut selon nous donner l'explication des différences individuelles que l'on observe chez l'homme, soit dans les différentes races, soit chez les individus d'une même race, et que les médecins appellent des prédispositions ou des idiosyncrasies.

Au lieu de rester des états indéterminés de l'organisme, les prédispositions, étudiées expérimentalement, rentreront par la suite dans des cas particuliers d'une loi générale physiologique, qui deviendra ainsi la base scientifique de la médecine pratique.

En résumé, je conclus que les résultats des expériences faites sur les animaux aux points de vue physiologique, pathologique et thérapeutique sont, non seulement applicables à la médecine théorique, mais je pense que la médecine pratique ne pourra jamais, sans cette étude comparative sur les animaux, prendre le caractère d'une science.

Je terminerai, à ce sujet, par les mots de Buffon, auxquels on pourrait donner une signification philosophique différente, mais qui sont très vrais scientifiquement dans cette circonstance :

« S'il n'existait pas d'animaux, la nature de l'homme serait encore plus incompréhensible. »

VIII. De la comparaison des animaux et de l'expérimentation comparative

Dans les animaux et particulièrement dans les animaux supérieurs, l'expérimentation est si complexe et entourée de causes d'erreurs prévues ou imprévues si nombreuses et si multipliées, qu'il importe, pour les éviter, de procéder avec la plus grande circonspection.

En effet, pour porter l'expérimentation sur les parties de l'organisme que l'on veut explorer, il faut souvent faire des délabrements considérables et produire des désordres médiats ou immédiats qui masquent, altèrent ou détruisent les résultats de l'expérience.

Ce sont ces difficultés très réelles qui ont si souvent entaché d'erreur les recherches expérimentales faites sur les êtres vivants, et qui ont fourni des arguments aux détracteurs de l'expérimentation.

Mais la science n'avancerait jamais si l'on se croyait autorisé à renoncer aux méthodes scientifiques parce qu'elles sont imparfaites ; la seule chose à faire en ce. cas, c'est de les perfectionner.

Or, le perfectionnement de l'expérimentation physiologique consiste non seulement dans l'amélioration des instruments et des procédés opératoires, mais surtout et plus dans l'usage raisonné et bien réglé de l'expérimentation comparative.

Nous avons dit ailleurs (page 91) qu'il ne fallait pas confondre la contre-épreuve expérimentale avec l'expérimentation comparative.

La contre-épreuve ne fait aucunement allusion aux causes d'erreurs qui peuvent se rencontrer dans l'observation du fait ; elle les suppose toutes évitées, et elle ne s'adresse qu'au raisonnement expérimental ; elle n'a en vue que de juger si la relation que l'on a établie entre un phénomène et sa cause prochaine est exacte et rationnelle.

La contre-épreuve n'est qu'une synthèse qui vérifie une analyse, ou une analyse qui contrôle une synthèse.

L'expérimentation comparative au contraire ne porte que sur la constatation du fait et sur l'art de le dégager des circonstances ou des autres phénomènes avec lesquels il peut être mêlé.

L'expérimentation comparative n'est pourtant pas précisément ce que les philosophes ont appelé la méthode par différence.

Quand un expérimentateur est en face de phénomènes complexes dus aux propriétés réunies de divers corps, il procède par différenciation, c'est-à-dire qu'il sépare successivement chacun de ces corps un à un, et voit par différence ce qui appartient à chacun d'eux dans le phénomène total.

Mais cette méthode d'exploration suppose deux choses : elle suppose d'abord que l'on sait quel est le nombre des corps qui concourent à l'expression de l'ensemble du phénomène ; et ensuite elle admet que ces corps ne se combinent point de manière à confondre leur action dans une résultante harmonique finale.

En physiologie la méthode des différences est rarement applicable, parce qu'on ne peut presque jamais se flatter de connaître tous les corps et toutes les conditions qui entrent dans l'expression d'un ensemble de phénomènes, et parce qu'ensuite, dans une infinité de cas, divers organes du corps peuvent se suppléer dans les phénomènes qui leur étaient en partie communs, et dissimuler plus ou moins ce qui résulte de l'ablation d'une partie limitée.

Je suppose, par exemple, que l'on paralyse isolément et successivement tout le corps en n'agissant que sur un seul muscle à la fois, le désordre produit par le muscle paralysé sera plus ou moins remplacé et rétabli par les muscles voisins, et l'on arriverait finalement à conclure que chaque muscle en particulier entre pour peu de chose dans les mouvements du corps.

On a très bien exprimé la nature de cette cause d'erreur en la comparant à ce qui arriverait à un expérimentateur qui supprimerait l'une après l'autre chacune des briques qui servent de base à une colonne.

Il verrait, en effet, que la soustraction successive d'une seule brique à la fois ne fait pas chanceler la colonne, et il arriverait à en conclure logiquement mais faussement qu'aucune de ces briques ne sert à soutenir la colonne.

L'expérimentation comparative en physiologie répond à une tout autre idée : car elle a pour objet de réduire à l'unité la recherche la plus complexe, et pour résultat d'éliminer en bloc toutes les causes d'erreurs connues ou inconnues.

Les phénomènes physiologiques sont tellement complexes, qu'il ne serait jamais possible d'expérimenter avec quelque rigueur sur les animaux vivants, s'il fallait nécessairement déterminer toutes les modifications que l'on peut apporter dans l'organisme sur lequel on opère.

Mais heureusement il nous suffira de bien isoler le seul phénomène sur lequel doit porter notre examen en le séparant, à l'aide de l'expérimentation comparative, de toutes les complications qui peuvent l'environner.

Or, l'expérimentation comparative atteint ce but en ajoutant dans un organisme semblable, qui doit servir de comparaison, toutes les modifications expérimentales, moins une, qui est celle que l'on veut dégager.

Si l'on veut savoir, par exemple, quel est le résultat de la section ou de l'ablation d'un organe profondément situé, et qui ne peut être atteint qu'en blessant beaucoup d'organes circonvoisins, on est nécessairement exposé à confondre dans le résultat total ce qui appartient aux lésions produites par le procédé opératoire avec ce qui appartient proprement à la section et à l'ablation de l'organe dont on veut juger le rôle physiologique.

Le seul moyen d'éviter l'erreur consiste à pratiquer sur un animal semblable une opération identique, mais sans faire la section ou l'ablation de l'organe sur lequel on expérimente.

On a alors deux animaux chez lesquels toutes les conditions expérimentales sont les mêmes sauf une, l'ablation d'un organe, dont les effets se trouvent alors dégagés et exprimés par la différence que l'on observe entre les deux animaux.

L'expérimentation comparative est une règle générale et absolue en médecine expérimentale et elle s'applique à toute espèce de recherche, soit qu'on veuille connaître les effets sur l'économie des agents divers qui exercent une influence sur elle, soit qu'on veuille reconnaître par des expériences de vivisection le rôle physiologique des diverses parties du corps.

Tantôt l'expérimentation comparative peut être faite sur deux animaux de la même espèce et pris dans des conditions aussi comparables que possible ; tantôt il faut faire l'expérience sur le même animal.

Quand on agit sur deux animaux, il faut, ainsi que nous venons de le dire, placer les deux animaux semblables dans les mêmes conditions moins une, celle que l'on veut comparer.

Cela suppose que les deux animaux comparés sont assez semblables pour que la différence que l'on constate sur eux, à la suite de l'expérience, ne puisse pas être attribuée à une différence tenant à leur organisme même.

Quand il s'agit d'expérimenter sur des organes ou sur des tissus dont les propriétés sont fixes et faciles à distinguer, la comparaison faite sur deux animaux de la même espèce suffit, mais quand au contraire on veut comparer des propriétés mobiles et délicates, il faut alors faire la comparaison sur le même animal, soit que la nature de l'expérience permette d'expérimenter sur lui successivement et à des reprises différentes, soit qu'il faille agir au même moment et simultanément sur des parties similaires du même individu.

En effet, les différences sont plus difficiles à saisir à mesure que les phénomènes qu'on veut étudier deviennent plus mobiles et plus délicats ; sous ce rapport, jamais aucun animal n'est absolument comparable à un autre, et de plus, ainsi que nous l'avons déjà dit, le même animal n'est pas non plus comparable à lui-même dans les différents moments où on l'examine, soit parce qu'il est dans des conditions de nutrition différentes, soit parce que son organisme est devenu moins sensible en ayant pu s'habituer à la substance qu'on lui a donnée ou à l'opération qu'on lui fait subir.

Enfin, il arrive quelquefois qu'il faut étendre l'expérimentation comparative en dehors de l'animal, parce que les causes d'erreurs peuvent aussi se rencontrer dans les instruments que l'on emploie pour expérimenter.

Je me borne ici à signaler et à définir le principe de l'expérimentation comparative ; il sera développé à propos des cas particuliers dans le cours de cet ouvrage.

Je citerai, dans la troisième partie de cette introduction, des exemples propres à démontrer l'importance de l'expérimentation comparative, qui est la véritable base de la médecine expérimentale ; il serait facile en effet de prouver que presque toutes les erreurs expérimentales viennent de ce qu'on a négligé de juger comparativement les faits, ou de ce que l'on a cru comparables des cas qui ne l'étaient pas.

IX. De l'emploi du calcul dans l'étude des phénomènes des êtres vivants ; des moyennes et de la statistique

Dans les sciences expérimentales, la mesure des phénomènes est un point fondamental, puisque c'est par la détermination quantitative d'un effet relativement à une cause donnée que la loi des phénomènes peut être établie.

Si en biologie on veut arriver à connaître les lois de la vie, il faut donc non seulement observer et constater les phénomènes vitaux, mais de plus il faut fixer numériquement les relations d'intensité dans lesquelles ils sont les uns par rapport aux autres.

Cette application des mathématiques aux phénomènes naturels est le but de toute science, parce que l'expression de la loi des phénomènes doit toujours être mathématique.

Il faudrait pour cela, que les données soumises au calcul fussent des résultats de faits suffisamment analysés, de manière à être sûr qu'on connaît complètement les conditions des phénomènes entre lesquels on veut établir une équation.

Or je pense que les tentatives de ce genre sont prématurées dans la plupart des phénomènes de la vie, précisément parce que ces phénomènes sont tellement complexes, qu'à côté de quelques-unes de leurs conditions que nous connaissons, nous devons non seulement supposer, mais être certain, qu'il en existe une foule d'autres qui nous sont encore absolument inconnues.

Je crois qu'actuellement la voie la plus utile à suivre pour la physiologie et pour la médecine est de chercher à découvrir des faits nouveaux, au lieu d'essayer de réduire en équations ceux que la science possède.

Ce n'est point que je condamne l'application mathématique dans les phénomènes biologiques, car c'est par elle seule que, dans la suite, la science se constituera ; seulement j'ai la conviction que l'équation générale est impossible pour le moment, l'étude qualitative des phénomènes devant nécessairement précéder leur étude quantitative.

Les physiciens et les chimistes ont déjà essayé bien souvent de réduire au calcul les phénomènes physico-chimiques des êtres vivants.

Parmi les anciens, aussi bien que parmi les modernes, des physiciens et des chimistes les plus éminents ont voulu établir les principes d'une mécanique animale et les lois d'une statique chimique des animaux.

Bien que les progrès des sciences physico-chimiques aient rendu la solution de ces problèmes plus abordable de nos jours que par le passé, cependant il me paraît impossible d'arriver actuellement à des conclusions exactes parce que les bases physiologiques manquent pour asseoir tous ces calculs.

On peut bien sans doute établir le bilan de ce que consomme un organisme vivant en aliments et de ce qu'il rend en excrétions, mais ce ne seront là que de purs résultats de statistique incapables d'apporter la lumière sur les phénomènes intimes de la nutrition chez les êtres vivants.

Ce serait, suivant l'expression d'un chimiste hollandais, vouloir raconter ce qui se passe dans une maison en regardant ce qui entre par la porte et ce qui sort par la cheminée.

On peut fixer exactement les deux termes extrêmes de la nutrition, mais si l'on veut ensuite interpréter l'intermédiaire qui les sépare, on se trouve dans un inconnu dont l'imagination crée la plus grande partie, et d'autant plus facilement que les chiffres se prêtent souvent merveilleusement à la démonstration des hypothèses les plus diverses.

Il y a vingt-cinq ans, à mon début dans la carrière physiologique, j'essayai, je crois, un des premiers, de porter l'expérimentation dans le milieu intérieur de l'organisme, afin de suivre pas à pas et expérimentalement toutes ces transformations de matières que les chimistes expliquaient théoriquement.

J'instituai alors des expériences pour rechercher comment se détruit dans l'être vivant le sucre, un des principes alimentaires les mieux définis.

Mais, au lieu de m'instruire sur la destruction du sucre, mes expériences me conduisirent à découvrir [39] qu'il se produit constamment du sucre dans les animaux, indépendamment de la nature de l'alimentation.

De plus, ces recherches me donnèrent la conviction qu'il s'accomplit dans le milieu organique animal une infinité de phénomènes physico-chimiques très complexes qui donnent naissance à beaucoup d'autres produits que nous ignorons encore et dont les chimistes ne tiennent par conséquent aucun compte dans leurs équations de statique.

Ce qui manque aux statiques chimiques de la vie ou aux diverses appréciations numériques que l'on donne des phénomènes physiologiques, ce ne sont certainement point les lumières chimiques ni la rigueur des calculs ; mais ce sont leurs bases physiologiques qui, la plupart du temps, sont fausses par cela seul qu'elles sont incomplètes.

On est ensuite conduit à l'erreur d'autant plus facilement qu'on part de ce résultat expérimental incomplet et qu'on raisonne sans vérifier à chaque pas les déductions du raisonnement.

Je vais citer des exemples de ces calculs que je condamne en les prenant dans des ouvrages pour lesquels j'ai d'ailleurs la plus grande estime.

MM. Bidder et Schmidt (de Dorpat) ont publié en 1852 des travaux très importants sur la digestion et sur la nutrition.

Leurs recherches contiennent des matériaux bruts, excellents et très nombreux ; mais les déductions de leurs calculs sont souvent selon moi hasardées ou erronées.

Ainsi, par exemple, ces auteurs ont pris un chien pesant 16 kilogrammes, ils ont placé dans le conduit de la glande sous-maxillaire un tube par lequel s'écoulait la sécrétion, et ils ont obtenu en une heure 5,640 g de salive ; d'où ils concluent que pour les deux glandes cela doit faire 11,280 g.

Ils ont ensuite placé un autre tube dans le conduit d'une glande parotide du même animal, et ils ont obtenu en une heure 8,790 g de salive, ce qui pour les deux glandes parotides équivaudrait à 17,580 g.

Maintenant, ajoutent-ils, si l'on veut appliquer ces nombres à l'homme, il faut établir que l'homme étant environ quatre fois plus pesant que le chien en question, nous offre un poids de 64 kilogrammes ; par conséquent le calcul établi sur ce rapport nous donne pour les glandes sous-maxillaires de l'homme 45 grammes de salive en une heure, soit par jour 1082 kg.

Pour les glandes parotides nous avons en une heure 70 grammes, soit par jour 1,687 kg ; ce qui, réduction faite de moitié, donnerait environ 1,40 g de salive sécrétée en vingt-quatre heures, par les glandes salivaires d'un homme adulte, etc. [40]

Il n'y a dans ce qui précède, ainsi que le sentent bien les auteurs eux-mêmes, qu'une chose qui soit vraie, c'est le résultat brut qu'on a obtenu sur le chien, mais tous les calculs qu'on en déduit sont établis sur des bases fausses ou contestables ; d'abord il n'est pas exact de doubler le produit d'une des glandes pour avoir celui des deux, parce que la physiologie apprend que le plus souvent les glandes doubles sécrètent alternativement, et que, quand l'une sécrète beaucoup, l'autre sécrète moins ; ensuite, outre les deux glandes salivaires sous-maxillaire et parotide, il en existe encore d'autres dont il n'est pas fait mention.

Il est ensuite inexact de croire qu'en multipliant par 24 le produit de la salive d'une heure, on ait la salive versée dans la bouche de l'animal en vingt-quatre heures.

En effet, la sécrétion salivaire est éminemment intermittente et n'a lieu qu'au moment du repas ou d'une excitation ; pendant tout le reste du temps, la sécrétion est nulle ou insignifiante.

Enfin la quantité de salive qu'on a obtenue des glandes salivaires du chien nus en expérience n'est pas une quantité absolue ; elle aurait été nulle, si l'on n'avait pas excité la membrane muqueuse buccale, elle aurait pu être plus ou moins considérable si l'on avait employé une autre excitation plus forte ou plus faible que celle du vinaigre.

Maintenant, quant à l'application des calculs précédents à l'homme, elle est encore plus discutable.

Si l'on avait multiplié la quantité de salive obtenue par le poids des glandes salivaires, on aurait obtenu un rapport plus approché, mais je n'admets pas qu'on puisse calculer la quantité de salive sur le poids de tout le corps pris en masse.

L'appréciation d'un phénomène par kilos du corps de l'animal me paraît tout à fait inexacte, quand on y comprend des tissus de toute nature et étrangers à la production du phénomène sur lequel on calcule.

Dans la partie de leurs recherches qui concerne la nutrition, MM. Bidder et Schmidt ont donné une expérience très importante et peut-être une des plus laborieuses qui aient jamais été exécutées.

Ils ont fait, au point de vue de l'analyse élémentaire, le bilan de tout ce qu'une chatte a pris et rendu pendant huit jours d'alimentation et dix-neuf jours d'abstinence.

Mais cette chatte s'est trouvée dans des conditions physiologiques qu'ils ignoraient ; elle était pleine et elle mit bas ses petits au dix-septième jour de l'expérience.

Dans cette circonstance les auteurs ont considéré les petits comme des excréments et les ont calculés avec les substances éliminées comme une simple perte de poids [41].

Je crois qu'il faudrait justifier ces interprétations quand il s'agit de préciser des phénomènes aussi complexes.

En un mot, je considère que, si dans ces travaux de statique chimique appliqués aux phénomènes de la vie, les chiffres répondent à la réalité, ce n'est que par hasard ou parce que le sentiment des expérimentateurs dirige et redresse le calcul.

Toutefois je répéterai que la critique que je viens de faire ne s'adresse pas en principe à l'emploi du calcul dans la physiologie, mais qu'elle est seulement relative à son application dans l'état actuel de complexité des phénomènes de la vie.

Je suis d'ailleurs heureux de pouvoir ici m'appuyer sur l'opinion de physiciens et de chimistes les plus compétents en pareille matière.

MM. Regnault et Reiset, dans leur beau travail sur la respiration, s'expriment ainsi à propos des calculs que l'on a donnés pour établir la théorie de la chaleur animale.

« Nous ne doutons pas que la chaleur animale ne soit produite entièrement par les réactions chimiques qui se passent dans l'économie ; mais nous pensons que le phénomène est beaucoup trop complexe pour qu'il soit possible de le calculer d'après la quantité d'oxygène consommé.

Les substances qui se brûlent par la respiration sont formées en général de carbone, d'hydrogène, d'azote ou d'oxygène, souvent en proportions considérables ; lorsqu'elles se détruisent complètement par la respiration, l'oxygène qu'elles renferment contribue à la formation de l'eau et de l'acide carbonique, et la chaleur qui se dégage est alors nécessairement bien différente de celle que produiraient, en se brûlant, le carbone et l'hydrogène, supposés libres.

Ces substances ne se détruisent d'ailleurs pas complètement, une portion se transforme en d'autres substances qui jouent des râles spéciaux dans l'économie animale, ou qui s'échappent, dans les excrétions, à l'état de matières très oxydées (urée, acide urique).

Or, dans toutes ces transformations et dans les assimilations de substances qui ont lieu dans les organes, il y a dégagement ou absorption de chaleur ; mais les phénomènes sont évidemment tellement complexes, qu'il est peu probable qu'on parvienne jamais à les soumettre au calcul.

C'est donc par une coïncidence fortuite que les quantités de chaleur, dégagées par un animal, se sont trouvées, dans les expériences de Lavoisier, de Dulong et de Despretz, à peu près égales à celles que donneraient en brûlant le carbone contenu dans l'acide carbonique produit, et l'hydrogène dont on détermine la quantité par une hypothèse bien gratuite, en admettant que la portion de l'oxygène consommée qui ne se trouve pas dans l'acide carbonique a servi à transformer cet oxygène en eau [42]. »

Les phénomènes chimico-physiques de l'organisme vivant sont donc encore aujourd'hui trop complexes pour pouvoir être embrassés dans leur ensemble autrement que par des hypothèses.

Pour arriver à la solution exacte de problèmes aussi vastes, il faut commencer par analyser les résultantes de ces réactions compliquées, et les décomposer au moyen de l'expérimentation en questions simples et distinctes.

J'ai déjà fait quelques tentatives dans cette voie analytique, en montrant qu'au lieu d'embrasser le problème de la nutrition en bloc, il importe d'abord de déterminer la nature des phénomènes physico-chimiques qui se passent dans un organe formé d'un tissu défini, tel qu'un muscle, une glande, un nerf ; qu'il est nécessaire en même temps de tenir compte de l'état de fonction ou de repos de l'organe.

J'ai montré de plus que l'on peut régler à volonté l'état de repos et de fonction d'un organe à l'aide de ses nerfs, et que l'on peut même agir sur lui localement en se mettant à l'abri du retentissement sur l'organisme, quand on a préalablement séparé les nerfs périphériques des centres nerveux [43].

Quand on aura ainsi analysé les phénomènes physico-chimiques propres à chaque tissu, à chaque organe, alors seulement on pourra essayer de comprendre l'ensemble de la nutrition et de faire une statique chimique fondée sur une base solide, c'est-à-dire sur l'étude de faits physiologiques précis, complets et comparables.

Une autre forme d'application très fréquente des mathématiques à la biologie se trouve dans l'usage des moyennes ou dans l'emploi de la statistique qui, en médecine et en physiologie, conduisent pour ainsi dire nécessairement à l'erreur.

Il y a sans doute plusieurs raisons pour cela ; mais le plus grand écueil de l'application du calcul aux phénomènes physiologiques, est toujours au fond leur trop grande complexité qui les empêche d'être définis et suffisamment comparables entre eux.

L'emploi des moyennes en physiologie et en médecine ne donne le plus souvent qu'une fausse précision aux résultats en détruisant le caractère biologique des phénomènes.

On pourrait distinguer, à notre point de vue, plusieurs espèces de moyennes : les moyennes physiques, les moyennes chimiques et les moyennes physiologiques ou pathologiques.

Si l'on observe, par exemple, le nombre des pulsations et l'intensité de la pression sanguine par les oscillations d'un instrument hémométrique pendant toute une journée et qu'on prenne la moyenne de tous ces chiffres pour avoir la pression vraie ou moyenne du sang, ou pour connaître le nombre vrai ou moyen de pulsations, on aura précisément des nombres faux.

En effet, la pulsation diminue de nombre et d'intensité à jeun et augmente pendant la digestion ou sous d'autres influences de mouvement ou de repos ; tous ces caractères biologiques du phénomène disparaissent dans la moyenne.

On fait aussi très souvent usage des moyennes chimiques.

Si l'on recueille l'urine d'un homme pendant vingt-quatre heures et qu'on mélange toutes les urines pour avoir l'analyse de l'urine moyenne, on a précisément l'analyse d'une urine qui n'existe pas ; car à jeun l'urine diffère de celle de la digestion, et ces différences disparaissent dans le mélange.

Le sublime du genre a été imaginé par un physiologiste qui, ayant pris de l'urine dans un urinoir de la gare de chemin de fer où passaient des gens de toutes les nations, crut pouvoir donner ainsi l'analyse de l'urine moyenne européenne !

A côté de ces moyennes physiques et chimiques, il y a les moyennes physiologiques ou ce qu'on pourrait appeler les descriptions moyennes de phénomènes qui sont encore plus fausses.

Je suppose qu'un médecin recueille un grand nombre d'observations particulières sur une maladie, et qu'il fasse ensuite une description moyenne de tous les symptômes observés dans les cas particuliers ; il aura ainsi une description qui ne se trouvera jamais dans la nature.

De même en physiologie il ne faut jamais donner des descriptions moyennes d'expériences, parce que les vrais rapports des phénomènes disparaissent dans cette moyenne ; quand on a affaire à des expériences complexes et variables il faut en étudier les diverses circonstances et ensuite donner l'expérience la plus parfaite comme type, mais qui représentera toujours un fait vrai.

Les moyennes, dans les cas où nous venons de les considérer, doivent donc être repoussées, parce qu'elles confondent en voulant réunir et faussent en voulant simplifier.

Les moyennes ne sont applicables qu'à la réduction de données numériques variant très peu et se rapportant à des cas parfaitement déterminés et absolument simples.

Je signalerai encore comme entachée de nombreuses causes d'erreurs la réduction des phénomènes physiologiques au kilo d'animal.

Cette méthode est fort employée par les physiologistes depuis un certain nombre d'années dans l'étude des phénomènes de la nutrition (voy. page 187).

On observe, par exemple, ce qu'un animal consomme d'oxygène ou d'un aliment quelconque en un jour ; puis on divise par le poids de l'animal et l'on en tire la consommation d'aliment ou d'oxygène par kilo d'animal.

On peut aussi appliquer cette méthode pour doser l'action des substances toxiques ou médicamenteuses.

On empoisonne un animal avec une dose limite de strychnine ou de curare, et l'on divise la quantité de poison administrée par le poids du corps pour avoir la quantité de poison par kilo.

Il faudrait, pour être plus exact, dans les expériences que nous venons de citer, calculer non par kilo du corps de l'animal, pris en masse, mais par kilo du sang et de l'élément sur lequel agit le poison ; sans cela on ne saurait tirer de ces réductions aucune loi directe.

Mais il resterait encore d'autres conditions qu'il faudrait de même établir expérimentalement et qui varient avec l'âge, la taille, l'état de digestion, etc. ; telles sont toutes les conditions physiologiques, qui, dans ces mesures, doivent toujours tenir le premier rang.

En résumé, toutes les applications du calcul seraient excellentes si les conditions physiologiques étaient bien exactement déterminées.

C'est donc sur la détermination de ces conditions que le physiologiste et le médecin doivent concentrer pour le moment tous leurs efforts.

Il faut d'abord déterminer exactement les conditions de chaque phénomène ; c'est là la véritable exactitude biologique, et sans cette première étude toutes les données numériques sont inexactes et d'autant plus inexactes qu'elles donnent des chiffres qui trompent et en imposent par une fausse apparence d'exactitude.

Quant à la statistique, on lui fait jouer un grand rôle en médecine, et dès lors elle constitue une question médicale qu'il importe d'examiner ici.

La première condition pour employer la statistique, c'est que les faits auxquels on l'applique soient exactement observés afin de pouvoir être ramenés à des unités comparables entre elles.

Or, cela ne se rencontre pas le plus souvent en médecine.

Tous ceux qui connaissent les hôpitaux savent de quelles causes d'erreurs grossières ont pu être empreintes les déterminations qui servent de base à la statistique.

Très souvent le nom des maladies a été donné au hasard, soit parce que le diagnostic était obscur, soit parce que la cause de mort a été inscrite sans y attacher aucune importance scientifique, par un élève qui n'avait pas vu le malade, ou par une personne de l'administration étrangère à la médecine.

Sous ce rapport, il ne pourrait y avoir de statistique pathologique valable que celle qui est faite avec des résultats recueillis par le statisticien lui-même.

Mais dans ce cas même, jamais deux malades ne se ressemblent exactement ; l'âge, le sexe, le tempérament, et une foule d'autres circonstances apporteront toujours des différences, d'où il résulte que la moyenne ou le rapport que l'on déduira de la comparaison des faits sera toujours sujet à contestation.

Mais, même par hypothèse, je ne saurais admettre que les faits puissent jamais être absolument identiques et comparables dans la statistique, il faut nécessairement qu'ils diffèrent par quelque point, car sans cela la statistique conduirait à un résultat scientifique absolu, tandis qu'elle ne peut donner qu'une probabilité, mais jamais une certitude.

J'avoue que je ne comprends pas pourquoi on appelle lois les résultats qu'on peut tirer de la statistique ; car la loi scientifique, suivant moi, ne peut être fondée que sur une certitude et sur un déterminisme absolu et non sur une probabilité.

Ce serait sortir de mon sujet que d'aller m'égarer dans toutes les explications qu'on pourrait donner sur la valeur des méthodes de statistique fondées sur le calcul des probabilités ; mais cependant il est indispensable que je dise ici ce que je pense de l'application de la statistique aux sciences physiologiques en général, et à la médecine en particulier.

Il faut reconnaître dans toute science deux classes de phénomènes, les uns dont la cause est actuellement déterminée, les autres dont la cause est encore indéterminée.

Pour tous les phénomènes dont la cause est déterminée, la statistique n'a rien à faire ; elle serait même absurde.

Ainsi, dès que les circonstances de l'expérience sont bien établies, on ne peut plus faire de statistique : on n'ira pas, par exemple, rassembler les cas pour savoir combien de fois il arrivera que l'eau soit formée d'oxygène et d'hydrogène ; pour savoir combien de fois il arrivera qu'en coupant le nerf sciatique on ait la paralysie des muscles auxquels il se rend.

Les effets arriveront toujours sans exception et nécessairement, parce que la cause du phénomène est exactement déterminée.

Ce n'est donc que lorsqu'un phénomène renferme des conditions encore indéterminées, qu'on pourrait faire de la statistique ; mais ce qu'il faut savoir, c'est qu'on ne fait de la statistique que parce qu'on est dans l'impossibilité de faire autrement ; car jamais la statistique, suivant moi, ne peut donner la vérité scientifique et ne peut constituer par conséquent une méthode scientifique définitive.

Un exemple expliquera ma pensée.

Des expérimentateurs, ainsi que nous le verrons plus loin, ont donné des expériences dans lesquelles ils ont trouvé que les racines rachidiennes antérieures étaient insensibles ; d'autres expérimentateurs ont donné des expériences dans lesquelles ils ont trouvé que les mêmes racines étaient sensibles.

Ici les cas paraissaient aussi comparables que possible ; il s'agissait de la même opération faite par le même procédé, sur les mêmes animaux, sur les mêmes racines rachidiennes.

Fallait-il alors compter les cas positifs et négatifs et dire : la loi est que les racines antérieures sont sensibles, par exemple : 25 fois sur 100 ?

Ou bien fallait-il admettre, d'après la théorie de ce qu'on appelle la loi des grands nombres, que dans un nombre immense d'expériences on serait arrivé à trouver que les racines sont aussi souvent sensibles qu'insensibles ?

Une pareille statistique eût été ridicule, car il y a une raison pour que les racines soient insensibles et une autre raison pour qu'elles soient sensibles ; c'est cette raison qu'il fallait déterminer, je l'ai cherchée et je l'ai trouvée ; de sorte qu'on peut dire maintenant : les racines rachidiennes antérieures sont toujours sensibles dans des conditions données, et toujours insensibles dans d'autres conditions également déterminées.

je citerai encore un autre exemple emprunté à la chirurgie.

Un grand chirurgien fait des opérations de taille par le même procédé ; il fait ensuite un relevé statistique des cas de mort et des cas de guérison, et il conclut, d'après la statistique, que la loi de la mortalité dans cette opération est de deux sur cinq.

Eh bien, je dis que ce rapport ne signifie absolument rien scientifiquement et ne donne aucune certitude pour faire une nouvelle opération, car on ne sait pas si ce nouveau cas devra être dans les guéris ou dans les morts.

Ce qu'il y a réellement à faire, au lieu de rassembler empiriquement les faits, c'est de les étudier plus exactement et chacun dans leur déterminisme spécial.

Il faut examiner les cas de mort avec grand soin, chercher à y découvrir la cause des accidents mortels, afin de s'en rendre maître et d'éviter ces accidents.

Alors, si l'on connaît exactement la cause de la guérison et la cause de la mort, on aura toujours la guérison dans un cas déterminé.

On ne saurait admettre, en effet, que les cas qui ont eu des terminaisons différentes fussent identiques en tout point.

Il y a évidemment quelque chose qui a été cause de la mort chez le malade qui a succombé, et qui ne s'est pas rencontré chez le malade qui a guéri ; c'est ce quelque chose qu'il faut déterminer, et alors on pourra agir sur ces phénomènes ou les reconnaître et les prévoir exactement ; alors seulement on aura atteint le déterminisme scientifique.

Mais ce n'est pas à l'aide de la statistique qu'on y arrivera ; jamais la statistique n'a rien appris ni ne peut rien apprendre sur la nature des phénomènes.

J'appliquerai encore ce que je viens de dire à toutes les statistiques faites pour connaître l'efficacité de certains remèdes dans la guérison des maladies.

Outre qu'on ne peut pas faire le dénombrement des malades qui guérissent tout seuls, malgré le remède, la statistique n'apprend absolument rien sur le mode d'action du médicament ni sur le mécanisme de la guérison chez ceux où le remède aurait pu avoir une action.

Les coïncidences, dit-on, peuvent jouer dans les causes d'erreurs de la statistique un si grand rôle, qu'il ne faut conclure que d'après des grands nombres.

Mais le médecin n'a que faire de ce qu'on appelle la loi des grands nombres, loi qui, suivant l'expression d'un grand mathématicien, est toujours vraie en général et fausse en particulier.

Ce qui veut dire que la loi des grands nombres n'apprend jamais rien pour un cas particulier.

Or, ce qu'il faut au médecin, c'est de savoir si son malade guérira, et la recherche du déterminisme scientifique seul peut le conduire à cette connaissance.

Je ne comprends pas qu'on puisse arriver à une science pratique et précise en se fondant sur la statistique.

En effet, les résultats de la statistique, même ceux qui sont fournis par les grands nombres, semblent indiquer qu'il y a dans les variations des phénomènes une compensation qui amène la loi ; mais comme cette compensation est illimitée, cela ne peut jamais rien nous apprendre sur un cas particulier, même de l'aveu des mathématiciens ; car ils admettent que, si la boule rouge est sortie cinquante fois de suite, ce n'est pas une raison pour qu'une boule blanche ait plus de chance de sortir la cinquante et unième fois.

La statistique ne saurait donc enfanter que les sciences conjecturales ; elle ne produira jamais les sciences actives et expérimentales, c'est-à-dire les sciences qui règlent les phénomènes d'après les lois déterminées.

On obtiendra par la statistique une conjecture avec une probabilité plus ou moins grande, sur un cas donné, mais jamais une certitude, jamais une détermination absolue.

Sans doute la statistique peut guider le pronostic du médecin, et en cela elle lui est utile.

Je ne repousse donc pas l'emploi de la statistique en médecine, mais je blâme qu'on ne cherche pas à aller au-delà et qu'on croie que la statistique doive servir de base à la science médicale ; c'est cette idée fausse qui porte certains médecins à penser que la médecine ne peut être que conjecturale, et ils en concluent que le médecin est un artiste qui doit suppléer à l'indéterminisme des cas particuliers par son génie, par son tact médical.

Ce sont là des idées antiscientifiques contre lesquelles il faut s'élever de toutes ses forces, parce que ce sont elles qui contribuent à faire croupir la médecine dans l'état où elle est depuis si longtemps.

Toutes les sciences ont nécessairement commencé par être conjecturales, il y a encore aujourd'hui dans chaque science des parties conjecturales.

La médecine est encore presque partout conjecturale, je ne le nie pas ; mais je veux dire seulement que la science moderne doit faire ses efforts pour sortit de cet état provisoire qui ne constitue pas un état scientifique définitif, pas plus pour la médecine que pour les autres sciences.

L'état scientifique sera long à se constituer et plus difficile en médecine à cause de la complexité des phénomènes ; mais le but du médecin savant est de ramener dans sa science comme dans toutes les autres l'indéterminé au déterminé.

La statistique ne s'applique donc qu'à des cas dans lesquels il y a encore indétermination dans la cause du phénomène observé.

Dans ces circonstances, la statistique ne peut servir, suivant moi, qu'à diriger l'observateur vers la recherche de cette cause indéterminée, mais elle ne peut jamais conduire à aucune loi réelle.

J'insiste sur ce Point, parce que beaucoup de médecins ont grande confiance dans la statistique, et ils croient que, lorsqu'elle est établie sur des faits bien observés qu'ils considèrent comme comparables entre eux, elle peut conduire à la connaissance de la loi des phénomènes.

J'ai dit plus haut que jamais les faits ne sont identiques, dès lors la statistique n'est qu'un dénombrement empirique d'observations.

En un mot, en se fondant sur la statistique, la médecine ne pourrait être jamais qu'une science conjecturale ; c'est seulement en se fondant sur le déterminisme expérimental qu'elle deviendra une science vraie, c'est-à-dire une science certaine.

Je considère cette idée comme le pivot de la médecine expérimentale, et, sous ce rapport, le médecin expérimentateur se place à un tout autre point de vue que le médecin dit observateur.

En effet, il suffit qu'un phénomène se soit montré une seule fois avec une certaine apparence pour admettre que dans les mêmes conditions il doive se montrer toujours de la même manière.

Si donc il diffère dans ses manifestations, c'est que les conditions diffèrent.

Mais il n'y a pas de lois dans l'indéterminisme ; il n'y en a que dans le déterminisme expérimental, et sans cette dernière condition, il ne saurait y avoir de science.

Les médecins en général semblent croire qu'en médecine il y a des lois élastiques et indéterminées.

Ce sont là des idées fausses qu'il faut faire disparaître si l'on veut fonder la médecine scientifique.

La médecine, en tant que science, a nécessairement des lois qui sont précises et déterminées, qui, comme celles de toutes les sciences, dérivent du critérium expérimental.

C'est au développement de ces idées que sera spécialement consacré mon ouvrage, et je l'ai intitulé Principes de médecine expérimentale, pour indiquer que ma pensée est simplement d'appliquer à la médecine les principes de la méthode expérimentale, afin qu'au lieu de rester science conjecturale fondée sur la statistique, elle puisse devenir une science exacte fondée sur le déterminisme expérimental.

En effet, une science conjecturale peut reposer sur l'indéterminé ; mais une science expérimentale n'admet que des phénomènes déterminés ou déterminables.

Le déterminisme dans l'expérience donne seul la loi qui est absolue, et celui qui connaît la loi véritable n'est plus libre de prévoir le phénomène autrement.

L'indéterminisme dans la statistique laisse à la pensée une certaine liberté limitée par les nombres eux-mêmes, et c'est dans ce sens que les philosophes ont pu dire que la liberté commence où le déterminisme finit.

Mais quand l'indéterminisme augmente, la statistique ne peut plus le saisir et l'enfermer dans une limite de variations.

On sort alors de la science, car c'est le hasard ou une cause occulte quelconque qu'on est obligé d'invoquer pour régir les phénomènes.

Certainement nous n'arriverons jamais au déterminisme absolu de toute chose ; l'homme ne pourrait plus exister.

Il y aura donc toujours de l'indéterminisme dans toutes les sciences, et dans la médecine plus que dans toute autre.

Mais la conquête intellectuelle de l'homme consiste à faire diminuer et à refouler l'indéterminisme à mesure qu'à l'aide de la méthode expérimentale il gagne du terrain sur le déterminisme. seul doit satisfaire son ambition, car c'est par cela qu'il étend et qu'il étendra de plus en plus sa puissance sur la nature.

X. Du laboratoire du physiologiste et de divers moyens nécessaires à l'étude de la médecine expérimentale

Toute science expérimentale exige un laboratoire.

C'est là que le savant se retire pour chercher à comprendre, au moyen de l'analyse expérimentale, les phénomènes qu'il a observés dans la nature.

Le sujet d'étude du médecin est nécessairement le malade, et son premier champ d'observation est par conséquent l'hôpital.

Mais si l'observation clinique peut lui apprendre à connaître la forme et la marche des maladies, elle est insuffisante pour lui en faire comprendre la nature ; il lui faut pour cela pénétrer dans l'intérieur du corps et chercher quelles sont les parties internes qui sont lésées dans leurs fonctions.

C'est pourquoi on joignit bientôt à l'observation clinique des maladies leur étude nécropsique et les dissections cadavériques.

Mais aujourd'hui ces divers moyens ne suffisent plus ; il faut pousser plus loin l'investigation et analyser sur le vivant les phénomènes élémentaires des corps organisés en comparant l'état normal à l'état pathologique.

Nous avons montré ailleurs l'insuffisance de l'anatomie seule pour rendre compte des phénomènes de la vie, et nous avons vu qu'il faut encore y ajouter l'étude de toutes les conditions physico-chimiques qui entrent comme éléments nécessaires des manifestations vitales, normales ou pathologiques.

Cette simple indication fait déjà pressentir que le laboratoire du physiologiste médecin doit être le plus compliqué de tous les laboratoires, parce qu'il a à expérimenter les phénomènes de la vie, qui sont les plus complexes de tous les phénomènes naturels.

Les bibliothèques pourraient encore être considérées comme faisant partie du laboratoire du savant et du médecin expérimentateur.

Mais c'est à la condition qu'il lise, pour connaître et contrôler sur la nature, les observations, les expériences ou les théories de ses devanciers, et non pour trouver dans les livres des opinions toutes faites qui le dispenseront de travailler et de chercher à pousser plus loin l'investigation des phénomènes naturels.

L'érudition mal comprise a été et est encore un des plus grands obstacles à l'avancement des sciences expérimentales.

C'est cette fausse érudition qui, mettant l'autorité des hommes à la place des faits, arrêta la science aux idées de Galien pendant plusieurs siècles sans que personne osât y toucher, et cette superstition scientifique était telle, que Mundini et Vésale, qui vinrent les premiers contredire Galien en confrontant ses opinions avec leurs dissections sur nature, furent considérés comme des novateurs et comme de vrais révolutionnaires.

C'est pourtant toujours ainsi que l'érudition scientifique devrait se pratiquer.

Il faudrait toujours l'accompagner de recherches critiques faites sur la nature, destinées à contrôler les faits dont on parle et à juger les opinions qu'on discute.

De cette manière, la science, en avançant, se simplifierait en s'épurant par une bonne critique expérimentale, au lieu de s'encombrer par l'exhumation et l'accumulation de faits et d'opinions innombrables parmi lesquelles il n'est bientôt plus possible de distinguer le vrai du faux.

Il serait hors de propos de m'étendre ici sur les erreurs et sur la fausse direction de la plupart de ces études de littérature médicale que l'on qualifie d'études historiques ou philosophiques de la médecine.

Peut-être aurai-je occasion de m'expliquer ailleurs sur ce sujet ; pour le moment, je me bornerai à dire que, suivant moi, toutes ces erreurs ont leur origine dans une confusion perpétuelle que l'on fait entre les productions littéraires ou artistiques et les productions de la science, entre la critique d'art et la critique scientifique, entre l'histoire de la science et l'histoire des hommes.

Les productions littéraires et artistiques ne vieillissent jamais, en ce sens qu'elles sont des expressions de sentiments immuables comme la nature humaine.

On peut ajouter que les idées philosophiques représentent des aspirations de l'esprit humain qui sont également de tous les temps.

Il y a donc là grand intérêt à rechercher ce que les anciens nous ont laissé, parce que sous ce rapport ils peuvent encore nous servir de modèle.

Mais la science, qui représente ce que l'homme a appris, est essentiellement mobile dans son expression ; elle varie et se perfectionne à mesure que les connaissances acquises augmentent.

La science du présent est donc nécessairement au-dessus de celle du passé, et il n'y a aucune espèce de raison d'aller chercher un accroissement de la science moderne dans les connaissances des anciens.

Leurs théories, nécessairement fausses puisqu'elles ne renferment pas les faits découverts depuis, ne sauraient avoir aucun profit réel pour les sciences actuelles.

Toute science expérimentale ne peut donc faire de progrès qu'en avançant et en poursuivant son œuvre dans l'avenir.

Ce serait absurde de croire qu'on doit aller la chercher dans l'étude des livres que nous a légués le passé.

On ne peut trouver là que l'histoire de l'esprit humain, ce qui est tout autre chose.

Il faut sans doute connaître ce qu'on appelle la littérature scientifique et savoir ce qui a été fait par les devanciers.

Mais la critique scientifique, faite littérairement, ne saurait avoir aucune utilité pour la science.

En effet, si, pour juger une œuvre littéraire ou artistique, il n'est pas nécessaire d'être soi-même poète ou artiste, il n'en est pas de même pour les sciences expérimentales.

On ne saurait juger un mémoire de chimie sans être chimiste, ni un mémoire de physiologie si l'on n'est pas physiologiste.

S'il s'agit de décider entre deux opinions scientifiques différentes, il ne suffit pas d'être bon philologue ou bon traducteur, il faut surtout être profondément versé dans la science technique, il faut même être maître dans cette science et être capable d'expérimenter par soi-même et de faire mieux que ceux dont on discute les opinions.

J'ai eu autrefois à discuter une question anatomique relativement aux anastomoses du pneumogastrique et du spinal [44].

Willis, Scarpa, Bischoff, avaient émis à ce sujet des opinions différentes et même opposées.

Un érudit n'aurait pu que rapporter ces diverses opinions et collationner les textes avec plus ou moins d'exactitude, mais cela n'aurait pas résolu la question scientifique.

Il fallait donc disséquer et perfectionner les moyens de dissection pour mieux suivre les anastomoses nerveuses, et collationner sur la nature la description de chaque anatomiste : c'est ce que je fis, et je trouvai que la divergence des auteurs venait de ce qu'ils n'avaient pas assigné aux deux nerfs les mêmes délimitations.

Dès lors c'est l'anatomie, poussée plus loin, qui a pu expliquer les dissidences anatomiques.

Je n'admets donc pas qu'il puisse y avoir dans les sciences des hommes qui fassent leur spécialité de la critique, comme il y en a dans les lettres et dans les arts.

La critique dans chaque science, pour être vraiment utile, doit être faite par les savants eux-mêmes et par les maîtres les plus éminents.

Une autre erreur assez fréquente est celle qui consiste à confondre l'histoire des hommes avec l'histoire d'une science.

L'évolution logique et didactique d'une science expérimentale n'est pas du tout représentée par l'histoire chronologique des hommes qui s'en sont occupés.

Toutefois il faut excepter les sciences mathématiques et astronomiques, mais cela ne saurait exister pour les sciences expérimentales physico-chimiques et pour la médecine en particulier.

La médecine est née du besoin, a dit Baglivi, c'est-à-dire que, dès qu'il a existé un malade, on lui a porté secours et l'on a cherché à le guérir.

La médecine s'est donc trouvée à son berceau une science appliquée mêlée à la religion et aux sentiments de commisération que les hommes éprouvent les uns pour les autres.

Mais la médecine existait-elle comme science ?

Évidemment non.

C'était un empirisme aveugle qui s'est succédé pendant des siècles en s'enrichissant peu à peu et comme par hasard d'observations et de recherches faites dans des directions isolées.

La physiologie, la pathologie et la thérapeutique se sont développées comme des sciences distinctes les unes des autres, ce qui est une fausse voie.

Aujourd'hui seulement on peut entrevoir la conception d'une médecine scientifique expérimentale par la fusion de ces trois points de vue en un seul.

Le point de vue expérimental est le couronnement d'une science achevée, car il ne faut pas s'y tromper, la science vraie n'existe que lorsque l'homme est arrivé à prévoir exactement les phénomènes de la nature et à les maîtriser.

La constatation et le classement des corps ou des phénomènes naturels ne constituent point la science complète.

La vraie science agit et explique son action ou sa puissance : c'est là son caractère, c'est là son but.

Il est nécessaire ici de développer ma pensée.

J'ai entendu souvent dire à des médecins que la physiologie, c'est-à-dire l'explication des phénomènes de la vie soit à l'état physiologique, soit à l'état pathologique, n'était qu'une partie de la médecine, parce que la médecine était la connaissance générale des maladies.

J'ai également entendu dire à des zoologistes que la physiologie, c'est-à-dire l'explication des phénomènes de la vie dans toutes leurs variétés, n'était qu'un démembrement ou une spécialité de la zoologie, parce que la zoologie était la connaissance générale des animaux.

En parlant dans le même sens, un géologue ou un minéralogiste pourraient dire que la physique et la chimie ne sont que des démembrements de la géologie et de la minéralogie qui comprennent la connaissance générale de la terre et des minéraux.

Il y a là des erreurs ou au moins des malentendus qu'il importe d'expliquer.

D'abord il faut savoir que toute nos divisions de sciences ne sont pas dans la nature ; elles n'existent que dans notre esprit qui, à raison de son infirmité, est obligé de créer des catégories de corps et de phénomènes afin de mieux les comprendre en étudiant leurs qualités ou propriétés sous des points de vue spéciaux.

Il en résulte qu'un même corps peut être étudié minéralogiquement, physiologiquement, pathologiquement, physiquement, chimiquement, etc. ; mais au fond il n'y a dans la nature ni chimie, ni physique, ni zoologie, ni physiologie, ni pathologie ; il n'y a que des corps qu'il s'agit de classer et des phénomènes qu'il s'agit de connaître et de maîtriser.

Or la science qui donne à l'homme le moyen d'analyser et de maîtriser expérimentalement les phénomènes est la science la plus avancée et la plus difficile à atteindre.

Elle doit nécessairement arriver à être constituée la dernière ; mais on ne saurait pour cela la considérer comme un démembrement des sciences qui l'ont précédée.

Sous ce rapport la physiologie, qui est la science des êtres vivants la plus difficile et la plus élevée, ne saurait être regardée comme un démembrement de la médecine ou de la zoologie, pas plus que la physique et la chimie ne sont un démembrement de la géologie ou de la minéralogie.

La physique et la chimie sont les deux sciences minérales actives par l'intermédiaire desquelles l'homme peut maîtriser les phénomènes des corps bruts.

La physiologie est la science vitale active à l'aide de laquelle l'homme pourra agir sur les animaux et sur l'homme, soit à l'état sain, soit à l'état malade.

Ce serait une grande illusion du médecin que de croire qu'il connaît les maladies pour leur avoir donné un nom, pour les avoir classées et décrites, de même que ce serait une illusion du zoologiste et du botaniste que de croire qu'il connaissent les animaux et les végétaux parce qu'ils les ont dénommés, catalogués, disséqués et renfermés dans un musée après les avoir empaillés, préparés ou desséchés.

Un médecin ne connaîtra les maladies que lorsqu'il pourra agir rationnellement et expérimentalement sur elles ; de même le zoologiste ne connaîtra les animaux que lorsqu'il expliquera et réglera les phénomènes de la vie.

En résumé, il ne faut pas devenir les dupes de nos propres œuvres ; on ne saurait donner aucune valeur absolue aux classifications scientifiques, ni dans les livres ni dans les académies.

Ceux qui sortent des cadres tracés sont les novateurs, et ceux qui y persistent aveuglément s'opposent aux progrès scientifiques.

L'évolution même des connaissances humaines veut que les sciences expérimentales soient le but, et cette évolution exige que les sciences de classification qui les précèdent perdent de leur importance à mesure que les sciences expérimentales se développent.

L'esprit de l'homme suit une marche logique et nécessaire dans la recherche de la vérité scientifique.

Il observe des faits, les rapproche, en déduit des conséquences qu'il contrôle par l'expérience pour s'élever à des propositions ou à des vérités de plus en plus générales.

Il faut sans doute que dans ce travail successif le savant connaisse ce qu'ont fait ses devanciers et en tienne compte.

Mais il faut qu'il sache bien que ce ne sont là que des points d'appui pour aller ensuite plus loin, et que toutes les vérités scientifiques nouvelles ne se trouvent pas dans l'étude du passé, mais bien dans des études nouvelles faites sur la nature, c'est-à-dire dans les laboratoires.

La littérature scientifique utile est donc surtout la littérature scientifique des travaux modernes afin d'être au courant du progrès scientifique, et encore ne doit-elle pas être poussée trop loin, car elle dessèche l'esprit, étouffe l'invention et l'originalité scientifique.

Mais quelle utilité pourrions-nous retirer de l'exhumation de théories vermoulues ou d'observations faites en l'absence de moyens d'investigation convenables ?

Sans doute cela peut être intéressant pour connaître les erreurs par lesquelles passe l'esprit humain dans son évolution, mais cela est du temps perdu pour la science proprement dite.

Je pense qu'il importe beaucoup de diriger de bonne heure l'esprit des élèves vers la science active expérimentale, en leur faisant comprendre qu'elle se développe dans les laboratoires, au lieu de laisser croire qu'elle réside dans les livres et dans l'interprétation des écrits des anciens.

Nous savons par l'histoire la stérilité de cette voie scolastique, et les sciences n'ont pris leur essor que lorsqu'on a substitué à l'autorité des livres l'autorité des faits précisés dans la nature à l'aide de moyens d'expérimentation de plus en plus perfectionnés ; le plus grand mérite de Bacon est d'avoir proclamé bien haut cette vérité.

Je considère, quant à moi, que reporter aujourd'hui la médecine vers ces commentaires attardés et vieillis de l'antiquité, c'est rétrograder et retourner vers la scolastique, tandis que la diriger vers les laboratoires et vers l'étude analytique expérimentale des maladies, c'est marcher dans la voie du véritable progrès, c'est-à-dire vers la fondation d'une science médicale expérimentale.

C'est chez moi une conviction profonde que je chercherai toujours à faire prévaloir, soit par mon enseignement, soit par mes travaux.

Le laboratoire physiologique doit donc être, actuellement, l'objet cumulant des études du médecin scientifique ; mais il importe encore ici de m'expliquer afin d'éviter les malentendus.

L'hôpital ou plutôt la salle de malades n'est pas le laboratoire du médecin comme on le croit souvent ; ce n'est, ainsi que nous l'avons dit plus haut, que son champ d'observation ; c'est là que doit se faire ce qu'on appelle la clinique, c'est-à-dire l'étude aussi complète que possible de la maladie au lit du malade.

La médecine débute nécessairement par la clinique, puisque c'est elle qui détermine et définit l'objet de la médecine, c'est-à-dire le problème médical ; mais, pour être la première étude du médecin, la clinique n'est pas pour cela la base de la médecine scientifique : c'est la physiologie qui est la base de la médecine scientifique, parce que c'est elle qui doit donner l'explication des phénomènes morbides en montrant les rapports qu'ils ont avec l'état normaL Il n'y aura jamais de science médicale tant que l'on séparera l'explication des phénomènes de la vie à l'état pathologique de l'explication des phénomènes de la vie à l'état normal.

C'est donc là que gît réellement le problème médical, c'est la base sur laquelle la médecine scientifique moderne s'édifiera.

On le voit, la médecine expérimentale n'exclut pas la médecine clinique d'observation ; au contraire, elle ne vient qu'après elle.

Mais elle constitue une science plus élevée et nécessairement plus vaste et plus générale.

On conçoit qu'un médecin observateur ou empirique qui ne sort jamais de son hôpital, considère que la médecine s'y renferme tout entière comme une science qui est distincte de la physiologie, dont il ne sent pas le besoin.

Mais, pour le savant, il n'y a ni médecine ni physiologie distinctes, il n'y a qu'une science de la vie, il n'y a que des phénomènes de la vie qu'il s'agit d'expliquer aussi bien à l'état pathologique qu'à l'état physiologique.

En introduisant cette idée fondamentale et cette conception générale de la médecine dans l'esprit des jeunes gens dès le début de leurs études médicales, on leur montrerait que les sciences physico-chimiques qu'ils ont dû apprendre sont des instruments qui les aideront à analyser les phénomènes de la vie à l'état normal et pathologique.

Quand ils fréquenteront l'hôpital, les amphithéâtres et les laboratoires, ils saisiront facilement le lien général qui unit toutes les sciences médicales, au lieu de les apprendre comme des fragments de connaissances détachées n'ayant aucun rapport entre elles.

En un mot, je considère l'hôpital seulement comme le vestibule de la médecine scientifique ; c'est le premier champ d'observation dans lequel doit entrer le médecin, mais c'est le laboratoire qui est le vrai sanctuaire de la science médicale ; c'est là seulement qu'il cherche les explications de la vie à l'état normal et pathologique au moyen de l'analyse expérimentale.

Je n'aurai pas ici à m'occuper de la partie clinique de la médecine, je la suppose connue ou continuant à se perfectionner dans les hôpitaux avec les moyens nouveaux de diagnostic que la physique et la chimie offrent sans cesse à la séméiotique.

Je pense que la médecine ne finit pas à l'hôpital comme on le croit souvent, mais qu'elle ne fait qu'y commencer.

Le médecin qui est jaloux de mériter ce nom dans le sens scientifique doit, en sortant de l'hôpital, aller dans son laboratoire, et c'est là qu'il cherchera par des expériences sur les animaux à se rendre compte de ce qu'il a observé chez ses malades, soit relativement au mécanisme des maladies, soit relativement à l'action des médicaments, soit relativement à l'origine des lésions morbides des organes ou des tissus.

C'est là, en un mot, qu'il fera la vraie science médicale.

Tout médecin savant doit donc avoir un laboratoire physiologique, et cet ouvrage est spécialement destiné à donner aux médecins les règles et les principes d'expérimentation qui devront les diriger dans l'étude de la médecine expérimentale, c'est-à-dire dans l'étude analytique et, expérimentale des maladies.

Les principes de la médecine expérimentale seront donc simplement les principes de l'analyse expérimentale appliqués aux phénomènes de la vie à l'état sain et à l'état morbide.

Aujourd'hui les sciences biologiques n'en sont plus à chercher leur voie.

Après avoir, à cause de leur nature complexe, oscillé plus longtemps que les autres sciences plus simples, dans les régions philosophiques et systématiques, elles ont fini par prendre leur essor dans la voie expérimentale, et elles y sont aujourd'hui pleinement entrées.

Il ne leur faut donc plus qu'une chose, ce sont des moyens de développement ; or ces moyens, ce sont les laboratoires et toutes les conditions et instruments nécessaires à la culture du champ scientifique de la biologie.

Il faut dire à l'honneur de la science française qu'elle a eu la gloire d'inaugurer d'une manière définitive la méthode expérimentale dans la science des phénomènes de la vie.

Vers la fin du siècle dernier, la rénovation de la chimie exerça une action puissante sur la marche des sciences physiologiques, et les travaux de Lavoisier et Laplace sur la respiration ouvrirent une voie féconde d'expérimentation physico-chimique analytique pour les phénomènes de la vie.

Magendie, mon maître., poussé dans la carrière médicale par la même influence, a consacré sa vie à proclamer l'expérimentation dans l'étude des phénomènes physiologiques.

Toutefois l'application de la méthode expérimentale aux animaux s'est trouvée entravée à son début par l'absence de laboratoires appropriés et par des difficultés de tout genre qui disparaissent aujourd'hui, mais que j'ai souvent ressenties moi-même dans ma jeunesse.

L'impulsion scientifique partie de la France s'est répandue en Europe, et peu à peu la méthode analytique expérimentale est entrée comme méthode générale d'investigation dans le domaine des sciences biologiques.

Mais cette méthode s'est perfectionnée davantage et a donné plus de fruits dans les pays où elle a trouvé des conditions de développement plus favorables.

Aujourd'hui, dans toute l'Allemagne, il existe des laboratoires auxquels on donne le nom d'institutsphysiologiques, qui sont admirablement dotés et organisés pour l'étude expérimentale des phénomènes de la vie.

En Russie il en existe également et l'on en construit actuellement de nouveaux sur des proportions gigantesques.

Il est tout naturel que la production scientifique soit en harmonie avec les moyens de culture que possède la science, et il n'y a rien d'étonnant dès lors que l'Allemagne, où se trouvent installés le plus largement les moyens de culture des sciences physiologiques, devance les autres pays par le nombre de ses produits scientifiques.

Sans doute le génie de l'homme dans les sciences a une suprématie qui ne perd jamais ses droits.

Cependant, pour les sciences expérimentales, le savant se trouve captif dans ses idées s'il n'apprend à interroger la nature par lui-même et s'il ne possède pour cela les moyens convenables et nécessaires.

On ne concevrait pas un physicien ou un chimiste sans laboratoire.

Mais, pour le médecin, on n'est pas encore assez habitué à croire qu'un laboratoire lui soit nécessaire ; on croit que l'hôpital et les livres lui suffisent.

C'est là une erreur ; la connaissance clinique ne suffit pas plus au médecin que la connaissance des minéraux ne suffirait au chimiste ou au physicien.

Il faut que le physiologiste médecin analyse expérimentalement les phénomènes de la matière vivante, comme le physicien et le chimiste analysent expérimentalement les phénomènes de la matière brute.

Le laboratoire est donc la condition sine qua non du développement de la médecine expérimentale, comme il l'a été pour toutes les autres sciences physico-chimiques.

Sans cela l'expérimentateur et la science expérimentale ne sauraient exister.

Je ne m'étendrai pas plus longtemps sur un sujet aussi important et qu'il serait impossible de développer ici suffisamment ; je terminerai en disant qu'il est une vérité bien établie dans la science moderne, c'est que les cours scientifiques ne peuvent que faire naître le goût des sciences et leur servir d'introduction.

Le professeur, en indiquant dans une chaire didactique les résultats acquis d'une science ainsi que sa méthode, forme l'esprit de ses auditeurs, les rend aptes à apprendre et à choisir leur direction, mais il ne saurait jamais prétendre en faire des savants.

C'est dans le laboratoire que se trouve la pépinière réelle du vrai savant expérimentateur c'est-à-dire de celui qui crée la science que d'autres pourront ensuite vulgariser.

Or, si l'on veut avoir beaucoup de fruits, la première chose est de soigner les pépinières des arbres à fruits.

L'évidence de cette vérité tend à amener et amènera nécessairement une réforme universelle et profonde dans l'enseignement scientifique.

Car, je le répète, on a reconnu partout aujourd'hui que c'est dans le laboratoire que germe et s'élabore la science pure pour se répandre ensuite et couvrir le monde de ses applications utiles.

C'est donc de la source scientifique qu'il faut avant tout se préoccuper, puisque la science appliquée procède nécessairement de la science pure.

La science et les savants sont cosmopolites, et il semble peu important qu'une vérité scientifique se développe sur un point quelconque du globe dès que tous les hommes, par suite de la diffusion générale des sciences, peuvent y participer.

Cependant je ne saurais m'empêcher de faire des vœux pour que mon pays, qui se montre le promoteur et le protecteur de tout progrès scientifique et qui a été le point de départ de cette ère brillante que parcourent aujourd'hui les sciences physiologiques expérimentales [45], possède le plus tôt possible des laboratoires physiologiques vastes et publiquement organisés de manière à former des pléiades de physiologistes et de jeunes médecins expérimentateurs.

Le laboratoire seul apprend les difficultés réelles de la science à ceux qui le fréquentent, il leur montre que la science pure a toujours été la source de toutes les richesses que l'homme acquiert et de toutes les conquêtes réelles qu'il fait sur les phénomènes de la nature.

C'est là en outre une excellente éducation pour la jeunesse, parce qu'elle lui fait comprendre que les applications actuelles si brillantes des sciences ne sont que l'épanouissement de travaux antérieurs, et que ceux qui, aujourd'hui, profitent de leurs bienfaits, doivent un tribut de reconnaissance à leurs devanciers qui ont péniblement cultivé l'arbre de la science sans le voir fructifier.

Je ne saurais traiter ici de toutes les conditions qui sont nécessaires à l'installation d'un bon laboratoire de physiologie ou de médecine expérimentale.

Ce serait, on le comprend, rassembler tout ce qui doit être développé plus tard dans cet ouvrage.

Je me bornerai donc à ajouter un seul mot.

J'ai dit plus haut que le laboratoire du physiologiste médecin doit être le plus complexe de tous les laboratoires, parce qu'il s'agit d'y faire l'analyse expérimentale la plus complexe de toutes, analyse pour laquelle l'expérimentateur a besoin du secours de toutes les autres sciences.

Le laboratoire du médecin physiologiste doit être en rapport avec l'hôpital, de manière à en recevoir les divers produits pathologiques sur lesquels doit porter l'investigation scientifique.

Il faut ensuite que ce laboratoire renferme des animaux sains ou malades pour l'étude des questions de physiologie normale ou pathologique.

Mais comme c'est surtout par des moyens empruntés aux sciences physico-chimiques que se fait l'analyse des phénomènes vitaux soit à l'état normal, soit à l'état pathologique, il faut nécessairement être pourvu d'un plus ou moins grand nombre d'instruments.

Souvent même certaines questions scientifiques exigent impérieusement, pour pouvoir être résolues, des instruments coûteux et compliqués, de sorte qu'on peut dire alors que la question scientifique est véritablement subordonnée à une question d'argent.

Toutefois je n'approuve pas le luxe d'instruments dans lequel sont tombés certains physiologistes.

Il faut, selon moi, chercher autant que possible à simplifier les instruments, non seulement pour des raisons pécuniaires, mais aussi pour des raisons scientifiques ; car il faut bien savoir que plus un instrument est compliqué, plus il introduit de causes d'erreur dans les expériences.

L'expérimentateur ne grandit pas par le nombre et la complexité de ses instruments ; c'est le contraire.

Berzelius et Spallanzani sont de grands expérimentateurs qui ont été grands par leurs découvertes et par la simplicité des instruments qu'ils ont mis en usage pour y arriver.

Notre principe sera donc, dans le cours de cet ouvrage, de chercher autant que possible à simplifier les moyens d'étude, car il faut que l'instrument soit un auxiliaire et un moyen de travail pour l'expérimentateur, mais non une source d'erreur de plus en raison de ses complications.

Troisième partie Applications de la méthode expérimentale à l'étude des phénomènes de la vie

Chapitre I Exemples d'investigation expérimentale physiologique

Les idées que nous avons développées dans les deux premières parties de cette introduction seront d'autant mieux comprises que nous pourrons en faire l'application aux recherches de physiologie et de médecine expérimentales et les montrer ainsi comme des préceptes faciles à retenir pour l'expérimentateur.

C'est pourquoi j'ai réuni dans ce qui va suivre un certain nombre d'exemples qui m'ont paru les plus convenables pour atteindre mon but.

Dans tous ces exemples, je me suis, autant que possible, cité moi-même, par cette seule raison qu'en fait de raisonnement et de procédés intellectuels, je serai bien plus sûr de ce que j'avancerai en racontant ce qui m'est arrivé qu'en interprétant ce qui a pu se passer dans l'esprit des autres.

D'ailleurs je n'ai pas la prétention de donner ces exemples comme des modèles à suivre ; je ne les emploie que pour mieux exprimer mes idées et mieux faire saisir ma pensée.

Des circonstances très diverses peuvent servir de point de départ aux recherches d'investigations scientifiques ; je ramènerai cependant toutes ces variétés à deux cas principaux :

1º Une recherche expérimentale a pour point de départ une observation.

2º Une recherche expérimentale a pour point de départ une hypothèse ou une théorie.

I. Une recherche expérimentale a pour point de départ une observation

Les idées expérimentales naissent très souvent par hasard et à l'occasion d'une observation fortuite.

Rien n'est plus ordinaire, et c'est même le procédé le plus simple pour commencer un travail scientifique.

On se promène, comme l'on dit, dans le domaine de la science, et l'on poursuit ce qui se présente par hasard devant les yeux.

Bacon compare l'investigation scientifique à une chasse ; les observations qui se présentent sont le gibier.

En continuant la même comparaison, on peut ajouter que si le gibier se présente quand on le cherche, il arrive aussi qu'il se présente quand on ne le cherche pas, ou bien quand on en cherche un d'une autre espèce.

Je vais citer un exemple dans lequel ces deux cas se sont présentés successivement.

J'aurai soin en même temps d'analyser chaque circonstance de cette investigation physiologique, afin de montrer l'application des principes que nous avons développés dans la première partie de cette Introduction et principalement dans les chapitres 1er et ne.

Premier exemple. - On apporta un jour dans mon laboratoire des lapins venant du marché.

On les plaça sur une table où ils urinèrent et j'observai par hasard que leur urine était claire et acide.

Ce fait me frappa, parce que les lapins ont ordinairement l'urine trouble et alcaline en leur qualité d'herbivores, tandis que les carnivores, ainsi qu'on le sait, ont, au contraire, les urines claires et acides.

Cette observation d'acidité de l'urine chez les lapins me fit venir la pensée que ces animaux devaient être dans la condition alimentaire des carnivores.

Je supposai qu'ils n'avaient probablement pas mangé depuis longtemps et qu'ils se trouvaient ainsi transformés par l'abstinence en véritables animaux carnivores vivant de leur propre sang.

Rien n'était plus facile que de vérifier par l'expérience cette idée préconçue ou cette hypothèse.

Je donnai à manger de l'herbe aux lapins, et quelques heures après, leurs urines étaient devenues troubles et alcalines.

On soumit ensuite les mêmes lapins à l'abstinence, et après vingt-quatre ou trente-six heures au plus leurs urines étaient redevenues claires et fortement acides ; puis elles devenaient de nouveau alcalines en leur donnant de l'herbe, etc.

Je répétai cette expérience si simple un grand nombre de fois sur les lapins et toujours avec le même résultat. le la répétai ensuite chez le cheval, animal herbivore qui a également l'urine trouble et alcaline.

Je trouvai que l'abstinence produit comme chez le lapin une prompte acidité de l'urine avec un accroissement relativement très considérable de l'urée, au point qu'elle cristallise parfois spontanément dans l'urine refroidie.

J'arrivai ainsi, à la suite de mes expériences, à cette proposition générale qui alors n'était pas connue, à savoir qu'à jeun tous les animaux se nourrissent de viande, de sorte que les herbivores ont alors des urines semblables à celles des carnivores.

Il s'agit ici d'un fait particulier bien simple qui permet de suivre facilement l'évolution du raisonnement expérimental.

Quand on voit un phénomène qu'on n'a pas l'habitude de voir, il faut toujours se demander à quoi il peut tenir, ou autrement dit, quelle en est la cause prochaine ; alors il se présente à l'esprit une réponse ou une idée qu'il s'agit de soumettre à l'expérience.

En voyant l'urine acide chez les lapins, je me suis demandé instinctivement quelle pouvait en être la cause.

L'idée expérimentale a consisté dans le rapprochement que mon esprit a fait spontanément entre l'acidité de l'urine chez le lapin, et l'état d'abstinence que je considérai comme une vraie alimentation de carnassier.

Le raisonnement inductif que j'ai fait implicitement est le syllogisme suivant : Les urines des carnivores sont acides ; or, les lapins que j'ai sous les yeux ont les urines acides ; donc ils sont carnivores, c'est-à-dire à jeun.

C'est ce qu'il fallait établir par l'expérience.

Mais pour prouver que mes lapins à jeun étaient bien des carnivores, il y avait une contre-épreuve à faire.

Il fallait réaliser expérimentalement un lapin carnivore en le nourrissant avec de la viande, afin de voir si ses urines seraient alors claires, acides et relativement chargées d'urée comme pendant l'abstinence.

C'est pourquoi je fis nourrir des lapins avec du bœuf bouilli froid (nourriture qu'ils mangent très bien quand on ne leur donne pas autre chose).

Ma prévision fut encore vérifiée, et pendant toute la durée de cette alimentation animale les lapins gardèrent des urines claires et acides.

Pour achever mon expérience, je voulus en outre voir par l'autopsie de mes animaux si la digestion de la viande s'opérait chez un lapin comme chez un carnivore.

Je trouvai, en effet, tous les phénomènes d'une très bonne digestion dans les réactions intestinales, et je constatai que tous les vaisseaux chylifères étaient gorgés d'un chyle très abondant, blanc, laiteux, comme chez les carnivores.

Mais voici qu'à propos de ces autopsies, qui m'offrirent la confirmation de mes idées sur la digestion de la viande chez les lapins, il se présenta un fait auquel je n'avais nullement pensé et qui devint pour moi, comme on va le voir, le point de départ d'un nouveau travail.

Deuxième exemple (suite du précédent). - Il m'arriva, en sacrifiant les lapins auxquels j'avais fait manger de la viande, de remarquer que des chylifères blancs et laiteux commençaient à être visibles sur l'intestin grêle à la partie inférieure du duodénum, environ à 30 centimètres au-dessous du pylore.

Ce fait attira mon attention, parce que chez les chiens les chylifères commencent à être visibles beaucoup plus haut dans le duodénum et immédiatement après le pylore.

En examinant la chose de plus près, je constatai que cette particularité chez le lapin coïncidait avec l'insertion du canal pancréatique situé dans un point très bas, et précisément dans le voisinage du lieu où les chylifères commençaient à contenir du chyle rendu blanc et laiteux par l'émulsion des matières grasses alimentaires.

L'observation fortuite de ce fait réveilla en moi une idée et fit naître dans mon esprit la pensée que le suc pancréatique pouvait bien être la cause de l'émulsion des matières grasses et par suite celle de leur absorption par les vaisseaux chylifères.

Je fis encore instinctivement le syllogisme suivant : Le chyle blanc est dû à l'émulsion de la graisse ; or chez le lapin, le chyle blanc se forme au niveau du déversement du suc pancréatique dans l'intestin ; donc c'est le suc pancréatique qui émulsionne la graisse et forme le chyle blanc.

C'est ce qu'il fallait juger par l'expérience.

En vue de cette idée préconçue, j'imaginai et j'instituai aussitôt une expérience propre à vérifier la réalité ou la fausseté de ma supposition.

Cette expérience consistait à essayer directement la propriété du suc pancréatique sur les matières grasses neutres ou alimentaires.

Mais le suc pancréatique ne s'écoule pas naturellement au dehors, comme la salive ou l'urine, par exemple ; son organe sécréteur est, au contraire, profondément situé dans la cavité abdominale.

Je fus donc obligé de mettre en usage des procédés d'expérimentation pour me procurer chez l'animal vivant ce liquide pancréatique dans des conditions physiologiques convenables et en quantité suffisante.

C'est alors que je pus réaliser mon expérience, c'est-à-dire contrôler mon idée préconçue, et l'expérience me prouva que l'idée était juste.

En effet, du suc pancréatique obtenu dans des conditions convenables sur des chiens, des lapins et divers autres animaux, mêlé avec de l'huile ou de la graisse fondue, s'émulsionnait instantanément d'une manière persistante, et plus tard acidifiait ces corps gras en les décomposant, à l'aide d'un ferment particulier, en acide gras et glycérine, etc., etc.

Je ne poursuivrai pas plus loin ces expériences que j'ai longuement développées dans un travail spécial [46].

J'ai voulu seulement montrer ici comment une première observation faite par hasard sur l'acidité de l'urine des lapins m'a donné l'idée de faire des expériences sur leur alimentation carnassière, et comment ensuite, en poursuivant ces expériences, j'ai fait naître, sans la chercher, une autre observation relative à la disposition spéciale de l'insertion du canal pancréatique chez le lapin.

Cette seconde observation, survenue dans l'expérience et engendrée par elle, m'a donné à son tour l'idée de faire des expériences sur l'action du suc pancréatique.

On voit par les exemples précédents comment l'observation d'un fait. ou phénomène, survenu par hasard, fait naître par anticipation une idée préconçue ou une hypothèse sur la cause probable du phénomène observé ; comment l'idée préconçue engendre un raisonnement qui déduit l'expérience propre à la vérifier ; comment, dans un cas, il a fallu pour opérer cette vérification recourir à l'expérimentation, c'est-à-dire à l'emploi de procédés opératoires plus ou moins compliqués, etc.

Dans le dernier exemple l'expérience a eu un double rôle ; elle a d'abord jugé et confirmé les prévisions du raisonnement qui l'avait engendrée, mais de plus elle a provoqué une nouvelle observation.

On peut donc appeler cette observation une observation provoquée ou engendrée par l'expérience.

Cela prouve qu'il faut, comme nous l'avons dit, observer tous les résultats d'une expérience, ceux qui sont relatifs à l'idée préconçue et ceux même qui n'ont aucun rapport avec elle.

Si l'on ne voyait que les faits relatifs à son idée préconçue, on se priverait souvent de faire des découvertes.

Car il arrive fréquemment qu'une mauvaise expérience peut provoquer une très bonne observation, comme le prouve l'exemple qui va suivre.

Troisième exemple. - En 1857, j'entrepris une série d'expériences sur l'élimination des substances par l'urine, et cette fois les résultats de l'expérience ne confirmèrent pas, comme dans les exemples précédents, mes prévisions ou mes idées préconçues sur le mécanisme de l'élimination des substances par l'urine.

Je fis donc ce qu'on appelle habituellement une mauvaise expérience ou de mauvaises expériences.

Mais nous avons précédemment posé en principe qu'il n'y a pas de mauvaises expériences, car, quand elles ne répondent pas à la recherche pour laquelle on les avait instituées, il faut encore profiter des observations qu'elles peuvent fournir pour donner lieu à d'autres expériences.

En recherchant comment s'éliminaient par le sang qui sort du rein les substances que j'avais injectées, j'observai par hasard que le sang de la veine rénale était rutilant, tandis que le sang des veines voisines était noir comme du sang veineux ordinaire.

Cette particularité imprévue me frappa et je fis ainsi l'observation d'un fait nouveau qu'avait engendré l'expérience et qui était étranger au but expérimental que je poursuivais dans cette même expérience.

Je renonçai donc à mon idée primitive qui n'avait pas été vérifiée et je portai toute mon attention sur cette singulière coloration du sang veineux rénal, et lorsque je l'eus bien constatée et que je me fus assuré qu'il n'y avait pas de cause d'erreur dans l'observation du fait, je me demandai tout naturellement quelle pouvait en être la cause.

Ensuite, examinant l'urine qui coulait par l'uretère et en réfléchissant, l'idée me vint que cette coloration rouge du sang veineux pourrait bien être en rapport avec l'état sécrétoire ou fonctionnel du rein.

Dans cette hypothèse, en faisant cesser la sécrétion rénale, le sang veineux devait devenir noir : c'est ce qui arriva ; en rétablissant la sécrétion rénale, le sang veineux devait redevenir rutilant : c'est ce que je pus vérifier encore chaque fois que j'excitais la sécrétion de l'urine.

J'obtins ainsi la preuve expérimentale qu'il y a un rapport entre la sécrétion de l'urine et la coloration du sang de la veine rénale.

Mais ce n'est point encore tout.

A l'état normal le sang veineux du rein est à peu près constamment rutilant, parce que l'organe urinaire sécrète d'une manière à peu près continue bien qu'alternativement pour chaque rein.

Or, je voulus savoir si la couleur rutilante du sang veineux constituait un fait général propre aux autres glandes, et obtenir de cette manière une contre-épreuve bien nette qui me démontrât que c'était le phénomène sécrétoire par lui-même qui amenait cette modification dans la coloration du sang veineux.

Voici comment je raisonnai : si, dis-je, c'est la sécrétion qui entraîne, ainsi que cela paraît être, la rutilance du sang veineux glandulaire, il arrivera, dans les organes glandulaires qui comme les glandes salivaires sécrètent d'une manière intermittente, que le sang veineux changera de couleur d'une manière intermittente et se montrera noir pendant le repos de la glande et rouge pendant la sécrétion.

Je mis donc à découvert sur un chien la glande sous-maxillaire, ses conduits, ses nerfs et ses vaisseaux.

Cette glande fournit à l'état normal une sécrétion intermittente que l'on peut exciter ou faire cesser à volonté.

Or je constatai clairement que pendant le repos de la glande, quand rien ne coulait par le conduit salivaire, le sang veineux offrait en effet une coloration noire, tandis qu'aussitôt que la sécrétion apparaissait, le sang devenait rutilant pour reprendre la couleur noire quand la sécrétion s'arrêtait, puis restait noir pendant tout le temps que durait l'intermittence, etc. [47].

Ces dernières observations ont ensuite été le point de départ de nouvelles idées qui m'ont guidé pour faire des recherches relatives à la cause chimique du changement de couleur du sang glandulaire pendant la sécrétion.

Je ne poursuivrai pas ces expériences dont j'ai d'ailleurs publié les détails [48].

Il me suffira d'avoir prouvé que les recherches scientifiques ou les idées expérimentales peuvent prendre naissance à l'occasion d'observations fortuites et en quelque sorte involontaires qui se présentent à nous, soit spontanément, soit à l'occasion d'une expérience faite dans un autre but.

Mais il arrive encore un autre cas, c'est celui dans lequel l'expérimentateur provoque et fait naître volontairement une observation.

Ce cas rentre pour ainsi dire dans le précédent ; seulement il en diffère en ce que, au lieu d'attendre que l'observation se présente par hasard dans une circonstance fortuite, on la provoque par une expérience.

En reprenant la comparaison de Bacon, nous pourrions dire que l'expérimentateur ressemble dans ce cas à un chasseur qui, au lieu d'attendre tranquillement le gibier, cherche à le faire lever en pratiquant une battue dans les lieux où il suppose son existence.

C'est ce que nous avons appelé l'expérience pour voir (p. 50).

On met ce procédé en usage toutes les fois qu'on n'a pas d'idée préconçue pour entreprendre des recherches sur un sujet à l'occasion duquel des observations antérieures manquent.

Alors on expérimente pour faire naître des observations qui puissent à leur tour faire naître des idées.

C'est ce qui arrive habituellement en médecine quand on veut rechercher l'action d'un poison ou d'une substance médicamenteuse quelconque sur l'économie animale ; on fait des expériences pour voir, et ensuite on se guide d'après ce qu'on a vu.

Quatrième exemple. - En 1845, M. Pelouze me remit une substance toxique appelée curare qui lui avait été rapportée d'Amérique.

On ne connaissait alors rien sur le mode d'action physiologique de cette substance.

On savait seulement, d'après d'anciennes observations et par les relations intéressantes de Alex. de Humboldt, de MM. Boussingault et Roulin, que cette substance d'une préparation complexe et difficile à déterminer tue très rapidement un animal quand on l'introduit sous la peau.

Mais je ne pouvais point par les observations antérieures me faire une idée préconçue sur le mécanisme de la mort par le curare, il me fallait avoir pour cela des observations nouvelles relatives aux troubles organiques que ce poison pouvait amener.

Dès lors je provoquai l'apparition de ces observations, c'est-à-dire que je fis des expériences pour voir des choses sur lesquelles je n'avais aucune idée préconçue.

Je plaçai abord du curare sous la peau d'une grenouille, elle mourut après quelques minutes ; aussitôt je l'ouvris et j'examinai successivement, dans cette autopsie physiologique, ce qu'étaient devenues les propriétés physiologiques connues des divers tissus.

Je dis à dessein autopsie physiologique parce qu'il n'y a que celles-là qui soient réellement instructives.

C'est la disparition des propriétés physiologiques qui explique la mort et non pas les altérations anatomiques.

En effet, dans l'état actuel de la science, nous voyons les propriétés physiologiques disparaître dans une foule de cas sans que nous puissions démontrer, à l'aide de nos moyens d'investigation, aucune altération anatomique correspondante ; c'est le cas du curare, par exemple.

Tandis que nous trouverons, au contraire, des exemples où les propriétés physiologiques persistent malgré des altérations anatomiques très marquées avec lesquelles les fonctions ne sont point incompatibles.

Or chez ma grenouille empoisonnée par le curare, le cœur continuait ses mouvements, les globules du sang n'étaient point altérés en apparence dans leurs propriétés physiologiques non plus que les muscles, qui avaient conservé leur contractilité normale.

Mais, bien que l'appareil nerveux eût conservé son apparence anatomique normale, les propriétés des nerfs avaient cependant complètement disparu.

Il n'y avait plus de mouvements ni volontaires ni réflexes, et les nerfs moteurs excités directement ne déterminaient plus aucune contraction dans les muscles.

Pour savoir s'il n'y avait rien d'accidentel et d'erroné dans cette première observation, je la répétai plusieurs fois et je la vérifiai de diverses manières ; car la première chose indispensable quand on veut raisonner expérimentalement, c'est d'être bon observateur et de bien s'assurer qu'il n'y a pas d'erreur dans l'observation qui sert de point de départ au raisonnement.

Or, je trouvai chez les mammifères et chez les oiseaux les mêmes phénomènes que chez les grenouilles, et la disparition des propriétés physiologiques du système nerveux moteur devint le fait constant.

Partant de ce fait bien établi, je pus alors pousser plus avant l'analyse des phénomènes et déterminer le mécanisme de la mort par le curare.

Je procédai toujours par des raisonnements analogues à ceux signalés dans l'exemple précédent, et d'idée en idée, d'expérience en expérience, je m'élevai à des faits de plus en plus précis.

J'arrivai finalement à cette proposition générale que le curare détermine la mort par la destruction de tous les nerfs moteurs sans intéresser les nerfs sensitifs [49].

Dans les cas où l'on fait une expérience pour voir, l'idée préconçue et le raisonnement, avons-nous dit, semblent manquer complètement, et cependant on a nécessairement raisonné à son insu par syllogisme.

Dans le cas du curare j'ai instinctivement raisonné de la manière suivante : il n'y a pas de phénomène sans cause, et par conséquent pas d'empoisonnement sans une lésion physiologique qui sera particulière ou spéciale au poison employé ; or, pensai-je, le curare doit produire la mort par une action qui lui est propre et en agissant sur certaines parties organiques déterminées.

Donc, en empoisonnant l'animal par le curare et en examinant aussitôt après la mort les propriétés de ses divers tissus, je pourrai peut-être trouver et étudier une lésion spéciale à ce poison.

L'esprit ici est donc encore actif et l'expérience pour voir, qui paraît faite à l'aventure, rentre cependant dans notre définition générale de l'expérience (p. 39).

En effet, dans toute initiative, l'esprit raisonne toujours, et même quand nous semblons faire les choses sans motifs, une logique instinctive dirige l'esprit.

Seulement on ne s'en rend pas compte, par cette raison bien simple qu'on commence par raisonner avant de savoir et de dire qu'on raisonne, de même qu'on commence par parler avant d'observer que l'on parle, de même encore que l'on commence par voir et entendre avant de savoir ce que l'on voit et ce que l'on entend.

Cinquième exemple. - Vers 1846, je voulus faire des expériences sur la cause de l'empoisonnement par l'oxyde de carbone.

Je savais que ce gaz avait été signalé comme toxique, mais je ne savais absolument rien sur le mécanisme de cet empoisonnement ; je ne pouvais donc pas avoir d'opinion préconçue.

Que fallait-il faire alors ?

Il fallait faire naître une idée en faisant apparaître un fait, c'est-à-dire instituer encore là une expérience pour voir.

En effet, j'empoisonnai un chien en lui faisant respirer de l'oxyde de carbone, et immédiatement après la mort je fis l'ouverture de son corps.

Je regardai l'état des organes et des liquides.

Ce qui fixa tout aussitôt mon attention, ce fut que le sang était rutilant dans tous les vaisseaux ; dans les veines aussi bien que dans les artères, dans le cœur droit aussi bien que dans le cœur gauche.

Je répétai cette expérience sur des lapins, sur des oiseaux, sur des grenouilles, et partout je trouvai la même coloration rutilante générale du sang.

Mais je fus distrait de poursuivre cette recherche et je gardai cette observation pendant longtemps sans m'en servir autrement que pour la citer dans mes cours à propos de la coloration du sang.

En 1856, personne n'avait poussé la question expérimentale plus loin, et dans mon cours au Collège de France sur les substances toxiques et médicamenteuses, je repris l'étude sur l'empoisonnement par l'oxyde de carbone que j'avais commencée en 1846.

Je me trouvais alors dans un cas mixte, car, à cette époque, je savais déjà que l'empoisonnement par l'oxyde de carbone rend le sang rutilant dans tout le système circulatoire.

Il fallait faire des hypothèses et établir une idée préconçue sur cette première observation afin d'aller plus avant.

Or, en réfléchissant sur ce fait de rutilance du sang, j'essayai de l'interpréter avec les connaissances antérieures que j'avais sur la cause de la couleur du sang, et alors toutes les réflexions suivantes se présentèrent à mon esprit.

La couleur rutilante du sang, dis-je, est spéciale au sang artériel et en rapport avec la présence de l'oxygène en forte proportion, tandis que la coloration noire tient à la disparition de l'oxygène et à la présence d'une plus grande proportion d'acide carbonique ; dès lors il me vint à l'idée que l'oxyde de carbone, en faisant persister la couleur rutilante dans le sang veineux, aurait peut-être empêché l'oxygène de se changer en acide carbonique dans les capillaires.

Il semblait pourtant difficile de comprendre comment tout cela pouvait être la cause de la mort.

Mais continuant toujours mon raisonnement intérieur et préconçu, j'ajoutai : Si tout cela était vrai, le sang pris dans les veines des animaux empoisonnés par l'oxyde de carbone devra contenir de l'oxygène comme le sang artériel ; c'est ce qu'il faut voir.

À la suite de ces raisonnements fondés sur l'interprétation de mon observation, j'instituai une expérience pour vérifier mon hypothèse relative à la persistance de l'oxygène dans le sang veineux.

Je fis pour cela passer un courant d'hydrogène dans du sang veineux rutilant pris sur un animal empoisonné par l'oxyde de carbone, mais je ne pus déplacer, comme à l'ordinaire, de l'oxygène.

J'essayai d'agir de même sur le sang artériel, je ne réussis pas davantage.

Mon idée préconçue était donc fausse.

Mais cette impossibilité d'obtenir de l'oxygène du sang d'un chien empoisonné par l'oxyde de carbone fut pour moi une deuxième observation qui me suggéra de nouvelles idées d'après lesquelles je formai une nouvelle hypothèse.

Que pouvait être devenu cet oxygène du sang ?

Il ne s'était pas changé en acide carbonique, car on ne déplaçait pas non plus des grandes quantités de ce gaz en faisant passer un courant d'hydrogène dans le sang des animaux empoisonnés.

D'ailleurs cette supposition était en opposition avec la couleur du sang.

Je m'épuisai en conjectures sur la manière dont l'oxyde de carbone pouvait faire disparaître l'oxygène du sang, et comme les gaz se déplacent les uns par les autres, je dus naturellement penser que l'oxyde de carbone pouvait avoir déplacé l'oxygène et l'avoir chassé du sang.

Pour le savoir, je résolus de varier l'expérimentation et de placer le sang dans des conditions artificielles qui me permissent de retrouver l'oxygène déplacé.

J'étudiai alors l'action de l'oxyde de carbone sur le sang par l'empoisonnement artificiel.

Pour cela, je pris une certaine quantité de sang artériel d'un animal sain, je plaçai ce sang sur le mercure dans une éprouvette contenant de l'oxyde de carbone, j'agitai ensuite le tout afin d'empoisonner le sang à l'abri du contact de l'air extérieur.

Puis après un certain temps j'examinai si l'air contenu dans l'éprouvette, en contact avec le sang empoisonné, avait été modifié, et je constatai que cet air en contact avec le sang s'était notablement enrichi en oxygène, en même temps que la proportion d'oxyde de carbone y avait diminué.

Ces expériences, répétées dans les mêmes conditions, m'apprirent qu'il y avait eu là un simple échange volume à volume entre l'oxyde de carbone et l'oxygène du sang.

Mais l'oxyde de carbone, en déplaçant l'oxygène qu'il avait expulsé du sang, était resté fixé dans le globule du sang et ne pouvait plus être déplacé par l'oxygène ni par d'autres gaz.

De sorte que la mort arrivait par la mort des globules sanguins, ou autrement dit par la cessation de l'exercice de leur propriété physiologique qui est essentielle à la vie.

Ce dernier exemple, que je viens de rapporter d'une manière très succincte, est complet, et il montre d'un bout à l'autre comment la méthode expérimentale procède et réussit pour arriver à connaître la cause prochaine des phénomènes.

D'abord je ne savais absolument rien sur le mécanisme du phénomène empoisonnement par l'oxyde de carbone.

Je fis une expérience pour voir, c'est-à-dire pour observer.

Je recueillis une première observation sur une modification spéciale de la couleur du sang.

J'interprétai cette observation, et je fis une hypothèse que l'expérience prouva être fausse.

Mais cette expérience me fournit une deuxième observation, sur laquelle je raisonnai de nouveau en m'en servant comme point de départ pour faire une nouvelle hypothèse sur le mécanisme de la soustraction de l'oxygène au sang.

En construisant des hypothèses successivement sur les faits à mesure que je les observais, j'arrivai finalement à démontrer que l'oxyde de carbone se substitue dans le globule du sang à la place de l'oxygène, par suite d'une combinaison avec la substance du globule du sang.

Ici l'analyse expérimentale a atteint son but.

C'est un des rares exemples en physiologie que je suis heureux de pouvoir citer.

Ici la cause prochaine du phénomène empoisonnement est trouvée, et elle se traduit par une expression théorique qui rend compte de tous les faits et qui renferme en même temps toutes les observations et toutes les expériences.

La théorie formulée ainsi pose le fait principal d'où se déduisent tous les autres : L'oxyde de carbone se combine plus fortement que l'oxygène avec l'hémato-globuline du globule du sang.

On a prouvé tout récemment que l'oxyde de carbone forme une combinaison définie avec l'hémato-globuline [50].

De sorte que le globule du sang, comme minéralisé par la stabilité de cette combinaison, perd ses propriétés vitales.

Dès lors tout se déduit logiquement : l'oxyde de carbone, à raison de sa propriété de plus forte combinaison, chasse du sang l'oxygène qui est essentiel à la vie ; les globules du sang deviennent inertes et l'on voit l'animal mourir avec les symptômes de l'hémorragie, par une vraie paralysie des globules.

Mais quand une théorie est bonne et qu'elle donne bien la cause physico-chimique réelle et déterminée des phénomènes, elle renferme non seulement les faits observés, mais elle en peut prévoir d'autres et conduire à des applications raisonnées, qui seront les conséquences logiques de la théorie.

Nous rencontrons encore ici ce critérium.

En effet, si l'oxyde de carbone a la propriété de chasser l'oxygène en se combinant à sa place avec le globule du sang, on pourra se servir de ce gaz pour faire l'analyse des gaz du sang et en particulier pour la détermination de l'oxygène.

J'ai déduit de mes expériences cette application qui est aujourd'hui généralement adoptée [51].

On a fait des applications à la médecine légale de cette propriété de l'oxyde de carbone pour retrouver la matière colorante du sang, et l'on peut déjà aussi tirer des faits physiologiques signalés plus haut, des conséquences relatives à l'hygiène, à la pathologie expérimentale, et notamment au mécanisme de certaines anémies.

Sans doute, toutes ces déductions de la théorie demandent encore comme toujours les vérifications expérimentales, et la logique ne suffit pas ; mais cela tient à ce que les conditions d'action de l'oxyde de carbone sur le sang peuvent présenter d'autres circonstances complexes et une foule de détails que la théorie ne peut encore prévoir.

Sans cela, ainsi que nous l'avons dit souvent (voy. p. 61), nous conclurions par la seule logique et sans avoir besoin de vérification expérimentale.

C'est donc à cause des nouveaux éléments variables et imprévus, qui peuvent s'introduire dans les conditions d'un phénomène, que jamais dans les sciences expérimentales la logique seule ne suffit.

Même quand on a une théorie qui paraît bonne, elle n'est jamais que relativement bonne et elle renferme toujours une certaine proportion d'inconnu.

II. Une recherche expérimentale a pour point de départ une hypothèse ou une théorie

Nous avons déjà dit (p. 56) et nous verrons plus loin que dans la constatation d'une observation, il ne faut jamais aller au-delà du fait.

Mais il n'en est pas de même dans l'institution d'une expérience ; je veux montrer qu'à ce moment les hypothèses sont indispensables et que leur utilité est précisément alors de nous entraîner hors du fait et de porter la science en avant.

Les hypothèses ont pour objet non seulement de nous faire faire des expériences nouvelles, mais elles nous font découvrir souvent des faits nouveaux que nous n'aurions pas aperçus sans elles.

Dans les exemples qui précèdent nous avons vu que l'on peut partir d'un fait particulier pour s'élever successivement à des idées plus générales, c'est-à-dire à une théorie.

Mais il arrive aussi, comme nous venons de le voir, qu'on peut partir d'une hypothèse qui se déduit d'une théorie.

Dans ce cas, bien qu'il s'agisse d'un raisonnement déduit logiquement d'une théorie, c'est néanmoins encore une hypothèse qu'il faut vérifier par l'expérience.

Ici en effet les théories ne nous représentent qu'un assemblage de faits antérieurs sur lesquels s'appuie l'hypothèse, mais qui ne sauraient lui servir de démonstration expérimentale.

Nous avons dit que dans ce cas il fallait ne pas subir le joug des théories, et que garder l'indépendance de son esprit était la meilleure condition pour trouver la vérité et pour faire faire des progrès à la science.

C'est ce que prouveront les exemples suivants.

Premier exemple. - En 1843, dans un de mes premiers travaux, j'entrepris d'étudier ce que deviennent les différentes substances alimentaires dans la nutrition.

Je commençai, ainsi que je l'ai déjà dit, par le sucre, qui est une substance définie et plus facile que toutes les autres à reconnaître et à poursuivre dans l'économie.

J'injectai dans ce but des dissolutions de sucre de canne dans le sang des animaux et je constatai que ce sucre, même injecté dans le sang à faible dose, passait dans les urines.

Je reconnus ensuite que le suc gastrique, en modifiant ou en transformant ce sucre de canne, le rendait assimilable, c'est-à-dire destructible dans le sang [52].

Alors je voulus savoir dans quel organe ce sucre alimentaire disparaissait, et j'admis par hypothèse que le sucre que l'alimentation introduit dans le sang pourrait être détruit dans le poumon ou dans les capillaires généraux.

En effet, la théorie régnante à cette époque et qui devait être naturellement mon point de départ, admettait que le sucre qui existe chez les animaux provient exclusivement des aliments et que ce sucre se détruit dans l'organisme animal par des phénomènes de combustion, c'est-à-dire de respiration.

C'est ce qui avait fait donner au sucre le nom d'aliment respiratoire.

Mais je fus immédiatement conduit à voir que la théorie sur l'origine du sucre chez les animaux, qui me servait de point de départ, était fausse.

En effet, par suite d'expériences que j'indiquerai plus loin, je fus amené non à trouver l'organe destructeur du sucre, mais au contraire je découvris un organe formateur de cette substance, et je trouvai que le sang de tous les animaux contient du sucre, même quand ils n'en mangent pas.

Je constatai donc là un fait nouveau, imprévu par la théorie et que l'on n'avait pas remarqué, sans doute, parce que l'on était sous l'empire d'idées théoriques opposées auxquelles on avait accordé trop de confiance.

Alors, j'abandonnai tout aussitôt toutes mes hypothèses sur la destruction du sucre, pour suivre ce résultat inattendu qui a été depuis l'origine féconde d'une voie nouvelle d'investigation et une mine de découvertes qui est loin d'être épuisée.

Dans ces recherches je me suis conduit d'après les principes de la méthode expérimentale que nous avons établis, c'est-à-dire qu'en présence d'un fait nouveau bien constaté et en contradiction avec une théorie, au lieu de garder la théorie et d'abandonner le fait, j'ai gardé le fait que j'ai étudié, et je me suis hâté de laisser la théorie, me conformant à ce précepte que nous avons indiqué dans le deuxième chapitre : Quand le fait qu'on rencontre est en opposition avec une théorie régnante, il faut accepter le fait et abandonner la théorie, lors même que celle-ci, soutenue par de grands noms, est généralement adoptée.

Il faut donc distinguer, comme nous l'avons dit, les principes d'avec les théories et ne jamais croire à ces dernières d'une manière absolue.

Ici nous avions une théorie d'après laquelle on admettait que le règne végétal avait seul le pouvoir de créer les principes immédiats que le règne animal doit détruire.

D'après cette théorie établie et soutenue par les chimistes contemporains les plus illustres, les animaux étaient incapables de produire du sucre dans leur organisme.

Si j'avais cru à la théorie d'une manière absolue, j'aurais dû conclure que mon expérience devait être entachée d'erreur, et peut-être que des expérimentateurs moins défiants que moi auraient passé condamnation immédiatement et ne se seraient pas arrêtés plus longtemps sur une observation qu'on pouvait théoriquement accuser de renfermer des causes d'erreurs, puisqu'elle montrait du sucre dans le sang chez les animaux soumis à une alimentation dépourvue de matières amidonnées ou sucrées,.

Mais, au lieu de me préoccuper de la validité de la théorie, je ne m'occupai que du fait dont je cherchai à bien établir la réalité.

Je fus ainsi amené par de nouvelles expériences et au moyen de contre-épreuves convenables à confirmer ma première observation et à trouver que le foie était un organe où du sucre animal se formait dans certaines circonstances données pour se répandre ensuite dans toute la masse du sang et dans les tissus et liquides organiques.

Cette glycogénie animale que j'ai découverte, c'est-à-dire cette faculté que possèdent les animaux, aussi bien que les végétaux, de produire du sucre, est aujourd'hui un résultat acquis à la science, mais on n'est point encore fixé sur une théorie plausible des phénomènes.

Les faits nouveaux que j'ai fait connaître ont été la source de grand nombre de travaux et de beaucoup de théories diverses et contradictoires en apparence, soit entre elles, soit avec les miennes.

Quand on entre sur un terrain neuf, il ne faut pas craindre d'émettre des vues même hasardées afin d'exciter la recherche dans toutes les directions.

Il ne faut pas, suivant l'expression de Priestley, rester dans l'inaction par une fausse modestie fondée sur la crainte de se tromper.

J'ai donc fait des théories plus ou moins hypothétiques sur la glycogénie ; depuis moi, on en a fait d'autres : mes théories, ainsi que celles des autres, vivront ce que doivent vivre des théories nécessairement très partielles et provisoires quand on est au début d'une nouvelle série de recherches.

Mais elles seront plus tard remplacées par d'autres qui représenteront un état plus avancé de la question, et ainsi de suite.

Les théories sont comme des degrés successifs que monte la science en élargissant de plus en plus son horizon, parce que les théories représentent et comprennent nécessairement d'autant plus de faits sont plus avancées.

Le vrai progrès est de changer de théorie pour en prendre de nouvelles qui aillent plus loin que les premières jusqu'à ce qu'on en trouve une qui soit assise sur un plus grand nombre de faits.

Dans le cas qui nous occupe, la question n'est pas de condamner l'ancienne théorie au profit de celle qui est plus récente.

Ce qui est important, c'est d'avoir ouvert une voie nouvelle, car ce qui ne périra jamais, ce sont les faits bien observés que les théories éphémères ont fait surgir ; ce sont là les seuls matériaux sur lesquels l'édifice de la science s'élèvera un jour quand elle possédera un nombre de faits suffisants et qu'elle aura pénétré assez loin dans l'analyse des phénomènes pour en connaître la loi ou le déterminisme exact.

En résumé, les théories ne sont que des hypothèses vérifiées par un nombre plus ou moins considérable de faits ; celles qui sont vérifiées par le plus grand nombre de faits sont les meilleures ; mais encore ne sont-elles jamais définitives et ne doit-on jamais y croire d'une manière absolue.

On a vu, par les exemples qui précèdent, que, si l'on avait eu une confiance entière dans la théorie régnante sur la destruction du sucre chez les animaux, et si l'on n'avait eu en vue que sa confirmation, on n'aurait probablement pas été mis sur la voie des faits nouveaux que nous avons rencontrés.

L'hypothèse fondée sur une théorie a, il est vrai, provoqué l'expérience, mais dès que les résultats de l'expérience sont apparus, la théorie et l'hypothèse ont dû disparaître, car le fait expérimental n'était plus qu'une observation qu'il fallait faire sans idée préconçue (voy. p. 52).

Le grand principe est donc dans des sciences aussi complexes et aussi peu avancées que la physiologie, de se préoccuper très peu de la valeur des hypothèses ou des théories et d'avoir toujours l'œil attentif pour observer tout ce qui apparaît dans une expérience.

Une circonstance en apparence accidentelle et inexplicable peut devenir l'occasion de la découverte d'un fait nouveau important, comme on va le voir par la continuation de l'exemple cité précédemment.

Deuxième exemple, suite du précédent. - Après avoir trouvé, ainsi que je l'ai dit plus haut, qu'il existe dans le foie des animaux du sucre à l'état normal et dans toute espèce d'alimentation, je voulus connaître la proportion de cette substance et ses variations dans certains états physiologiques et pathologiques.

Je commençai donc des dosages de sucre dans le foie d'animaux placés dans diverses circonstances physiologiquement déterminées.

Je répétais toujours deux dosages de la matière sucrée, et d'une manière simultanée, avec le même tissu hépatique.

Mais un jour il m'arriva, étant pressé par le temps, de ne pas pouvoir faire mes deux analyses au même moment, je fis rapidement un dosage immédiatement après la mort de l'animal, et je renvoyai l'autre analyse au lendemain.

Mais je trouvai cette fois des quantités de sucre beaucoup plus grandes que celles que j'avais obtenues la veille pour le même tissu hépatique, et je remarquai d'un autre côté que la proportion de sucre que j'avais trouvée la veille dans le foie, examiné immédiatement après la mort de l'animal, était beaucoup plus faible que celle que j'avais rencontrée dans les expériences que j'avais fait connaître comme donnant la proportion normale du sucre hépatique.

Je ne savais à quoi rapporter cette singulière variation obtenue avec le même foie et le même procédé d'analyse.

Que fallait-il faire ?

Fallait-il considérer ces deux dosages si discordants comme une mauvaise expérience et ne pas en tenir compte ?

Fallait-il prendre une moyenne entre les deux expériences ?

C'est un expédient que plusieurs expérimentateurs auraient pu choisir pour se tirer d'embarras.

Mais je n'approuve pas cette manière d'agir par des raisons que j'ai données ailleurs.

J'ai dit, en effet, qu'il ne faut jamais rien négliger dans l'observation des faits, et je regarde comme une règle indispensable de critique expérimentale (P. 237) de ne jamais admettre sans preuve l'existence d'une cause d'erreur dans une expérience, et de chercher toujours à se rendre raison de toutes les circonstances anormales qu'on observe.

Il n'y a rien d'accidentel, et ce qui pour nous est accident n'est qu'un fait inconnu qui peut devenir, si on l'explique, l'occasion d'une découverte plus ou moins importante.

C'est ce qui m'est arrivé dans ce cas.

Je voulus savoir en effet quelle était la raison qui m'avait fait trouver deux nombres si différents dans le dosage du foie de mon lapin.

Après m'être assuré qu'il n'y avait pas d'erreur tenant au procédé de dosage, après avoir constaté que les diverses parties du foie sont sensiblement toutes également riches en sucre, il ne me resta plus à examiner que l'influence du temps qui s'était écoulé depuis la mort de l'animal jusqu'au moment de mon deuxième dosage.

Jusqu'alors, sans y attacher aucune importance, j'avais fait mes expériences quelques heures après la mort de l'animal, et, pour la première fois, je m'étais trouvé dans le cas de faire immédiatement un dosage quelques minutes après la mort et de renvoyer l'autre au lendemain, c'est-à-dire vingt-quatre heures après.

En physiologie, les questions de temps ont toujours une grande importance, parce que la matière organique éprouve des modifications nombreuses et incessantes.

Il pouvait donc s'être produit quelque modification chimique dans le tissu hépatique.

Pour m'en assurer, je fis une série de nouvelles expériences, qui dissipèrent toutes les obscurités en me montrant que le tissu du foie va constamment en s'enrichissant en sucre pendant un certain temps après la mort.

De sorte qu'on peut avoir des quantités de sucre très variables, suivant le moment dans lequel on fait son examen.

Je fus donc ainsi amené à rectifier mes anciens dosages et à découvrir ce fait nouveau, à savoir, que des quantités considérables de sucre se produisent dans le foie des animaux après la mort.

Je montrai, par exemple, qu'en faisant passer dans un foie encore chaud et aussitôt après la mort de l'animal un courant d'eau froide injecté avec force par les vaisseaux hépatiques, on débarrasse complètement le tissu hépatique du sucre qu'il contient ; mais le lendemain ou quelques heures après, quand on place le foie lavé à une douce température, on trouve son tissu de nouveau chargé d'une grande quantité de sucre qui s'est produit depuis le lavage [53].

Quand je fus en possession de cette première découverte que le sucre se forme chez les animaux après la mort comme pendant la vie, je voulus pousser plus loin l'examen de ce singulier phénomène, et c'est alors que je fus amené à trouver que le sucre se produit dans le foie à l'aide d'une matière diastasique réagissant sur une substance amylacée que j'ai isolée et que j'ai appelée matière glycogène.

De sorte que j'ai pu démontrer de la manière la plus nette que chez les animaux le sucre se forme par un mécanisme en tout semblable à celui qui se rencontre dans les végétaux.

Cette seconde série de faits représente des résultats qui sont encore aujourd'hui solidement acquis à la science et qui ont fait faire beaucoup de progrès à la question glycogénique dans les animaux.

Je viens de dire très succinctement comment ces faits ont été découverts et comment ils ont eu pour point de départ une circonstance expérimentale futile en apparence.

J'ai cité ce cas afin de prouver qu'on ne saurait jamais rien négliger dans les recherches expérimentales ; car tous les accidents ont leur cause nécessaire.

On ne doit donc jamais être trop absorbé par la pensée qu'on poursuit, ni s'illusionner sur la valeur de ses idées ou de ses théories scientifiques ; il faut toujours avoir les yeux ouverts à tout événement, l'esprit douteur et indépendant (p. 123), disposé à examiner tout ce qui se présente et à ne rien laisser passer sans en rechercher la raison.

Il faut être, en un mot, dans une disposition intellectuelle qui semble paradoxale, mais qui, suivant moi, représente le véritable esprit de l'investigateur.

Il faut avoir une foi robuste et ne pas croire ; je m'explique en disant qu'il faut en science croire fermement aux principes et douter des formules ; en effet, d'un côté nous sommes sûrs que le déterminisme existe, mais nous ne sommes jamais certains de le tenir.

Il faut être inébranlable sur les principes de la science expérimentale (déterminisme), et ne pas croire absolument aux théories.

L'aphorisme que j'ai exprimé plus haut peut s'appuyer sur ce que nous avons développé ailleurs (voy. p. 109), à savoir, que pour les sciences expérimentales, le principe est dans notre esprit, tandis que les formules sont dans les choses extérieures.

Pour la pratique des choses on est bien obligé de laisser croire que la vérité (au moins la vérité provisoire) est représentée par la théorie ou par la formule.

Mais en philosophie scientifique et expérimentale ceux qui placent leur foi dans les formules Ou dans les théories ont tort.

Toute la science humaine consiste à chercher la vraie formule ou la vraie théorie de la vérité dans un ordre quelconque.

Nous en approchons toujours, mais la trouverons-nous jamais d'une manière complète ?

Ce n'est pas le lieu d'entrer dans le développement de ces idées philosophiques ; reprenons notre sujet et passons à un nouvel exemple expérimental.

Troisième exemple. - Vers l'année 1852, je fus amené par mes études à faire des expériences sur l'influence du système nerveux sur les phénomènes de la nutrition et de la calorification.

On avait observé que dans beaucoup de cas, les paralysies complexes, ayant leur siège dans des nerfs mixtes, sont suivies tantôt d'un réchauffement, tantôt d'un refroidissement des parties paralysées.

Or, voici comment je raisonnai, pour expliquer ce fait, en me fondant, d'une part, sur les observations connues, et d'autre part, sur les théories régnantes relativement aux phénomènes de la nutrition et de la calorification.

La paralysie des nerfs, dis-je, doit amener le refroidissement des parties en ralentissant les phénomènes de combustion dans le sang, puisque ces phénomènes sont considérés comme la cause de la calorification animale.

Or, d'un autre côté, les anatomistes ont remarqué depuis longtemps que les nerfs sympathiques accompagnent spécialement les vaisseaux artériels.

Donc, pensai-je par induction, ce doivent être les nerfs sympathiques qui, dans la lésion d'un tronc nerveux mixte, agissent pour produire le ralentissement des phénomènes chimiques dans les vaisseaux capillaires, et c'est leur paralysie qui doit amener par suite le refroidissement des parties.

Si mon hypothèse est vraie, ajoutai-je, elle pourra se vérifier en coupant seulement les nerfs sympathiques vasculaires qui vont dans une partie et en respectant les autres.

Je devrai obtenir alors un refroidissement par la paralysie des nerfs vasculaires sans que le mouvement ni la sensibilité aient disparu, puisque j'aurai laissé intacts les nerfs moteurs et sensitifs ordinaires.

Pour réaliser mon expérience je cherchai donc un procédé d'expérimentation convenable qui me permît de couper les nerfs vasculaires seuls en respectant les autres.

Le choix des animaux prenait ici de l'importance relativement à la solution de la question (p. 176) ; or je trouvai que la disposition anatomique qui rend isolé le grand sympathique cervical chez certains animaux, tels que le lapin et le cheval, rendait cette solution possible.

Après tous ces raisonnements je fis donc la section du grand sympathique dans le cou sur un lapin pour contrôler mon hypothèse et voir ce qui arriverait relativement à la calorification dans le côté de la tête où se distribue ce nerf J'avais été conduit, ainsi qu'on vient de le voir, en me fondant sur la théorie régnante et sur des observations antérieures, à faire l'hypothèse que la température devait être abaissée par la section de ce nerf sympathique.

Or c'est précisément le contraire qui arriva.

Aussitôt après la section du grand sympathique dans la partie moyenne du cou, je vis survenir dans tout le côté correspondant de la tête du lapin, une suractivité considérable dans la circulation accompagnée d'une augmentation de caloricité.

Le résultat était donc exactement contraire à celui que mon hypothèse déduite de la théorie m'avait fait prévoir ; mais alors je fis comme toujours, c'est-à-dire que j'abandonnai aussitôt les théories et les hypothèses pour observer et étudier le fait en lui-même afin d'en déterminer aussi exactement que possible les conditions expérimentales.

Aujourd'hui mes expériences sur les nerfs vasculaires et calorifiques ont ouvert une voie nouvelle de recherches et ont été le sujet d'un grand nombre de travaux qui, j'espère, pourront fournir un jour des résultats d'une grande importance en physiologie et en pathologie [54].

Cet exemple prouve, comme les précédents, qu'on peut rencontrer dans les expériences des résultats différents de ceux que les théories et les hypothèses nous font prévoir.

Mais si je désire appeler plus particulièrement l'attention sur ce troisième exemple, c'est qu'il nous offre encore un enseignement important, à savoir que, sans cette hypothèse directrice de l'esprit, le fait expérimental qui la contredit n'aurait pas été aperçu.

En effet, je ne suis pas le premier expérimentateur qui ait coupé sur des animaux vivants la portion cervicale du grand sympathique.

Pourfour du Petit avait pratiqué cette expérience au commencement du siècle dernier, et il découvrit les effets de ce nerf sur la pupille en partant d'une hypothèse anatomique d'après laquelle ce nerf était supposé porter les esprits animaux dans les yeux [55].

Depuis lors beaucoup de physiologistes ont répété la même opération dans le but de vérifier ou d'expliquer les modifications de l'œil que Pourfour du Petit avait le premier signalées.

Mais aucun de ces physiologistes n'avait remarqué le phénomène de calorification des parties dont je parle et ne l'avait rattaché à la section du grand sympathique, bien que ce phénomène eût dû se produire nécessairement sous les yeux de tous ceux qui, avant moi, avaient coupé cette partie du sympathique.

L'hypothèse, ainsi qu'on le voit, m'avait préparé l'esprit à voir les choses suivant une certaine direction donnée par l'hypothèse même, et ce qui le prouve, c'est que moi-même, comme les autres expérimentateurs, j'avais bien souvent divisé le grand sympathique pour répéter l'expérience de Pourfour du Petit sans voir le fait de calorification que j'ai découvert plus tard quand une hypothèse m'a porté à faire des recherches dans ce sens.

L'influence de l'hypothèse est donc ici des plus évidentes ; on avait le fait sous les yeux et on ne le voyait pas parce qu'il ne disait rien à l'esprit.

Il était cependant des plus simples à apercevoir, et, depuis que je l'ai signalé, tous les physiologistes sans exception l'ont constaté et vérifié avec la plus grande facilité.

En résumé, les hypothèses et les théories, même mauvaises, sont utiles pour conduire à des découvertes.

Cette remarque est vraie pour toutes les sciences.

Les alchimistes ont fondé la chimie en poursuivant des problèmes chimériques et des théories fausses aujourd'hui.

Dans les sciences physiques, qui sont plus avancées que la biologie, on pourrait citer encore maintenant des savants qui font de grandes découvertes en s'appuyant sur des théories fausses.

Cela paraît être en effet une nécessité de la faiblesse de notre esprit que de ne pouvoir arriver à la vérité qu'en passant par une multitude d'erreurs et d'écueils.

Quelle conclusion générale le physiologiste tirera-t-il de tous les exemples qui précèdent ?

Il doit en conclure que les idées et les théories admises, dans l'état actuel de la science biologique, ne représentent que des vérités restreintes et précaires qui sont destinées à périr.

Il doit conséquemment avoir fort peu de confiance dans la valeur réelle de ces théories, mais pourtant s'en servir comme d'instruments intellectuels nécessaires à l'évolution de la science et propres à lui faire découvrir des faits nouveaux.

Aujourd'hui l'art de découvrir des phénomènes nouveaux et de les constater exactement doit être l'objet spécial des préoccupations de tous les biologues.

Il faut fonder la critique expérimentale en créant des méthodes rigoureuses d'investigation et d'expérimentation qui permettront d'établir les observations d'une manière indiscutable et feront disparaître par suite les erreurs de faits qui sont la source des erreurs de théories.

Celui qui tenterait maintenant une généralisation de la biologie entière prouverait qu'il n'a pas un sentiment exact de l'état actuel de cette science.

Aujourd'hui le problème biologique commence à peine à être posé, et, de même qu'il faut assembler et tailler les pierres avant de songer à édifier un monument, de même il faut d'abord assembler et préparer les faits qui devront constituer la science des corps vivants.

C'est à l'expérimentation que ce rôle incombe, sa méthode est fixée, mais les phénomènes qu'elle doit analyser sont si complexes, que le vrai promoteur de la science pour le moment sera celui qui pourra donner quelques principes de simplification dans les procédés d'analyse ou apporter des perfectionnements dans les instruments de recherche.

Quand les faits existent en nombre suffisant et bien clairement établis, les généralisations ne se font jamais attendre.

Je suis convaincu que dans les sciences expérimentales en évolution, et particulièrement dans celles qui sont aussi complexes que la biologie, la découverte d'un nouvel instrument d'observation ou d'expérimentation rend beaucoup plus de services que beaucoup de dissertations systématiques ou philosophiques.

En effet, un nouveau procédé, un nouveau moyen d'investigation, augmentent notre puissance et rendent possibles des découvertes et des recherches qui ne l'auraient pas été sans son secours.

C'est ainsi que les recherches sur la formation du sucre chez les animaux n'ont pu être faites que lorsque la chimie a eu donné des réactifs pour reconnaître le sucre beaucoup plus sensibles que ceux que l'on avait auparavant.

Chapitre II Exemples de critique expérimentale physiologique

La critique expérimentale repose sur des principes absolus qui doivent diriger l'expérimentateur dans la constatation et dans l'interprétation des phénomènes de la nature.

La critique expérimentale sera particulièrement utile dans les sciences biologiques où règnent des théories si souvent étayées par des idées fausses ou assises sur des faits mal observés.

Il s'agira ici de rappeler, par des exemples, les principes en vertu desquels il convient de juger les théories physiologiques et de discuter les faits qui leur servent de bases.

Le critérium par excellence est, ainsi que nous le savons déjà, le principe du déterminisme expérimental uni au doute philosophique.

À ce propos, je rappellerai encore que dans les sciences il ne faut jamais confondre les principes avec les théories.

Les principes sont les axiomes scientifiques ; ce sont des vérités absolues qui constituent un critérium immuable.

Les théories sont des généralités ou des idées scientifiques qui résument l'état actuel de nos connaissances ; elles constituent des vérités toujours relatives et destinées à se modifier par le progrès même des sciences.

Donc si nous posons comme conclusion fondamentale qu'il ne faut pas croire absolument aux formules de la science, il faut croire au contraire d'une manière absolue à ses principes.

Ceux qui croient trop aux théories et qui négligent les principes prennent l'ombre pour la réalité, ils manquent de critérium solide et ils sont livrés à toutes les causes d'erreurs qui en dérivent.

Dans toute science le progrès réel consiste à changer les théories de manière à en obtenir qui soient de plus en plus parfaites.

En effet, à quoi servirait d'étudier, si l'on ne pouvait changer d'opinion ou de théorie ; mais les principes et la méthode scientifiques sont supérieurs à la théorie, ils sont immuables et ne doivent jamais varier.

La critique expérimentale doit donc se prémunir non seulement contre la croyance aux théories, mais éviter aussi de se laisser égarer en accordant trop de valeur aux mots que nous avons créés pour nous représenter les prétendues forces de la nature.

Dans toutes les sciences, mais dans les sciences physiologiques plus que dans toutes les autres, on est exposé à se faire illusion sur les mots.

Il ne faut jamais oublier que toutes les qualifications de forces minérales ou vitales données aux phénomènes de la nature ne sont qu'un langage figuré dont il importe que nous ne soyons pas les dupes.

Il n'y a de réel que les manifestations des phénomènes et les conditions de ces manifestations qu'il s'agit de déterminer ; c'est là ce que la critique expérimentale ne doit jamais perdre de vue.

En un mot, la critique expérimentale met tout en doute, excepté le principe du déterminisme scientifique et rationnel dans les faits (p. 88-109).

La critique expérimentale est toujours fondée sur cette même base, soit qu'on se l'applique à soi-même, soit qu'on l'applique aux autres ; c'est pourquoi dans ce qui va suivre nous donnerons en général deux exemples : l'un choisi dans nos propres recherches, l'autre choisi dans les travaux des autres.

En effet, dans la science, il ne s'agit pas seulement de chercher à critiquer les autres, mais le savant doit toujours jouer vis-à-vis de lui-même le rôle d'un critique sévère.

Toutes les fois qu'il avance une opinion ou qu'il émet une théorie, il doit être le premier à chercher à les contrôler par la critique et à les asseoir sur des faits bien observés et exactement déterminés.

I. Le principe du déterminisme expérimental n'admet pas des faits contradictoires

Premier exemple. - Il y a longtemps déjà que j'ai fait connaître une expérience qui, à cette époque, surprit beaucoup les physiologistes : cette expérience consiste à rendre un animal artificiellement diabétique au moyen de la piqûre du plancher du quatrième ventricule.

J'arrivai à tenter cette piqûre par suite de considérations théoriques que je n'ai pas à rappeler ; ce qu'il importe seulement de savoir ici, c'est que je réussis du premier coup, c'est-à-dire que je vis le premier lapin que j'opérai devenir très fortement diabétique.

Mais ensuite il m'arriva de répéter un grand nombre de fois (huit ou dix fois) cette expérience sans obtenir le premier résultat.

Je me trouvais dès lors en présence d'un fait positif et de huit ou dix faits négatifs ; cependant il ne me vint jamais dans l'esprit de nier ma première expérience positive au profit des expériences négatives qui la suivirent.

Étant bien convaincu que mes insuccès ne tenaient qu'à ce que j'ignorais le déterminisme de ma première expérience, je persistai à expérimenter en cherchant à reconnaître exactement les conditions de l'opération.

Je parvins, à la suite de mes essais, à fixer le lieu précis de la piqûre, et à donner les conditions dans lesquelles doit être placé l'animal opéré ; de sorte qu'aujourd'hui on peut reproduire le fait du diabète artificiel toutes les fois que l'on se met dans les conditions connues exigées pour sa manifestation.

À ce qui précède j'ajouterai une réflexion qui montrera de combien de causes d'erreurs le physiologiste peut se trouver entouré dans l'investigation des phénomènes de la vie.

Je suppose qu'au lieu de réussir du premier coup à rendre un lapin diabétique, tous les faits négatifs se fussent d'abord montrés, il est évident qu'après avoir échoué deux ou trois fois, j'en aurais conclu non seulement que la théorie qui m'avait guidé était mauvaise, mais que la piqûre du quatrième ventricule ne produisait pas le diabète.

Cependant je me serais trompé.

Combien de fois a-t-on dû et devra-t-on encore se tromper ainsi !

Il paraît impossible même d'éviter d'une manière absolue ces sortes d'erreurs.

Mais nous voulons seulement tirer de cette expérience une autre conclusion générale qui sera corroborée par les exemples suivants, à savoir, que les faits négatifs considérés seuls n'apprennent jamais rien.

Deuxième exemple. - Tous les jours on voit des discussions qui restent sans profit pour la science parce que l'on n'est pas assez pénétré de ce principe, que chaque air ayant son déterminisme, un fait négatif ne prouve rien et ne saurait jamais détruire un fait positif.

Pour prouver ce que j'avance, je citerai les critiques que M. Longet a faites autrefois des expériences de Magendie.

Je choisirai cet exemple, d'une part, parce qu'il est très instructif, et d'autre part, parce que je m'y suis trouvé mêlé et que j'en connais exactement toutes les circonstances.

Je commencerai par les critiques de M. Longet relatives aux expériences de Magendie sur les propriétés de la sensibilité récurrente des racines rachidiennes antérieures [56].

La première chose que M. Longet reproche à Magendie, c'est d'avoir varié d'opinion sur la sensibilité des racines antérieures, et d'avoir dit en 1822 que les racines antérieures sont à peine sensibles, et en 1839 qu'elles sont très sensibles, etc.

À la suite de ces critiques, M. Longet s'écrie :

« La vérité est une ; que le lecteur choisisse, s'il l'ose, au milieu de ces assertions contradictoires opposées du même auteur (loc. cit., p. 22).

Enfin, ajoute M. Longet, M. Magendie aurait dû au moins nous dire, pour nous tirer d'embarras, lesquelles de ses expériences il a convenablement faites, celles de 1822 ou celles de 1839 » (loc. cit., p. 23).

Toutes ces critiques sont mal fondées et manquent complètement aux règles de la critique scientifique expérimentale.

En effet., si Magendie a dit en 1822 que les racines antérieures étaient insensibles, c'est évidemment qu'il les avait trouvées insensibles ; s'il a dit ensuite en 1839 que les racines antérieures étaient très sensibles, c'est qu'alors il les avait trouvées très sensibles.

Il n'y a pas à choisir, comme le croit M. Longet, entre ces deux résultats ; il faut les admettre tous deux, mais seulement les expliquer et les déterminer dans leurs conditions respectives.

Quand M. Longet s'écrie : La vérité est une..., cela voudrait-il dire que, si l'un des deux résultats est vrai, l'autre doit être faux ?

Pas du tout ; ils sont vrais tous deux, à moins de dire que dans un cas Magendie a menti, ce qui n'est certainement pas dans la pensée du critique.

Mais, en vertu du principe scientifique du déterminisme des phénomènes, nous devons affirmer a priori d'une manière absolue qu'en 1822 et en 1839, Magendie n'a pas vu le phénomène dans des conditions identiques, et ce sont précisément ces différences de conditions qu'il faut chercher à déterminer afin de faire concorder les deux résultats et de trouver ainsi la cause de la variation du phénomène.

Tout ce que M. Longet aurait pu reprocher à Magendie, c'était de ne pas avoir cherché lui-même la raison de la différence des deux résultats ; mais la critique d'exclusion que M. Longet applique aux expériences de Magendie est fausse et en désaccord, ainsi que nous l'avons dit, avec les principes de la critique expérimentale.

On ne saurait douter qu'il s'agisse dans ce qui précède d'une critique sincère et purement scientifique, car, dans une autre circonstance relative à la même discussion, M. Longet s'est appliqué à lui-même cette même critique d'exclusion, et il a été conduit, dans sa propre critique, au même genre d'erreur que dans celle qu'il appliquait à Magendie.

En 1839, M. Longet suivait, ainsi que moi, le laboratoire du Collège de France, lorsque Magendie, retrouvant la sensibilité des racines rachidiennes antérieures, montra qu'elle est empruntée aux racines postérieures, et revient par la périphérie, d'où le nom de sensibilité en retour ou sensibilité récurrente qu'il lui donna.

M. Longet vit donc alors, comme Magendie et moi, que la racine antérieure était sensible et qu'elle l'était par l'influence de la racine postérieure, et il le vit si bien, qu'il réclama pour lui la découverte de ce dernier fait [57].

Mais il arriva plus tard, en 1841, que M. Longet, voulant répéter l'expérience de Magendie, ne trouva pas la sensibilité dans la racine antérieure.

Par une circonstance assez piquante, M. Longet se trouva alors, relativement au même fait de sensibilité des racines rachidiennes antérieures, exactement dans la même position que celle qu'il avait reprochée à Magendie, c'est-à-dire qu'en 1839, M. Longet avait vu la racine antérieure sensible et qu'en 1841 il la voyait insensible.

L'esprit sceptique de Magendie ne s'émouvait pas de ces obscurités et de ces contradictions apparentes ; il continuait à expérimenter et disait toujours ce qu'il voyait.

L'esprit de M. Longet, au contraire, voulait avoir la vérité d'un côté ou de l'autre ; c'est pourquoi il se décida pour les expériences de 1841, c'est-à-dire pour les expériences négatives, et voici ce qu'il dit, à ce propos :

« Bien que j'aie fait valoir à cette époque (1839) mes prétentions à la découverte de l'un de ces faits (la sensibilité récurrente), aujourd'hui, que j'ai multiplié et varié les expériences sur ce point de physiologie, je viens combattre ces mêmes faits comme erronés, qu'on les regarde comme la propriété de Magendie ou la mienne.

Le culte dû à la vérité exige qu'on ne craigne jamais de revenir sur une erreur commise.

Je ne ferai que rappeler ici l'insensibilité tant de fois prouvée par nous des racines et des faisceaux antérieurs, pour que l'on comprenne bien l'inanité de ces résultats qui, comme tant d'autres, ne font qu'encombrer la science et gêner sa marche [58]. »

Il est certain, d'après cet aveu, que M. Longet n'est animé que du désir de trouver la vérité, et M. Longet le prouve quand il dit qu'il ne faut jamais craindre de revenir sur une erreur commise.

Je partage tout à fait son sentiment et j'ajouterai qu'il est toujours instructif de revenir d'une erreur commise.

Ce précepte est donc excellent et chacun peut en faire usage ; car tout le monde est exposé à se tromper, excepté ceux qui ne font rien.

Mais, la première condition pour revenir d'une erreur, c'est de prouver qu'il y a erreur.

Il ne suffit pas de dire : je me suis trompé ; il faut dire comment on s'est trompé, et c'est là précisément ce qui est important.

Or, M. Longet n'explique rien ; il semble dire purement et simplement : En 1839, j'ai vu les racines sensibles, en 1841 je les ai vues insensibles plus souvent, donc je me suis trompé en 1839.

Un pareil raisonnement n'est pas admissible.

Il s'agit en effet, en 1839, à propos de la sensibilité des racines antérieures, d'expériences nombreuses dans lesquelles on a coupé successivement les racines rachidiennes, pincé les différents bouts pour constater leurs propriétés.

Magendie a écrit un demi-volume sur ce sujet.

Quand ensuite on ne rencontre plus ces résultats, même un grand nombre de fois, il ne suffit pas de dire, pour juger la question, qu'on s'est trompé la première fois et qu'on a raison la seconde.

Et d'ailleurs pourquoi se serait-on trompé ?

Dira-t-on qu'on a eu les sens infidèles à une époque et non à l'autre ?

Mais alors il faut renoncer à l'expérimentation ; car la première condition pour un expérimentateur, c'est d'avoir confiance dans ses sens et de ne jamais douter que de ses interprétations.

Si maintenant, malgré tous les efforts et toutes les recherches, on ne peut pas trouver la raison matérielle de l'erreur, il faut suspendre son jugement et conserver en attendant les deux résultats, mais ne jamais croire qu'il suffise de nier des faits positifs au nom de faits négatifs plus nombreux, aut vice versa.

Des faits négatifs, quelque nombreux qu'ils soient, ne détruisent jamais un seul fait positif C'est pourquoi la négation pure et simple n'est point de la critique, et, en science, ce procédé doit être repoussé d'une manière absolue, parce que jamais la science ne se constitue par des négations.

En résumé, il faut être convaincu que les faits négatifs ont leur déterminisme comme les faits positifs.

Nous avons posé en principe que toutes les expériences sont bonnes dans le déterminisme de leurs conditions respectives ; c'est dans la recherche des conditions de chacun de ces déterminismes que gît précisément l'enseignement qui doit nous donner les lois du phénomène, puisque par là nous connaissons les conditions de son existence et de sa non-existence.

C'est en vertu de ce principe que je me suis dirigé, quand, après avoir assisté en 1839 aux expériences de Magendie et en 1841 aux discussions de M. Longet, je voulus moi-même me rendre compte des phénomènes et juger les dissidences.

Je répétai les expériences et je trouvai, comme Magendie et comme M. Longet, des cas de sensibilité et des cas d'insensibilité des racines rachidiennes antérieures ; mais, convaincu que ces deux cas tenaient à des circonstances expérimentales différentes, je cherchai à déterminer ces circonstances, et, à force d'observation et de persévérance, je finis par trouver [59] les conditions dans lesquelles il faut se placer pour obtenir l'un ou l'autre résultat.

Aujourd'hui que les conditions du phénomène sont connues, personne ne discute plus.

M. Longet lui-même [60] et tous les physiologistes admettent le fait de la sensibilité récurrente comme constant dans les conditions que j'ai fait connaître.

D'après ce qui précède il faut donc établir comme principe de la critique expérimentale le déterminisme absolu et nécessaire des phénomènes.

Ce principe, bien compris, doit nous rendre circonspects contre cette tendance naturelle à la contradiction que nous avons tous.

Il est certain que tout expérimentateur, particulièrement un débutant, éprouve toujours un secret plaisir quand il rencontre quelque chose qui est autrement que ce que d'autres avaient vu avant lui.

Il est porté par son premier mouvement à contredire, surtout quand il s'agit de contredire un homme haut placé dans la science.

C'est un sentiment dont il faut se défendre parce qu'il n'est pas scientifique.

La contradiction pure serait une accusation de mensonge, et il faut l'éviter, car heureusement les faussaires scientifiques sont rares.

D'ailleurs ce dernier cas ne relevant plus de la science, je n'ai pas à donner de précepte à ce sujet.

Je veux seulement taire remarquer ici que la critique ne consiste pas à prouver que d'autres se sont trompés, et quand même on prouverait qu'un homme éminent s'est trompé, ce ne serait pas une grande découverte ; et cela ne peut devenir un travail profitable pour la science qu'autant que l'on montre comment cet homme s'est trompé.

En effet, les grands hommes nous instruisent souvent autant par leurs erreurs que par leurs découvertes.

J'entends quelquefois dire : Signaler une erreur, cela équivaut à faire une découverte.

Oui, à la condition que l'on mette au jour une vérité nouvelle en montrant la cause de l'erreur, et alors il n'est plus nécessaire de combattre l'erreur, elle tombe d'elle-même.

C'est ainsi que la critique équivaut à une découverte ; c'est quand elle explique tout sans rien nier, et qu'elle trouve le déterminisme exact de faits en apparence contradictoires.

Par ce déterminisme tout se réduit, tout devient lumineux, et alors, comme dit Leibnitz, la science en s'étendant s'éclaire et se simplifie.

II. Le principe du déterminisme repousse de la science les faits indéterminés ou irrationnels

Nous avons dit ailleurs (p. 90) que notre raison comprend scientifiquement le déterminé et l'indéterminé, mais qu'el1e ne saurait admettre l'indéterminable, car ce ne serait rien autre chose qu'admettre le merveilleux, l'occulte ou le surnaturel, qui doivent être absolument bannis de toute science expérimentale.

De là il résulte que, quand un fait se présente à nous, il n'acquiert de valeur scientifique que par la connaissance de son déterminisme.

Un fait brut n'est pas scientifique et un fait dont le déterminisme n'est point rationnel doit de même être repoussé de la science.

En effet, si l'expérimentateur doit soumettre ses idées au critérium des faits, je n'admets pas qu'il doive y soumettre sa raison ; car alors il éteindrait le flambeau de son seul critérium intérieur et il tomberait nécessairement dans le domaine de l'indéterminable, c'est-à-dire de l'occulte et du merveilleux.

Sans doute il existe dans la science un grand nombre de faits bruts qui sont encore incompréhensibles ; je ne veux pas conclure qu'il faut de parti pris repousser tous ces faits, mais je veux seulement dire qu'ils doivent être gardés en réserve, en attendant, comme faits bruts, et ne pas être introduits dans la science, c'est-à-dire dans le raisonnement expérimental, avant qu'ils soient fixés dans leur condition d'existence par un déterminisme rationnel.

Autrement on serait arrêté à chaque instant dans le raisonnement expérimental ou bien conduit inévitablement à l'absurde.

Les exemples suivants, que je pourrais beaucoup multiplier, prouveront ce que j'avance.

Premier exemple. - J'ai fait, il y a quelques années [61], des expériences sur l'influence de l'éther sur les sécrétions intestinales.

Or, il m'arriva d'observer à ce propos que l'injection de l'éther dans le canal intestinal d'un chien à jeun, même depuis plusieurs jours, faisait naître des chylifères blancs magnifiques, absolument comme chez un animal en pleine digestion d'aliments mixtes dans lesquels il y a de la graisse.

Ce fait, répété un grand nombre de fois, était indubitable.

Mais quelle signification lui donner ?

Quel raisonnement établir sur sa cause ?

Fallait-il dire : L'éther fait sécréter du chyle, c'est un fait ?

Mais cela devenait absurde, puisqu'il n'y avait pas d'aliments dans l'intestin.

Comme on le voit, la raison repoussait ce déterminisme absurde et irrationnel dans l'état actuel de nos connaissances.

C'est pourquoi je cherchais où pouvait se trouver la raison de ce fait incompréhensible, et je finis par voir qu'il y avait une cause d'erreur, et que ces chylifères provenaient de ce que l'éther dissolvait l'huile qui graissait le piston de la seringue avec laquelle je l'injectais dans l'estomac ; de sorte qu'en injectant l'éther avec une pipette de verre au lieu d'une seringue, il n'y avait plus de chylifères.

C'est donc l'irrationalisme du fait qui m'a conduit à voir a priori qu'il devait être faux et qu'il ne pouvait servir de base à un raisonnement scientifique.

Sans cela, je n'aurais pas trouvé cette singulière cause d'erreur, qui résidait dans le piston d'une seringue.

Mais cette cause d'erreur reconnue, tout s'expliqua, et le fait devient rationnel, en ce sens que les chylifères s'étaient produits là par l'absorption de la graisse, comme toujours ; seulement l'éther activait cette absorption et rendait le phénomène plus apparent.

Deuxième exemple. - Il avait été vu par des expérimentateurs habiles et exacts [62] que le venin du crapaud empoisonne très rapidement les grenouilles et d'autres animaux, tandis qu'il n'a aucun effet sur le crapaud lui-même.

En effet, voici l'expérience bien simple qui semble le prouver : si l'on prend sur le bout d'une lancette du venin des parotides d'un crapaud de nos contrées et qu'on insinue ce venin sous la peau d'une grenouille ou d'un oiseau, on voit bientôt périr ces animaux, tandis que, si l'on a introduit la même quantité de venin sous la peau d'un crapaud à peu près du même volume, ce dernier n'en meurt pas et n'en éprouve même aucun effet.

C'est là encore un fait brut qui ne pouvait devenir scientifique qu'à la condition de savoir comment ce venin agit sur la grenouille et pourquoi ce venin n'agit pas sur le crapaud.

Il fallait nécessairement pour cela étudier le mécanisme de la mort, car il aurait pu se rencontrer des circonstances particulières qui eussent expliqué la différence des résultats sur la grenouille et sur le crapaud.

C'est ainsi qu'il y a une disposition particulière des naseaux et de l'épiglotte qui explique très bien par exemple pourquoi la section des deux faciaux est mortelle chez le cheval et ne l'est pas chez les autres animaux.

Mais ce fait exceptionnel reste néanmoins rationnel ; il confirme la règle, comme on dit, en ce qu'il ne change rien au fond de la paralysie nerveuse qui est identique chez tous les animaux.

Il n'en fut pas ainsi pour le cas qui nous occupe ; l'étude du mécanisme de la mort par le venin de crapaud amena à cette conclusion, que le venin de crapaud tue en arrêtant le cœur des grenouilles, tandis qu'il n'agit pas sur le cœur du crapaud.

Or, pour être logique, il fallait nécessairement admettre que les fibres musculaires du cœur du crapaud sont d'une autre nature que celles du cœur de la grenouille, puisqu'un poison qui agit sur les unes n'agit pas sur les autres.

Cela devenait impossible ; car admettre que des éléments organiques identiques quant à leur structure et à leurs propriétés physiologiques, cessent d'être identiques devant une action toxique identique, ce serait prouver qu'il n'y a pas de déterminisme nécessaire dans les phénomènes, et dès lors la science se trouverait niée par ce fait.

C'est en vertu de ces idées que j'ai repoussé le fait mentionné ci-dessus comme irrationnel et que j'ai voulu répéter des expériences, bien que je ne doutasse pas de leur exactitude, comme fait brut.

J'ai vu alors [63] que le venin du crapaud tue la grenouille très facilement avec une dose qui est de beaucoup insuffisante pour le crapaud, mais que celui-ci s'empoisonne néanmoins si l'on augmente assez la dose.

De sorte que la différence signalée se réduisait à une question de quantité et n'avait plus la signification contradictoire qu'on pouvait lui donner.

C'est donc encore l'irrationalisme du fait qui a porté à lui donner une autre signification.

III. Le principe du déterminisme exige que les faits soient comparativement déterminés

Nous venons de voir que notre raison nous oblige à repousser des faits qui ont une apparence indéterminée et nous porte à les critiquer afin de leur trouver un sens rationnel avant de les introduire dans le raisonnement expérimental.

Mais comme la critique, ainsi que nous l'avons dit, repose à la fois sur la raison et sur le doute philosophique, il en résulte qu'il ne suffit pas qu'un fait expérimental se présente avec une apparence simple et logique pour que nous l'admettions, mais nous devons encore douter et voir par une contre-expérience si cette apparence rationnelle n'est pas trompeuse.

Ce précepte est de rigueur absolue, surtout dans les sciences médicales qui, à raison de leur complexité, recèlent davantage de causes d'erreurs.

J'ai donné ailleurs (p. 91) le caractère expérimental de la contre-épreuve, je n'y reviendrai pas ; je veux seulement faire remarquer ici que, lors même qu'un fait paraît logique, c'est-à-dire rationnel, cela ne saurait jamais suffire pour nous dispenser de faire la contre-épreuve ou la contre-expérience, de sorte que je considérerai ce précepte comme une sorte de consigne qu'il faut suivre aveuglément même dans les cas qui paraissent les plus clairs et les plus rationnels.

Je vais citer deux exemples qui montreront la nécessité d'exécuter toujours et quand même cette consigne de l'expérience comparative.

Premier exemple. - J'ai expliqué précédemment (p. 230) comment je fus autrefois conduit à étudier le rôle du sucre dans la nutrition, et à rechercher le mécanisme de la destruction de ce principe alimentaire dans l'organisme.

Il fallait, pour résoudre la question, rechercher le sucre dans le sang et le poursuivre dans les vaisseaux intestinaux qui l'avaient absorbé, jusqu'à ce qu'on pût constater le lieu de sa disparition.

Pour réaliser mon expérience, je donnai à un chien une soupe au lait sucrée ; puis je sacrifiai l'animal en digestion, et je trouvai que le sang des vaisseaux sus-hépatiques, qui représente le sang total des organes intestinaux et du foie, renfermait du sucre.

Il était tout naturel et, comme on dit, logique, de penser que ce sucre trouvé dans les veines sus-hépatiques était celui que j'avais donné à l'animal dans sa soupe.

Je suis certain même que plus d'un expérimentateur s'en serait tenu là et aurait considéré comme superflu, sinon comme ridicule, de faire une expérience comparative.

Cependant, je fis l'expérience comparative, parce que j'étais convaincu par principe de sa nécessité absolue : ce qui veut dire que je suis convaincu qu'en physiologie il faut toujours douter, même dans les cas où le doute semble le moins permis.

Cependant je dois ajouter qu'ici l'expérience comparative était encore commandée par cette autre circonstance que j'employais, pour déceler le sucre, la réduction des sels de cuivre dans la potasse.

C'est en effet là un caractère empirique du sucre, qui pouvait être donné par des substances encore inconnues de l'économie.

Mais, je le répète, même sans cela il eût fallu faire l'expérience comparative comme une consigne expérimentale ; car ce cas même prouve qu'on ne saurait jamais prévoir quelle peut en être l'importance.

Je pris donc par comparaison avec le chien à la soupe sucrée un autre chien auquel je donnai de la viande à manger, en ayant soin qu'il n'entrât d'ailleurs aucune matière sucrée ou amidonnée dans son alimentation, puis je sacrifiai cet animal pendant la digestion, et j'examinai comparativement le sang de ses veines sus-hépatiques.

Mais mon étonnement fut grand quand je constatai que ce sang contenait également du sucre chez l'animal qui n'en avait pas mangé.

On voit donc qu'ici l'expérience comparative m'a conduit à la découverte de la présence constante du sucre dans le sang des veines sus-hépatiques des animaux, quelle que soit leur alimentation.

On conçoit qu'alors j'abandonnai toutes mes hypothèses sur la destruction du sucre pour suivre ce fait nouveau et inattendu.

Je mis d'abord son existence hors de doute par des expériences répétées, et je constatai que chez les animaux à jeun, le sucre existait aussi dans le sang.

Tel fut le début de mes recherches sur la glycogénie animale.

Elles eurent pour origine, ainsi qu'on le voit, une expérience comparative faite dans un cas où l'on aurait pu s'en croire dispensé.

Mais s'il y a des avantages attachés à l'expérience comparative, il y a nécessairement aussi des inconvénients à ne pas la pratiquer.

C'est ce que prouve l'exemple suivant.

Deuxième exemple. - Magendie fit autrefois des recherches sur les usages du liquide céphalo-rachidien, et il fut amené à conclure que la soustraction du liquide céphalo-rachidien entraîne chez les animaux une sorte de titubation et un désordre caractéristique dans les mouvements.

En effet, si, après avoir mis à découvert la membrane occipito-atloïdienne, on la perce pour faire écouler le liquide céphalo-rachidien, on remarque que l'animal est pris de désordres moteurs spéciaux.

Rien ne semblait plus naturel et plus simple que d'attribuer cette influence sur les mouvements à la soustraction du liquide céphalo-rachidien, cependant c'était une erreur, et Magendie m'a raconté comment un autre expérimentateur fut amené par hasard à le trouver.

Cet expérimentateur fut interrompu dans son expérience au moment où, ayant coupé les muscles de la nuque, il venait de mettre la membrane occipito-atloïdienne à nu, mais sans l'avoir encore percée pour faire évacuer le liquide céphalorachidien.

Or, l'expérimentateur vit, en revenant continuer son expérience, que cette simple opération préliminaire avait produit la même titubation, quoique le liquide céphalo-rachidien n'eût pas été soustrait.

On avait donc attribué à la soustraction du liquide céphalo-rachidien ce qui n'était que le fait de la section des muscles de la nuque.

Évidemment l'expérience comparative eût résolu la difficulté.

Il aurait fallu, dans ce cas, mettre, ainsi que nous l'avons dit, deux animaux dans les mêmes conditions moins une, c'est-à-dire mettre la membrane occipito-atloïdienne à nu chez deux animaux, et ne la piquer, pour faire écouler le liquide, que chez l'un d'eux ; alors on aurait pu juger par comparaison et préciser ainsi la part exacte de la soustraction du liquide céphalo-rachidien dans les désordres de la myotilité.

Je pourrais citer un grand nombre d'erreurs arrivées à des expérimentateurs habiles pour avoir négligé le précepte de l'expérience comparative.

Seulement, comme il est souvent difficile, ainsi que l'ont prouvé les exemples que j'ai cités, de savoir d'avance si l'expérience comparative sera nécessaire ou non, je répète qu'il faut, pour éviter tout embarras, admettre l'expérience comparative comme une véritable consigne devant être exécutée même quand elle est inutile, afin de ne pas en manquer quand elle est nécessaire.

L'expérience comparative aura lieu tantôt sur deux animaux, comme nous l'avons dit dans le cas précédent, tantôt, pour être plus exacte, elle devra porter sur deux organes similaires d'un même animal.

C'est ainsi que, voulant autrefois juger de l'influence de certaines substances sur la production de la matière glycogène dans le foie, je n'ai jamais pu trouver deux animaux comparables sous ce rapport, même en les mettant dans des conditions alimentaires exactement semblables, c'est-à-dire à jeun pendant le même nombre de jours.

Les animaux, suivant leur âge, leur sexe, leur embonpoint, etc., supportent plus ou moins l'abstinence et détruisent plus ou moins de matière glycogène, de sorte que je n'étais jamais sûr que les différences trouvées fussent le résultat de la différence d'alimentation.

Pour enlever cette cause d'erreur, je fus obligé de faire l'expérience complète sur le même animal en lui enlevant préalablement un morceau de foie, avant l'injection alimentaire et un autre après.

De même quand il s'agit aussi de voir l'influence de la contraction sur la respiration musculaire chez la grenouille, il est nécessaire de comparer les deux membres d'un même animal parce que, dans ce cas, deux grenouilles ne sont pas toujours comparables entre elles.

IV. La critique expérimentale ne doit porter que sur des faits et jamais sur des mots

J'ai dit, au commencement de ce chapitre, que l'on était souvent illusionné par une valeur trompeuse que l'on donne aux mots.

Je désire expliquer ma pensée par des exemples :

Premier exemple. - En 1845, je faisais à la Société philomathique une communication dans laquelle je discutais des expériences de Brodie et de Magendie sur la ligature du canal cholédoque, et je montrais que les résultats différents que ces expérimentateurs avaient obtenus tenaient à ce que l'un, ayant opéré sur des chiens, avait lié le canal cholédoque seul, tandis que l'autre, ayant opéré sur des chats, avait compris sans s'en douter, dans sa ligature, à la fois le canal cholédoque et un conduit pancréatique.

Je donnais ainsi la raison de la différence des résultats obtenus, et je concluais qu'en physiologie comme ailleurs, les expériences peuvent être rigoureuses et fournir des résultats identiques toutes les fois que l'on opère dans des conditions exactement semblables.

À ce propos, un membre de la Société, Gerdy, chirurgien de la Charité, professeur à la Faculté de médecine et connu par divers ouvrages de chirurgie et de physiologie, demanda la parole pour attaquer mes conclusions.

« L'explication anatomique que vous donnez, me dit-il, des expériences de Brodie et de Magendie est juste, mais je n'admets pas la conclusion générale que vous en tirez.

En effet, vous dites qu'en physiologie les résultats des expériences sont identiques quand on opère dans des conditions identiques ; je nie qu'il en soit ainsi.

Cette conclusion serait exacte pour la nature brute, mais elle ne saurait être vraie pour la nature vivante.

Toutes les fois, ajouta-t-il, que la vie intervient dans les phénomènes, on a beau - être dans des conditions identiques, les résultats peuvent être différents. »

Comme preuve de son opinion, Gerdy cita des cas d'individus atteints de la même maladie auxquels il avait administré les mêmes médicaments et chez lesquels les résultats avaient été différents.

Il rappela aussi des cas d'opérations semblables faites pour les mêmes maladies, mais suivies de guérison dans un cas et de mort dans l'autre.

Toutes ces différences tenaient, suivant lui, à ce que la vie modifie par elle-même les résultats, quoique les conditions de l'expérience aient été les mêmes ; ce qui ne pouvait pas arriver, pensait-il, pour les phénomènes des corps bruts, dans lesquels la vie n'intervient pas.

Dans la Société philomathique, ces idées trouvèrent immédiatement une opposition générale.

Tout le monde fit remarquer à Gerdy que ses opinions n'étaient rien moins que la négation de la science biologique et qu'il se faisait complètement illusion sur l'identité des conditions dans les cas dont il parlait, en ce sens que les maladies qu'il regardait comme semblables et identiques ne l'étaient pas du tout, et qu'il rapportait à l'influence de la vie ce qui devait être mis sur le compte de notre ignorance dans des phénomènes aussi complexes que ceux de la pathologie.

Gerdy persista à soutenir que la vie avait pour effet de modifier les phénomènes de manière à les faire différer, chez les divers individus, lors même que les conditions dans lesquelles ils s'accomplissaient étaient identiques.

Gerdy croyait que la vitalité de l'un n'était pas la vitalité de l'autre, et que par suite il devait exister entre les individus des différences qu'il était impossible de déterminer.

Il ne voulut pas abandonner son idée, il se retrancha dans le mot de vitalité, et l'on ne put lui faire comprendre que ce n'était là qu'un mot vide de sens qui ne répondait à rien, et que dire qu'une chose était due à la vitalité, c'était dire qu'elle était inconnue.

En effet, on est très souvent la dupe de ce mirage des mots vie, mort, santé, maladie, idiosyncrasie.

On croit avoir donné une explication quand on a dit qu'un phénomène est dû à l'influence vitale, à l'influence morbide ou à l'idiosyncrasie individuelle.

Cependant il faut bien savoir que, quand nous disons phénomène vital, cela ne veut rien dire, si ce n'est que c'est un phénomène propre aux êtres vivants dont nous ignorons encore la cause, car je pense que tout phénomène appelé vital aujourd'hui devra tôt ou tard être ramené à des propriétés définies de la matière organisée ou organique.

On peut sans doute employer l'expression de vitalité, con-une les chimistes emploient le mot d'affinité, mais en sachant qu'au fond il n'y a que des phénomènes et des conditions de phénomènes qu'il faut connaître ; quand la condition du phénomène sera connue, alors les forces vitales ou minérales occultes disparaîtront.

Sur ce point, je suis très heureux d'être en parfaite harmonie d'idées avec mon confrère et ami M. Henri Sainte-Claire Deville.

C'est ce qu'on verra dans les paroles suivantes prononcées par M. Sainte-Claire Deville en exposant devant la Société chimique de Paris ses belles découvertes sur les effets des hautes températures [64].

« Il ne faut pas se dissimuler que l'étude des causes premières dans les phénomènes que nous observons et que nous mesurons présente en elle un danger sérieux.

Échappant à toute définition précise et indépendante des faits particuliers, elles nous amènent bien plus souvent que nous ne le pensons à commettre de véritables pétitions de principes, et à nous contenter d'explications spécieuses qui ne peuvent résister à une critique sévère.

L'affinité principalement, définie comme la force qui préside aux combinaisons chimiques, a été pendant longtemps et est encore une cause occulte, une sorte d'archée à laquelle on rapporte tous les faits incompris et qu'on considère dès lors comme expliqués, tandis qu'ils ne sont souvent que classés et souvent même mal classés : de même on attribue à la force catalytique [65] une multitude de phénomènes fort obscurs et qui, selon moi, le deviennent davantage lorsqu'on les rapporte en bloc à une cause entièrement inconnue.

Certainement on a cru les ranger dans une même catégorie quand on leur a donné le même nom.

Mais la légitimité de cette classification n'a même pas été démontrée.

Qu'y a-t-il, en effet, de plus arbitraire que de placer les uns à côté des autres les phénomènes catalytiques qui dépendent de l'action ou de la présence de la mousse de platine et de l'acide sulfurique concentré, quand le platine ou l'acide ne sont pas, pour ainsi dire, partie prenante dans l'opération ?

Ces phénomènes seront peut-être expliqués plus tard d'une manière essentiellement différente, suivant qu'ils auront été produits sous l'influence d'une matière poreuse comme la mousse de platine, ou sous l'influence d'un agent chimique très énergique comme l'acide sulfurique concentré.

« Il faut donc laisser de côté dans nos études toutes ces forces inconnues auxquelles on n'a recours que parce qu'on n'en a pas mesuré les effets.

Au contraire, toute notre attention doit être portée sur l'observation et la détermination numérique de ces effets, lesquels sont seuls à notre portée.

On établit par ce travail leurs différences et leurs analogies et une lumière nouvelle résulte de ces comparaisons et de ces mesures.

« Ainsi la chaleur et l'affinité sont constamment en présence dans nos théories chimiques.

L'affinité nous échappe entièrement et nous lui attribuons cependant la combinaison qui serait l'effet de cette cause inconnue.

Étudions simplement les circonstances physiques qui accompagnent la combinaison, et nous verrons combien de phénomènes mesurables, combien de rapprochements curieux s'offrent à nous à chaque instant.

La chaleur détruit, dit-on, l'affinité.

Étudions avec persistance la décomposition des corps sous l'influence de la chaleur estimée en quantité ou travail, température ou force vive : nous verrons de suite combien cette étude est fructueuse et indépendante de toute hypothèse, de toute force inconnue, inconnue même au point de vue de l'espèce d'unités à laquelle il faut rapporter sa mesure exacte ou approchée.

C'est en ce sens surtout que l'affinité, considérée comme force, est une cause occulte, à moins qu'elle ne soit simplement l'expression d'une qualité de la matière.

Dans ce cas elle servirait simplement à désigner le fait que telles ou telles substances peuvent ou ne peuvent pas se combiner dans telles ou telles circonstances définies. »

Quand un phénomène qui a lieu en dehors du corps vivant ne se passe pas dans l'organisme, ce n'est pas parce qu'il y a là une entité appelé la vie qui empêche le phénomène d'avoir lieu, mais c'est parce que la condition du phénomène ne se rencontre pas dans le corps comme au-dehors.

C'est ainsi qu'on a pu dire que la vie empêche la fibrine de se coaguler dans les vaisseaux chez un animal vivant, tandis que, en dehors des vaisseaux la fibrine se coagule, parce que la vie n'agit plus sur elle.

Il n'en est rien ; il faut certaines conditions physicochimiques pour faire coaguler la fibrine ; elles sont plus difficiles à réaliser sur le vivant, mais elles peuvent cependant s'y rencontrer, et, dès qu'elles se montrent, la fibrine se coagule aussi bien dans l'organisme qu'au dehors.

La vie qu'on invoquait n'est donc qu'une condition physique qui existe ou qui n'existe pas.

J'ai montré que le sucre se produit en plus grande abondance dans le foie après la mort que pendant la vie ; il est des physiologistes qui en ont conclu que la vie avait une influence sur la formation du sucre dans le foie ; ils ont dit que la vie empêchait cette formation et que la mort la favorisait.

Ce sont là des opinions vitales qu'on est surpris d'entendre à notre époque et qu'on est étonné de voir être soutenues par des hommes qui se piquent d'appliquer l'exactitude des sciences physiques à la physiologie et à la médecine.

Je montrerai plus tard que ce ne sont encore là que des conditions physiques qui sont présentes ou absentes, mais il n'y a rien autre chose de réel ; car encore une fois, au fond de toutes ces explications il n'y a que les conditions ou le déterminisme des phénomènes à trouver.

En résumé, il faut savoir que les mots que nous employons pour exprimer les phénomènes, quand nous ignorons leurs causes, ne sont rien par eux-mêmes, et que, dès que nous leur accordons une valeur dans la critique ou dans les discussions, nous sortons de l'expérience et nous tombons dans la scolastique.

Dans les discussions ou dans les explications de phénomènes, il faut toujours bien se garder de sortir de l'observation et de substituer un mot à la place du fait.

On est même très souvent attaquable uniquement parce qu'on est sorti du fait et qu'on a conclu par un mot qui va au-delà de ce qui a été observé.

L'exemple suivant le prouvera clairement.

Deuxième exemple. - Lorsque je fis mes recherches sur le suc pancréatique, je constatai que ce fluide renferme une matière spéciale, la pancréatine, qui a les caractères mixtes de l'albumine et de la caséine.

Cette matière se rapproche de l'albumine en ce qu'elle est coagulable par la chaleur, mais elle diffère en ce que, comme la caséine, elle est précipitable par le sulfate de magnésie.

Avant moi, Magendie avait fait des expériences sur le suc pancréatique et il avait dit, d'après ses essais, que le suc pancréatique est un liquide qui contient de l'albumine, tandis que moi, je concluais d'après mes recherches, que le suc pancréatique ne renfermait pas d'albumine, mais contenait de la pancréatine, qui est une matière distincte de l'albumine.

Je montrai mes expériences à Magendie en lui faisant remarquer que nous étions en désaccord sur la conclusion, mais que nous étions cependant d'accord sur le fait que le suc pancréatique était coagulable par la chaleur ; mais seulement il y avait d'autres caractères nouveaux que j'avais vus qui m'empêchaient de conclure à la présence de l'albumine.

Magendie me répondit :

« Cette dissidence entre nous vient de ce que rai conclu plus que je n'ai vu ; si j'avais dit simplement : Le suc pancréatique est un liquide coagulable par la chaleur, je serais resté dans le fait et j'aurais été inattaquable. »

Cet exemple que j'ai toujours retenu me paraît bien fait pour montrer combien peu il faut attacher de valeur aux mots en dehors des faits qu'ils représentent.

Ainsi le mot albumine ne signifie rien par lui-même ; il nous rappelle seulement des caractères et des phénomènes.

En étendant cet exemple à la médecine, nous verrions qu'il en est de même et que les mots fièvre, inflammation, et les noms des maladies en général, n'ont aucune signification par eux-mêmes.

Quand on crée un mot pour caractériser un phénomène, on s'entend en général à ce moment sur l'idée qu'on veut lui faire exprimer et sur la signification exacte qu'on lui donne, mais plus tard, par les progrès de la science, le sens du mot change pour les uns, tandis que pour les autres le mot reste dans le langage avec sa signification primitive.

Il en résulte alors une discordance qui, souvent, est telle, que des hommes, en employant le même mot, expriment des idées très différentes.

Notre langage n'est en effet qu'approximatif, et il est si peu précis, même dans les sciences, que, si l'on perd des phénomènes de vue pour s'attacher aux mots, on est bien vite en dehors de la réalité.

On ne peut alors que nuire à la science quand on discute pour conserver un mot qui n ' est plus qu'une cause d'erreur, en ce sens qu'il n'exprime plus la même idée pour tous.

Concluons donc qu'il faut toujours s'attacher aux phénomènes et ne voir dans le mot qu'une expression vide de sens si les phénomènes qu'il doit représenter ne sont pas déterminés ou s'ils viennent à manquer.

L'esprit a naturellement des tendances systématiques, et c'est pour cela que l'on cherche à s'accorder plutôt sur les mots que sur les choses.

C'est une mauvaise direction dans la critique expérimentale qui embrouille les questions et fait croire à des dissidences qui, le plus souvent, n'existent que dans la manière dont on interprète les phénomènes au lieu de porter sur l'existence des faits et sur leur importance réelle.

Comme tous ceux qui ont eu le bonheur d'introduire dans la science des faits inattendus ou des idées nouvelles, j'ai été et je suis encore l'objet de beaucoup de critiques.

Je n'ai point répondu jusqu'ici à mes contradicteurs parce que, ayant toujours des travaux à poursuivre, le temps et l'occasion m'ont manqué ; mais dans la suite de cet ouvrage l'opportunité se présentera tout naturellement de faire cet examen, et en appliquant les principes de critique expérimentale que nous avons indiqués dans les paragraphes précédents, il nous sera facile de juger toutes Ces critiques.

Nous dirons seulement, en attendant, qu'il y a toujours deux choses essentielles à distinguer dans la critique expérimentale : le fait d'expérience et son interprétation.

La science exige avant tout qu'on s'accorde sur le fait parce que c'est lui qui constitue la base sur laquelle on doit raisonner. quant aux interprétations et aux idées, elles peuvent varier, et c'est même un bien qu'elles soient discutées, parce que ces discussions portent à faire d'autres recherches et à entreprendre de nouvelles expériences.

Il s'agira donc de ne jamais perdre de vue en physiologie les principes de la vraie critique scientifique et de n'y jamais mêler aucune personnalité ni aucun artifice.

Parmi les artifices de la critique, il en est beaucoup dont nous n'avons pas à nous occuper parce qu'ils sont extra-scientifiques, mais il en est un cependant qu'il faut signaler.

C'est celui qui consiste à ne relever dans un travail que ce qu'il y a d'attaquable et de défectueux en négligeant ou en dissimulant ce qu'il y a de bon et d'important.

Ce procédé est celui d'une fausse critique.

En science, le mot de critique n'est point synonyme de dénigrement ; critiquer signifie rechercher la vérité en séparant ce qui est vrai de ce qui est faux, en distinguant ce qui est bon de ce qui est mauvais.

Cette critique, en même temps qu'elle est juste pour le savant, est la seule qui soit profitable pour la science.

C'est ce qu'il nous sera facile de démontrer par la suite dans les exemples particuliers dont nous aurons à faire mention.

Chapitre III De l'investigation et de la critique appliquées à la médecine expérimentale

Les procédés d'investigation et de critique scientifiques ne sauraient différer d'une science à l'autre, et à plus forte raison dans les diverses parties d'une même science.

Il sera donc facile de montrer que les règles que nous avons indiquées dans le chapitre précédent pour les recherches physiologiques sont absolument les mêmes que celles qu'il convient de suivre pour la pathologie et pour la thérapeutique.

Ce qui veut dire que les méthodes d'investigation dans les phénomènes de la vie doivent être les mêmes à l'état normal et à l'état pathologique.

C'est là un principe qui nous paraît fondamental dans les sciences biologiques.

I. De l'investigation pathologique et thérapeutique

En pathologie et en thérapeutique, comme en physiologie, l'investigation scientifique a pour point de départ tantôt un fait fortuit ou survenu par hasard, tantôt une hypothèse, c'est-à-dire une idée.

J'ai entendu parfois émettre par des médecins l'opinion que la médecine n'est pas une science, parce que toutes les connaissances que l'on possède en médecine pratique sont empiriques et-nées du hasard, tandis que les connaissances scientifiques se déduisent avec certitude d'une théorie ou d'un principe.

Il y a là une erreur que je désire faire remarquer.

Toutes les connaissances humaines ont forcément commencé par des observations fortuites.

L'homme ne pouvait en effet avoir la connaissance des choses qu'après les avoir vues, et la première fois c'est nécessairement par hasard qu'il a dû les voir.

Ce n'est qu'après avoir acquis un certain nombre de notions, par l'observation, que l'homme a raisonné sur ce qu'il avait observé d'abord par hasard, puis il a été conduit à se faire des idées sur les choses, à rapprocher les faits anciens et à en déduire de nouveaux qui leur étaient analogues ; en un mot, il a été amené, après l'observation empirique, à trouver d'autres faits, non plus par pur hasard, mais par induction.

Au fond l'empirisme, c'est-à-dire l'observation ou l'expérience fortuite, a donc été l'origine de toutes les sciences, il en a été forcément la première période.

Mais l'empirisme n'est un état permanent dans aucune science.

Dans les sciences complexes de l'humanité, l'empirisme gouvernera nécessairement la pratique bien plus longtemps que dans les sciences plus simples.

Aujourd'hui la pratique médicale est empirique dans le plus grand nombre des cas ; mais cela ne veut pas dire que la médecine ne sortira jamais de l'empirisme.

Elle en sortira plus difficilement à cause de la complexité des phénomènes, mais c'est une raison pour redoubler d'effort et pour entrer dans la voie scientifique aussitôt qu'on le pourra.

En un mot l'empirisme n'est point la négation des sciences expérimentales, comme semblent le croire certains médecins, ce n'en est que le premier état.

Il faut ajouter même que l'empirisme ne disparaît jamais complètement d'aucune science.

Les sciences, en effet, ne s'illuminent pas dans toutes leurs parties à la fois ; elles ne se développent que successivement.

En physique et en chimie, il est des parties où l'empirisme existe encore ; ce qui le prouve, c'est que tous les jours on y fait des découvertes par hasard, c'est-à-dire imprévues par les théories régnantes.

Je conclurai donc que dans les sciences on ne fait des découvertes que parce que toutes ont encore des parties obscures.

En médecine, les découvertes à faire sont plus nombreuses, car l'empirisme et l'obscurité règnent presque partout.

Cela prouve que cette science si complexe est plus arriérée que d'autres, mais voilà tout.

Les observations médicales nouvelles se font généralement par hasard ; si un malade porteur d'une affection jusqu'alors inconnue entre dans un hôpital ou vient consulter un médecin, c'est bien par hasard que le médecin rencontre ce malade.

Mais c'est exactement de la même manière qu'un botaniste rencontre dans la campagne une plante qu'il ne connaissait pas, et c'est aussi par hasard qu'un astronome aperçoit dans le ciel une planète dont il ignorait l'existence.

Dans ces circonstances, l'initiative du médecin consiste à voir et à ne pas laisser échapper le fait que le hasard lui a offert et son mérite se réduit à l'observer avec exactitude.

Je ne puis entrer ici dans l'examen des caractères que doit avoir une bonne observation médicale.

Il serait également fastidieux de rapporter des exemples d'observations médicales faites par hasard ; elles fourmillent dans les ouvrages de médecine et tout le monde en connaît.

Je me bornerai donc à dire d'une manière générale que, pour faire une bonne observation médicale, il est non seulement nécessaire d'avoir l'esprit d'observation, mais il faut de plus être physiologiste.

On interprétera mieux les significations diverses d'un phénomène morbide, on lui donnera sa valeur réelle et on ne tombera point dans l'inconvénient que Sydenham reprochait à certains médecins de mettre des phénomènes importants d'une maladie sur le même plan que d'autres phénomènes insignifiants et accidentels, comme un botaniste qui décrirait les morsures de chenilles au nombre des caractères d'une plante [66].

Il faut apporter du reste dans l'observation d'un phénomène pathologique, c'est-à-dire d'une maladie, exactement les mêmes conditions d'esprit et la même rigueur que dans l'observation d'un phénomène physiologique.

Il ne faut jamais aller au-delà du fait et être en quelque sorte le photographe de la nature.

Mais une fois l'observation médicale bien posée, elle devient, comme en physiologie, le point de départ d'idées ou d'hypothèses que le médecin expérimentateur est conduit à vérifier par de nouvelles observations faites sur les malades ou par des expérimentations instituées sur les animaux.

Nous avons dit qu'il arrive souvent qu'en faisant une recherche physiologique, il surgit un fait nouveau qu'on ne cherchait pas, cela se voit également en pathologie.

Il me suffira de citer, pour le prouver, l'exemple récent de Zenker qui, en poursuivant la recherche de certaines altérations du système musculaire dans la fièvre typhoïde, trouva des trichines qu'il ne cherchait pas [67].

En pathologie comme en physiologie, le mérite de l'investigateur consiste à poursuivre dans une expérience ce qu'il y cherche, mais à voir en même temps ce qu'il ne cherchait pas.

L'investigation pathologique peut aussi avoir pour point de départ une théorie, une hypothèse ou une idée préconçue.

Il serait facile de donner des exemples qui prouveraient qu'en pathologie comme en physiologie, des idées absurdes peuvent parfois conduire à des découvertes utiles, de même qu'il ne serait pas difficile de trouver des arguments pour prouver que les théories même les plus accréditées ne doivent être regardées que comme des théories provisoires et non comme des vérités absolues auxquelles il faille faire plier les faits.

L'investigation thérapeutique rentre exactement dans les mêmes règles que l'investigation physiologique et pathologique.

Tout le monde sait que le hasard a été le premier promoteur de la science thérapeutique, et que c'est par hasard qu'on a observé les effets de la plupart des médicaments.

Souvent aussi les idées ont guidé le médecin dans ses essais thérapeutiques, et il faut dire aussi que souvent c'étaient des théories ou des idées les plus étranges ou les plus absurdes.

Il me suffira de citer les théories de Paracelse qui déduisaient l'action des médicaments d'après des influences astrologiques, et de rappeler les idées de Porta qui donnait aux plantes des usages médicamentaux déduits de la ressemblance de ces plantes avec certains organes malades ; ainsi la carotte guérissait la jaunisse ; la pulmonaire, la phthisie, etc. [68].

En résumé, nous ne saurions établir aucune distinction fondée entre les méthodes d'investigation que l'on doit appliquer en physiologie, en pathologie et en thérapeutique.

C'est toujours la même méthode d'observation et d'expérimentation immuable dans ses principes, offrant seulement quelques particularités dans l'application suivant la complexité relative des phénomènes.

Nous ne saurions trouver, en effet, aucune différence radicale entre la nature des phénomènes physiologiques, pathologiques et thérapeutiques.

Tous ces phénomènes dérivent de lois qui, étant propres à la matière vivante, sont identiques dans leur essence et ne varient que par les conditions diverses dans lesquelles les phénomènes se manifestent.

Nous verrons, plus tard, que les lois physiologiques se retrouvent dans les phénomènes pathologiques d'où il suit que la véritable base scientifique de la thérapeutique doit être donnée par la connaissance de l'action physiologique des causes morbides, des médicaments ou des poisons, ce qui est exactement la même chose.

II. De la critique expérimentale pathologique et thérapeutique

C'est la critique des faits qui donne aux sciences leur véritable caractère.

Toute critique scientifique doit ramener les faits au rationalisme.

Si, au contraire, la critique est ramenée à un sentiment personnel, la science disparaît parce qu'elle repose sur un critérium qui ne peut ni se prouver ni se transmettre ainsi que cela doit avoir lieu pour les vérités scientifiques.

J'ai souvent entendu des médecins à qui l'on demandait la raison de leur diagnostic répondre : je ne sais pas comment je reconnais tel cas, mais cela se voit ; ou bien quand on leur demandait pourquoi ils administraient certains remèdes, ils répondaient qu'ils ne sauraient le dire exactement, et que d'ailleurs ils n'étaient pas tenus d'en rendre raison, puisque c'était leur tact médical et leur intuition qui les dirigeaient.

Il est facile de comprendre que les médecins qui raisonnent ainsi nient la science.

Mais, en outre, on ne saurait s'élever avec trop de force contre de semblables idées qui sont mauvaises non seulement parce qu'elles étouffent pour la jeunesse tout germe scientifique, mais parce qu'elles favorisent surtout la paresse, l'ignorance et le charlatanisme.

Je comprends parfaitement qu'un médecin dise qu'il ne se rend pas toujours compte d'une manière rationnelle de ce qu'il fait et j'admets qu'il en conclue que la science médicale est encore plongée dans les ténèbres de l'empirisme ; mais qu'il parte de là pour élever son tact médical ou son intuition à la hauteur d'un critérium qu'il prétend ensuite imposer sans autre preuve, c'est ce qui est complètement antiscientifique.

La seule critique scientifique qui existe en pathologie et en thérapeutique comme en physiologie est la critique expérimentale, et cette critique, qu'on se l'applique à soi-même ou aux travaux des autres, doit toujours être fondée sur le déterminisme absolu des faits.

La critique expérimentale, ainsi que nous l'avons vu, doit faire repousser la statistique comme base de la science pathologique et thérapeutique expérimentales.

Il faudra en pathologie et en thérapeutique répudier les faits indéterminés, c'est-à-dire ces observations mal faites ou parfois même imaginées que l'on apporte sans cesse comme des objections perpétuelles.

Ce sont, comme en physiologie, des faits bruts qui ne sauraient entrer dans le raisonnement scientifique qu'à la condition d'être déterminés et exactement définis dans leurs conditions d'existence.

Mais le caractère de la critique en pathologie et en thérapeutique, c'est d'exiger avant tout l'observation ou l'expérience comparative.

En effet, comment un médecin pourra-t-il juger l'influence d'une cause morbifique s'il n'élimine par une expérience comparative toutes les circonstances accessoires qui peuvent devenir des causes d'erreurs et lui faire prendre de simples coïncidences pour des relations de cause à effet.

En thérapeutique surtout la nécessité de l'expérience comparative a toujours frappé les médecins doués de l'esprit scientifique.

On ne peut juger de l'influence d'un remède sur la marche et la terminaison d'une maladie, si préalablement on ne connaît la marche et la terminaison naturelles de cette maladie.

C'est pourquoi Pinel disait dans sa clinique : Cette année nous observerons les maladies sans les traiter, et l'année prochaine nous les traiterons.

On doit scientifiquement adopter l'idée de Pinel sans cependant admettre cette expérience comparative à longue échéance qu'il proposait.

En effet, les maladies peuvent varier dans leur gravité d'une année à l'autre ; les observations de Sydenham sur l'influence indéterminée ou inconnue de ce qu'il appelle le génie épidémique sont là pour le prouver.

L'expérience comparative exige donc, pour être valable, d'être faite dans le même temps et sur des malades aussi comparables que possible.

Malgré cela, cette comparaison est encore hérissée de difficultés immenses que le médecin doit chercher à diminuer ; car l'expérience comparative est la condition sine qua non de la médecine expérimentale et scientifique, autrement le médecin marche à l'aventure et devient le jouet de mille illusions.

Un médecin qui essaye un traitement et qui guérit ses malades est porté à croire que la guérison est due à son traitement.

Souvent des médecins se vantent d'avoir guéri tous leurs malades par un remède qu'ils ont employé.

Mais la première chose qu'il faudrait leur demander, ce serait s'ils ont essayé de ne rien faire, c'est-à-dire de ne pas traiter d'autres malades ; car, autrement, comment savoir si c'est le remède ou la nature qui a guéri ?

Gall a écrit un livre assez peu connu [69] sur cette question de savoir quelle est la part de la nature et de la médecine dans la guérison des maladies, et il conclut tout naturellement que cette part est fort difficile à faire.

Tous les jours on peut se faire les plus grandes illusions sur la valeur d'un traitement si on n'a pas recours à l'expérience comparative.

J'en rappellerai seulement un exemple récent relatif au traitement de la pneumonie.

L'expérience comparative a montré en effet que le traitement de la pneumonie par la saignée, que l'on croyait très efficace, n'est qu'une illusion thérapeutique [70].

De tout cela je conclurai donc que l'observation et l'expérience comparatives sont la seule base solide de la médecine expérimentale, et que la physiologie, la pathologie et la thérapeutique doivent être soumises aux lois de cette critique commune.

Chapitre IV Des obstacles philosophiques que rencontre la médecine expérimentale

D'après tout ce qui a été dit dans cette introduction, les obstacles principaux que rencontre la médecine expérimentale résident dans la complexité énorme des phénomènes qu'elle étudie.

Je n'ai pas à revenir sur ce point qui a été développé déjà sous toutes les formes.

Mais, outre ces difficultés toutes matérielles et en quelque sorte objectives, il y a pour la médecine expérimentale des obstacles qui résident dans des vices de méthodes, dans des mauvaises habitudes de l'esprit ou dans certaines idées fausses dont nous allons dire quelques mots.

I. De la fausse application de la physiologie à la médecine

Je n'ai certainement pas la prétention d'avoir le premier proposé d'appliquer la physiologie à la médecine.

Cela a été recommandé depuis longtemps et des tentatives très nombreuses ont été faites dans cette direction.

Dans mes travaux et dans mon enseignement au Collège de France je ne fais donc que poursuivre une idée qui déjà porte ses fruits par les applications qu'on en fait à la médecine.

Aujourd'hui plus que jamais, les jeunes médecins marchent dans cette voie, qui est considérée avec juste raison comme la voie du progrès.

Toutefois j'ai vu souvent cette application de la physiologie à la médecine être très mal comprise, de sorte que non seulement elle ne produit pas tous les bons résultats qu'on est en droit d'en attendre, mais elle devient même nuisible et fournit alors des arguments aux détracteurs de la médecine expérimentale.

Il importe donc beaucoup de nous expliquer à ce sujet ; car il s'agit ici d'une importante question de méthode, et ce sera une nouvelle occasion de fixer d'une manière plus précise le véritable point de vue de ce que nous appelons la Médecine expérimentale.

La médecine expérimentale diffère dans son but de la Médecine d'observation de la même manière que les sciences d'observation, en général, diffèrent des sciences expérimentales.

Le but d'une science d'observation est de découvrir les lois des phénomènes naturels afin de les prévoir ; mais elle ne saurait les modifier ni les maîtriser à son gré.

Le type de ces sciences est l'astronomie ; nous pouvons prévoir les phénomènes astronomiques, mais nous ne saurions rien y changer.

Le but d'une science expérimentale est de découvrir les lois des phénomènes naturels, non seulement pour les prévoir, mais dans le but de les régler à son gré et de s'en rendre maître ; telles sont la physique et la chimie.

Or, parmi les médecins il en est qui ont pu croire que la médecine devait rester une science d'observation, c'est-à-dire une médecine capable de prévoir le cours et l'issue des maladies, mais ne devant pas agir directement sur la maladie.

Il en est d'autres, et je suis du nombre, qui ont pensé que la médecine pouvait être une science expérimentale, c'est-à-dire une médecine capable de descendre dans l'intérieur de l'organisme, et de trouver le moyen de modifier et de régler jusqu'à un certain point les ressorts cachés de la machine vivante.

Les médecins observateurs ont considéré l'organisme vivant comme un petit monde contenu dans le grand, comme une sorte de planète vivante et éphémère dont les mouvements étaient régis par des lois que l'observation simple pouvait nous faire découvrir de manière à prévoir la marche et l'évolution des phénomènes vitaux à l'état sain ou malade, mais sans jamais devoir modifier en rien leur cours naturel.

Cette doctrine se trouve dans toute sa pureté dans Hippocrate.

La médecine d'observation simple, on le comprend, exclut toute intervention médicale active, c'est pour cela qu'elle est aussi connue sous le nom de médecine expectante, c'est-à-dire de médecine qui observe et prévoit le cours des maladies, mais sans avoir pour but d'agir directement sur leur marche [71].

Sous ce rapport il est très rare de trouver un médecin purement hippocratiste, et il serait facile de prouver que beaucoup de médecins, qui préconisent bien haut l'hippocratisme, ne s'en réfèrent pas du tout à ses préceptes quand ils se livrent aux écarts des médications empiriques les plus actives et les plus désordonnées.

Ce n'est pas que je condamne ces essais thérapeutiques qui ne sont, la plupart du temps, que des expérimentations pour voir, seulement je dis que ce n'est plus là de la médecine hippocratique, mais de l'empirisme.

Le médecin empirique, qui agit plus ou moins aveuglément, expérimente en définitive sur les phénomènes vitaux et, à ce titre, il se place dans la période empirique de la médecine expérimentale.

La médecine expérimentale est donc la médecine qui a la prétention de connaître les lois de l'organisme sain et malade de manière non seulement à prévoir les phénomènes, mais aussi de façon à pouvoir les régler et les modifier dans certaines limites.

D'après ce que nous avons dit plus haut, on s'apercevra facilement que la médecine tend fatalement à devenir expérimentale, et que tout médecin qui donne des médicaments actifs à ses malades coopère à l'édification de la médecine expérimentale.

Mais, pour que cette action du médecin expérimentateur sorte de l'empirisme et mérite le nom de science, il faut qu'elle soit fondée sur la connaissance des lois qui régissent les actions vitales dans le milieu intérieur de l'organisme, soit à l'état sain, soit à l'état pathologique.

La base scientifique de la médecine expérimentale est la physiologie ; nous l'avons dit bien souvent, il faut le proclamer bien haut parce que, hors de là, il n'y a point de science médicale possible.

Les malades ne sont au fond que des phénomènes physiologiques dans des conditions nouvelles qu'il s'agit de déterminer ; les actions toxiques et médicamenteuses se ramènent, comme nous le verrons, à de simples modifications physiologiques dans les propriétés des éléments histologiques de nos tissus.

En un mot, la physiologie doit être constamment appliquée à la médecine pour comprendre et expliquer le mécanisme des maladies et l'action des agents médicamenteux ou toxiques.

Or, c'est précisément cette application de la physiologie qu'il s'agit ici de bien définir.

Nous avons vu plus haut en quoi la médecine expérimentale diffère de l'hippocratisme et de l'empirisme ; mais nous n'avons pas dit pour cela que la médecine expérimentale dût renier la médecine d'observation et l'emploi empirique des médicaments ; loin de là, la médecine expérimentale se sert de l'observation médicale et de l'empirisme comme point d'appui nécessaire.

En effet, la médecine expérimentale ne repousse jamais systématiquement aucun fait ni aucune observation populaire, elle doit tout examiner expérimentalement et elle cherche l'explication scientifique des faits que la médecine d'observation et l'empirisme ont d'abord constatés.

Donc la médecine expérimentale est ce que je pourrais appeler la seconde période de la médecine d'observation ; et il est tout naturel dès lors que la seconde période s'ajoute à la première en reposant sur elle.

Donc la première condition pour faire de la médecine expérimentale, c'est d'être d'abord médecin observateur ; c'est de partir de l'observation pure et simple du malade faite aussi complètement que possible ; puis la science expérimentale arrive ensuite pour analyser chacun des symptômes en cherchant à les ramener à des explications et à des lois vitales qui comprendront le rapport de l'état pathologique avec l'état normal ou physiologique.

Mais dans l'état actuel de la science biologique, nul ne saurait avoir la prétention d'expliquer complètement la pathologie par la physiologie ; il faut y tendre parce que c'est la voie scientifique ; mais il faut se garder de l'illusion de croire que le problème est résolu.

Par conséquent, ce qu'il est prudent et raisonnable de faire pour le moment, c'est d'expliquer dans une maladie tout ce que l'on peut en expliquer par la physiologie en laissant ce qui est encore inexplicable pour les progrès ultérieurs de la science biologique.

Cette sorte d'analyse successive, qui ne s'avance dans l'application des phénomènes pathologiques qu'à mesure que les progrès de la science physiologique le permettent, isole peu à peu, et par voie d'élimination, l'élément essentiel de la maladie, en saisit plus exactement les caractères et permet de diriger les efforts de la thérapeutique avec plus de certitude.

En outre, avec cette marche analytique progressive, on conserve toujours à la maladie son caractère et sa physionomie propres.

Mais si au lieu de cela on profite de quelques rapprochements possibles entre la pathologie et la physiologie pour vouloir expliquer d'emblée toute la maladie, alors on perd le malade de vue, on défigure la maladie et par une fausse application de la physiologie on retarde la médecine expérimentale au lieu de lui faire faire des progrès.

Malheureusement je devrai faire ce reproche de fausse application de la physiologie à la pathologie non seulement à des physiologistes purs, mais je l'adresserai aussi à des pathologistes ou à des médecins de profession.

Dans diverses publications récentes de médecine, dont j'approuve et loue d'ailleurs les tendances physiologiques, j'ai vu par exemple qu'on commençait par faire, avant l'exposé des observations médicales, un résumé de tout ce que la physiologie expérimentale avait appris sur les phénomènes relatifs à la maladie dont on devait s'occuper.

Ensuite on apportait des observations de malades, parfois sans but scientifique précis, d'autres fois pour montrer que la physiologie et la pathologie concordaient.

Mais, outre que la concordance n'est pas toujours facile à établir, parce que la physiologie expérimentale offre souvent des points encore à l'étude, je trouve une semblable manière de procéder essentiellement funeste pour la science médicale, en ce qu'elle subordonne la pathologie, science plus complexe, à la physiologie, science plus simple.

En effet, c'est l'inverse de ce qui a été dit précédemment qu'il faut faire ; il faut poser d'abord le problème médical tel qu'il est donné par l'observation de la maladie, puis analyser expérimentalement les phénomènes pathologiques en cherchant à en donner l'explication physiologique.

Mais dans cette analyse l'observation médicale ne doit jamais disparaître ni être perdue de vue ; elle reste comme la base constante ou le terrain commun de toutes les études et de toutes les explications.

Dans mon ouvrage, je ne pourrai présenter les choses dans l'ensemble que je viens de dire, parce que j'ai dû me borner à donner les résultats de mon expérience dans la science physiologique, que j'ai le plus étudiée.

J'ai la pensée d'être utile à la médecine scientifique en publiant ce simple essai sur les principes de la médecine expérimentale.

En effet, la médecine est si vaste, que jamais on ne peut espérer trouver un homme qui puisse en cultiver avec fruit toutes les parties à la fois.

Seulement il faut que chaque médecin, dans la partie où il s'est cantonné, comprenne bien la connexion scientifique de toutes les sciences médicales afin de donner à ses recherches une direction utile pour l'ensemble et d'éviter ainsi l'anarchie scientifique.

Si je ne fais pas ici de la médecine clinique, je dois néanmoins la sous-entendre et lui assigner la première place dans la médecine expérimentale.

Donc, si je concevais un traité de médecine expérimentale, je procéderais en faisant de l'observation des maladies la base invariable de toutes les analyses expérimentales.

Je procéderais ensuite symptôme par symptôme dans mes explications jusqu'à épuisement des lumières qu'on peut obtenir aujourd'hui de la physiologie expérimentale, et de tout cela il résulterait une observation médicale réduite et simplifiée.

En disant plus haut qu'il ne faut expliquer dans les maladies, au moyen de la physiologie expérimentale, que ce qu'on peut expliquer, je ne voudrais pas qu'on comprît mal ma pensée et qu'on crût que j'avoue qu'il y a dans les maladies des choses qu'on ne pourra jamais expliquer physiologiquement.

Ma pensée serait complètement opposée ; car je crois qu'on expliquera tout en pathologie mais peu à peu, à mesure que la physiologie expérimentale se développera.

Il y a sans doute aujourd'hui des maladies, comme les maladies éruptives, par exemple, sur lesquelles nous ne pouvons rien encore expliquer parce que les phénomènes physiologiques qui leur sont relatifs nous sont inconnus.

L'objection qu'en tirent certains médecins contre l'utilité de la physiologie, en médecine, ne saurait donc être prise en considération.

C'est là une manière d'argumenter qui tient de la scolastique et qui prouve que ceux qui l'emploient n'ont pas une idée exacte du développement d'une science telle que peut être la médecine expérimentale.

En résumé, la physiologie expérimentale, en devenant la base naturelle de la médecine expérimentale, ne saurait supprimer l'observation du malade ni en diminuer l'importance.

De plus, les connaissances physiologiques sont indispensables non seulement pour expliquer la maladie, mais elles sont aussi nécessaires pour faire une bonne observation clinique.

J'ai vu par exemple des observateurs décrire comme accidentels ou s'étonner de certains phénomènes calorifiques qui résultaient parfois de la lésion des nerfs ; s'ils avaient été physiologistes, ils auraient su quelle valeur il fallait donner à ces phénomènes morbides, qui ne sont en réalité que des phénomènes physiologiques.

II. L'ignorance scientifique et certaines illusions de l'esprit médical sont un obstacle au développement de la médecine expérimentale

Nous venons de dire que les connaissances en physiologie sont les bases scientifiques indispensables au médecin ; par conséquent il faut cultiver et répandre les sciences physiologiques si l'on veut favoriser le développement de la médecine expérimentale.

Cela est d'autant plus nécessaire que c'est le seul moyen de fonder la médecine scientifique, et nous sommes malheureusement encore loin du temps où nous verrons l'esprit scientifique régner généralement parmi les médecins.

Or, cette absence d'habitude scientifique de l'esprit est un obstacle considérable parce qu'elle laisse croire aux forces occultes dans la médecine, repousse le déterminisme dans les phénomènes de la vie et admet facilement que les phénomènes des êtres vivants sont régis par des forces vitales mystérieuses qu'on invoque à tout instant.

Quand un phénomène obscur ou inexplicable se présente en médecine, au lieu de dire : je ne sais, ainsi que tout savant doit faire, les médecins ont l'habitude de dire : C'est la vie ; sans paraître se douter que c'est expliquer l'obscur par le plus obscur encore.

Il faut donc s'habituer à comprendre que la science n'est que le déterminisme des conditions des phénomènes, et chercher toujours à supprimer complètement la vie de l'explication de tout phénomène physiologique ; la vie n'est rien qu'un mot qui veut dire ignorance, et quand nous qualifions un phénomène de vital, cela équivaut à dire que c'est un phénomène dont nous ignorons la cause prochaine ou les conditions.

La science doit expliquer toujours le plus obscur et le plus complexe par le plus simple et le plus clair.

Or, la vie, qui est ce qu'il y a de plus obscur, ne peut jamais servir d'explication à rien.

J'insiste sur ce point parce que j'ai vu des chimistes invoquer parfois eux-mêmes la vie pour expliquer certains phénomènes physico-chimiques spéciaux aux êtres vivants.

Ainsi le ferment de la levure de bière est une matière vivante organisée qui a la propriété de dédoubler le sucre en alcool et acide carbonique et en quelques autres produits, J'ai quelquefois entendu dire que cette propriété de dédoubler le sucre était due à la vie propre du globule de levure.

C'est là une explication vitale qui ne veut rien dire et qui n'explique en rien la faculté dédoublante de la levure de bière.

Nous ignorons la nature de cette propriété dédoublante, mais elle doit nécessairement appartenir à l'ordre physico-chimique et être aussi nettement déterminée que la propriété de la mousse de platine, par exemple, qui provoque des dédoublements plus ou moins analogues, mais qu'on ne saurait attribuer dans ce cas à aucune force vitale.

En un mot, toutes les propriétés de la matière vivante sont, au fond, ou des propriétés connues et déterminées, et alors nous les appelons propriétés physico-chimiques, ou des propriétés inconnues et indéterminées, et alors nous les nommons propriétés vitales.

Sans doute il y a pour les êtres vivants une force spéciale qui ne se rencontre pas ailleurs, et qui préside à leur organisation, mais l'existence de cette force ne saurait rien changer aux notions que nous nous faisons des propriétés de la matière organisée, matière qui, une fois créée, est douée de propriétés physico-chimiques fixes et déterminées.

La force vitale est donc une force organisatrice et nutritive, mais elle ne détermine en aucune façon la manifestation des propriétés de la matière vivante.

En un mot, le physiologiste et le médecin doivent chercher à ramener les propriétés vitales à des propriétés physico-chimiques et non les propriétés physico-chimiques à des propriétés vitales.

Cette habitude des explications vitales rend crédule et favorise l'introduction dans la science de faits erronés ou absurdes.

Ainsi tout récemment j'ai été consulté par un médecin praticien très honorable et très considéré d'ailleurs, qui me demandait mon avis sur un cas très merveilleux dont il était très sûr, disait-il, parce qu'il avait pris toutes les précautions nécessaires pour bien l'observer ; il s'agissait d'une femme qui vivait en bonne santé, sauf quelques accidents nerveux, et qui n'avait rien mangé ni bu depuis plusieurs années.

Il est évident que ce médecin, persuadé que la force vitale était capable de tout, ne cherchait pas d'autre explication et croyait que son cas pouvait être vrai.

La plus petite idée scientifique et les plus simples notions de physiologie auraient cependant pu le détromper en lui montrant que ce qu'il avançait équivalait à peu près à dire qu'une bougie peut briller et rester allumée pendant plusieurs années sans s'user.

La croyance que les phénomènes des êtres vivants sont dominés par une force vitale indéterminée donne souvent aussi une base fausse à l'expérimentation, et substitue un mot vague à la place d'une analyse expérimentale précise.

J'ai vu souvent des médecins soumettre à l'investigation expérimentale certaines questions dans lesquelles ils prenaient pour point de départ la vitalité de certains organes, l'idiosyncrasie de certains individus ou l'antagonisme de certains médicaments.

Or, la vitalité, l'idiosyncrasie et l'antagonisme ne sont que des mots vagues qu'il s'agirait d'abord de caractériser et de ramener à une signification définie.

C'est donc un principe absolu en méthode expérimentale de prendre toujours pour point de départ d'une expérimentation ou d'un raisonnement un fait précis ou une bonne observation, et non un mot vague.

C'est pour ne pas se conformer à ce précepte analytique que, le plus souvent, les discussions des médecins et des naturalistes n'aboutissent pas.

En un mot, il est de rigueur dans l'expérimentation sur les êtres vivants comme dans les corps bruts, de bien s'assurer avant de commencer l'analyse expérimentale d'un phénomène, que ce phénomène existe, et de ne jamais se laisser illusionner par les mots qui nous font perdre de vue la réalité des faits.

Le doute est, ainsi que nous l'avons développé ailleurs, la base de l'expérimentation ; toutefois il ne faut pas confondre le doute philosophique avec la négation systématique qui met en doute même les principes de la science.

Il ne faut douter que des théories, et encore il ne faut en douter que jusqu'au déterminisme expérimental.

Il y a des médecins qui croient que l'esprit scientifique n'impose pas de limite au doute.

A côté de ces médecins qui nient la science médicale en admettant qu'on ne peut rien savoir de positif, il en est d'autres qui la nient par un procédé contraire, en admettant qu'on apprend la médecine sans savoir comment et qu'on la possède par une sorte de science infuse qu'ils appellent le tact médical.

Sans doute je ne conteste pas qu'il puisse exister en médecine comme dans les autres sciences pratiques, ce qu'on appelle le tact ou le coup d'œil.

Tout le monde sait, en effet, que l'habitude peut donner une sorte de connaissance empirique des choses capable de guider le praticien, quoiqu'il ne s'en rende pas toujours exactement compte au premier abord.

Mais ce que je blâme, c'est de rester volontairement dans cet état d'empirisme et de ne pas chercher à en sortir.

Par l'observation attentive et par l'étude on peut toujours arriver à se rendre compte de ce que l'on fait et parvenir par suite à transmettre aux autres ce que l'on sait.

Je ne nie pas d'ailleurs que la pratique médicale n'ait de grandes exigences ; mais ici je parle science pure et je combats le tact médical comme une donnée antiscientifique qui, par ses excès faciles, nuit considérablement à la science.

Une autre opinion fausse assez accréditée et même professée par de grands médecins praticiens, est celle qui consiste à dire que la médecine n'est pas destinée à devenir une science, mais seulement un art, et que par conséquent le médecin ne doit pas être un savant, mais un artiste.

Je trouve cette idée erronée et encore essentiellement nuisible au développement de la médecine expérimentale.

D'abord qu'est-ce qu'un artiste ?

C'est un homme qui réalise dans une œuvre d'art une idée ou un sentiment qui lui est personnel.

Il y a donc deux choses : l'artiste et son œuvre ; l'œuvre juge nécessairement l'artiste.

Mais que sera le médecin artiste ?

Si c'est un médecin qui traite une maladie d'après une idée ou un sentiment qui lui sont personnels, où sera alors l'œuvre d'art, qui jugera cet artiste médecin P Sera-ce la guérison de la maladie ?

Outre que ce serait là une œuvre d'art d'un genre singulier, cette œuvre lui sera toujours fortement disputée par la nature.

Quand un grand peintre ou un grand sculpteur font un beau tableau ou une magnifique statue, personne n'imagine que la statue ait pu pousser de la terre ou que le tableau ait pu se faire tout seul, tandis qu'on peut parfaitement soutenir que la maladie a guéri toute seule et prouver souvent qu'elle aurait mieux guéri sans l'intervention de l'artiste.

Que deviendra donc alors le critérium ou l'œuvre de l'art médical ?

Le critérium disparaîtra évidemment, car on ne saurait juger le mérite d'un médecin par le nombre des malades qu'il dit avoir guéris ; il devra avant tout prouver scientifiquement que c'est lui qui les a guéris et non la nature.

Je n'insisterai pas plus longtemps sur cette prétention artistique des médecins qui n'est pas soutenable.

Le médecin ne peut être raisonnablement qu'un savant ou, en attendant, un empirique.

L'empirisme, qui au fond veut dire expérience (en grec dans le texte : expérience), n'est que l'expérience inconsciente ou non raisonnée, acquise par l'observation journalière des faits d'où naît la méthode expérimentale elle-même (voy. p. 41).

Mais, ainsi que nous le verrons encore dans le paragraphe suivant, l'empirisme, pris dans son vrai sens, n'est que le premier pas de la médecine expérimentale.

Le médecin empirique doit tendre à la science, car si, dans la pratique, il se détermine souvent d'après le sentiment d'une expérience inconsciente, il doit toujours au moins, se diriger d'après une induction fondée sur une instruction médicale aussi solide que possible.

En un mot, il n'y a pas d'artiste médecin parce qu'il ne peut y avoir d'œuvres d'art médical ; ceux qui se qualifient ainsi nuisent à l'avancement de la science médicale parce qu'ils augmentent la personnalité du médecin en diminuant l'importance de la science ; ils empêchent par là qu'on ne cherche dans l'étude expérimentale des phénomènes un appui et un critérium que l'on croit posséder en soi, par suite d'une inspiration ou par un simple sentiment.

Mais, ainsi que je viens de le dire, cette prétendue inspiration thérapeutique du médecin n'a souvent d'autres preuves qu'un fait de hasard qui peut favoriser l'ignorant et le charlatan, aussi bien que l'homme instruit.

Cela n'a donc aucun rapport avec l'inspiration de l'artiste qui doit se réaliser finalement dans une œuvre que chacun peut juger et dont l'exécution exige toujours des études profondes et précises accompagnées souvent d'un travail opiniâtre.

Je considère donc que l'inspiration des médecins qui ne s'appuient pas sur la science expérimentale n'est que de la fantaisie, et c'est au nom de la science et de l'humanité qu'il faut la blâmer et la proscrire.

En résumé, la médecine expérimentale, qui est synonyme de médecine scientifique, ne pourra se constituer qu'en introduisant de plus en plus l'esprit scientifique parmi les médecins.

La seule chose à faire pour atteindre ce but est, selon moi, de donner à la jeunesse une solide instruction physiologique expérimentale.

Ce n'est pas que je veuille dire que la physiologie constitue.

Toute la médecine, je me suis expliqué ailleurs à ce sujet, mais je veux dire que la physiologie expérimentale est la partie la plus scientifique de la médecine, et que les jeunes médecins prendront, par cette étude, des habitudes scientifiques qu'ils porteront ensuite dans l'investigation pathologique et thérapeutique.

Le désir que j'exprime ici répondrait à peu près à la pensée de Laplace, à qui on demandait pourquoi il avait proposé de mettre des médecins à l'Académie des sciences puisque la médecine n'est pas une science :

« C'est, répondit-il, afin qu'ils se trouvent avec des savants. »

III. La médecine empirique et la médecine expérimentale ne sont point incompatibles ; elles doivent être au contraire inséparables l'une de l'autre

Il y a bien longtemps que l'on dit et que l'on répète que les médecins physiologistes les plus savants sont les plus mauvais médecins et qu'ils sont les plus embarrassés quand il faut agir au lit du malade.

Cela voudrait-il dire que la science physiologique nuit à la pratique médicale ?

Et dans ce cas, je me serais placé à un point de vue complètement faux.

Il importe donc d'examiner avec soin cette opinion qui est le thème favori de beaucoup de médecins praticiens et que je considère pour mon compte comme entièrement erronée et comme étant toujours éminemment nuisible au développement de la médecine expérimentale.

D'abord considérons que la pratique médicale est une chose extrêmement complexe dans laquelle interviennent une foule de questions d'ordre social et extra-scientifiques.

Dans la médecine pratique vétérinaire elle-même, il arrive souvent que la thérapeutique se trouve dominée par des questions d'intérêt ou d'agriculture.

Je me souviens d'avoir fait partie d'une commission dans laquelle il s'agissait d'examiner ce qu'il y avait à faire pour prévenir les ravages de certaines épizooties de bêtes à cornes.

Chacun se livrait à des considérations physiologiques et pathologiques dans le but d'établir un traitement convenable pour obtenir la guérison des animaux malades, lorsqu'un vétérinaire praticien prit parole pour dire que la question n'était pas là, et il prouva clairement qu'un traitement qui guérirait serait la ruine de l'agriculteur, et que ce qu'il y avait de mieux à faire, c'était d'abattre les animaux malades en en tirant le meilleur parti possible.

Dans la médecine humaine, il n'intervient jamais de considérations de ce genre, parce que la conservation de la vie de l'homme doit être le seul but de la médecine.

Mais cependant le médecin se trouve souvent oblige de tenir compte, dans son traitement, de ce qu'on appelle l'influence du moral sur le physique, et par conséquent d'une foule de considérations de famille ou de position sociale qui n'ont rien à faire avec la science.

C'est ce qui fait qu'un médecin praticien accompli doit non seulement être un homme très instruit dans sa science, mais il doit encore être un homme honnête, doué de beaucoup d'esprit, de tact et de bon sens.

L'influence du médecin praticien trouve à s'exercer dans tous les rangs de la société.

Le médecin est, dans une foule de cas, le dépositaire des intérêts de l'État, dans les grandes opérations d'administration publique ; il est en même temps le confident des familles et tient souvent entre ses mains leur honneur et leurs intérêts les plus chers.

Les praticiens habiles peuvent donc acquérir une grande et légitime puissance parmi les hommes, parce que, en dehors de la science, ils ont une action morale dans la société.

Aussi, à l'exemple d'Hippocrate, tous ceux qui ont eu à cœur la dignité de la médecine, ont toujours beaucoup insisté sur les qualités morales du médecin.

je n'ai pas l'intention de parler ici de l'influence sociale et morale des médecins ni de pénétrer dans ce qu'on pourrait appeler les mystères de la médecine pratique, je traite simplement le côté scientifique et je le sépare afin de mieux juger de son influence.

Il est bien certain que je ne veux pas examiner ici la question de savoir si un médecin instruit traitera mieux ou plus mal son malade qu'un médecin ignorant.

Si je posais la question ainsi, elle serait absurde ; je suppose naturellement deux médecins également instruits dans les moyens de traitement employés en thérapeutique, et je veux seulement examiner si, comme on l'a dit, le médecin savant, c'est-à-dire celui qui sera doué de l'esprit expérimental, traitera moins bien son malade que le médecin empirique qui se contentera de la constatation des faits en se fondant uniquement sur la tradition médicale, ou que le médecin systématique, qui se conduira d'après les principes d'une doctrine quelconque.

Il y a toujours eu dans la médecine deux tendances différentes qui résultent de la nature même des choses.

La première tendance de la médecine qui dérive des bons sentiments de l'homme, est de porter secours à son semblable quand il souffre, et de le soulager par des remèdes ou par un moyen moral ou religieux.

La médecine a donc dû, dès son origine, se mêler à la religion, en même temps qu'elle s'est trouvée en possession d'une foule d'agents plus ou moins énergiques ; ces remèdes trouvés par hasard ou par nécessité se sont transmis ensuite par tradition simple ou avec des pratiques religieuses.

Mais après ce premier élan de la médecine qui partait du cœur pour ainsi dire, la réflexion a dû venir, et en voyant des malades qui guérissaient seuls, sans médicaments, on fut porté à se demander, non seulement si les remèdes qu'on donnait étaient utiles, mais s'ils n'étaient pas nuisibles.

Cette première réflexion ou ce premier raisonnement médical, résultat de l'étude des malades, fit reconnaître dans l'organisme vivant une force médicatrice spontanée, et l'observation apprit qu'il fallait la respecter et chercher seulement à la diriger et à l'aider dans ses tendances heureuses.

Ce doute porté sur l'action curative des moyens empiriques, et cet appel aux lois de l'organisme vivant pour opérer la guérison des maladies, furent le premier pas de la médecine scientifique, accompli par Hippocrate.

Mais cette médecine, fondée sur l'observation, comme science, et sur l'expectation, comme traitement, laissa encore subsister d'autres doutes.

Tout en reconnaissant qu'il pouvait être funeste pour le malade de troubler par des médications empiriques les tendances de la nature quand elles sont heureuses, on dut se demander si d'un autre côté il ne pouvait pas être possible et utile pour le malade de les troubler et de les modifier quand elles sont mauvaises.

Il ne s'agissait donc plus d'être simplement un médecin qui dirige et aide la nature dans ses tendances heureuses : Quo vergit natura, eo ducendum, mais d'être aussi un médecin qui combat et domine la nature dans ses tendances mauvaises : medicus naturae superator.

Les remèdes héroïques, les panacées universelles, les spécifiques de Paracelse et autres ne sont que l'expression empirique de cette réaction contre la médecine hippocratique, c'est-à-dire contre l'expectation.

La médecine expérimentale, par sa nature même de science expérimentale, n'a pas de système et ne repousse rien en fait de traitement ou de guérison de maladies ; elle croit et admet tout, pourvu que cela soit fondé sur l'observation et prouvé par l'expérience.

Il importe de rappeler ici, quoique nous l'ayons déjà bien souvent répété, que ce que nous appelons médecine expérimentale n'est point une théorie médicale nouvelle.

C'est la médecine de tout le monde et de tous les temps, dans ce qu'elle a de solidement acquis et de bien observé.

La médecine scientifique expérimentale va aussi loin que possible dans l'étude des phénomènes de la vie ; elle ne saurait se borner à l'observation des maladies, ni se contenter de l'expectation, ni s'arrêter à l'administration empirique des remèdes ; mais il lui faut de plus étudier expérimentalement le mécanisme des maladies et l'action des remèdes pour s'en rendre compte scientifiquement.

Il faut surtout introduire dans la médecine l'esprit analytique de la méthode expérimentale des sciences modernes ; mais cela n'empêche pas que le médecin expérimentateur ne doive être avant tout un bon observateur, il doit être profondément instruit dans la clinique, connaître exactement les maladies avec toutes leurs formes normales, anormales ou insidieuses, être familiarisé avec tous les moyens d'investigations pathologiques et avoir, comme l'on dit, un diagnostic sûr et un bon pronostic ; il devra en outre être ce qu'on appelle un thérapeutiste consommé et savoir tout ce que les essais empiriques ou systématiques ont appris sur l'action des remèdes dans les diverses maladies.

En un mot, le médecin expérimentateur possédera toutes les connaissances que nous venons d'énumérer comme doit le faire tout médecin instruit, mais il différera du médecin systématique en ce qu'il ne se conduira d'après aucun système ; il se distinguera des médecins hippocratistes et des médecins empiriques en ce qu'au lieu d'avoir pour but l'observation des maladies et la constatation de l'action des remèdes, il voudra aller plus loin et pénétrer, à l'aide de l'expérimentation, dans l'explication des mécanismes vitaux.

En effet, le médecin hippocratiste se trouve satisfait quand, par l'observation exacte, il est arrivé à bien caractériser une maladie dans son évolution, à connaître et à prévoir à des signes précis ses diverses terminaisons favorables ou funestes, de manière à pouvoir intervenir s'il y a lieu pour aider la nature, la diriger vers une terminaison heureuse ; il croira que c'est là l'objet que doit se proposer la science médicale.

Un médecin empirique se trouve satisfait quand, à l'aide de l'empirisme, il est parvenu à savoir qu'un remède donné guérit une maladie donnée, à connaître exactement les doses suivant lesquelles il faut l'administrer et les cas dans lesquels il faut l'employer ; il pourra croire aussi avoir atteint les limites de la science médicale.

Mais le médecin expérimentateur, tout en étant le premier à admettre et à comprendre l'importance scientifique et pratique des notions précédentes sans lesquelles la médecine ne saurait exister, ne croira pas que la médecine, comme science, doive s'arrêter à l'observation et à la connaissance empirique des phénomènes, ni se satisfaire de systèmes plus ou moins vagues.

De sorte que le médecin hippocratique, l'empirique et le médecin expérimentateur ne se distingueront aucunement par la nature de leurs connaissances ; ils se distingueront seulement par le point de vue de leur esprit, qui les portera à pousser plus ou moins loin le problème médicaL La puissance médicatrice de la nature invoquée par l'hippocratiste et la force thérapeutique ou autre imaginée par l'empirique paraîtront de simples hypothèses aux yeux du médecin expérimentateur.

Pour lui, il faut pénétrer à l'aide de l'expérimentation dans les phénomènes intimes de la machine vivante et en déterminer le mécanisme à l'état normal et à l'état pathologique.

Il faut rechercher les causes prochaines des phénomènes morbides aussi bien que les causes prochaines des phénomènes normaux qui toutes doivent se trouver dans des conditions organiques déterminées et en rapport avec des propriétés de liquides ou de tissus.

Il ne suffirait pas de connaître empiriquement les phénomènes de la nature minérale ainsi que leurs effets, mais le physicien et le chimiste veulent remonter à leur condition d'existence, c'est-à-dire à leurs causes prochaines afin de pouvoir régler leur manifestation.

De même il ne suffit pas au physiologiste de connaître empiriquement les phénomènes normaux et anormaux de la nature vivante, mais il veut, comme le physicien et le chimiste, remonter aux causes prochaines de ces phénomènes, c'est-à-dire à leur condition d'existence.

En un mot, il ne suffira pas au médecin expérimentateur comme au médecin empirique de savoir que le quinquina guérit la fièvre ; mais ce qui lui importe surtout, c'est de savoir ce que c'est que la fièvre et de se rendre compte du mécanisme par lequel le quinquina la guérit.

Tout cela importe au médecin expérimentateur, parce que, dès qu'il le saura, le fait de guérison de la fièvre par le quinquina ne sera plus un fait empirique et isolé., mais un fait scientifique.

Ce fait se rattachera alors à des conditions qui le relieront à d'autres phénomènes et nous serons conduits ainsi à la connaissance des lois de l'organisme et à la possibilité d'en régler les manifestations.

Ce qui préoccupe surtout le médecin expérimentateur, c'est donc de chercher à constituer la science médicale sur les mêmes principes que toutes les autres sciences expérimentales.

Voyons actuellement comment un homme animé de cet esprit scientifique devra se comporter au lit du malade.

L'hippocratiste, qui croit à la nature médicatrice et peu à l'action curative des remèdes, suit tranquillement le cours de la maladie ; il reste à peu près dans l'expectation en se bornant à favoriser par quelques médications simples les tendances heureuses de la nature.

L'empirique qui a foi dans l'action des remèdes comme moyens de changer la direction des maladies et de les guérir, se contente de constater empiriquement les actions médicamenteuses sans chercher à en comprendre scientifiquement le mécanisme.

Il n'est jamais dans l'embarras ; quand un remède a échoué, il en essaye un autre ; il a toujours des recettes ou des formules à son service pour tous les cas, parce qu'il puise, comme on dit, dans l'arsenal thérapeutique qui est immense.

La médecine empirique est certainement la plus populaire de toutes.

On croit dans le peuple que, par suite d'une sorte de compensation, la nature a mis le remède à côté du mal, et que la médecine consiste dans l'assemblage de recettes pour tous les maux qui nous ont été transmises d'âge en âge et depuis l'origine de l'art de guérir.

Le médecin expérimentateur est à la fois hippocratiste et empirique en ce qu'il croit à la puissance de la nature et à l'action des remèdes ; seulement il veut comprendre ce qu'il fait ; il ne lui suffit pas d'observer ou d'agir empiriquement, mais il veut expérimenter scientifiquement et comprendre le mécanisme physiologique de la production de la maladie et le mécanisme de l'action curative du médicament.

Il est vrai qu'avec cette tendance d'esprit, s'il était exclusif, le médecin expérimentateur se trouverait autant embarrassé que le médecin empirique l'était peu.

En effet, dans l'état actuel de la science, on comprend si peu de chose dans l'action des médicaments, que, pour être logique, le médecin expérimentateur se trouverait réduit à ne rien faire et à rester le plus souvent dans l'expectation que lui commanderaient ses doutes et ses incertitudes.

C'est dans ce sens qu'on a pu dire que le médecin savant était toujours le plus embarrassé au lit du malade.

Cela est très vrai, il est réellement embarrassé, parce que d'une part sa conviction est que l'on peut agir à l'aide de moyens médicamenteux puissants, mais d'un côté son ignorance du mécanisme de ces actions le retient, car l'esprit scientifique expérimental répugne absolument à produire des effets et à étudier des phénomènes sans chercher à les comprendre.

Il y aurait évidemment excès de ces deux dispositions radicales de l'esprit chez l'empirique et chez l'expérimentateur ; dans la pratique il doit y avoir fusion de ces deux points de vue, et leur contradiction apparente doit disparaître.

Ce que je dis ici n'est point une sorte de transaction ou d'accommodement pour faciliter la pratique médicale.

Je soutiens une opinion purement scientifique parce qu'il me sera facile de prouver que c'est l'union raisonnée de l'empirisme et de l'expérimentation qui constitue la vraie méthode expérimentale.

En effet, nous avons vu qu'avant de prévoir les faits d'après les lois qui les régissent, il faut les avoir observés empiriquement ou par hasard ; de même qu'avant d'expérimenter en vertu d'une théorie scientifique, il faut avoir expérimenté empiriquement ou pour voir.

Or, l'empirisme, sous ce rapport, n'est pas autre chose que le premier degré de la méthode expérimentale ; car, ainsi que nous l'avons dit, l'empirisme ne peut pas être un état définitif ; l'expérience vague et inconsciente qui en résulte et qu'on peut appeler le tact médical, est transformée ensuite en notion scientifique par la méthode expérimentale qui est consciente et raisonnée.

Le médecin expérimentateur sera donc d'abord empirique, mais, au lieu d'en rester là, il cherchera à traverser l'empirisme pour en sortir et arriver au second degré de la méthode expérimentale, c'est-à-dire à l'expérience précise et consciente que donne la connaissance expérimentale de la loi des phénomènes.

En un mot, il faut subir l'empirisme, mais vouloir l'ériger en système est une tendance antiscientifique.

Quant aux médecins systématiques ou doctrinaires, ce sont des empiriques qui, au lieu de recourir à l'expérimentation, relient de pures hypothèses ou bien les faits que l'empirisme leur a appris à l'aide d'un système idéal dont ils déduisent ensuite leur ligne de conduite médicale.

Par conséquent, je pense qu'un médecin expérimentateur qui, au lit d'un malade, ne voudrait employer que les médicaments dont il comprend physiologiquement l'action, serait dans une exagération qui lui ferait fausser le vrai sens de la méthode expérimentale.

Avant de comprendre les faits, l'expérimentateur doit d'abord les constater et les débarrasser de toutes les causes d'erreurs dont ils pourraient être entachés.

L'esprit de l'expérimentateur doit donc, d'abord, s'appliquer à recueillir les observations médicales ou thérapeutiques faites empiriquement.

Mais il fait plus encore, il ne se borne pas à soumettre au critérium expérimental tous les faits empiriques que la médecine lui offrira ; il ira au-devant.

Au lieu d'attendre que le hasard ou des accidents lui enseignent l'action des médicaments, il expérimentera empiriquement sur les animaux, afin d'avoir des indications qui le dirigent dans les essais qu'il fera ultérieurement sur l'homme.

D'après ce qui précède, je considère donc que le véritable médecin expérimentateur ne doit pas être plus embarrassé au lit d'un malade qu'un médecin empirique.

Il fera usage de tous les moyens thérapeutiques que l'empirisme conseille ; seulement, au lieu de les employer, d'après une autorité quelconque, et avec une confiance qui tient de la superstition, il les administrera avec le doute philosophique qui convient au véritable expérimentateur ; il en contrôlera les effets par des expériences sur les animaux et par des observations comparatives sur l'homme, de manière à déterminer rigoureusement la part d'influence de la nature et du médicament dans la guérison de la maladie.

Dans le cas où il serait prouvé à l'expérimentateur que le remède ne guérit pas, et à plus forte raison s'il lui était démontré qu'il est nuisible, il devrait s'abstenir et rester, comme l'hippocratiste, dans l'expectation.

Il y a des médecins praticiens qui, convaincus jusqu'au fanatisme de l'excellence de leurs médications, ne comprendraient pas la critique expérimentale thérapeutique dont je viens de parler.

Ils disent qu'on ne peut donner aux malades que des médicaments dans lesquels on a foi, et ils pensent qu'administrer à son semblable un remède dont on doute, c'est manquer à la moralité médicale.

Je n'admets pas ce raisonnement qui conduirait à chercher à se tromper soi-même afin de tromper les autres-sans scrupule.

Je pense, quant à moi, qu'il vaut mieux chercher à s'éclairer afin de ne tromper personne.

Le médecin expérimentateur ne devra donc pas être, comme certaines personnes semblent le croire, un simple physiologiste qui attendra les bras croisés que la médecine expérimentale soit constituée scientifiquement avant d'agir auprès de ses malades.

Loin de là, il doit employer tous les remèdes connus empiriquement, non seulement à l'égal de l'empirique, mais aller même au-delà et essayer le plus possible de médicaments nouveaux d'après les règles que nous avons indiquées plus haut.

Le médecin expérimentateur sera donc, comme l'empirique, capable de porter secours aux malades avec tous les moyens que possède la médecine pratique ; mais de plus, à l'aide de 1'esprit scientifique qui le dirige, il contribuera à fonder la médecine expérimentale, ce qui doit être le plus ardent désir de tous les médecins qui pour la dignité de la médecine voudraient la voir sortir de l'état où elle est.

Il faut, comme nous l'avons dit, subir l'empirisme comme un état transitoire et imparfait de la médecine, mais non l'ériger en système.

Il ne faudrait donc pas se borner, comme on a pu le dire, à faire des guérisseurs empiriques dans les facultés de médecine ; ce serait dégrader la médecine et la rabaisser au niveau d'une industrie.

Il faut inspirer avant tout aux jeunes gens l'esprit scientifique et les initier aux notions et aux tendances des sciences modernes.

D'ailleurs faire autrement serait en désaccord avec le grand nombre de connaissances que l'on exige d'un docteur, uniquement afin qu'il puisse cultiver les sciences médicales, car on exige beaucoup moins de connaissances d'un officier de santé qui doit simplement s'occuper de la pratique empirique.

Mais on pourra objecter que la médecine expérimentale dont je parle beaucoup, est une conception théorique dont rien pour le moment ne justifie la réalité pratique, parce qu'aucun fait ne démontre qu'on puisse atteindre en médecine la précision scientifique des sciences expérimentales.

Je désire autant que possible ne laisser aucun doute dans l'esprit du lecteur ni aucune ambiguïté dans ma pensée ; c'est pourquoi je vais revenir en quelques mots sur ce sujet, en montrant que la médecine expérimentale n'est : que l'épanouissement naturel de l'investigation médicale pratique dirigée par un esprit scientifique.

J'ai dit plus haut que la commisération et l'empirisme aveugle ont été les premiers moteurs de la médecine ; ensuite la réflexion est venue amenant le doute, puis la vérification scientifique.

Cette évolution médicale peut se vérifier encore chaque jour autour de nous ; car chaque homme s'instruit dans les connaissances qu'il acquiert, comme l'humanité dans son ensemble.

L'expectation avec l'aide qu'elle peut donner aux tendances de la nature ne saurait constituer qu'une méthode incomplète de traitement.

Il faut souvent aussi agir contrairement aux tendances de la nature ; si par exemple une artère est ouverte, il est clair qu'il ne faudra pas favoriser la nature qui fait sortir le sang et amène la mort ; il faudra agir en sens contraire, arrêter l'hémorragie et la vie sera sauvée.

De même, quand un malade aura un accès de fièvre pernicieuse, il faut agir contrairement à la nature et arrêter la fièvre si l'on veut guérir son malade.

L'empirique peut donc sauver un malade que l'expectation aurait laissé mourir, de même que l'expectation aura pu permettre la guérison d'un malade que l'empirique aurait tué.

De sorte que l'empirisme est aussi une méthode insuffisante de traitement en ce qu'elle est incertaine et souvent dangereuse.

Or la médecine expérimentale n'est que la réunion de l'expectation et de l'empirisme éclairés par le raisonnement et par l'expérimentation.

Mais la médecine expérimentale ne peut arriver que la dernière et c'est alors seulement que la médecine est devenue scientifique.

Nous allons voir, en effet, que toutes les connaissances médicales se recommandent et sont nécessairement subordonnées les unes aux autres dans leur évolution.

Quand un médecin est appelé auprès d'un malade, il doit faire successivement le diagnostic, le pronostic et le traitement de la maladie.

Le diagnostic n'a pu s'établir que par l'observation ; le médecin qui reconnaît une maladie ne fait que la rattacher à l'une des formes de maladies déjà observées, connues et décrites.

La marche et le pronostic de la maladie sont également donnés par l'observation ; le médecin doit savoir l'évolution de la maladie, sa durée, sa gravité afin d'en prédire le cours et l'issue.

Ici la statistique intervient pour guider le médecin, parce qu'elle apprend la proportion de cas mortels ; et si de plus l'observation a montré que les cas heureux ou malheureux sont reconnaissables à certains signes, alors le pronostic devient plus certain.

Enfin arrive le traitement ; si le médecin est hippocratiste, il se bornera à l'expectation ; si le médecin est empirique, il donnera des remèdes, en se fondant encore sur l'observation qui aura appris, par des expérimentations ou autrement, que tel remède a réussi dans cette maladie un certain nombre de fois ; si le médecin est systématique il pourra accompagner son traitement d'explications vitalistes ou autres et cela ne changera rien au résultat.

C'est la statistique seule qui sera encore ici invoquée pour établir la valeur du traitement.

Tel est, en effet, l'état de la médecine empirique qui est une médecine conjecturale, parce qu'elle est fondée sur la statistique qui réunit et compare des cas analogues ou plus ou moins semblables dans leurs caractères extérieurs, mais indéterminés dans leurs causes prochaines.

Cette médecine conjecturale doit nécessairement précéder la médecine certaine, que j'appelle la médecine expérimentale parce qu'elle est fondée sur le déterminisme expérimental de la cause de la maladie.

En attendant, il faut bien se résigner à faire de la médecine conjecturale ou empirique, mais je le répète encore, quoique je l'aie déjà dit bien souvent, il faut savoir que la médecine ne doit pas en rester là et qu'elle est destinée à devenir expérimentale et scientifique.

Sans doute nous sommes loin de cette époque où l'ensemble de la médecine sera devenu scientifique, mais cela ne nous empêche pas d'en concevoir la possibilité et de faire tous nos efforts pour y tendre en cherchant dès aujourd'hui à introduire dans la médecine la méthode qui doit nous y conduire.

La médecine deviendra nécessairement expérimentale d'abord dans les maladies les plus facilement accessibles à l'expérimentation.

Je choisirai parmi celles-ci un exemple qui me servira à faire comprendre comment je conçois que la médecine empirique puisse devenir scientifique.

La gale est une maladie dont le déterminisme est aujourd'hui à peu près scientifiquement établi ; mais il n'en a pas toujours été ainsi.

Autrefois, on ne connaissait la gale et son traitement que d'une manière empirique.

On pouvait alors faire des suppositions sur les rétrocessions ou les dépôts de gale et établir des statistiques sur la valeur de telle ou telle pommade pour obtenir la guérison de la maladie.

Aujourd'hui que la cause de la gale est connue et déterminée expérimentalement, tout est devenu scientifique, et l'empirisme a disparu.

On connaît l'acare et on explique par lui la contagion de la gale, les altérations de la peau et la guérison qui n'est que la mort de l'acare par des agents toxiques convenablement appliqués.

Aujourd'hui il n'y a plus d'hypothèse à faire sur les métastases de la gale, plus de statistique à établir sur son traitement.

On guérit toujours et sans exception quand on se place dans les conditions expérimentales connues pour atteindre ce but [72].

Voilà donc une maladie qui est arrivée à la période expérimentale et le médecin en est maître tout aussi bien qu'un physicien ou un chimiste sont maîtres d'un phénomène de la nature minérale.

Le médecin expérimentateur exercera successivement son influence sur les maladies dès qu'il en connaîtra expérimentalement le déterminisme exact, c'est-à-dire la cause prochaine.

Le médecin empirique, même le plus instruit, n'a jamais la sûreté de l'expérimentateur.

Un des cas les plus clairs de la médication empirique est la guérison de la fièvre par la quinine.

Cependant cette guérison est loin d'avoir la certitude de la guérison de la gale.

Les maladies qui ont leur siège dans le milieu organique extérieur, telles que les maladies épiphytiques et épizoaires seront plus faciles à étudier et à analyser expérimentalement ; elles arriveront plus vite à devenir des maladies dont le déterminisme sera obtenu et dont le traitement sera scientifique.

Mais, plus tard, et à mesure que la physiologie fera des progrès, on pourra pénétrer dans le milieu intérieur, c'est-à-dire dans le sang, y découvrir les altérations parasitiques ou autres qui seront les causes de maladies et déterminer les actions médicamenteuses physico-chimiques ou spécifiques capables d'agir dans ce milieu intérieur pour modifier les mécanismes pathologiques qui y ont leur siège et qui de là retentissent sur l'organisme tout entier.

Dans ce qui précède se trouve résumée la manière dont je conçois la médecine expérimentale.

Elle n'est rien autre chose, ainsi que je l'ai répété bien souvent, que la conséquence de l'évolution toute naturelle de la médecine scientifique.

En cela, la médecine ne diffère pas des autres sciences qui toutes ont traversé l'empirisme avant d'arriver à leur période expérimentale définitive.

En chimie et en physique on a connu empiriquement l'extraction des métaux, la fabrication des verres grossissants, etc., avant d'en avoir la théorie scientifique.

L'empirisme a donc aussi servi de guide à ces sciences pendant leurs temps nébuleux ; mais ce n'est que depuis l'avènement des théories expérimentales que les sciences physiques et chimiques ont pris leur essor si brillant comme sciences appliquées, car il faut se garder de confondre l'empirisme avec la science appliquée.

La science appliquée suppose toujours la science pure comme point d'appui.

Sans doute la médecine traversera l'empirisme beaucoup plus lentement et beaucoup plus difficilement que les sciences physico-chimiques, parce que les phénomènes organiques dont elle s'occupe sont beaucoup plus complexes mais aussi parce que les exigences de la pratique médicale, que je n'ai pas à examiner ici, contribuent à retenir la médecine dans le domaine des systèmes personnels et s'opposent ainsi à l'avènement de la médecine expérimentale.

Je n'ai pas à revenir, ici, sur ce que j'ai si amplement développé ailleurs, à savoir, que la spontanéité des êtres vivants ne s'oppose pas à l'application de la méthode expérimentale, et que la connaissance du déterminisme simple ou complexe des phénomènes vitaux est la seule base de la médecine scientifique.

Le but d'un médecin expérimentateur est de découvrir et de saisir le déterminisme initial d'une série de phénomènes morbides obscurs et complexes ; il dominera ainsi tous les phénomènes secondaires ; c'est ainsi que nous avons vu qu'en se rendant maître de l'acare qui est la cause de la gale, on maîtrise naturellement tous les phénomènes qui en dérivent.

En connaissant le déterminisme initial de l'empoisonnement par le curare, on explique parfaitement tous les déterminismes secondaires de cet empoisonnement, et pour guérir, c'est toujours finalement au déterminisme initial des phénomènes qu'il faut remonter.

La médecine est donc destinée à sortir peu à peu de l'empirisme, et elle en sortira de même que toutes les autres sciences par la méthode expérimentale.

Cette conviction profonde soutient et dirige ma vie scientifique.

Je suis sourd à la voix des médecins qui demandent qu'on leur explique expérimentalement la rougeole et la scarlatine et qui croient tirer de là un argument contre l'emploi de la méthode expérimentale en médecine.

Ces objections décourageantes et négatives dérivent en général d'esprits systématiques ou paresseux qui préfèrent se reposer sur leurs systèmes ou s'endormir dans les ténèbres au lieu de travailler et de faire effort pour en sortir.

Les sciences physico-chimiques ne se sont élucidées que successivement dans leurs diverses branches par la méthode expérimentale, et aujourd'hui elles ont encore des parties obscures que l'on étudie à l'aide de la même méthode.

Malgré tous les obstacles qu'elle rencontre, la médecine suivra la même marche ; elle la suivra fatalement.

En préconisant l'introduction de la méthode expérimentale dans la médecine, je ne fais donc que chercher à diriger les esprits vers un but que la science poursuit instinctivement et à son insu, mais qu'elle atteindra plus rapidement et plus sûrement si elle peut parvenir à l'entrevoir clairement.

Le temps fera ensuite le reste.

Sans doute nous ne verrons pas de nos jours cet épanouissement de la médecine scientifique ; mais c'est là le sort de l'humanité ; ceux qui sèment et qui cultivent péniblement le champ de la science ne sont pas ceux qui sont destinés à recueillir la moisson.

En résumé, la médecine expérimentale telle que nous la concevons, comprend le problème médical dans son ensemble et elle renferme la médecine théorique et la médecine pratique.

Mais en disant que chacun doit être médecin expérimentateur, je n'ai pas voulu établir que chaque médecin devait cultiver toute l'étendue de la médecine expérimentale.

Il y aura toujours nécessairement des médecins qui se livreront plus spécialement aux expériences physiologiques, d'autres aux investigations anatomiques normales ou pathologiques, d'autres à la pratique chirurgicale ou médicale, etc.

Ce fractionnement n'est pas mauvais pour l'avancement de la science ; au contraire.

Les spécialités pratiques sont une excellente chose pour la science proprement dite, mais à la condition que ceux qui se livrent à l'investigation d'une partie spéciale de la médecine, aient été instruits de manière à posséder la médecine expérimentale dans son ensemble et à savoir la place que doit occuper dans cet ensemble la science spéciale qu'ils cultivent.

De cette manière, tout en se spécialisant, ils dirigeront leurs études de façon à contribuer aux progrès de la médecine scientifique ou expérimentale.

Les études pratiques et les études théoriques concourront ainsi au même but ; c'est tout ce que l'on peut demander dans une science qui, comme la médecine, est forcée d'être sans cesse agissante avant d'être constituée scientifiquement.

La médecine expérimentale ou la médecine scientifique tend de tous côtés à se constituer en prenant pour base la physiologie.

La direction des travaux qui se publient chaque jour, tant en France qu'à l'étranger, en fournit la preuve évidente.

C'est pourquoi je développe dans mes travaux et dans mon enseignement au Collège de France toutes les idées qui peuvent aider ou favoriser cette tendance médicale.

Je considère que c'est mon devoir, à la fois comme savant et comme professeur de médecine au Collège de France.

En effet, le Collège de France n'est point une faculté de médecine dans laquelle on doive traiter classiquement et successivement toutes les parties de la médecine.

Le Collège de France, par la nature de son institution, doit toujours être à l'avant-garde des sciences et en représenter le mouvement et les tendances.

Par conséquent le cours de médecine dont je suis chargé doit représenter la partie des sciences médicales qui est actuellement en voie d'un plus grand développement et qui entraîne les autres dans son évolution.

Je me suis expliqué déjà depuis longtemps sur le caractère que doit avoir le cours de médecine du Collège de France, je n'y reviendrai pas [73].

Je dirai seulement que, tout en admettant que cette direction expérimentale que prend la médecine sera lente à s'introniser, à cause des difficultés inhérentes à la complexité de la médecine, il faut reconnaître que cette direction est aujourd'hui définitive.

En effet, ce n'est point là le fait de l'influence éphémère d'un système personnel quelconque ; c'est le résultat de l'évolution scientifique de la médecine elle-même.

Ce sont mes convictions à cet égard que je cherche à faire pénétrer dans l'esprit des jeunes médecins qui suivent mes cours au Collège de France.

Je tâche de leur montrer qu'ils sont tous appelés à concourir pour leur part à l'accroissement et au développement de la médecine scientifique ou expérimentale.

Je les invite à cause de cela à se familiariser avec les procédés modernes d'investigation mis en usage dans les sciences anatomiques, physiologiques, pathologiques et thérapeutiques, parce que ces diverses branches de la médecine doivent toujours rester indissolublement unies, dans la théorie et dans la pratique.

Je dis à ceux que leur voie portera vers la théorie ou vers la science pure, de ne jamais perdre de vue le problème de la médecine, qui est de conserver la santé et de guérir les maladies.

Je dis à ceux que leur carrière dirigera au contraire vers la pratique, de ne jamais oublier que si la théorie est destinée à éclairer la pratique, la pratique à son tour doit tourner au profit de la science.

Le médecin bien imbu de ces idées ne cessera jamais de s'intéresser aux progrès de la science, en même temps qu'il remplira ses devoirs de praticien.

Il notera avec exactitude et discernement les cas intéressants qui se présenteront à lui en comprenant tout le profit que la science peut en tirer.

La médecine scientifique expérimentale deviendra ainsi l'œuvre de tous, et chacun, ne fût-il qu'un simple médecin de campagne, y apportera son concours utile.

Maintenant, pour nous reporter au titre de ce long paragraphe, je conclurai que la médecine empirique et la médecine expérimentale, loin d'être incompatibles, doivent au contraire être réunies intimement, car toutes deux sont indispensables pour l'édification de la médecine expérimentale.

Je pense que cette conclusion a été bien établie par tout ce qui précède.

IV. La médecine expérimentale ne répond à aucune doctrine médicale ni à aucun système philosophique

Nous avons dit [74] que la médecine expérimentale n'est pas un système nouveau de médecine, mais, au contraire, la négation de tous les systèmes.

En effet, l'avènement de la médecine expérimentale aura pour résultat de faire disparaître de la science toutes les vues individuelles pour les remplacer par des théories impersonnelles et générales qui ne seront, comme dans les autres sciences, qu'une coordination régulière et raisonnée des faits fournis par l'expérience.

Aujourd'hui la médecine scientifique n'est point encore constituée ; mais grâce à la méthode expérimentale qui y pénètre de plus en plus, elle tend à devenir une science précise.

La médecine est en voie de transition ; le temps des doctrines et des systèmes personnels est passé et peu à peu ils seront remplacés par des théories représentant l'état actuel de la science et donnant à ce point de vue le résultat des efforts de tous.

Toutefois il ne faut pas croire pour cela que les théories soient jamais des vérités absolues ; elles sont toujours perfectibles et par conséquent toujours mobiles.

C'est pourquoi j'ai eu soin de dire qu'il ne faut pas confondre, comme on le fait souvent, les théories progressives et perfectibles avec les méthodes ou avec les principes de la science qui sont fixes et inébranlables.

Or il faut se le rappeler, le principe scientifique immuable, aussi bien dans la médecine que dans les autres sciences expérimentales, c'est le déterminisme absolu des phénomènes.

Nous avons donné le nom de déterminisme à la cause prochaine ou déterminante des phénomènes.

Nous n'agissons jamais sur l'essence des phénomènes de la nature, mais seulement sur leur déterminisme, et par cela seul que nous agissons sur lui, le déterminisme diffère du fatalisme sur lequel on ne saurait agir.

Le fatalisme suppose la manifestation nécessaire d'un phénomène indépendamment de ses conditions, tandis que le déterminisme est la condition nécessaire d'un phénomène dont la manifestation n'est pas forcée.

Une fois que la recherche du déterminisme des phénomènes est posée comme le principe fondamental de la méthode expérimentale, il n'y a plus ni matérialisme, ni spiritualisme, ni matière brute, ni matière vivante, il n'y a que des phénomènes dont il faut déterminer les conditions, c'est-à-dire les circonstances qui jouent par rapport à ces phénomènes le rôle de cause prochaine.

Au-delà il n'y a plus rien de déterminé scientifiquement ; il n'y a que des mots, qui sont nécessaires sans doute, mais qui peuvent nous faire illusion et nous tromper si nous ne sommes pas constamment en garde contre les pièges que notre esprit se tend perpétuellement à lui-même.

La médecine expérimentale, comme d'ailleurs toutes les sciences expérimentales, ne devant pas aller au-delà des phénomènes, n'a besoin de se rattacher à aucun mot systématique ; elle ne sera ni vitaliste, ni animiste, ni organiciste, ni solidiste, ni humorale, elle sera simplement la science qui cherche à remonter aux causes prochaines des phénomènes de la vie à l'état sain et à l'état morbide.

Elle n'a que faire en effet de s'embarrasser de systèmes qui, ni les uns ni les autres, ne sauraient jamais exprimer la vérité.

À ce propos il ne sera pas inutile de rappeler en quelques mots les caractères essentiels de la méthode expérimentale et de montrer comment l'idée qui lui est soumise se distingue des idées systématiques et doctrinales.

Dans la méthode expérimentale on ne fait jamais des expériences que pour voir ou pour prouver, c'est-à-dire pour contrôler et vérifier.

La méthode expérimentale, en tant que méthode scientifique, repose tout entière sur la vérification expérimentale d'une hypothèse scientifique.

Cette vérification peut être obtenue tantôt à l'aide d'une nouvelle observation (science d'observation), tantôt à l'aide d'une expérience (science expérimentale).

En méthode expérimentale, l'hypothèse est une idée scientifique qu'il s'agit de livrer à l'expérience.

L'invention scientifique réside dans la création d'une hypothèse heureuse et féconde ; elle est donnée par le sentiment ou par le génie même du savant qui l'a créée.

Quand l'hypothèse est soumise à la méthode expérimentale, elle devient une théorie ; tandis que, si elle est soumise à la logique seule, elle devient un système.

Le système est donc une hypothèse à laquelle on a ramené logiquement les faits à l'aide du raisonnement, mais sans une vérification critique expérimentale.

La théorie est l'hypothèse vérifiée, après qu'elle a été soumise au contrôle du raisonnement et de la critique expérimentale.

La meilleure théorie est celle qui a été vérifiée par le plus grand nombre de faits.

Mais une théorie, pour rester bonne, doit toujours se modifier avec les progrès de la science et demeurer constamment soumise à la vérification et à la critique des faits nouveaux qui apparaissent.

Si on considérait une théorie comme parfaite et si l'on cessait de la vérifier par l'expérience scientifique journalière, elle deviendrait une doctrine.

Une doctrine est donc une théorie que l'on regarde comme immuable et que l'on prend pour point de départ de déductions ultérieures, que l'on se croit dispensé de soumettre désormais à la vérification expérimentale.

En un mot, les systèmes et les doctrines en médecine sont des idées hypothétiques ou théoriques transformées en principes immuables.

Cette manière de procéder appartient essentiellement à la scolastique et elle diffère radicalement de la méthode expérimentale.

Il y a en effet contradiction entre ces deux procédés de l'esprit.

Le système et la doctrine procèdent par affirmation et par déduction purement logique ; la méthode expérimentale procède toujours par le doute et par la vérification expérimentale.

Les systèmes et les doctrines sont individuels ; ils veulent être immuables et conserver leur personnalité.

La méthode expérimentale au contraire est impersonnelle ; elle détruit l'individualité en ce qu'elle réunit et sacrifie les idées particulières de chacun et les fait tourner au profit de la vérité générale établie à l'aide du critérium expérimental.

Elle a une marche lente et laborieuse, et, sous ce rapport, elle plaira toujours moins à l'esprit.

Les systèmes au contraire sont séduisants parce qu'ils donnent la science absolue réglée par la logique seule ; ce qui dispense d'étudier et rend la médecine facile.

La médecine expérimentale est donc par nature une médecine antisystématique et antidoctrinale, ou plutôt elle est libre et indépendante par essence, et ne veut se rattacher à aucune espèce de système médical.

Ce que je viens de dire relativement aux systèmes médicaux, je puis l'appliquer aux systèmes philosophiques.

La médecine expérimentale (comme d'ailleurs toutes les sciences expérimentales) ne sent le besoin de se rattacher à aucun système philosophique.

Le rôle du physiologiste comme celui de tout savant est de chercher la vérité pour elle-même, sans vouloir la faire servir de contrôle à tel ou tel système de philosophie.

Quand le savant poursuit l'investigation scientifique en prenant pour base un système philosophique quelconque, il s'égare dans des régions trop loin de la réalité ou bien le système donne à son esprit une sorte d'assurance trompeuse et une inflexibilité qui s'accorde mal avec la liberté et la souplesse que doit toujours garder l'expérimentateur dans ses recherches.

Il faut donc éviter avec soin toute espèce de système, et la raison que j'en trouve, c'est que les systèmes ne sont point dans la nature, mais seulement dans l'esprit : des hommes.

Le positivisme qui, au nom de la science, repousse les systèmes philosophiques, a comme eux le tort d'être un système.

Or, pour trouver la vérité, il suffit que le savant se mette en face de la nature et qu'il l'interroge en suivant la méthode expérimentale et à l'aide de moyens d'investigation de plus en plus parfaits.

Je pense que, dans ce cas, le meilleur système philosophique consiste à ne pas en avoir.

Comme expérimentateur, j'évite donc les systèmes philosophiques, mais je ne saurais pour cela repousser cet esprit philosophique qui, sans être nulle part, est partout, et qui, sans appartenir à aucun système, doit régner non seulement sur toutes les sciences, mais sur toutes les connaissances humaines.

C'est ce qui fait que, tout en fuyant les systèmes philosophiques, j'aime beaucoup les philosophes et je me plais infiniment dans leur commerce.

En effet, au point de vue scientifique, la philosophie représente l'aspiration éternelle de la raison humaine vers la connaissance de l'inconnu.

Dès lors les philosophes se tiennent toujours dans les questions en controverse et dans les régions élevées, limites supérieures des sciences.

Par là ils communiquent à la pensée scientifique un mouvement qui la vivifie et l'ennoblit ; ils fortifient l'esprit en le développant par une gymnastique intellectuelle générale en même temps qu'ils le reportent sans cesse vers la solution inépuisable des grands problèmes ; ils entretiennent ainsi une sorte de soif de l'inconnu et le feu sacré de la recherche qui ne doivent jamais s'éteindre chez un savant.

En effet, le désir ardent de la connaissance est l'unique mobile qui attire et soutient l'investigateur dans ses efforts ; et c'est précisément cette connaissance qu'il saisit réellement et qui fuit cependant toujours devant lui, qui devient à la fois son seul tourment et son seul bonheur.

Celui qui ne connaît pas les tourments de l'inconnu doit ignorer les joies de la découverte qui sont certainement les plus vives que l'esprit de l'homme puisse jamais ressentir.

Mais par un caprice de notre nature, cette joie de la découverte tant cherchée et tant espérée s'évanouit dès qu'elle est trouvée.

Ce n'est qu'un éclair dont la lueur nous a découvert d'autres horizons vers lesquels notre curiosité inassouvie se porte encore avec plus d'ardeur.

C'est ce qui fait que dans la science même le connu perd son attrait, tandis que l'inconnu est toujours plein de charmes.

C'est pour cela que les esprits qui s'élèvent et deviennent vraiment grands, sont ceux qui ne sont jamais satisfaits d'eux-mêmes dans leurs œuvres accomplies, mais qui tendent toujours à mieux dans des œuvres nouvelles.

Le sentiment dont je parle en ce moment est bien connu des savants et des philosophes.

C'est ce sentiment qui a fait dire à Priestley [75] qu'une découverte que nous faisons nous en montre beaucoup d'autres à faire ; c'est ce sentiment qu'exprime Pascal [76], sous une forme paradoxale peut-être quand il dit -

« Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses. »

Pourtant c'est bien la vérité elle-même qui nous intéresse, et si nous la cherchons toujours, c'est parce que ce que nous en avons trouvé jusqu'à présent ne peut nous satisfaire.

Sans cela nous ferions dans nos recherches ce travail inutile et sans fin que nous représente la fable de Sisyphe qui roule toujours son rocher qui retombe sans cesse au point de départ.

Cette comparaison n'est point exacte scientifiquement ; le savant monte toujours en cherchant la vérité, et s'il ne la trouve jamais tout entière, il en découvre néanmoins des fragments très importants, et ce sont précisément ces fragments de la vérité générale qui constituent la science.

Le savant ne cherche donc pas pour le plaisir de chercher, il cherche la vérité pour la posséder, et il la possède déjà dans des limites qu'expriment les sciences elles-mêmes dans leur état actuel.

Mais le savant ne doit pas s'arrêter en chemin ; il doit toujours s'élever plus haut et tendre à la perfection ; il doit toujours chercher tant qu'il voit quelque chose à trouver.

Sans cette excitation constante donnée par l'aiguillon de l'inconnu, sans cette soif scientifique sans cesse renaissante, il serait à craindre que le savant ne se systématisât dans ce qu'il a d'acquis ou de connu.

Alors la science ne ferait plus de progrès et s'arrêterait par indifférence intellectuelle, comme quand les corps minéraux saturés tombent en indifférence chimique et se cristallisent.

Il faut donc empêcher que l'esprit, trop absorbé par le connu d'une science spéciale, ne tende au repos ou ne se traîne terre à terre, en perdant de vue les questions qui lui restent à résoudre.

La philosophie, en agitant sans cesse la masse inépuisable des questions non résolues, stimule et entretient ce mouvement salutaire dans les sciences.

Car, dans le sens restreint où je considère ici la philosophie, l'indéterminé seul lui appartient, le déterminé retombant nécessairement dans le domaine scientifique.

Je n'admets donc pas la philosophie qui voudrait assigner des bornes à la science, pas plus que la science qui prétendrait supprimer les vérités philosophiques qui sont actuellement hors de son propre domaine.

La vraie science ne supprime rien, mais elle cherche toujours et regarde en face et sans se troubler les choses qu'elle ne comprend pas encore.

Nier ces choses ne serait pas les supprimer ; ce serait fermer les yeux et croire que la lumière n'existe pas.

Ce serait l'illusion de l'autruche qui croit supprimer le danger en se cachant la tête dans le sable.

Selon moi, le véritable esprit philosophique est celui dont les aspirations élevées fécondent les sciences en les entraînant à la recherche de vérités qui sont actuellement en dehors d'elles, mais qui ne doivent pas être supprimées par cela qu'elles s'éloignent et s'élèvent de plus en plus à mesure qu'elles sont abordées par des esprits philosophiques plus puissants et plus délicats.

Maintenant, cette aspiration de l'esprit humain aura-t-elle une fin, trouvera-t-elle une limite ? je ne saurais le comprendre ; mais en attendant, ainsi que je l'ai dit plus haut, le savant n'a rien de mieux à faire que de marcher sans cesse, parce qu'il avance toujours.

Un des plus grands obstacles qui se rencontrent dans cette marche générale et libre des connaissances humaines, est donc la tendance qui porte les diverses connaissances à s'individualiser dans des systèmes.

Cela n'est point une conséquence des choses elles-mêmes, parce que dans la nature tout se tient et rien ne saurait être vu isolément et systématiquement, mais c'est un résultat de la tendance de notre esprit, à la fois faible et dominateur, qui nous porte à absorber les autres connaissances dans une systématisation personnelle.

Une science qui s'arrêterait dans un système resterait stationnaire et s'isolerait, car la systématisation est un véritable enkystement scientifique, et toute partie enkystée dans un organisme cesse de participer à la vie générale de cet organisme.

Les systèmes tendent donc à asservir l'esprit humain, et la seule utilité que l'on puisse, suivant moi, leur trouver, c'est de susciter des combats qui les détruisent en agitant et en excitant la vitalité de la science.

En effet, il faut chercher à briser les entraves des systèmes philosophiques et scientifiques, comme on briserait les chaînes d'un esclavage intellectuel.

La vérité, si on peut la trouver, est de tous les systèmes, et, pour la découvrir, l'expérimentateur a besoin de se mouvoir librement de tous les côtés sans se sentir arrêté par les barrières d'un système quelconque.

La philosophie et la science ne doivent donc point être systématiques : elles doivent être unies sans vouloir se dominer l'une l'autre.

Leur séparation ne pourrait être que nuisible aux progrès des connaissances humaines.

La philosophie, tendant sans cesse à s'élever, fait remonter la science vers la cause ou vers la source des choses.

Elle lui montre qu'en dehors d'elle il y a des questions qui tourmentent l'humanité, et qu'elle n'a pas encore résolues.

Cette union solide de la science et de la philosophie est utile aux deux, elle élève l'une et contient l'autre.

Mais si le lien qui unit la philosophie à la science vient à se briser, la philosophie, privée de l'appui ou du contrepoids de la science, monte à perte de vue et s'égare dans les nuages, tandis que la science, restée sans direction et sans aspiration élevée, tombe, s'arrête ou vogue à l'aventure.

Mais si, au lieu de se contenter de cette union fraternelle, la philosophie voulait entrer dans le ménage de la science et la régenter dogmatiquement dans ses productions et dans ses méthodes de manifestation, alors l'accord ne pourrait plus exister.

En effet, ce serait une illusion que de prétendre absorber les découvertes particulières d'une science au profit d'un système philosophique quelconque.

Pour faire des observations, des expériences ou des découvertes scientifiques, les méthodes et procédés philosophiques sont trop vagues et restent impuissants ; il n'y a pour cela que des méthodes et des procédés scientifiques souvent très spéciaux qui ne peuvent être connus que des expérimentateurs, des savants ou des philosophes qui pratiquent une science déterminée.

Les connaissances humaines sont tellement enchevêtrées et solidaires les unes des autres dans leur évolution, qu'il est impossible de croire qu'une influence individuelle puisse suffire à les faire avancer quand les éléments du progrès ne sont pas dans le sol scientifique lui-même.

C'est pourquoi, tout en reconnaissant la supériorité des grands hommes, je pense néanmoins que dans l'influence particulière ou générale qu'ils ont sur les sciences, ils sont toujours et nécessairement plus ou moins fonction de leur temps.

Il en est de même des philosophes, ils ne peuvent que suivre la marche de l'esprit humain, et ils ne contribuent à son avancement qu'en ouvrant plus largement pour tous la voie du progrès que beaucoup n'apercevraient peut-être pas.

Mais ils sont en cela l'expression de leur temps.

Il ne faudrait donc pas qu'un philosophe, arrivant dans un moment où les sciences prennent une direction féconde, vînt faire un système en harmonie avec cette marche de la science et s'écrier ensuite que tous les progrès scientifiques du temps sont dus à l'influence de son système.

En un mot, si les savants sont utiles aux philosophes et les philosophes aux savants, le savant n'en reste pas moins libre et maître chez lui, et je pense, quant à moi, que les savants font leurs découvertes, leurs théories et leur science sans les philosophes.

Si l'on rencontrait des incrédules à cet égard, il serait peut-être facile de leur prouver, comme dit J. de Maistre, que ceux qui ont fait le plus de découvertes dans la science sont ceux qui ont le moins connu Bacon [77], tandis que ceux qui l'ont lu et médité , ainsi que Bacon lui-même, n'y ont guère réussi.

C'est qu'en effet ces procédés et ces méthodes scientifiques ne s'apprennent que dans les laboratoires, quand l'expérimentateur est aux prises avec les problèmes de la nature ; c'est là qu'il faut diriger d'abord les jeunes gens ; l'érudition et la critique scientifique sont le partage de l'âge mur ; elles ne peuvent porter des fruits que lorsqu'on a commencé à s'initier à la science dans son sanctuaire réel, c'est-à-dire dans le laboratoire.

Pour l'expérimentateur, les procédés du raisonnement doivent varier à l'infini, suivant les diverses sciences et les cas plus ou moins difficiles et plus ou moins complexes auxquels il les applique.

Les savants, et même les savants spéciaux en chaque science, peuvent seuls intervenir dans de pareilles questions, parce que l'esprit du naturaliste n'est pas celui du physiologiste, et que l'esprit du chimiste n'est pas non plus celui du physicien.

Quand des philosophes, tels que Bacon ou d'autres plus modernes, ont voulu entrer dans une systématisation générale des préceptes, pour la recherche scientifique, ils ont pu paraître séduisants aux personnes qui ne voient les sciences que de loin ; mais de pareils ouvrages ne sont d'aucune utilité aux savants faits, et pour ceux qui veulent se livrer à la culture des sciences, ils les égarent par une fausse simplicité des choses ; de plus, ils les gênent en chargeant l'esprit d'une foule de préceptes vagues ou inapplicables, qu'il faut se hâter d'oublier si l'on veut entrer dans la science et devenir un véritable expérimentateur.

Je viens de dire que l'éducation du savant et de l'expérimentateur ne se fait que dans le laboratoire spécial de la science qu'il veut cultiver, et que les préceptes utiles sont seulement ceux qui ressortent des détails d'une pratique expérimentale dans une science déterminée.

J'ai voulu donner dans cette introduction une idée aussi précise que possible de la science physiologique et de la médecine expérimentale.

Cependant je serais bien loin d'avoir la prétention de croire que j'ai donné des règles et des préceptes qui devront être suivis d'une manière rigoureuse et absolue par un expérimentateur.

J'ai voulu seulement examiner la nature des problèmes que l'on a à résoudre dans la science expérimentale des êtres vivants, afin que chacun puisse bien comprendre les questions scientifiques qui sont du domaine de la biologie et connaître les moyens que la science possède aujourd'hui pour les attaquer.

J'ai cité des exemples d'investigation, mais je me serais bien gardé de donner des explications superflues ou de tracer une règle unique et absolue, parce que je pense que le rôle d'un maître doit se borner à montrer clairement à l'élève le but que la science se propose, et à lui indiquer tous les moyens qu'il peut avoir à sa disposition pour l'atteindre.

Mais le maître doit ensuite laisser l'élève libre de se mouvoir à sa manière et suivant sa nature pour parvenir au but qu'il lui a montré, sauf à venir à son secours s'il voit qu'il s'égare.

Je crois, en un mot, que la vraie méthode est celle qui contient l'esprit sans l'étouffer, et en le laissant autant, que possible en face de lui-même, qui le dirige, tout en respectant son originalité créatrice et sa spontanéité scientifique qui sont les qualités les plus précieuses.

Les sciences n'avancent que par les idées nouvelles et par la puissance créatrice ou originale de la pensée.

Il faut donc prendre garde, dans l'éducation, que les connaissances qui doivent armer l'intelligence ne l'accablent par leur poids et que les règles qui sont destinées à soutenir les côtés faibles de l'esprit n'en atrophient ou n'en étouffent les côtés puissants et féconds.

Je n'ai pas à entrer ici dans d'autres développements ; j'ai dû me borner à prémunir les sciences biologiques et la médecine expérimentale contre les exagérations de l'érudition et contre l'envahissement et la domination des systèmes, parce que ces sciences, en s'y soumettant, verraient disparaître leur fécondité et perdraient l'indépendance et la liberté d'esprit qui seront toujours les conditions essentielles de tous les progrès de l'humanité.

< Fin >

[1]

Notice BnF Opale

Gallica

Projet Gutenberg

[2] Voy. Cours de pathologie expérimentale. - Medical Times, 1859-1860. - Leçon d'ouverture du cours de médecine du Collège de France : sur la médecine expérimentale. - Gazette médicale. Paris, 15 avril 1864. - Revue des cours scientifiques. Paris, 31 décembre 1864.

[3] Zimmermann, Traité sur l'expérience en médecine. Paris, 1774, t. I, p. 45.

[4] W. Beaumont, Exper. and Obs. on the gastric Juice and the physiological Digestion. Boston, 1834.

[5] Lallemand, Propositions de pathologie tendant à éclairer plusieurs points de physiologie. Thèse. Paris, 1818 ; 2e édition, 1824.

[6] Laromiguière, Discours sur l'identité. Œuvres, t. I, p. 329.

[7] Jenner, On the natural history of the Ci4choo (Philosophical Transactions, 1788, ch. XVI, p. 432).

[8] Laplace, Système du monde, ch. II.

[9] François Huber, Nouvelles observations sur les Abeilles, 2e édition, augmentée par son fils, Pierre Huber. Genève, 1814.

[10] Discours prononcé à la 6e séance publique et annuelle de la Société de secours des amis des sciences.

[11] Gœthe, Œuvres d'histoire naturelle, traduction de M. Martine. Introduction, p. 1.

[12] Leçons sur les propriétés et les altérations des liquides de l'organisme. Paris, 1859. 1re leçon.

[13] Voy. Cours de médecine expérimentale ; leçon d'ouverture (Gazette méd., 15 avril 1864).

[14] Euler, Acta academia scientiarum imperialis Petropolitana,pro anno MDCCLXXX, pars posterior, p.. 38, § 1.

[15] Bacon, Oeuvres, édition par Fr. Riaux. Introduction, p. 30.

[16] J. de Maistre, Examen de la philosophie de Bacon.

[17] De Rémusat, Bacon, sa vie, son temps et sa philosophie, 1857.

[18] Descartes, Discours sur la méthode.

[19] Lettre à J. C. Mertrud, p. 5. An VIII.

[20] Claude Bernard, Leçons sur la physiologie et la pathologie du système nerveux. Leçon d'ouverture, 17 déc. 1856. Paris, 1858, t. I. - Cours de pathologie expérimentale, The medical Times, 1860.

[21] Claude Bernard, Leçons sur les propriétés physiologiques et les altérations pathologiques des liquides de l'organisme. Paris, 1859, t. I. Leçon d'ouverture, 9 décembre 1857.

[22] Daniel Leclercq Histoire de la médecine, p. 338.

[23] Celsus, De medicina, in preefatione, édit. Elezevir de Van der Linden, pp. 6 et 7.

[24] Astruc, De morbis venereis, t. II, pp. 748 et 749.

[25] Rayer, Traité des maladies des reins, t. III, p. 213. Paris, 1841.

[26] Dezeimeris, Dictionnaire historique, t. II, p. 444. - Daremberg, Exposition des connaissances de Galien sur l'anatomie pathologique et la pathologie du système nerveux. Thèse, 1841, p. 13 et 80.

[27] Davaine, Traité des entozoaires. Paris, 1860. Synopsis, p. XXVII.

[28] Le Gallois, Œuvres, Paris, 1824. Avant-propos, p. 30.

[29] Voy. Leçons de physiologie expérimentale. Paris, 1856, t. II. Leçon d'ouverture, 2 mai 1855.

[30] Claude Bemard, Mémoire sur le pancréas (Supplément aux comptes rendus de l'Académie des sciences, 1856, t. I.

[31] Pinel, Nosographie philosophique, 1800.

[32] Müller, De glandularum secernentium structura penitiori earumque prima formatione in homine atque animalibus. Leipzig, 1830.

[33] Virchow, La pathologie cellulaire basée sur l'étude physiologique et pathologique des tissus, trad. par P. Picard. Paris, 1860.

[34] Claude Bernard, Cours de pathologie expérimentale. (Medical Times,1860.)

[35] C. Duméril, Notice historique sur les découvertes faites dans les sciences d'observation par l'étude de l'organisme des grenouilles. 1840.

[36] Voy. L. Ziegler, Ueber die Brunst und den Embryo der Rehe. Hannover, 1843.

[37] Voy. Stannius, Beobachtungen über Verjüngungsvorgänge im thierischen Organismus. Rostoch und Schwerin, 1853.

[38] Claude Bernard, Recherches sur l'opium et ses alcaloïdes (Comptes rendus de l'Académie des sciences, 1864).

[39] Voyez la troisième partie de cette Introduction.

[40] Die Verdauungssäfte und der Stoffwechsel. Mitau und Leipzig, 1852, S. 12.

[41] Loc. cit., p. 397.

[42] Voy. Regnault et Reiset, Recherches chimiques sur la respiration des animaux des diverses classes (Ann. de chimie et de physique, IIIe série, t. XXVI, p. 217).

[43] Claude Bernard, Sur le changement de couleur du sang dans l'état de fonction et de repos des glandes. -Analyse du sang des muscles au repos et en contraction. Leçons sur les liquides de l'organisme. Paris, 1859.

[44] Claude Bernard, Recherches expérimentales sur les fonctions du nerf spinal (Mémoires présentés par divers savants étrangers à l'Académie des sciences, t. X, 1851).

[45] En 1771, un cours de physiologie expérimentale était professé par A. Portal au Collège de France ; les expériences furent recueillies par M. Collomb, qui les publia sous forme de lettres en 1771 ; elles ont reparu en1908 avec quelques additions dans l'ouvrage de Portal, intitulé : Mémoires sur la nature et le traitement de plusieurs maladies, avec le précis d'expériences sur les animaux vivants. Paris, 1800-1825.

[46] Claude Bernard, Mémoire sur le pancréas et sur le rôle du suc pancréatique dans les phénomènes digestifs. Paris, 1856.

[47] Claude Bernard, Leçons sur les propriétés physiologiques et les altérations pathologiques des liquides de l'organisme. Paris, 1859, t. II.

[48] Claude Bernard, Sur la quantité d'oxygène que contient le sang veineux des organes glandulaires (Comptes rendus de l'Acad. des sciences, t. XLVII, 6 septembre 1858).

[49] Voy. Claude Bernard, Leçons sur les effets des substances toxiques. Paris, 1857. Du curare (Revue des Deux-Mondes, 1er septembre 1864).

[50] Hope-Seyler, Handbuch der physiologisch- und pathologisch- chemischen Analyse. Berlin, 1865.

[51] Claude Bernard, De l'emploi de l'oxyde de carbone pour la détermination de l'oxygène du sang (Comptes rendus de l'Acad. des sciences, séance du 6 septembre 1858, t. XLVII).

[52] Claude Bernard, thèse pour le doctorat en médecine. Paris, 1843.

[53] Claude Bernard, Sur le mécanisme de la formation du sucre dans le foie (Comptes rendus par l'Acad. des sciences, 24 septembre 1855). Suite (Comptes rendus de l'Acad. des sciences, 23 mars 1857).

[54] Claude Bernard, Recherches expérimentales sur le grand sympathique, etc. (Mémoires de la Société de biologie, t. V, 1853). - Sur les nerfs vasculaires et caloriques du grand sympathique (Comptes rendus de l'Acad. des sciences, 1852, t. XXXIV, 1862, t. LV.)

[55] Pourfour du Petit, Mémoire dans lequel il est démontré que les nerfs intercostaux fournissent des rameaux qui portent des esprits dans les yeux (Histoire de l'Académie pour l'année 1727).

[56] F. A. Longet, Recherches cliniques et expérimentales sur les fonctions des faisceaux de la moelle épinière et des racines des nerfs rachidiens, précédées d'un Examen historique et critique des expériences faites sur ces organes depuis sir Ch. Bell, et suivies d'autres recherches sur diverses parties du système nerveux (Archives générales de médecine, 1841, 3e série, t. X, p. 296, et XI, p. 129).

[57] Comptes rendus de l'Académie des sciences, t. VIII, P. 787, 3 et 10 juin ; Comptes rendus de l'Académie des sciences, 4 juin ; Gazette des hôpitaux, 13 et 18 juin 1839.

[58] Loc. cit. p. 21.

[59] Claude Bernard, Leçons sur la physiologie et la pathologie du système nerveux, p. 32.

[60] Voy. Longet, Traité de physiologie, 1860, t. Il, p. 177.

[61] Claude Bernard, Leçons sur les effets des substances toxiques et médicamenteuses, p. 428.

[62] Vulpian, Comptes rendus et Mémoires de la Société de biologie, 1854, p. 133 ; 1856, p. 125 ; 1858, 2e série, t. V, Paris, 1859, p. 113 ; 1864.

[63] Claude Bernard, Cours de pathologie expérimentale, Medical Times, 1860.

[64] H. Sainte-Claire Deville, Leçons sur la dissociation prononcées devant la Société chimique. Paris, 1866. Sous presse.

[65] Tout ceci est applicable aux forces inventées récemment, forces de dissolution, de diffusion, force cristallogénique, à toutes les forces particulières attractives et répulsives qu'on fait intervenir pour expliquer les phénomènes de caléfaction, de surfusion, les phénomènes électriques, etc.

[66] Sydenham, Médecine pratique. Préface, p. 12.

[67] Voy. Rapport des prix de médecine et de chirurgie pour 1864 (Comptes rendus de l'Acad. des sciences).

[68] Voyez Chevreul, Considérations sur l'histoire de la partie de la médecine qui concerne la prescription des remèdes (Journal des savants, 1865.)

[69] Gall, Philosophische medicinische Untersuchungen über Kunst und Natur im gesunden und kranken Zustand der Menschen. Leipzig, 1800.

[70] Béclard, Rapport général sur les prix décernés en 1862 (Mémoires de l'Académie de médecine). Paris, 1863, tome XXVI, pageXXIII.

[71] Leçon d'ouverture du cours de médecine au Collège de France. Revue des cours scientifiques, 31 décembre 1864.

[72] Hardy, Bulletin de l'Académie de médecine. Paris, 1863-64, t. XXIX, p. 546.

[73] Claude Bernard, Leçons de physiologie expérimentale appliquée à la médecine, faites au Collège de France. Première leçon, Paris, 1857. - Cours de médecine du Collège de France. Première leçon, Paris, 1855.

[74] Revue des cours scientifiques, 31 décembre 1864.

[75] Priestley, Recherches sur les différentes espèces d'airs. Introduction, p. 15.

[76] Pascal, Pensées morales détachées, art. IX-XXIV.

[77] J. de Maistre, Examen de la philosophie de Bacon, t. I, p. 8 1.



Bernard-MedecineExperimentale-Vivisection


Section III, « De la vivisection » (II, II)

On n'a pu découvrir les lois de la matière brute qu'en pénétrant dans les corps ou dans les machines inertes, de même on ne pourra arriver à connaître les lois et les propriétés de la matière vivante qu'en disloquant les organismes vivants pour s'introduire dans leur milieu intérieur. Il faut donc nécessairement, après avoir disséqué sur le mort, disséquer sur le vif, pour mettre à découvert et voir fonctionner les parties intérieures ou cachées de l'organisme ; c'est à ces sortes d'opérations qu'on donne le nom de vivisections, et sans ce mode d'investigation, il n'y a pas de physiologie ni de médecine scientifique possibles : pour apprendre comment l'homme et les animaux vivent, il est indispensable d'en voir mourir un grand nombre, parce que les mécanismes de la vie ne peuvent se dévoiler et se prouver que par la connaissance des mécanismes de la mort.

À toutes les époques on a senti cette vérité, et dès les temps les plus anciens, on a pratiqué, dans la médecine, non seulement des expériences thérapeutiques, mais même des vivisections. On raconte que des rois de Perse livraient les condamnés à mort aux médecins afin qu'ils fissent sur eux des vivisections utiles à la médecine. Au dire de Galien, Attale III, Philométor, qui régnait cent trente-sept ans avant Jésus-Christ, à Pergame, expérimentait les poisons et les contre-poisons sur des criminels condamnés à mort 1. Celse rappelle et approuve les vivisections d’Hérophile et d'Erasistrate pratiquées sur des criminels, par le consentement des Ptolémées. Il n'est pas cruel, dit-il, d'imposer des supplices à quelques coupables, supplices qui doivent profiter à des multitudes d'innocents pendant le cours de tous les siècles 2. Le grand-duc de Toscane fit remettre à Fallope, professeur d'anatomie à Pise, un criminel avec permission qu'il le fît mourir et qu'il le disséquât à son gré. Le condamné ayant une fièvre quarte, Fallope voulut expérimenter l'influence des effets de l'opium sur les paroxysmes. Il administra deux gros d'opium pendant l'intermission ; la mort survint à la deuxième expérimentation 3. De semblables exemples se sont retrouvés plusieurs fois, et l'on connaît l'histoire de l'archer de Meudon 4, qui reçut sa grâce parce qu'on pratiqua sur lui la néphrotomie avec succès. Les vivisections sur les animaux remontent également très loin. On peut considérer Galien comme le fondateur des vivisections sur les animaux. Il institua ses expériences en particulier sur des singes ou sur de jeunes porcs, et il décrivit les instruments et les procédés employés pour l'expérimentation. Galien ne pratiqua guère que des expériences du genre de celles que nous avons appelées expériences perturbatrices, et qui consistent à blesser, à détruire ou à enlever une partie afin de juger de son usage par le trouble que sa soustraction produit. Galien a résumé les expériences faites avant lui, et il a étudié par lui-même les effets de la destruction de la moelle épinière à des hauteurs diverses, ceux de la perforation de la poitrine d'un côté ou des deux côtés à la fois ; les effets de la section des nerfs qui se rendent aux muscles intercostaux et de celle du nerf récurrent. Il a lié les artères, institué des expériences sur le mécanisme de la déglutition 5. Depuis Galien, il y a toujours eu, de loin en loin, au milieu des systèmes médicaux, des vivisecteurs éminents. C'est à ce titre que les noms des de Graaf, Harvey, Aselli, Pecquet, Haller, etc., se sont transmis jusqu'à nous. De notre temps, et surtout sous l'influence de Magendie, la vivisection est entrée définitivement dans la physiologie et dans la médecine comme un procédé d'étude habituel et indispensable.

Les préjugés qui se sont attachés au respect des cadavres ont pendant très longtemps arrêté le progrès de l'anatomie. De même la vivisection a rencontré dans tous les temps des préjugés et des détracteurs. Nous n'avons pas la prétention de détruire tous les préjugés dans le monde ; nous n'avons pas non plus à nous occuper ici de répondre aux arguments des détracteurs des vivisections, puisque par là même ils nient la médecine expérimentale, c'est-à-dire la médecine scientifique. Toutefois nous examinerons quelques questions générales et nous poserons ensuite le but scientifique que se proposent les vivisections.

D'abord a-t-on le droit de pratiquer des expériences et des vivisections sur l'homme ? Tous les jours le médecin fait des expériences thérapeutiques sur ses malades et tous les jours le chirurgien pratique des vivisections sur ses opérés. On peut donc expérimenter sur l'homme, mais dans quelles limites ? On a le devoir et par conséquent le droit de pratiquer sur l'homme une expérience toutes les fois qu'elle peut lui sauver la vie, le guérir ou lui procurer un avantage personnel. Le principe de moralité médicale et chirurgicale consiste donc à ne jamais pratiquer sur un homme une expérience qui ne pourrait que lui être nuisible à un degré quelconque, bien que le résultat pût intéresser beaucoup la science, c'est-à-dire la santé des autres. Mais cela n'empêche pas qu'en faisant les expériences et les opérations toujours exclusivement au point de vue de l'intérêt du malade qui les subit, elles ne tournent en même temps au profit de la science. En effet, il ne saurait en être autrement ; un vieux médecin qui a souvent administré les médicaments et qui a beaucoup traité de malades, sera plus expérimenté, c'est-à-dire expérimentera mieux sur ses nouveaux malades parce qu'il s'est instruit par les expériences qu'il a faites sur d'autres. Le chirurgien qui a souvent pratiqué des opérations dans des cas divers s'instruira et se perfectionnera expérimentalement. Donc, on le voit, l'instruction n'arrive jamais que par l'expérience, et cela rentre tout à fait dans les définitions que nous avons données au commencement de cette introduction.

Peut-on faire des expériences ou des vivisections sur les condamnés à mort ? On a cité des exemples analogues à celui que nous avons rappelé plus haut, et dans lesquels on s'était permis des opérations dangereuses en offrant aux condamnés leur grâce en échange. Les idées de la morale moderne réprouvent ces tentatives ; je partage complètement ces idées. Cependant, je considère comme très utile à la science et comme parfaitement permis de faire des recherches sur les propriétés des tissus aussitôt après la décapitation chez les suppliciés. Un helminthologiste fit avaler à une femme condamnée à mort des larves de vers intestinaux, sans qu'elle le sût, afin de voir après sa mort si les vers s'étaient développés dans ses intestins 6. D'autres ont fait des expériences analogues sur des malades phthisiques devant bientôt succomber ; il en est qui ont fait les expériences sur eux-mêmes. Ces sortes d'expériences étant très intéressantes pour la science, et ne pouvant être concluantes que sur l'homme, me semblent très permises quand elles n'entraînent aucune souffrance ni aucun inconvénient chez le sujet expérimenté. Car, il ne faut pas s'y tromper, la morale ne défend pas de faire des expériences sur son prochain ni sur soi-même ; dans la pratique de la vie, les hommes ne font que faire des expériences les uns sur les autres. La morale chrétienne ne défend qu'une seule chose, c'est de faire du mal à son prochain. Donc, parmi les expériences qu'on peut tenter sur l'homme, celles qui ne peuvent que nuire sont défendues, celles qui sont innocentes sont permises, et celles qui peuvent faire du bien sont commandées.

Maintenant se présente cette autre question. A-t-on le droit de faire des expériences et des vivisections sur les animaux ? Quant à moi, je pense qu'on a ce droit d'une manière entière et absolue. Il serait bien étrange, en effet, qu'on reconnût que l'homme a le droit de se servir des animaux pour tous les usages de la vie, pour ses services domestiques, pour son alimentation, et qu'on lui défendît de s'en servir pour s'instruire dans une des sciences les plus utiles à l'humanité. Il n'y a pas à hésiter ; la science de la vie ne peut se constituer que par des expériences, et l'on ne peut sauver de la mort des êtres vivants qu'après en avoir sacrifié d'autres. Il faut faire les expériences sur les hommes ou sur les animaux. Or, je trouve que les médecins font déjà trop d'expériences dangereuses sur les hommes avant de les avoir étudiées soigneusement sur les animaux. Je n'admets pas qu'il soit moral d'essayer sur les malades dans les hôpitaux des remèdes plus ou moins dangereux ou actifs, sans qu'on les ait préalablement expérimentés sur des chiens ; car je prouverai plus loin que tout ce que l'on obtient chez les animaux peut parfaitement être concluant pour l'homme quand on sait bien expérimenter. Donc, s'il est immoral de faire sur un homme une expérience dès qu'elle est dangereuse pour lui, quoique le résultat puisse être utile aux autres, il est essentiellement moral de faire sur un animal des expériences, quoique douloureuses et dangereuses pour lui, dès qu'elles peuvent être utiles pour l'homme.

Après tout cela, faudra-t-il se laisser émouvoir par les cris de sensibilité qu'ont pu pousser les gens du monde ou par les objections qu'ont pu faire les hommes étrangers aux idées scientifiques ? Tous les sentiments sont respectables, et je me garderai bien d'en jamais froisser aucun. Je les explique très bien, et c'est pour cela qu'ils ne m'arrêtent pas. Je comprends parfaitement que les médecins qui se trouvent sous l'influence de certaines idées fausses et à qui le sens scientifique manque, ne puissent pas se rendre compte de la nécessité des expériences et des vivisections pour constituer la science biologique. Je comprends parfaitement aussi que les gens du monde, qui sont mus par des idées tout à fait différentes de celles qui animent le physiologiste, jugent tout autrement que lui les vivisections. Il ne saurait en être autrement. Nous avons dit quelque part dans cette introduction que, dans la science, c'est l'idée qui donne aux faits leur valeur et leur signification. Il en est de même dans la morale, il en est de même partout. Des faits identiques matériellement peuvent avoir une signification morale opposée, suivant les idées auxquelles ils se rattachent. Le lâche assassin, le héros et le guerrier plongent également le poignard dans le sein de leur semblable. Qu'est-ce qui les distingue, si ce n'est l'idée qui dirige leur bras ? Le chirurgien, le physiologiste et Néron se livrent également à des mutilations sur des êtres vivants. Qu'est-ce qui les distingue encore, si ce n'est l'idée ? Je n'essayerai donc pas, à l'exemple de Le Gallois 7, de justifier les physiologistes du reproche de cruauté que leur adressent les gens étrangers à la science ; la différence des idées explique tout. Le physiologiste n'est pas un homme du monde, c'est un savant, c'est un homme qui est saisi et absorbé par une idée scientifique qu'il poursuit : il n'entend plus les cris des animaux, il ne voit plus le sang qui coule, il ne voit que son idée et n'aperçoit que des organismes qui lui cachent des problèmes qu'il veut découvrir. De même le chirurgien n'est pas arrêté par les cris et les sanglots les plus émouvants, parce qu'il ne voit que son idée et le but de son opération. De même encore l'anatomiste ne sent pas qu'il est dans un charnier horrible ; sous l'influence d'une idée scientifique, il poursuit avec délices un filet nerveux dans des chairs puantes et livides qui seraient pour tout autre homme un objet de dégoût et d'horreur.. D'après ce qui précède, nous considérons comme oiseuses ou absurdes toutes discussions sur les vivisections. Il est impossible que des hommes qui jugent les faits avec des idées si différentes puissent jamais s'entendre ; et comme il est impossible de satisfaire tout le monde, le savant ne doit avoir souci que de l'opinion des savants qui le comprennent, et ne tirer de règle de conduite que de sa propre conscience.

Le principe scientifique de la vivisection est d'ailleurs facile à saisir. Il s'agit toujours, en effet, de séparer ou de modifier certaines parties de la machine vivante, afin de les étudier, et de juger ainsi de leur usage ou de leur utilité. La vivisection, considérée comme méthode analytique d'investigation sur le vivant, comprend un grand nombre de degrés successifs, car on peut avoir à agir soit sur les appareils organiques, soit sur les organes, soit sur les tissus ou sur les éléments histologiques eux-mêmes. Il y a des vivisections extemporanées et d'autres vivisections dans lesquelles on produit des mutilations dont on étudie les suites en conservant les animaux. D'autres fois la vivisection n'est qu'une autopsie faite sur le vif ou une étude des propriétés des tissus immédiatement après la mort. Ces procédés divers d'étude analytique des mécanismes de la vie, chez l'animal vivant, sont indispensables, ainsi que nous le verrons, à la physiologie, à la pathologie et à la thérapeutique. Toutefois, il ne faudrait pas croire que la vivisection puisse constituer à elle seule toute la méthode expérimentale appliquée à l'étude des phénomènes de la vie. La vivisection n'est qu'une dissection anatomique sur le vivant ; elle se combine nécessairement avec tous les autres moyens physico-chimiques d'investigation qu'il s'agit de porter dans l'organisme. Réduite à elle-même, la vivisection n'aurait qu'une portée restreinte et pourrait même, dans certains cas, nous induire en erreur sur le véritable rôle des organes. Par ces réserves je ne nie pas l'utilité ni même la nécessité absolue de la vivisection dans l'étude des phénomènes de la vie ; je la déclare seulement insuffisante. En effet, nos instruments de vivisection sont tellement grossiers et nos sens si imparfaits, que nous ne pouvons atteindre dans l'organisme que des parties grossières et complexes. La vivisection, sous le microscope, arriverait à une analyse bien plus fine, mais elle offre de très grandes difficultés et n'est applicable qu'à de très petits animaux.

Mais, quand nous sommes arrivés aux limites de la vivisection, nous avons d'autres moyens de pénétrer plus loin et de nous adresser même aux parties élémentaires de l'organisme dans lesquelles siègent les propriétés élémentaires des phénomènes vitaux. Ces moyens sont les poisons que nous pouvons introduire dans la circulation et qui vont porter leur action spécifique sur tel ou tel élément histologique. Les empoisonnements localisés, ainsi que les ont déjà employés Fontana et J. Müller, constituent de précieux moyens d'analyse physiologique. Les poisons sont de véritables réactifs de la vie ; des instruments d'une délicatesse extrême qui vont disséquer les éléments vitaux. Je crois avoir été le premier à considérer l'étude des poisons à ce point de vue, car je pense que l'étude attentive des modificateurs histologiques doit former la base commune de la physiologie générale, de la pathologie et de la thérapeutique. En effet, c'est toujours aux éléments organiques qu'il faut remonter pour trouver les explications vitales les plus simples.

En résumé, la vivisection est la dislocation de l'organisme vivant à l'aide d'instruments et de procédés qui peuvent en isoler les différentes parties. Il est facile de comprendre que cette dissection sur le vivant suppose la dissection préalable sur le mort.



Bernard-ScenesViePrivee


LES

ANIMAUX MÉDECINS

Un vieux Corbeau nous annonce la mort prochaine d’un de nos collègues ; il se flatte de la pressentir. Le mot est fier, mais la chose pourrait bien se réaliser ; car, à l’instant même, un pauvre Chien, entre chez nous, tout boîteux, tout éclopé ; non, ce n’est même pas un Chien, c’est un squelette, une ombre de Chien. — Nous demandons au malheureux ce qu’il éprouve : « Hélas ! nous répond-il, on a voulu me guérir, voilà mon mal. » — Nous l’invitons à s’expliquer ; alors il prend vous savez quel siège, et s’écrie :

« Ah ! mes frères qu’avez-vous fait là ? — Vous avez provoqué les Animaux à écrire ; mais on a exagéré vos conseils : plusieur d’entre nous se mis à penser. Ils rêvent même de poésie, arts, science ; que sais-je encore ? Ces fous s’imaginent que pour découvrir tout cela, il suffit de s’éloigner du naturel et de notre instinct si sublime quoi qu’on en dise. — Le Rossignol chantait ; un Âne s’est donné une mission d’inventer la musique et de la mettre à la portée des Chats. La civilisation les déborde. — Dieu, qui veut les arrêter sans doute, vient de leur envoyer une idée terrible : les Animaux, vos amis, vos frères, sont dégoûtés de mourir de leur belle mort ; ils ont résolu de fonder une médecine, une chirurgie animale. Déjà ils se sont mis à l’œuvre. Voyez : je n’ai plus que la peau et les os, et je sors de me commander des béquilles. »

Le Renard, qui se trouve de rédaction ce jour-là, propose au blessé de se rafraîchir. Celui-ci accepte ; alors le Renard lui fait apporter une plume et de l’encre, et le prie d’écrire sa mésaventure pour l’édification de la postérité. Le Chien obéit par habitude, seulement au lieu d’écrire il dicte :

« Je suis juste, dit-il, et et ne veux rien cacher. Il y avait depuis longtemps, parmi les Hommes, certains individus appelés, je crois,… vétérinaires, et qui, en conscience, nous abîmaient. Nous n’étions pas plutôt entre leurs griffes, qu’ils nous saignaient, purgeaient, repurgeaient, et surtout qu’ils nous mettaient à la diète. Je me plains particulièrement de ce dernier trait. Vous souriez ; vous me soupçonnez de gourmandise. — Pourquoi aime-t-on mieux croire aux défauts de son semblable qu’à ses besoins ? On n’ose pas lui reprocher de vivre, mais on lui sait mauvais gré d’avoir faim. — Si je me plains, encore une fois, ce n’est pas par gourmandise, mais cela humilie d’être mis au régime comme un simple et vil écolier malade de paresse, et qu’on traite par l’économie domestique. Je contribuai beaucoup, je m’en accuse, à faire nommer une commission chargée d’ouvrir une enquête et de constater les faits. Vous ne devinerez jamais sur quels imbéciles,… pardon, messieurs, je voulais dire sur quels Animaux les choix tombèrent : sur des Linottes et sur des Taupes. Il est vrai qu’on leur recommanda l’attention et le clairvoyance. La commission, pénétrée de cette vérité fondamentale, que les malheureux n’ont guère les moyens de rester désintéressés dans leurs plaintes, imagina de s’adresser exclusivement aux personnes présumées coupables. Je ne sais ce qui se passa, mais bientôt une bonne majorité, composée de tous les Animaux qui n’avaient rien écouté, décida que l’affaire était entendue. Un rapporteur fit un méchant travail dont il fut magnifiquement récompensé, et toute la commission après lui : et ce fut tout. Mais j’aboyai, je hurlai, je fis le mécontent ; beaucoup de mes voisins et amis crurent me devoir de faire comme moi ; l’agitation devint générale ; les Animaux versés en politique crurent un instant qu’ils assistaient au spectacle d’un peuple trop heureux sous une dynastie trop généreuse. »

— Gazez, mon bon ami, gazez donc, interrompt le Renard ; tout arrive et tout s’en va, il faut donc ménager tout par prudence ou par générosité.

« Bref, reprend Médor intimidé (Médor, c’est le nom de notre héros), nous convînmes de former des écoles de médecine secrètes, et des facultés de chirurgie clandestines sous la présidence du Coq d’Esculape et du Serpent d’Hippocrate. — Il s’agissait de s’instruire, tout le monde voulut enseigner. Chaque Animal, dont une partie quelconque, un détritus, un débris avait autrefois été usité en médecine, prétendit créer la science et imposer son système. Lorsque chacun énumèra ses titres, il se trouva, chose étrange et dont je ne veux pas abuser contre le genre humain, que toutes les bêtes, depuis la plus petite jusqu’à la plus grosse, que toutes les espèces, depuis la meilleure jusqu’à la plus malfaisante, avaient autrefois été proposées et servies par les médecins des Hommes comme panacées universelles. Croiriez-vous qu’ils ont osé prescrire, c’est leur mot, le bouillon de Tortue contre la langueur, et la gelée de Vipère contre la malignité du sang ! »

— Médor, vous êtes instruit, et si jamais nous ajoutons une Académie des sciences à notre journal, vous en serez.

— De l’Académie, prince ?

— Non, de notre journal ; pour qui vous prenez-vous ? Continuez.

« Vous n’avez pas perdu de vue, messieurs les rédacteurs, que votre très-humble serviteur s’était principalement révolté contre la diète, et qu’il n’avait pas songé à la science, Dieu merci. Quelle ne fut pas sa douleur en se voyant incompris, dépassé par des ambitieux qui voulaient des honneurs, lorsqu’il ne désirait, lui, qu’un régime un peu moins sévère ! Comprenez-vous, par exemple, un copiste, un Belge, un Singe se posant en fondateur scientifique, et s’écriant : « À moi la toge ! La médecine gymnastique fut la première inventée après celle des registres publics, des recettes superstitieuses et des sacrifices. Un savant grec, Herodicus, guérissait tout, même la fièvre et la paralysie, par la gymnastique et les gambades médicinales. Mes droits sont clairs, sans compter que mes aïeux se sont prêtés de force à la fantaisie qui poussa Galien à disséquer une foule de Singes afin de bien connaître les Hommes. »

« Indigné qu’on osât invoquer des noms d’Hommes, je demandai la parole, et je dis… »

— Est-ce long ? demanda le Renard.

— Cela fera, seigneur, ce que cela fera ; voilà tout ce que je puis vous affirmer, en conscience.

— Vous êtes honnête ; cela ne peut vous mener loin aujourd’hui. Continuez donc.

« Mes frères, si nous nous préoccupons de la conduite des Hommes et de leur remèdes, nous ne produirons que plaies et bosses. J’ai entendu dire par un sage, que j’ai jadis accompagné, moi tout seul, jusqu’au cimetière, que le sublime de la philosophie était de nous ramener au sens commun ; j’incline à penser que le sublime de l’art de guérir serait de revenir à l’instinct. — Ces mots bien simples, on les trouvera pitoyables. »

— En définitive, fait observer le Renard, il eût été ridicule de se donner tant de mal pour trouver une chose simplement raisonnable et sensée ; puisqu’on voulait fonder un art, il ne fallait pas se préoccuper platement de la nature…

— C’est évident, murmure un Ours venu là pour s’abonner.

Médor se gratte l’oreille, et continue en baissant la voix :

« Ma réflexion fut blâmée ; quant à moi, je fus vilipendé, battu comme un incendiaire ; lorsque je voulus lever les pattes au ciel pour protester de mon innocence, il s’en trouva une de cassée. Alors mes collègues me demandèrent ironiquement quel remède l’instinct et le sens commun indiquaient en cette circonstance ; mais comme ils avaient eu soin de me frapper d’abord sur la tête, je ne sus pas répondre, et restai convaincu d’imbécillité. »

— Ma foi, c’est très-logique, dit le Renard.

« On me mit au lit, sur la paille ; je vis entrer bientôt dans ma chambre une Sangsue, une espèce de Grue, un Animal hétéroclite, une Cantharide, et un Paresseux qui se trouva assis avant même d’être arrivé. Le monsieur hétéroclite, personnage sec, froid, confortablement vêtu, déclara la séance ouverte, et qu’il s’agissait de me tirer du mauvais pas où j’étais, de me sauver. Je me crus mort. Mais une vraie Truie, que l’on m’avait donnée pour garde-malade, entreprit de me rassurer en me disant : « N’ayez pas peur, les bons s’en vont, les mauvais restent.

« — Commère, lui répliquai-je, de quoi vous mêlez-vous ? on ne vous a pas placée auprès de moi pour me desservir… au contraire ; » et je m’agitai sur mon grabat.

« Alors la Sangsue prétendit que j’avais le délire, et annonça de me prendre à la gorge. Heureusement la Cantharide s’aperçut que je tirais la langue, et démontrant que j’étais exténué, proposa de me procurer, ce qu’elle appelait une petite surexcitation.

« — Taisez-vous, ma chère, répondit à la Cantharide l’espèce de Grue dont j’ai déjà parlé ; votre opinion ne saurait avoir la moindre autorité ; vous manquez absolument de poids ; il faut six mille quatre cents de vos semblables pour former une misérable demi-livre. Pensez-y donc.

« — Votre opinion, cher Paresseux ? demanda le personnage hétéroclite.

« Le Paresseux bailla : "J’a… attends. »

« — Monsieur, répliqua le froid personnage, monsieur fait apparemment de la médecine expectante ; sa pratique est une méditation sur la mort

« — Tiens, grogna le Truie en elle-même, cet honnête monsieur a volé mon premier maître qui s’appelait Asclépiade, et disait cela de la pratique d’Hippograte.

« — Quant à moi, formula gravement le précédent interlocuteur, je pense que l’humidité aux pieds, à la tête, à la poitrine, à l’abdomen et à tous les membres en général, cause plus de deux tiers des maladies…

« Le Veau marin haussa les épaules.

«… Aussi, je ne sors jamais qu’en voiture, et ne marche que sur des tapis. Je regarde tous ceux qui vivent en dehors de ces conditions-là comme des exceptions ; mais je ne tiens qu’à la règle. J’ai dit… Et maintenant qui nous paiera ?

« — Et nous ? répondit une voix du dehors.

« — Qui, vous ?

« — Nous les chirurgiens animaux, qui venons réclamer le malade comme à nous appartenant de plein droit, puisque nous pouvons seuls le tirer d’affaire ; ouvrez, ou nous allons scier, couper la porte, comme s’il ne s’agissait que d’un membre.

« La porte s’ouvrit, et la Scie entra suivi de son cortége ; elle montra ses dents aiguës, me tâta le pouls à l’oreille, et l’on fit cercle autour de l’opérateur.

« À cette vue, il était bien naturel de s’évanouir, je le fis de mon mieux. Mais les extrêmes se touchent ; de l’évanouissement au délire il n’y a qu’un pas : je devins comme fou. Je ne sais où mon imagination alla chercher ses images, mais je me vis à l’hôpital. Et d’abord je n’étais plus seul dans ma chambre ; je n’étais plus Médor, j’étais trente-trois. »

— C’est beaucoup ; mais qu’est-ce que cela signifie ?

« C’est-à-dire que plusieurs animaux formaient une collection de malades, et que pour nous reconnaître, pauvres victimes, on nous avait numérotés comme de hideux cabriolets. J’étais donc 33 ; quant à mon voisin 34 !… il n’était plus.

« Enfin la scène s’assombrit encore. Dans le fond, à l’endroit que les artistes appellent, je crois, le second plan, j’aperçus un horrible tableau : des créatures se dépeçant, se disséquant les unes les autres ! La salle à manger était ornée de squelettes et d’ossements. Qu’avait-on fait de la chair ? »

— Ces ossements étaient sans doute fossiles, mon ami ; vous calomniez vos concitoyens. Mais vous êtes libre, continuez.

« Je voulus aboyer au scandale, à la profanation, au sacrilège ; mais le Requin, me mordant l’oreille jusqu’au sang, me recommanda le calme, la résolution, accompagnée de beaucoup d’espérance. « Vous tâcherez d’abord, me dit-il, de ne rien comprendre à la clinique. — C’est déjà fait, lui répondis-je. — Moi, je vais faire à ces messieurs ici présents, et qui tous brûlent de vous voir sur pied, l’histoire de votre accident ; pronostic, diagnostic, symptomatologie, séméiologie, diététique, et, je crois encore, numismatique ; rien, absolument rien, n’y manquera. Si vous n’en êtes pas immédiatement soulagé, nous ne nous amuserons pas à discuter comme ces fades médecins, dont nous nous sommes, Dieu merci, séparés, sur le strictum et le laxum, sur les humeurs, la pituite, les pores et les 66 666 sortes de fièvres spécialement affectées à l’organisation animale ; nous ne nous préoccuperons ni d’Aristote, ni de Pline, ni d’Ambroise Paré, un misérable idéologue qui disait : « Je te pansay, Dieu te guarit. » Non, ce n’est pas là notre affaire ; notre patron, notre modèle, c’est Alexandre. Resserrer, relâcher les tissus… fi donc ! Alexandre ne resserra ni ne relâcha le nœud gordien : il le coupa.

« — Vive Alexandre ! s’écrièrent les Vautours, les Rats, les Corbeaux, qui formaient l’auditoire.

« — Vous m’avez compris, continua le Requin ; il ne me reste plus qu’a prendre l’avis de ma confrère la Scie, dont j’estime les doctrines bien que je les applique autrement, et nous allons inciser les muscles, scier les os, enfin guérir le malade…

« — Ils vont me tuer ; plutôt la mort ! pensai-je dans mon égarement. »

— Et, vous fîtes le mort ? demanda le Renard.

« Voilà précisément, ce que prétendit le Requin, lorsque je ne sais quelle bonne petite bête, cachée dans un coin, voulut faire observer qu’il serait indécent d’abuser de mon état.

« Toutefois les plus petits incidents retardent souvent les plus grandes résolutions… »

— Répétez, dit le Renard avec un grain d’ironie.

« Toutefois, prince, les plus petits incidents retardent souvent les plus grandes résolutions. L’opérateur mécontent tomba, non pas sur celui qui l’avait interrompu, mais sur son voisin, auquel il reprocha d’emporter la charpie de l’hôpital pour en garnir le nid de ses maîtresses.

« Alors un grand Vautour, étudiant de province, comme il était facile de le reconnaître à son manteau de 150 kilogrammes et à son infâme casquette placée en arrière, osa avancer que la profession d’étudiant était chose éminemment libérale, et que les maîtres ne devaient pas intervenir dans la vie privée des élèves. Sous le régime de la Charte, il n’y avait rien à répliquer. Le grave Requin sentit qu’il fallait effacer jusqu’au dernier souvenir de sa défaite : « Messieurs, dit-il, puisque le malade ne nous permet pas l’opération pour aujourd’hui, et qu’il faut ajourner les considérations pratiques, permettez-moi d’aborder un moment les considérations morales de notre sujet… »

— Morales !… On vous flattait, mon cher.

« Vous trouvez ? c’est possible ; mais j’allais beaucoup mieux, je vous le jure. J’entendis très-distinctement le petit sermon que voici en abrégé : « Chers élèves : Le médecin philosophe tient en quelque chose de la nature de Dieu ; notre profession est un sacerdoce ; vous le savez, dans la première antiquité, l’art de guérir était exercé par des prêtres ; c’est qu’il exige plus que des talents, il veut des vertus… »

« — Oh ! oh ! firent quelques étudiants de première année.

« — La médecine redeviendra un sacerdoce, ou, si vous aimez mieux, une fonction sociale ; les médecins présideront à l’hygiène publique ; moins il y aura de malades, plus la médecine sera honorée, récompensée. Ce monde, pour arriver au progrès, doit donc être renversé. — Aussi bien, mes frères, hâtons de tous nos efforts l’adoption de cette doctrine de la plus grande rétribution selon la plus petite clientèle : car, évidemment, les malades s’en vont, ou plutôt les médecins arrivent en si grand nombre, que chaque famille a son Esculape. Où allons-nous, mes amis ? que ferons-nous, lorsqu’il y aura un médecin à chaque étage, dans la cabane, sur les toits, sur les branches ? — Les études sont pénibles, coûteuses ; mais les étudiants sont intrépides. — Misère ! misère ! résultat inévitable de tant de sacrifices, récompense imprévue de tant de peines !…

« — Mais, interrompit le Vautour, vous n’êtes pas malheureux, mes maîtres. Votre prétendue sollicitude n’est qu’égoïsme, au fond, et voracité pure.

« — Et puis, chanta je ne sais quel Oiseau, il ne faut calomnier ni la misère ni la souffrance ; elles précèdent toujours le génie, sans compter qu’elles en sont parfois encore l’expiation. Quant à moi, je l’ai éprouvé — comme tout le monde : oui, la vie est dure, mais Dieu n’a pas cessé d’être tout-puissant. La neige couvrant jusqu’au brin d’herbe, et ne laissant pas apercevoir, sous toute l’étendue des cieux, la moindre graine, ne m’a pas fait douter un seul instant des fleurs et des fruits qui devaient revenir. J’ai connu la faim, et jamais le désespoir ! Qu’importe le grand nombre dont on veut nous effrayer, l’espace est encore plus grand !

« — Vive la joie ! reprit un Corbeau. La misère ! mais c’est la poésie des mansardes, comme la mansarde est le palais des étudiants. Si la vie devient demain plus difficile, demain nous monterons encore d’un étage… plus près du ciel. Une idée ! mes amis. Voulez-vous savoir comment je regarde l’étage supérieur des maisons de Paris ? C’est à mon avis, la tête, le cerveau de cette grande ville… le cerveau, et même un peu aussi le cœur. C’est là qu’on pense, c’est là qu’on rêve, c’est là qu’on aime, en attendant qu’on descende au premier étage végéter d’ambition et de richesse ; car notre maître a beau dire, il prouve lui-même, par ses succès et son peu de mérite, qu’il n’est pas déjà si difficile de devenir riche et de parvenir.

« — Ah ! voilà, reprit le Requin ; les exceptions vous séduisent et vous éblouissent ; vous oubliez qu’un seul heureux est le produit d’un millier de dupes et de plus de cent misérables ; vous ignorez, tristes savants, qu’il y aura beaucoup d’appelés et peu d’élus. Un Homme a prétendu, je le sais bien, que le soleil éclaire nos succès, et que la terre s’empresse de recouvrir nos bévues ; des niais ont reproduit ce mensonge. La vérité, mes amis, c’est que le soleil éclaire l’ingratitude des convalescents, ou des héritiers, et que la terre recouvre bien vite nos plus belles cures chirurgicales.

« Comme le discours devenait sérieux et profitable, l’auditoire se dégarnit rapidement.

« Ce fut à ce moment-là aussi que la raison et le sang-froid me revinrent tout à fait, je me retrouvai en face des premiers médecins que vous savez ; mais j’aperçus pour la première fois parmi eux un Animalcule, un Ciron exaltant la médecine homœopathique ; il proposait à ses collègues de me faire avaler un atome invisible dans un adjuvant impalpable ; ce qui ne tarderait pas à me procurer un bien-être imperceptible.

« La Grue fit observer qu’il s’agissait d’une patte cassée, et proposa des éclisses. « Tout le monde ajouta la Cantharide, n’est pas habitué à marcher sur des échasses. » Ici la discussion prit une face nouvelle, et mes ennemis se divisèrent.

« — Je vous l’avais bien dit, murmura la Truie à mon oreilles. Les voilà qui se querellent, vous êtes sauvé ; s’ils s’étaient entendus, vous étiez mort. Mais les bons s’en vont…

« — Suffit, madame, lui répondis-je en employant toujours à dessein une expression impropre, suffit ; et j’enfonçai ma tête sous la couverture… Je m’aperçus alors que, malgré ses rideaux blancs, mon lit n’était qu’un misérable lit de sangle, un grabat d’artiste ; que rien ne m’empêchait d’en sortir par le pied, et de m’enfuir pendant que la docte assemblée réfléchissait les yeux à demi fermés. Aussitôt pensé, aussitôt fait : je m’enfuis, et me voilà. Mes sauveur en sont encore à délibérer sur une couverture… »

Ayant dit, le pauvre invalide nous fait sa révérence, et s’en va clopin-clopant. On n’a jamais vu d’auteur de Mémoires plus insouciant de l’avenir de son œuvre. C’est un exemple à empailler.

Nous prions les personnes qui auraient des nouvelles de Médor de ne pas nous en donner. Les Animaux, toujours occupés aux préliminaires de la liberté, n’ont pu fonder de salles d’asile, ni d’hospices. — Ne pouvant secourir notre semblable, nous ne voulons pas en entendre parler. Ce serait encore là de l’humanité, si nous en croyions les Hommes, ces monstres qui s’étouffent et se dévorent les uns les autres, et qui ont osé écrire, je ne sais où, par une hypocrisie détestable : « Après un baiser à ceux qu’on aime, rien n’est plus doux qu’une larme à ceux qui nous ont aimé. »

Pierre Bernard



Celse-TraiteMedecine


Des trois parties de la médecine, la plus difficile et en même temps

la plus relevée étant celle qui guérit par le régime, c'est par elle qu'il

convient de commencer. Mais, comme une divergence s'offre tout d'abord,

les uns soutenant que la connaissance des expériences est seule nécessaire , les autres qu'elle est insuffisante sans la notion intime des corps

et des choses , il convient d'exposer les principales raisons émises des

deux côtés, afin de mieux établir notre opinion personnelle entre ces

deux doctrines. Ainsi, ceux qui professent la médecine rationnelle ,

posent en principe la nécessité de connaître les causes prochaines et

occultes des maladies , puis leurs causes évidentes, ensuite les actions

naturelles, enfin les parties intérieures du corps. Ils appellent causes

occultes, celles dans lesquelles nous recherchons de quels éléments

notre corps est composé, et ce qui constitue la santé et la maladie. Ils

croient, en effet, qu'il est impossible de traiter convenablement un

mal, si l'on en ignore l'origine ; et que sans nul doute, la médication doit être différente si la maladie provient de l'excès ou du défaut

d'un des quatre éléments, comme l'ont avancé quelques philosophes,

ou procède directement des humeurs, comme l'a cru Hérophile ,

ou de l'air (pneuma) comme l'a dit Hippocrate ; si le sang extravasé dans les vaisseaux destinés à l'air , suscite l'inflammation appelée par les Grecs ?, et si cette inflammation produit un mouvement semblable à celui de la fièvre, comme l'admettait Erasistrate, ou

si des corpuscules arrêtés à leur passage à travers les pores invisibles,

obstruent la voie, comme le soutenait Asclépiade. En un mot, ils estiment que celui qui apprécie exactement la cause première de la maladie , a toute chance de réussir dans le traitement. Toutefois , ils ne

récusent pas l'utilité des expériences, mais ils soutiennent qu'on ne

peut arriver à celles-ci qu'à l'aide du raisonnement ; que les anciens

médecins, loin de prescrire les remèdes au hasard, avaient réfléchi sur

celui qui convenait le mieux , et essayé le moyen curatif que la théorie

leur avait fait adopter; qu'au surplus, il importe peu que les expériences aient prononcé aujourd'hui sur la plupart des remèdes, si le raisonnement en a précédé l'emploi : ce qui a lieu dans beaucoup de cas.

D'ailleurs ne survient-il pas souvent des maladies, dans lesquelles

la pratique n'a encore rien appris? et n'est-on pas alors obligé de réfléchir sur leur origine, sans quoi personne ne pourrait découvrir pour

quel motif on se sert d'un moyen plutôt que d'un autre. Telles sont

les raisons pour lesquelles ces médecins recherchent les causes occultes.

Ils appellent causes évidentes, celles dans lesquelles on s'enquiert si

la maladie a été déterminée par la chaleur, le froid, la faim, l'intempérance, ou par toute influence semblable : car, disent-ils, celui

qui connaît l'origine du mal en arrêtera le cours. Par actions naturelles

du corps, ils entendent celles qui président à l'inspiration et à l'expiration ;

à la préhension et à la digestion des aliments et des boissons ,

ainsi qu'à leur distribution dans tout l'organisme. Ils recherchent aussi

les causes de la dépression etde la dilatation alternatives des vaisseaux ;

celles du sommeil et de la veille, connaissances sans lesquelles personne, dans leur opinion, ne peut ni prévenir ni guérir les maladies

qui viennent entraver ces actions. Comme , de toutes ces fonctions, la

djgestion leur paraît la plus importante, ils s'y arrêtent particulièrement, et soutiennent, les uns , suivant l'avis d'Erasistrate, que les

aliments se digèrent dans l'estomac par trituration ; les autres, avec

Plistonicus, disciple de Praxagore par putréfaction ; d'autres, conformément au sentiment d'Hippocrate, par l'action de la chaleur ;

puis viennent les sectateurs d'Asclépiade, qui déclarent toutes ces hypothèses vaines et futiles : suivant eux , il n'y a pas de digestion, mais

la matière se distribue dans tout le corps à l'état de crudité, telle qu'on

l'a prise. A cet égard, il y a peu d'accord entre eux ; cependant on

convient que l'alimentation à prescrire aux malades, doit être différente selon que telle ou telle doctrine est la vraie. Y a-t-il trituration

intérieure? on recherchera les aliments qui se prêtent le mieux à cette

opération ; y a-t-il putréfaction? ceux qui la subissent le plus promptement ; la digestion s'effectue-t-elle par l'influence de la chaleur? on

donnera de préférence les aliments qui développent le plus de calorique ; mais, si le phénomène de la digestion n'existe pas, on n'a pas

à s'inquiéter de ces qualités : il suffira de prendre ceux qui se conservent le mieux dans l'état où ils sont ingérés. Par la même raison ,

quand il y a oppression, assoupissement, insomnie, ils pensent que

celui-là peut y remédier, qui sait d'avance comment se produisent la

respiration, le sommeil et la veille. De plus, comme des douleurs et

divers genres de maladies se déclarent dans les parties intérieures du

corps, ils estiment que, sans la connaissance de ces parties, on est

incapable de les guérir ; qu'il est donc nécessaire de procéder à l'ouverture des cadavres pour scruter les viscères et les entrailles ; qu'Hérophile et Erasistrate ont été on ne peut mieux inspirés, en ouvrant,

tout vivants, les criminels que les rois retiraient des prisons pour les

leur livrer, et en examinant, pendant qu'ils respiraient encore, la

position, la couleur, la forme, la grosseur, l'arrangement, la consistance, le poli et les rapports des organes que la nature tenait cachés

auparavant ; les saillies et les dépressions de chacun d'eux, et la manière dont l'un s'insère dans l'autre , ou en reçoit une partie dans son

intérieur. En effet, lorsqu'il survient une douleur interne, comment

en apprécier le siège, si l'on ne reconnaît pas la place respective de

chaque viscère, de chaque intestin? Comment guérir un organe malade, si l'on ignore ce qu'il est? Et quand des viscères ont été mis à

découvert par une blessure, comment distinguer ce qui est sain ou

malade, et, par conséquent, remédier au mal si l'on n'a pas une connaissance exacte de la couleur de chaque organe? Ils ajoutent que les

médicaments externes s'appliquent avec plus de discernement, si l'on

connaît bien le siège, la forme et le volume des organes internes ; qu'il

en est de même pour tout ce qui a été établi précédemment; et qu'il

n'y a point de cruauté, comme beaucoup le prétendent, à sacrifier

des criminels, surtout en petit nombre , dans l'intérêt de la santé des

innocents des siècles à venir.



Condillac-TraiteAnimaux


Traité des animaux, Où, après avoir fait des observations critiques sur le sentiment de Descartes, et sur celui de M. de Buffon, on entreprend d’expliquer leurs principales facultés.

Préface.

Il serait peu curieux de savoir ce que sont les bêtes, si ce n’était pas un moyen de connaître mieux ce que nous sommes. C’est dans ce point de vue qu’il est permis de faire des conjectures sur un tel sujet. S’il n’existait point d’animaux, dit M. de Buffon, la nature de l’homme serait encore plus incompréhensible. Cependant il ne faut pas s’imaginer qu’en nous comparant avec eux, nous puissions jamais comprendre la nature de notre être : nous n’en pouvons découvrir que les facultés, et la voie de comparaison peut être un artifice pour les soumettre à nos observations.

Je n’ai formé le projet de cet ouvrage, que depuis que le Traité des Sensations a paru, et j’avoue que je n’y aurais peut-être jamais pensé si M. de Buffon n’avait pas écrit sur le même sujet. Mais il a voulu répandre qu’il avait rempli l’objet du Traité des Sensations ; et que j’ai eu tort de ne l’avoir pas cité.

Pour me justifier d’un reproche qui certainement ne peut pas m’être fait par ceux qui auront lu ce que nous avons écrit l’un et l’autre, il me suffira d’exposer ses opinions sur la nature des animaux, et sur les sens . Ce sera presque le seul objet de la première partie de cet ouvrage.

Dans la seconde je fais un système auquel je me suis bien gardé de donner pour titre, De la Nature des Animaux. J’avoue à cet égard toute mon ignorance, et je me contente d’observer les facultés de l’homme d’après ce que je sens, et de juger de celles des bêtes par analogie.

Cet objet est très différent de celui du Traité des Sensations. On peut indifféremment lire avant ou après, ce Traité que je donne aujourd’hui, et ces deux ouvrages s’éclaireront mutuellement.

Première partie. Du système de Descartes et de l’hypothèse de M. de Buffon.

Chapitre premier. Que les bêtes ne sont pas de purs automates, et pourquoi on est porté à imaginer des systèmes qui n’ont point de fondement.

Le sentiment de Descartes sur les bêtes commence à être si vieux, qu’on peut présumer qu’il ne lui reste guère de partisans ; car les opinions philosophiques suivent le sort des choses de mode ; la nouveauté leur donne la vogue, le temps les plonge dans l’oubli ; on dirait que leur ancienneté est la mesure du degré de crédibilité qu’on leur donne.

C’est la faute des philosophes. Quels que soient les caprices du public, la vérité bien présentée y mettrait des bornes ; et si elle l’avait une fois subjugué, elle le subjuguerait encore toutes les fois qu’elle se présenterait à lui.

Sans doute nous sommes bien loin de ce siècle éclairé, qui pourrait garantir d’erreur toute la postérité. Vraisemblablement nous n’y arriverons jamais : nous en approcherons toujours d’âge en âge, mais il fuira toujours devant nous. Le temps est comme une vaste carrière qui s’ouvre aux philosophes. Les vérités semées de distance en distance sont confondues dans une infinité d’erreurs qui remplissent tout l’espace. Les siècles s’écoulent, les erreurs s’accumulent, le plus grand nombre des vérités échappe, et les athlètes se disputent des prix que distribue un spectateur aveugle.

C’était peu pour Descartes d’avoir tenté d’expliquer la formation et la conservation de l’univers par les seules lois du mouvement, il fallait encore borner au pur mécanisme jusqu’à des êtres animés. Plus un philosophe a généralisé une idée, plus il veut la généraliser. Il est intéressé à l’étendre à tout, parce qu’il lui semble que son esprit s’étend avec elle, et elle devient bientôt dans son imagination la première raison des phénomènes.

C’est souvent la vanité qui enfante ces systèmes, et la vanité est toujours ignorante ; elle est aveugle, elle veut l’être, et elle veut cependant juger. Les fantômes qu’elle produit, ont assez de réalité pour elle ; elle craindrait de les voir se dissiper.

Tel est le motif secret qui porte les philosophes à expliquer la nature sans l’avoir observée, ou du moins après des observations assez légères. Ils ne présentent que des notions vagues, des termes obscurs, des suppositions gratuites, des contradictions sans nombre : mais ce chaos leur est favorable ; la lumière détruirait l’illusion ; et s’ils ne s’égaraient pas, que resterait-il à plusieurs ? Leur confiance est donc grande, et ils jettent un regard méprisant sur ces sages observateurs, qui ne parlent que d’après ce qu’ils voient, et qui ne veulent voir que ce qui est : ce sont à leurs yeux de petits esprits qui ne savent pas généraliser.

Est-il donc si difficile de généraliser, quand on ne connaît ni la justesse, ni la précision ? Est-il si difficile de prendre une idée comme au hasard, de l’étendre, et d’en faire un système ?

C’est aux philosophes qui observent scrupuleusement, qu’il appartient uniquement de généraliser. Ils considèrent les phénomènes, chacun sous toutes ses faces ; ils les comparent ; et s’il est possible de découvrir un principe commun à tous, ils ne le laissent pas échapper. Ils ne se hâtent donc pas d’imaginer ; ils ne généralisent, au contraire, que parce qu’ils y sont forcés par la suite des observations. Mais ceux que je blâme, moins circonspects, bâtissent, d’une seule idée générale, les plus beaux systèmes. Ainsi, du seul mouvement d’une baguette, l’enchanteur élève, détruit, change tout au gré de ses désirs ; et l’on croirait que c’est pour présider à ces philosophes, que les fées ont été imaginées .

Cette critique est chargée si on l’applique à Descartes ; et on dira sans doute que j’aurais dû choisir un autre exemple. En effet, nous devons tant à ce génie, que nous ne saurions parler de ses erreurs avec trop de ménagement. Mais enfin il ne s’est trompé, que parce qu’il s’est trop pressé de faire des systèmes ; et j’ai cru pouvoir saisir cette occasion, pour faire voir combien s’abusent tous ces esprits qui se piquent plus de généraliser que d’observer.

Ce qu’il y a de plus favorable pour les principes qu’ils adoptent, c’est l’impossibilité où l’on est quelquefois d’en démontrer à la rigueur la fausseté. Ce sont des lois auxquelles il semble que Dieu aurait pu donner la préférence ; et s’il l’a pu, il l’a dû, conclut bientôt le philosophe qui mesure la sagesse divine à la sienne.

Avec ces raisonnements vagues, on prouve tout ce qu’on veut, et par conséquent on ne prouve rien. Je veux que Dieu ait pu réduire les bêtes au pur mécanisme : mais l’a-t-il fait ? Observons et jugeons ; c’est à quoi nous devons nous borner.

Nous voyons des corps dont le cours est constant et uniforme ; ils ne choisissent point leur route, ils obéissent à une impulsion étrangère ; le sentiment leur serait inutile, ils n’en donnent d’ailleurs aucun signe ; ils sont donc soumis aux seules lois du mouvement.

D’autres corps restent attachés à l’endroit où ils sont nés ; ils n’ont rien à rechercher, rien à fuir. La chaleur de la terre suffit pour transmettre dans toutes les parties la sève qui les nourrit ; ils n’ont point d’organes pour juger de ce qui leur est propre ; ils ne choisissent point, ils végètent.

Mais les bêtes veillent elles-mêmes à leur conservation ; elles se meuvent à leur gré, elles saisissent ce qui leur est propre, rejettent, évitent ce qui leur est contraire ; les mêmes sens qui règlent nos actions, paraissent régler les leurs. Sur quel fondement pourrait-on supposer que leurs yeux ne voient pas, que leurs oreilles n’entendent pas, qu’elles ne sentent pas, en un mot ?

A la rigueur, ce n’est pas là une démonstration. Quand il s’agit de sentiment, il n’y a d’évidemment démontré pour nous, que celui dont chacun a conscience. Mais parce que le sentiment des autres hommes ne m’est qu’indiqué, sera-ce une raison pour le révoquer en doute ? Me suffira-t-il de dire que Dieu peut former des automates, qui feraient, par un mouvement machinal, ce que je fais moi-même avec réflexion ?

Le mépris serait la seule réponse à de pareils doutes. C’est extravaguer, que de chercher l’évidence partout ; c’est rêver, que d’élever des systèmes sur des fondements purement gratuits ; saisir le milieu entre ces deux extrémités, c’est philosopher.

Il y a donc autre chose dans les bêtes que du mouvement. Ce ne sont pas de purs automates : elles sentent.

Chapitre II. Que, si les bêtes sentent, elles sentent comme nous.

Si les idées que M. de B. a eues sur la nature des animaux, et qu’il a répandues dans son histoire naturelle, formaient un tout dont les parties fussent bien liées, il serait aisé d’en donner un extrait court et précis ; mais il adopte sur toute cette matière des principes si différents, que, quoique je n’aie point envie de le trouver en contradiction avec lui-même, il m’est impossible de découvrir un point fixe, auquel je puisse rapporter toutes ses réflexions.

J’avoue que je me vois d’abord arrêté : car je ne puis comprendre ce qu’il entend par la faculté de sentir qu’il accorde aux bêtes, lui qui prétend, comme Descartes, expliquer mécaniquement toutes leurs actions.

Ce n’est pas qu’il n’ait tenté de faire connaître sa pensée. Après avoir remarqué que ce mot sentir renferme un si grand nombre d’idées, qu’on ne doit pas le prononcer avant que d’en avoir fait l’analyse, il ajoute : « si par sentir nous entendons seulement faire une action de mouvement, à l’occasion d’un choc ou d’une résistance, nous trouverons que la plante appelée sensitive est capable de cette espèce de sentiment, comme les animaux. Si, au contraire, on veut que sentir signifie apercevoir et comparer des perceptions, nous ne sommes pas sûrs que les animaux aient cette espèce de sentiment » (in-4°, t. 2, p. 7. ; in-12, t. 3, p. 8 et 9) : il la leur refusera même bientôt.

Cette analyse n’offre pas ce grand nombre d’idées qu’elle semblait promettre ; cependant elle donne au mot sentir une signification qu’il ne me paraît point avoir. Sensation et action de mouvement à l’occasion d’un choc ou d’une résistance, sont deux idées qu’on n’a jamais confondues ; et si on ne les distingue pas, la matière la plus brute sera sensible : ce que M. de B. est bien éloigné de penser.

Sentir signifie proprement ce que nous éprouvons, lorsque nos organes sont remués par l’action des objets ; et cette impression est antérieure à l’action de comparer. Si dans ce moment j’étais borné à une sensation, je ne comparerais pas, et cependant je sentirais. Ce sentiment ne saurait être analysé : il se connaît uniquement par la conscience de ce qui se passe en nous. Par conséquent ou ces propositions, les bêtes sentent et l’homme sent, doivent s’entendre de la même manière, ou sentir, lorsqu’il est dit des bêtes, est un mot auquel on n’attache point d’idée.

Mais M. de B. croit que les bêtes n’ont pas des sensations semblables aux nôtres, parce que selon lui, ce sont des êtres purement matériels . Il leur refuse encore le sentiment pris pour l’action d’apercevoir et de comparer. Quand donc il suppose qu’elles sentent, veut-il seulement dire qu’elles se meuvent à l’occasion d’un choc ou d’une résistance ? l’analyse du mot sentir, semblerait le faire croire.

Dans le système de Descartes on leur accorderait cette espèce de sentiment, et on croirait ne leur accorder que la faculté d’être mues. Cependant il faut bien que M. de B. ne confonde pas se mouvoir avec sentir. Il reconnaît que les sensations des bêtes sont agréables ou désagréables. Or, avoir du plaisir et de la douleur, est sans doute autre chose que se mouvoir à l’occasion d’un choc.

Avec quelque attention que j’aie lu les ouvrages de cet écrivain, sa pensée m’a échappé. Je vois qu’il distingue des sensations corporelles et des sensations spirituelles ; qu’il accorde les unes et les autres à l’homme, et qu’il borne les bêtes aux premières. Mais en vain je réfléchis sur ce que j’éprouve en moi-même, je ne puis faire avec lui cette différence. Je ne sens pas d’un côté mon corps, et de l’autre mon âme ; je sens mon âme dans mon corps ; toutes mes sensations ne me paraissent que les modifications d’une même substance ; et je ne comprends pas ce qu’on pourrait entendre par des sensations corporelles.

D’ailleurs, quand on admettrait ces deux espèces de sensations, il me semble que celles du corps ne modifieraient jamais l’âme et que celles de l’âme ne modifieraient jamais le corps. Il y aurait donc dans chaque homme deux moi, deux personnes, qui, n’ayant rien de commun dans la manière de sentir, ne sauraient avoir aucune sorte de commerce ensemble, et dont chacune ignorerait absolument ce qui se passerait dans l’autre.

L’unité de personne suppose nécessairement l’unité de l’être sentant ; elle suppose une seule substance simple, modifiée différemment à l’occasion des impressions qui se font dans les parties du corps. Un seul moi formé de deux principes sentants, l’un simple, l’autre étendu, est une contradiction manifeste ; ce ne serait qu’une seule personne dans la supposition, c’en serait deux dans le vrai.

Cependant M. de B. croit que l’homme intérieur est double, qu’il est composé de deux principes différents par leur nature, et contraires par leur action, l’un spirituel, l’autre matériel ; qu’il est aisé, en rentrant en soi-même, de reconnaître l’existence de l’un et de l’autre, et que c’est de leurs combats que naissent toutes nos contradictions. (In-4°, t. 4, p. 69, 71 ; in-12, t. 7, p. 98, 100.)

Mais on aura bien de la peine à comprendre que ces deux principes puissent jamais se combattre, si, comme il le prétend lui-même, (in-4°, t. 4, p. 33, 34 ; in-12, t. 7, p. 46) celui qui est matériel est infiniment subordonné à l’autre, si la substance spirituelle le commande, si elle en détruit, ou en fait naître l’action, si le sens matériel, qui fait tout dans l’animal, ne fait dans l’homme que ce que le sens supérieur n’empêche pas, s’il n’est que le moyen ou la cause secondaire de toutes les actions.

Heureusement pour son hypothèse, M. de B. dit, quelques pages après, (in-4°, p. 73, 74 ; in-12, p. 104, 105), que dans le temps de l’enfance le principe matériel domine seul, et agit presque continuellement,... que dans la jeunesse il prend un empire absolu, et commande impérieusement à toutes nos facultés,... qu’il domine avec plus d’avantage que jamais. Ce n’est donc plus un moyen, une cause secondaire ; ce n’est plus un principe infiniment subordonné, qui ne fait que ce qu’un principe supérieur lui permet ; et l’homme n’a tant de peine à se concilier avec lui-même, que parce qu’il est composé de deux principes opposés.

Ne serait-il pas plus naturel d’expliquer nos contradictions, en disant que, suivant l’âge et les circonstances, nous contractons plusieurs habitudes, plusieurs passions qui se combattent souvent, et dont quelques-unes sont condamnées par notre raison, qui se forme trop tard pour les vaincre toujours sans effort ? Voilà du moins ce que je vois quand je rentre en moi-même .

Concluons que si les bêtes sentent, elles sentent comme nous. Pour combattre cette proposition, il faudrait pouvoir dire ce que c’est que sentir autrement que nous ne sentons ; il faudrait pouvoir donner quelque idée de ces deux principes sentants, que suppose M. de Buffon.

Chapitre III. Que dans l’hypothèse où les bêtes seraient des êtres purement matériels, M. de Buffon ne peut pas rendre raison du sentiment qu’il leur accorde.

M. de B. croit que dans l’animal l’action des objets sur les sens extérieurs en produit une autre sur le sens intérieur matériel, le cerveau ; que dans les sens extérieurs, les ébranlements sont très peu durables, et pour ainsi dire instantanés ; mais que le sens interne et matériel, a l’avantage de conserver longtemps les ébranlements qu’il a reçus, et d’agir à son tour sur les nerfs. Voilà en précis les lois mécaniques qui, selon lui, font mouvoir l’animal, et qui en règlent les actions. Il n’en suit pas d’autres : c’est un être purement matériel ; le sens intérieur est le seul principe de toutes ses déterminations, (in-4°. t. 4, p. 23, etc. ; in-12, t. 7, p. 31 jusqu’à 50 ou davantage ).

Pour moi, j’avoue que je ne conçois point de liaison entre ces ébranlements et le sentiment. Des nerfs ébranlés par un sens intérieur, qui l’est lui-même par des sens extérieurs, ne donnent qu’une idée de mouvement ; et tout ce mécanisme n’offre qu’une machine sans âme, c’est-à-dire, une matière que cet écrivain reconnaît, dans un endroit de ses ouvrages, être incapable de sentiment. (In-4°, t. 1, p. 3, 4 ; in-12, t. 3, p. 4.) Je demande donc comment il conçoit dans un autre, qu’un animal purement matériel peut sentir ?

En vain se fonde-t-il, (in-4°, t. 4, p. 41 ; in-12 t. 7, p. 57, 58) sur la répugnance invincible et naturelle des bêtes pour certaines choses, sur leur appétit constant et décidé pour d’autres, sur cette faculté de distinguer sur le champ et sans incertitude ce qui leur convient de ce qui leur est nuisible. Cela fait voir qu’il ne peut se refuser aux raisons qui prouvent qu’elles sont sensibles. Mais il ne pourra jamais conclure que le sentiment soit uniquement l’effet d’un mouvement qui se transmet des organes au sens intérieur, et qui se réfléchit du sens intérieur aux organes. Il ne suffit pas de prouver d’un côté que les bêtes sont sensibles, et de supposer de l’autre que ce sont des êtres purement matériels : il faut expliquer ces deux propositions l’une par l’autre. M. de B. ne l’a point fait ; il ne l’a pas même tenté : d’ailleurs la chose est impossible. Cependant il ne croit pas qu’on puisse avoir des doutes sur son hypothèse. Quelles sont donc les démonstrations qui doivent si bien les détruire ?

Chapitre IV. Que dans la supposition où les animaux seraient tout-à-la-fois purement matériels et sensibles, ils ne sauraient veiller à leur conservation, s’ils n’étaient pas encore capables de connaissance.

Il est impossible de concevoir que le mécanisme puisse seul régler les actions des animaux. On comprend que l’ébranlement donné aux sens extérieurs, passe au sens intérieur, qu’il s’y conserve plus ou moins longtemps, que de là il se répand dans le corps de l’animal, et qu’il lui communique du mouvement. Mais ce n’est encore là qu’un mouvement incertain, une espèce de convulsion. Il reste à rendre raison des mouvements déterminés de l’animal, de ces mouvements qui lui font si sûrement fuir ce qui lui est contraire, et rechercher ce qui lui convient ; et c’est ici que la connaissance est absolument nécessaire pour régler l’action même du sens intérieur, et pour donner au corps des mouvements différents, suivant la différence des circonstances.

M. de B. ne le croit pas ; et, s’il y a toujours eu du doute à ce sujet, il se flatte de le faire disparaître, et même d’arriver à la conviction, en employant les principes qu’il a établis. (In-4°, t. 4, p. 35, 36 ; in-12, t. 7, p. 48, 49, etc.)

Il distingue donc deux choses du sens : les unes relatives à la connaissance ; le toucher, la vue : les autres relatives à l’instinct, à l’appétit, le goût, l’odorat : et après avoir rappelé ses ébranlements, il reconnaît que le mouvement peut être incertain, lorsqu’il est produit par les sens qui ne sont pas relatifs à l’appétit ; mais il assure, sans en donner aucune raison, qu’il sera déterminé, si l’impression vient des sens de l’appétit. Il assure, par exemple, que l’animal, au moment de sa naissance, est averti de la présence de la nourriture, et du lieu où il faut la chercher par l’odorat, lorsque ce sens est ébranlé par les émanations du lait. C’est en assurant tout cela, qu’il croit conduire son lecteur à la conviction.

Il n’est que trop ordinaire aux philosophes de croire satisfaire aux difficultés, lorsqu’ils peuvent répondre par des mots qu’on est dans l’usage de donner et de prendre pour des raisons. Tels sont instinct, appétit. Si nous recherchons comment ils ont pu s’introduire, nous connaîtrons le peu de solidité des systèmes auxquels ils servent de principes.

Pour n’avoir pas su observer nos premières habitudes jusque dans l’origine, les philosophes ont été dans l’impuissance de rendre raison de la plupart de nos mouvements, et on a dit : Ils sont naturels et mécaniques.

Ces habitudes ont échappé aux observations, parce qu’elles se sont formées dans un temps où nous n’étions pas capables de réfléchir sur nous. Telles sont les habitudes de toucher, de voir, d’entendre, de sentir, d’éviter ce qui est nuisible, de saisir ce qui est utile, de se nourrir : ce qui comprend les mouvements les plus nécessaires à la conservation de l’animal.

Dans cette ignorance on a cru que les désirs qui se terminent aux besoins du corps, diffèrent des autres par leur nature, quoiqu’ils n’en diffèrent que par l’objet. On leur a donné le nom d’appétit, et on a établi, comme un principe incontestable, que l’homme qui obéit à ses appétits, ne fait que suivre l’impulsion du pur mécanisme, ou tout au plus d’un sentiment privé de connaissance ; et c’est là sans doute ce qu’on appelle agir par instinct . Aussitôt on infère que nous sommes à cet égard tout-à-fait matériels, et que si nous sommes capables de nous conduire avec connaissance, c’est qu’outre le principe matériel qui appète, il y a en nous un principe supérieur qui désire et qui pense.

Tout cela étant supposé, il est évident que l’homme veillerait à sa conservation, quand même il serait borné au seul principe qui appète. Par conséquent on peut priver les bêtes de connaissance, et concevoir cependant qu’elles auront des mouvements déterminés. Il suffit d’imaginer que l’impression vient des sens de l’appétit ; car si l’appétit règle si souvent nos actions, il pourra toujours régler celles des bêtes.

Si l’on demande donc pourquoi l’action de l’œil sur le sens intérieur ne donne à l’animal que des mouvements incertains, la raison en est claire et convaincante ; c’est que cet organe n’est pas relatif à l’appétit ; et si l’on demande pourquoi l’action de l’odorat sur le sens intérieur donne au contraire des mouvements déterminés, la chose ne souffre pas plus de difficultés ; c’est que ce sens est relatif à l’appétit .

Voilà, je pense, comment s’est établi ce langage philosophique ; et c’est pour s’y conformer que M. de B. dit que l’odorat n’a pas besoin d’être instruit, que ce sens est le premier dans les bêtes, et que seul il pourrait leur tenir lieu de tous les autres. (In-4°, t. 4, p. 31, 50 ; in-12, t. 7, p. 43, 70.)

Il me semble qu’il en aurait jugé tout autrement, s’il avait appliqué à l’odorat les principes qu’il adopte en traitant de la vue, c’était le cas de généraliser.

L’animal, suivant ces principes, voit d’abord tout en lui-même, parce que les images des objets sont dans ses yeux . Or, M. de B. conviendra sans doute que les images tracées par les rayons de lumière, ne sont que des ébranlements produits dans le nerf optique, comme les sensations de l’odorat ne sont que des ébranlements produits dans le nerf qui est le siège des odeurs. Nous pouvons donc substituer les ébranlements aux images ; et raisonnant sur l’odorat comme il a fait sur la vue, nous dirons que les ébranlements ne sont que dans le nez, et que par conséquent l’animal ne sent qu’en lui-même tous les objets odoriférants.

Mais, dira-t-il, l’odorat est dans les bêtes bien supérieur aux autres sens ; c’est le moins obtus de tous. Cela est-il donc bien vrai ? L’expérience confirme-t-elle une proposition aussi générale ? La vue n’a-t-elle pas l’avantage dans quelques animaux, le toucher dans d’autres etc. D’ailleurs, tout ce qu’on pourrait conclure de cette supposition, c’est que l’odorat est de tous les sens celui où les ébranlements se font avec le plus de facilité et de vivacité. Mais, pour être plus faciles et plus vifs, je ne vois pas que ces ébranlements en indiquent davantage le lieu des objets. Des yeux qui s’ouvriraient pour la première fois à la lumière, ne verraient-ils pas encore tout en eux, quand même on les supposerait beaucoup moins obtus que l’odorat le plus fin ?

Cependant, dès qu’on se contente de répéter les mots instinct, appétit, et qu’on adopte à ce sujet les préjugés de tout le monde, il ne reste plus qu’à trouver dans le mécanisme la raison des actions des animaux ; c’est aussi là que M. de Buffon va la chercher ; mais il me semble que ces raisonnements démontrent l’influence de ses principes : j’en vais donner deux exemples.

Ayant supposé un chien qui, quoique pressé d’un violent appétit, semble n’oser toucher, et ne touche point en effet à ce qui pourrait le satisfaire, mais en même temps fait beaucoup de mouvements pour l’obtenir de la main de son maître, il distingue trois ébranlements dans le sens intérieur de cet animal. L’un est causé par le sens de l’appétit, et il déterminerait, selon M. de B., le chien à se jeter sur la proie ; mais un autre ébranlement le retient, c’est celui de la douleur des coups qu’il a reçus pour avoir voulu d’autres fois s’emparer de cette proie. Il demeure donc en équilibre, parce que ces deux ébranlements, dit-on, sont deux puissances égales, contraires, et qui se détruisent mutuellement. Alors un troisième ébranlement survient ; c’est celui qui est produit lorsque le maître offre au chien le morceau qui est l’objet de son appétit ; et comme ce troisième ébranlement n’est contre-balancé par rien de contraire, il devient la cause déterminante du mouvement. (In-4.° t. 4, p. 38 etc. in-12, t. 7, p. 53 etc.

Je remarque d’abord que si c’est-là, comme le prétend M. de B. tout ce qui se passe dans ce chien, il n’y a en lui ni plaisir ni douleur, ni sensation ; il n’y a qu’un mouvement, qu’on appelle ébranlement du sens intérieur matériel, et dont on ne saurait se faire aucune idée. Or, si l’animal ne sent pas, il n’est intéressé ni à se jeter sur la proie, ni à se contenir.

Je conçois en second lieu, que si le chien était poussé comme une boule, par deux forces égales et directement contraires, il resterait immobile, et qu’il commencerait à se mouvoir lorsque l’une des deux forces deviendrait supérieure. Mais, avant de supposer que ces ébranlements donnent des déterminations contraires, il faudrait prouver qu’ils donnent chacun des déterminations certaines : précautions que M. de B. n’a pas prises.

Enfin il me paraît que le plaisir et la douleur sont les seules choses qui puissent se contrebalancer, et qu’un animal n’est en suspens ou ne se détermine, que parce qu’il compare les sentiments qu’il éprouve, et qu’il juge de ce qu’il a à espérer ou de ce qu’il a à craindre. Cette interprétation est vulgaire, dira M. de B. ; j’en conviens : mais elle a du moins un avantage, c’est qu’on peut la comprendre.

Les explications qu’il donne des travaux des abeilles, en fourniront un second exemple ; elles n’ont qu’un défaut, c’est de supposer des choses tout-à-fait contraires aux observations.

Je lui accorde que les ouvrages de dix mille automates seront réguliers, comme il le suppose, (in-4.° t. 4, p. 98. in-12, t. 7, p. 140), pourvu que les conditions suivantes soient remplies ; 1.° que dans tous les individus, la forme extérieure et intérieure soit exactement la même ; 2.° que le mouvement soit égal et conforme ; 3.° qu’ils agissent tous les uns contre les autres avec des forces pareilles ; 4.° qu’ils commencent tous à agir au même instant ; 5.° qu’ils continuent toujours d’agir ensemble ; 6°. qu’ils soient tous déterminés à ne faire que la même chose, et à ne la faire que dans un jeu donné et circonscrit.

Mais il est évident que ces conditions ne seront pas exactement remplies, si nous substituons dix mille abeilles à ces dix mille automates ; et je ne conçois pas comment M. de B. ne s’en est pas aperçu : est-il si difficile de découvrir que, la forme extérieure et intérieure ne saurait être parfaitement la même dans dix mille abeilles, qu’il ne saurait y avoir dans chacune un mouvement égal et conforme, des forces pareilles ; que ne naissant pas et ne se métamorphosant pas toutes au même instant, elles n’agissent pas toujours toutes ensemble, et qu’enfin, bien loin d’être déterminées à n’agir que dans un lieu donné et circonscrit, elles se répandent souvent de côté et d’autre ?

Tout ce mécanisme de M. de B. n’explique donc rien ; il suppose, au contraire, ce qu’il faut prouver ; il ne porte que sur les idées vagues d’instinct, d’appétit, d’ébranlement ; et il fait voir combien il est nécessaire d’accorder aux bêtes un degré de connaissance proportionné à leurs besoins.

Il y a trois sentiments sur les bêtes. On croit communément qu’elles sentent et qu’elles pensent : les Scolastiques prétendent qu’elles sentent et qu’elles ne pensent pas, et les Cartésiens les prennent pour des automates insensibles. On dirait que M. de B., considérant qu’il ne pourrait se déclarer pour l’une de ces opinions, sans choquer ceux qui défendent les deux autres, a imaginé de prendre un peu de chacune, de dire avec tout le monde que les bêtes sentent, avec les Scolastiques qu’elles ne pensent pas, et avec les Cartésiens, que leurs actions s’opèrent par des lois purement mécaniques.

Chapitre V. Que les bêtes comparent, jugent, qu’elles ont des idées et de la mémoire.

Il me sera aisé de prouver que les bêtes ont toutes ces facultés ; je n’aurai qu’à raisonner conséquemment d’après les principes mêmes de M. de B.

« La matière inanimée, dit-il, n’a ni sentiment, ni sensation, ni conscience d’existence ; et lui attribuer quelques-unes de ces facultés, ce serait lui donner celle de penser, d’agir et de sentir à-peu-près dans le même ordre et de la même façon que nous pensons, agissons et sentons. » (In-4°. t. 2, p. 3, 4 ; in-12, t. 3, p. 4.)

Or, il accorde aux bêtes sentiment, sensation et conscience d’existence. (In-4°. t. 4, p. 41 ; in-12, t. 7, p. 69, 70.) Elles pensent donc, agissent et sentent à-peu-près dans le même ordre et de la même façon que nous pensons, agissons et sentons. Cette preuve est forte : en voici une autre.

Selon lui, (in-4°. t. 3, p. 307 ; in-12, t. 6, p. 5), la sensation, par laquelle nous voyons les objets simples et droits, n’est qu’un jugement de notre âme occasionné par le toucher ; et si nous étions privés du toucher, les yeux nous tromperaient non seulement sur la position, mais encore sur le nombre des objets.

Il croit encore que nos yeux ne voient qu’en eux-mêmes, lorsqu’ils s’ouvrent pour la première fois à la lumière. Il ne dit pas comment ils apprennent à voir au-dehors ; mais ce ne peut être, même dans ses principes, que l’effet d’un jugement de l’âme occasionné par le toucher.

Par conséquent, supposer que les bêtes n’ont point d’âme, qu’elles ne comparent point, qu’elles ne jugent point ; c’est supposer qu’elles voient en elles-mêmes tous les objets, qu’elles les voient doubles et renversés.

M. de B. est obligé lui-même de reconnaître qu’elles ne voient comme nous, que parce que, par des actes répétés elles ont joint aux impressions du sens de la vue, celles du goût, de l’odorat ou du toucher. (In-4°. t. 4, p. 38 ; in-12, t. 7, p. 52.)

Mais en vain évite-t-il de dire qu’elles ont fait des comparaisons et porté des jugements : car le mot joindre ne signifie rien, ou c’est ici la même chose que comparer et juger.

Afin donc qu’un animal aperçoive hors de lui les couleurs, les sons et les odeurs, il faut trois choses : l’une, qu’il touche les objets qui lui donnent ces sensations ; l’autre, qu’il compare les impressions de la vue, de l’ouïe et de l’odorat avec celles du toucher ; la dernière, qu’il juge que les couleurs, les sons et les odeurs sont dans les objets qu’il saisit. S’il touchait sans faire aucune comparaison, sans porter aucun jugement, il continuerait à ne voir, à n’entendre, à ne sentir qu’en lui-même.

Or, tout animal qui fait ces opérations a des idées ; car, selon M. de B., les idées ne sont que des sensations comparées, ou des associations de sensations, (in-4°. t. 4, p. 41 ; in-12, t. 7, p. 57) ; ou, pour parler plus clairement, il a des idées, parce qu’il a des sensations qui lui représentent les objets extérieurs, et les rapports qu’ils ont à lui.

Il a encore de la mémoire : car, pour contracter l’habitude de juger à l’odorat, à la vue, etc., avec tant de précision et de sûreté, il faut qu’il ait comparé les jugements qu’il a portés dans une circonstance avec ceux qu’il a portés dans une autre. Un seul jugement ne lui donnera pas toute l’expérience dont il est capable ; par conséquent, le centième ne la lui donnera pas davantage, s’il ne lui reste aucun souvenir des autres : il sera pour cet animal, comme s’il était le seul et le premier .

Aussi M. de B. admet-il dans les bêtes une espèce de mémoire. Elle ne consiste que dans le renouvellement des sensations, ou plutôt les ébranlements qui les ont causées ; elle n’est produite que par renouvellement du sens intérieur matériel : il l’appelle réminiscence (in-4°. t. 4, p. 60 ; in-12, t. 7, p. 85).

Mais, si la réminiscence n’est que le renouvellement de certains mouvements, on pourrait dire qu’une montre a de la réminiscence ; et, si elle n’est que le renouvellement des sensations, elle est inutile à l’animal. M. de B. en donne la preuve, lorsqu’il dit que, si la mémoire ne consistait que dans le renouvellement des sensations passées, ces sensations se représenteraient à notre sens intérieur sans y laisser une impression déterminée ; qu’elles se présenteraient sans aucun ordre, sans liaison entre elles. (In-4°. t. 4, p. 56 ; in-12, t. 7, p. 78). De quel secours serait donc une mémoire qui retracerait les sensations en désordre, sans liaison et sans laisser une impression déterminée ? Cette mémoire est cependant la seule qu’il accorde aux bêtes.

Il n’en accorde pas même d’autre à l’homme endormi. Car, pour avoir une nouvelle démonstration contre l’entendement et la mémoire des animaux, il voudrait pouvoir prouver que les rêves sont tout-à-fait indépendants de l’âme ; qu’ils sont uniquement l’effet de la réminiscence matérielle, et qu’ils résident en entier dans le sens intérieur matériel. (In-4°. t. 4, p. 61 ; in-12, t. 7, p. 86).

« Les imbéciles, dit-il, dont l’âme est sans action, rêvent comme les autres hommes ; il se produit donc des rêves indépendamment de l’âme, puisque dans les imbéciles l’âme ne produit rien ».

Dans les imbéciles l’âme est sans action, elle ne produit rien ! Il faut que cela ait paru bien évident à M. de B. puisqu’il se contente de le supposer. C’est cependant leur âme qui touche, qui voit, qui sent et qui meut leur corps suivant ses besoins.

Mais, persuadé qu’il a déjà trouvé des rêves où l’âme n’a point de part, il lui paraîtra bientôt démontré qu’il n’y en a point qu’elle produise, et que par conséquent tous ne résident que dans le sens intérieur matériel. Son principe est qu’il n’entre dans les rêves aucune sorte d’idée, aucune comparaison, aucun jugement ; et il avance ce principe avec confiance, parce que sans doute il ne remarque rien de tout cela dans les siens. Mais cela prouve seulement qu’il ne rêve pas comme un autre.

Quoi qu’il en soit, il me semble que M. de B. a lui-même démontré que les bêtes comparent, jugent, qu’elles ont des idées et de la mémoire.

Chapitre VI. Examen des observations que M. de Buffon a faites sur les sens.

Les philosophes qui croient que les bêtes pensent, ont fait bien des raisonnements pour prouver leur sentiment : mais le plus solide de tous leur a échappé. Prévenus que nous n’avons qu’à ouvrir les yeux pour voir comme nous voyons, ils n’ont pas pu démêler les opérations de l’âme dans l’usage que chaque animal fait de ses sens. Ils ont cru que nous-mêmes nous nous servons des nôtres mécaniquement et par instinct, et ils ont donné de fortes armes à ceux qui prétendent que les bêtes sont de purs automates.

Il me semble que si M. de B. avait plus approfondi ce qui concerne les sens, il n’aurait pas fait tant d’efforts pour expliquer mécaniquement les actions des animaux. Afin de ne laisser aucun doute sur le fond de son hypothèse, il faut donc détruire toutes les erreurs qui l’y ont engagé, ou qui du moins lui ont fermé les yeux à la vérité. D’ailleurs, c’est d’après cette partie de son ouvrage que le Traité des Sensations a été fait, si l’on en croit certaines personnes.

La vue est le premier sens qu’il observe. Après quelques détails anatomiques, inutiles à l’objet que je me propose, il dit qu’un enfant voit d’abord tous les objets doubles et renversés. (In-4°. t. 3, p. 307 ; in-12, t. 6, p. 4-5.)

Ainsi les yeux, selon lui, voient par eux-mêmes des objets ; ils en voient la moitié plus que lorsqu’ils ont reçu des leçons du toucher ; ils aperçoivent des grandeurs, des figures, des situations ; ils ne se trompent que sur le nombre et la position des choses ; et si le tact est nécessaire à leur instruction, c’est moins pour leur apprendre à voir, que pour leur apprendre à éviter les erreurs où ils tombent.

Barclai a pensé différemment, et M. de Voltaire a ajouté de nouvelles lumières au sentiment de cet Anglais . Ils méritaient bien l’un et l’autre, que M. de B. leur fit voir en quoi ils se trompent, et qu’il ne se contentât pas de supposer que l’œil voit naturellement des objets.

Il est vrai que cette supposition n’a pas besoin de preuves pour le commun des lecteurs ; elle est tout-à-fait conforme à nos préjugés. On aura toujours bien de la peine à imaginer que les yeux puissent voir des couleurs, sans voir de l’étendue. Or, s’ils voient de l’étendue, ils voient des grandeurs, des figures et des situations.

Mais ils n’aperçoivent par eux-mêmes rien de semblable, et par conséquent il ne leur est pas possible de tomber dans les erreurs que leur attribue M. de B. Aussi l’aveugle de Cheselden n’a-t-il jamais dit qu’il vit les objets doubles et dans une situation différente de celle où il les touchait.

Mais, dira-t-on, (In-4°. t. 3, p. 308-309 ; in-12, t. 6, p. 67), les images qui se peignent sur la rétine sont renversées, et chacune se répète dans chaque œil. Je réponds qu’il n’y a d’image nulle part. On les voit, répliquera-t-on, et on citera l’expérience de la chambre obscure. Tout cela ne prouve rien ; car où il n’y a point de couleur, il n’y a point d’image. Or, il n’y a pas plus de couleur sur la rétine et sur le mur de la chambre obscure, que sur les objets. Ceux-ci n’ont d’autre propriété que de réfléchir les rayons de lumière, et suivant les principes même de M. de B., il n’y a dans la rétine qu’un certain ébranlement. Or, un ébranlement n’est pas une couleur ; il ne peut être que la cause occasionnelle d’une modification de l’âme.

En vain la cause physique de la sensation est double ; en vain les rayons agissent dans un ordre contraire à la position des objets. Ce n’est pas une raison de croire qu’il y ait dans l’âme une sensation double et renversée ; il ne peut y avoir qu’une manière d’être, qui par elle-même n’est susceptible d’aucune situation. C’est au toucher à apprendre aux yeux à répandre cette sensation sur les surfaces qu’il parcourt ; et lorsqu’ils sont instruits, ils ne voient ni double, ni renversé ; ils aperçoivent nécessairement les grandeurs colorées dans le même nombre et dans la même position que le toucher aperçoit les grandeurs palpables. Il est singulier qu’on ait cru le toucher nécessaire pour apprendre aux yeux à se corriger de deux erreurs où il ne leur est pas possible de tomber.

On demandera sans doute comment dans mes principes il peut se faire qu’on voie quelquefois double ; il est aisé d’en rendre raison.

Lorsque le toucher instruit les yeux, il leur fait prendre l’habitude de se diriger tous deux sur le même objet, de voir suivant des lignes qui se réunissent au même lieu, de rapporter chacun au même endroit la même sensation ; et c’est pourquoi ils voient simple.

Mais, si dans la suite quelque cause empêche ces deux lignes de se réunir, elles aboutiront à des lieux différents. Alors les yeux continueront chacun de voir le même objet, parce qu’ils ont l’un et l’autre contracté l’habitude de rapporter au-dehors la même sensation ; mais ils verront double, parce qu’il ne leur sera plus possible de rapporter cette sensation au même endroit : c’est ce qui arrive, par exemple, lorsqu’on se presse le coin d’un œil.

Lorsque les yeux voient double, c’est donc parce qu’ils jugent d’après les habitudes mêmes que le tact leur a fait contracter : et on ne peut pas accorder à M. de B. que l’expérience d’un homme louche qui voit simple après avoir vu double, prouve évidemment que nous voyons en effet les objets doubles, et que ce n’est que par l’habitude que nous les jugeons simples (In-4°. t. 3, p. 311 ; in-12, t. 6, p. 10). Cette expérience prouve seulement que les yeux de cet homme ne sont plus louches, ou qu’ils ont appris à se faire une manière de voir conforme à leur situation.

Tels sont les principes de M. de B. sur la vue. Je passe à ce qu’il dit sur l’ouïe.

Après avoir observé que l’ouïe ne donne aucune idée de distance, il remarque que lorsqu’un corps sonore est frappé, le son se répète comme les vibrations ; cela n’est pas douteux. Mais il en conclut que nous devons entendre naturellement plusieurs sons distincts, que c’est l’habitude qui nous fait croire que nous n’entendons qu’un son ; et pour le prouver, il rapporte une chose qui lui est arrivée. Étant dans son lit, à demi endormi, il entendit sa pendule, et il compta cinq heures, quoiqu’il n’en fût qu’une, et qu’elle n’en eût pas sonné davantage ; car la sonnerie n’était point dérangée. Or il ne lui fallut qu’un moment de réflexion pour conclure qu’il venait d’être dans le cas où serait quelqu’un qui entendrait pour la première fois, et qui ne sachant pas qu’un coup ne doit produire qu’un son, jugerait de la succession des différents sons sans préjugé, aussi bien que sans règle, et par la seule impression qu’ils font sur l’organe : et, dans ce cas, il entendrait en effet autant de sons distincts qu’il y a de vibrations successives dans le corps sonore (In-4°. t. 3, p. 336 ; in-12, t. 6, p. 47).

Les sons se répètent comme les vibrations, c’est-à-dire, sans interruption. Il n’y a point d’intervalle sensible entre les vibrations ; il n’y a point de silence entre les sons : voila pourquoi le son paraît continu : et je ne vois pas qu’il soit nécessaire d’y mettre plus de mystère. M. de B. a supposé que l’œil voit naturellement des objets dont il ne doit la connaissance qu’aux habitudes que le tact lui a fait prendre, et il suppose ici que l’oreille doit à l’habitude un sentiment qu’elle a naturellement. L’expérience qu’il apporte ne prouve rien, parce qu’il était à demi endormi quand il l’a faite. Je ne vois pas pourquoi ce demi-sommeil l’aurait mis dans le cas d’un homme qui entendrait pour la première fois. Si c’était là un moyen de nous dépouiller de nos habitudes, et de découvrir ce dont nous étions capables avant d’en avoir contracté, il faudrait croire que le défaut des métaphysiciens a été jusqu’ici de se tenir trop éveillés : mais cela ne leur a pas empêché d’avoir des songes ; et c’est dans ces songes qu’on pourrait dire qu’il n’entre souvent aucune sorte d’idées.

Un sommeil profond est le repos de toutes nos facultés, de toutes nos habitudes. Un demi-sommeil est le demi-repos de nos facultés ; il ne leur permet pas d’agir avec toute leur force ; et comme un réveil entier nous rend toutes nos habitudes, un demi-réveil nous les rend en partie : on ne s’en sépare donc que pour dormir à demi.

Les autres détails de M. de B. sur l’ouïe, n’ont aucun rapport à l’objet que je traite. Il nous reste à examiner ce qu’il dit sur les sens en général.

Après quelques observations sur le physique des sensations et sur l’organe du toucher, qui ne donne des idées exactes de la forme des corps, que parce qu’il est divisé en parties mobiles et flexibles, il se propose de rendre compte des premiers mouvements, des premières sensations et des premiers jugements d’un homme dont le corps et les organes seraient parfaitement formés, mais qui s’éveillerait tout neuf pour lui-même et pour tout ce qui l’environne (In-4°. t. 3, p. 364 ; in-12, t. 6, p. 88).

Cet homme, qu’on verra plus souvent à la place de M. de B., qu’on ne verra M. de B. à la sienne, nous apprend que son premier instant a été plein de joie et de trouble. Mais devons-nous l’en croire ? La joie est le sentiment que nous goûtons, lorsque nous nous trouvons mieux que nous n’avons été, ou du moins aussi bien, et que nous sommes comme nous pouvons désirer d’être. Elle ne peut donc se trouver que dans celui qui a vécu plusieurs moments, qui a comparé les états par où il a passé. Le trouble est l’effet de la crainte et de la méfiance : sentiments qui imposent des connaissances, que cet homme certainement n’avait point encore.

S’il se trompe, ce n’est pas qu’il ne réfléchit déjà sur lui-même. Il remarque qu’il ne savait ce qu’il était, où il était, d’où il venait. Voilà des réflexions bien prématurées : il ferait mieux de dire qu’il ne s’occupait point encore de tout cela.

Il ouvre les yeux, aussitôt il voit la lumière, la voûte céleste, la verdure de la terre, le cristal des eaux, et il croit que tous ces objets sont en lui et font partie de lui-même. Mais comment ses yeux ont-ils appris à démêler tous ces objets ? Et s’ils les démêlent, comment peut-il croire qu’ils font partie de lui-même ? Quelques personnes ont eu de la peine à comprendre que la statue, bornée à la vue, ne se crût que lumière et couleur. Il est bien plus difficile d’imaginer que cet homme, qui distingue si bien les objets les uns des autres, ne sache pas les distinguer de lui-même.

Cependant, persuadé que tout est en lui, c’est-à-dire, selon M. de B. sur sa rétine, car c’est-là que sont les images, il tourne ses yeux vers l’astre de la lumière : mais cela est encore bien difficile à concevoir. Tourner les yeux vers un objet, n’est-ce pas le chercher hors de soi ? Peut-il savoir ce que c’est que diriger ses yeux d’une façon plutôt que d’une autre ? en sent-il le besoin ? sait-il même qu’il a des yeux ? Remarquez que cet homme se meut sans avoir aucune raison de se mouvoir. Ce n’est pas ainsi qu’on a fait agir la statue.

L’éclat de la lumière le blesse, il ferme la paupière ; et croyant avoir perdu tout son être, il est affligé, saisi d’étonnement. Cette affliction est fondée ; mais elle prouve que le premier instant n’a pu être plein de joie. Car si l’affliction doit être précédée d’un sentiment agréable qu’on a perdu, la joie doit l’être d’un sentiment désagréable dont on est délivré.

Au milieu de cette affliction, et les yeux toujours fermés, sans qu’on sache pourquoi, il entend le chant des oiseaux, le murmure des airs. Il écoute longtemps, et il se persuade bientôt que cette harmonie est lui (In-4°. t. 3, p. 365 ; in-12, t. 6, p. 89). Mais écouter n’est pas exact : cette expression suppose qu’il ne confond pas les sons avec lui-même. On dirait d’ailleurs qu’il hésite, pour se persuader que cette harmonie est lui ; car il écoute longtemps. Il devait le croire d’abord, et sans chercher à se le persuader. Je pourrais demander d’où il sait que les premiers sons qu’il a entendus, étaient formés par le chant des oiseaux et par le murmure des airs.

Il ouvre les yeux et fixe ses regards sur mille objets divers. Il voit donc encore bien plus de choses que la première fois : mais il y a de la contradiction à fixer ses regards sur des objets, et à croire, comme il fait, que ces objets sont tous en lui, dans ses yeux. Il ne peut pas savoir ce que c’est que fixer ses regards, ouvrir, fermer la paupière. Il sait qu’il est affecté d’une certaine manière ; mais il ne connaît pas encore l’organe auquel il doit ses sensations.

Cependant il va parler en philosophe qui a déjà fait des découvertes sur la lumière. Il nous dira que ces mille objets, cette partie de lui-même lui paraît immense en grandeur par la quantité des accidents de lumière et par la variété des couleurs. Il est étonnant que l’idée d’immensité soit une des premières qu’il acquiert.

Il aperçoit qu’il a la puissance de détruire et de produire à son gré cette belle partie de lui-même, et c’est alors qu’il commence à voir sans émotion et à entendre sans trouble. Il me semble, au contraire, que ce serait bien plutôt le cas d’être ému et troublé.

Un air léger, dont il sent la fraîcheur, saisit ce moment pour lui apporter des parfums, qui lui donnent un sentiment d’amour pour lui-même. Jusque-là il ne s’aimait point encore. Les objets visibles, les sons, ces belles parties de son être, ne lui avaient point donné ce sentiment. L’odorat serait-il seul le principe de l’amour-propre ?

Comment sait-il qu’il y a un air léger ? comment sait-il que les parfums lui sont apportés de dehors par cet air léger, lui qui croit que tout est en lui, que tout est lui ? Ne dirait-on pas qu’il a déjà pesé l’air ? Enfin ces parfums ne lui paraissent-ils pas des parties de lui-même ? Et si cela est, pourquoi juge-t-il qu’ils lui sont apportés ?

Amoureux de lui-même, pressé par les plaisirs de sa belle et grande existence, il se lève tout d’un coup et se sent transporté par une force inconnue.

Et où transporté ? Pour remarquer pareille chose, ne faut-il pas connaître un lieu hors de soi ? et peut-il avoir cette connaissance, lui qui voit tout en lui ?

Il n’a point encore touché son corps : s’il le connaît, ce n’est que par la vue. Mais où le voit-il ? Sur sa rétine, comme tous les autres objets. Son corps pour lui n’existe que là. Comment donc cet homme peut-il juger qu’il se levé et qu’il est transporté ?

Enfin, quel motif peut le déterminer à se mouvoir ? C’est qu’il est pressé par les plaisirs de sa belle et grande existence. Mais, pour jouir de ces plaisirs, il n’a qu’à rester où il est ; et ce n’est que pour en chercher d’autres qu’il pourrait penser à se lever, à se transporter. Il ne se déterminera donc à changer de lieu, que lorsqu’il saura qu’il y a un espace hors de lui, qu’il a un corps, que ce corps en se transportant peut lui procurer une existence plus belle et plus grande. Il faut même qu’il ait appris à en régler les mouvements. Il ignore toutes ces choses, et cependant il va marcher et faire des observations sur toutes les situations où il se trouvera.

A peine fait-il un pas, que tous les objets sont confondus, tout est en désordre. Je n’en vois pas la raison. Les objets qu’il a si bien distingués au premier instant, doivent dans celui-ci disparaître tous ou en partie, pour faire place à d’autres qu’il distinguera encore. Il ne peut pas plus y avoir de confusion et de désordre dans un moment que dans l’autre.

Surpris de la situation où il se trouve, il croit que son existence fuit, et il devient immobile sans doute pour l’arrêter ; et pendant ce repos, il s’amuse à porter sur son corps, que nous avons vu n’exister pour lui que sur sa rétine, une main qu’il n’a point encore appris à voir hors de ses yeux. Il la conduit aussi sûrement que s’il avait appris à en régler les mouvements, et il parcourt les parties de son corps, comme si elles lui avaient été connues avant qu’il les eût touchées.

Alors il remarque que tout ce qu’il touche sur lui, rend à sa main sentiment pour sentiment, et il aperçoit bientôt que cette faculté de sentir est répandue dans toutes les parties de son être. Il ne sent donc toutes les parties de son être qu’au moment où il découvre cette faculté. Il ne les connaissait pas, lorsqu’il ne les sentait pas. Elles n’existaient que dans ses yeux ; celles qu’il ne voyait pas, n’existaient pas pour lui. Nous lui avons cependant entendu dire qu’il se lève, qu’il se transporte, et qu’il parcourt son corps avec la main.

Il remarque ensuite qu’avant qu’il se fût touché, son corps lui paraissait immense, sans qu’on sache où il a pris cette idée d’immensité. La vue n’a pu la lui donner : car lorsqu’il voyait son corps, il voyait aussi les objets qui l’environnaient, et qui par conséquent le limitaient. Il a donc bien tort d’ajouter, que tous les autres objets ne lui paraissent en comparaison que des points lumineux. Ceux qui traçaient sur sa rétine des images plus étendues, dévoient certainement lui paraître plus grands.

Cependant il continue de se toucher et de se regarder. Il a, de son aveu, les idées les plus étranges. Le mouvement de sa main lui paraît une espèce d’existence fugitive, une succession de choses semblables. On peut bien lui accorder que ces idées sont étranges.

Mais ce qui me paraît plus étrange encore, c’est la manière dont il découvre qu’il y a quelque chose hors de lui. Il faut qu’il marche la tête haute et levée vers le ciel, qu’il aille se heurter contre un palmier, qu’il porte la main sur ce corps étranger, et qu’il le juge tel, parce qu’il ne lui rend pas sentiment pour sentiment (In-4°, t. 3, p. 361 ; in-12, t. 6, p. 92.)

Quoi ! lorsqu’il portait un pied devant l’autre, n’éprouvait-il pas un sentiment qui ne lui était pas rendu ? Ne pouvait-il pas remarquer que ce que son pied touchait, n’était pas une partie de lui-même ? N’était-il réservé qu’à la main de faire cette découverte ; et si jusqu’alors il a ignoré qu’il y eût quelque chose hors de lui, comment a-t-il pu songer à se mouvoir, à marcher, à porter la tête haute et levée vers le ciel ?

Agité par cette nouvelle découverte, il a peine à se rassurer, il veut toucher le soleil, il ne trouve que le vide des airs : il tombe de surprises en surprises, et ce n’est qu’après une infinité d’épreuves qu’il apprend à se servir de ses yeux pour guider sa main, qui devrait bien plutôt lui apprendre à conduire ses yeux.

C’est alors qu’il est suffisamment instruit. Il a l’usage de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, du toucher. Il se repose à l’ombre d’un bel arbre : des fruits d’une couleur vermeille descendent en forme de grappe à la portée de sa main ; il en saisit un, il le mange, il s’endort, se réveille, regarde à côté de lui, se croit doublé, c’est-à-dire, qu’il se trouve avec une femme.

Telles sont les observations de M. de B. sur la vue, l’ouïe et les sens en général. Si elles sont vraies, tout le Traité des Sensations porte à faux.

Conclusion de la première partie.

Il est peu d’esprits assez sains pour se garantir des imaginations contagieuses. Nous sommes des corps faibles, qui prenons toutes les impressions de l’air qui nous environne, et nos maladies dépendent bien plus de notre mauvais tempérament, que des causes extérieures qui agissent sur nous. Il ne faut donc pas s’étonner de la facilité avec laquelle le monde embrasse les opinions les moins fondées : ceux qui les inventent ou qui les renouvellent, ont beaucoup de confiance ; et ceux qu’ils prétendent instruire, ont, s’il est possible, plus d’aveuglement encore : comment pourraient-elles ne pas se répandre ?

Qu’un philosophe donc qui ambitionne de grands succès, exagère les difficultés du sujet qu’il entreprend de traiter ; qu’il agite chaque question comme s’il allait développer les ressorts les plus secrets des phénomènes ; qu’il ne balance point à donner pour neufs les principes les plus rebattus, qu’il les généralise autant qu’il lui sera possible ; qu’il affirme les choses dont son lecteur pourrait douter, et dont il devrait douter lui-même ; et qu’après bien des efforts, plutôt pour faire valoir ses veilles, que pour rien établir, il ne manque pas de conclure qu’il a démontré ce qu’il s’était proposé de prouver. Il lui importe peu de remplir son objet : c’est à sa confiance à persuader que tout est dit quand il a parlé.

Il ne se piquera pas de bien écrire lorsqu’il raisonnera : alors les constructions longues et embarrassées échappent au lecteur, comme les raisonnements. Il réservera tout l’art de son éloquence, pour jeter de temps en temps de ces périodes artistement faites, où l’on se livre à son imagination sans se mettre en peine du ton qu’on vient de quitter, et de celui qu’on va reprendre, où l’on substitue au terme propre celui qui frappe davantage, et où l’on se plaît à dire plus qu’on ne doit dire. Si quelques jolies phrases qu’un écrivain pourrait ne pas se permettre, ne font pas lire un livre, elles le font feuilleter et l’on en parle. Traitassiez-vous les sujets les plus graves, on s’écriera : Ce philosophe est charmant.

Alors, considérant avec complaisance vos hypothèses, vous direz : Elles forment le système le plus digne du Créateur. Succès qui n’appartient qu’aux philosophes, qui, comme vous, aiment à généraliser.

Mais n’oubliez pas de traiter avec mépris ces observateurs, qui ne suivent pas vos principes parce qu’ils sont plus timides que vous quand il s’agit de raisonner : dites qu’ils admirent d’autant plus, qu’ils observent davantage et qu’ils raisonnent moins ; qu’ils nous étourdissent de merveilles qui ne sont pas dans la nature, comme si le créateur n’était pas assez grand par ses ouvrages, et que nous crussions le faire plus grand par notre imbécilité. Reprochez-leur enfin des monstres de raisonnements sans nombre.

Plaignez surtout ceux qui s’occupent à observer des insectes : car une mouche ne doit pas tenir dans la tête d’un naturaliste plus de place qu’elle n’en tient dans la nature, et une république d’abeilles ne sera jamais aux yeux de la raison, qu’une foule de petites bêtes qui n’ont d’autre rapport avec nous que celui de nous fournir de la cire et du miel.

Ainsi, tout entier à de grands objets vous verrez Dieu créer l’univers, ordonner les existences, fonder la nature sur des lois invariables et perpétuelles ; et vous vous garderez bien de le trouver attentif à conduire une république de mouches, et fort occupé de la manière dont se doit plier l’aile d’un scarabée. Faites-le à votre image, regardez-le comme un grand Naturaliste qui dédaigne les détails, crainte qu’un insecte ne tienne trop de place dans sa tête : car vous chargeriez sa volonté de trop de petites lois, et vous dérogeriez à la noble simplicité de sa nature, si vous l’embarrassiez de quantité de statuts particuliers, dont l’un ne serait que pour les mouches, l’autre pour les hiboux, l’autre pour les mulots etc.

C’est ainsi que vous vous déterminerez à n’admettre que les principes que vous pourrez généraliser davantage. Ce n’est pas, au reste, qu’il ne vous soit permis de les oublier quelquefois. Trop d’exactitude rebute. On n’aime point à étudier un livre dont on n’entend les différentes parties, que lorsqu’on l’entend tout entier. Si vous avez du génie, vous connaîtrez la portée des lecteurs, vous négligerez la méthode, et vous ne vous donnerez pas la peine de rapprocher vos idées. En effet, avec des principes vagues, avec des contradictions, avec peu de raisonnements, ou avec des raisonnements peu conséquents, on est entendu de tout le monde.

« Mais, direz-vous, est-il donc d’un naturaliste de juger des animaux par le volume ? ne doit-il entrer dans sa vaste tête que des planètes, des montagnes, des mers ? et faut-il que les plus petits objets soient des hommes, des chevaux etc. ? Quand toutes ces choses s’y arrangeraient dans le plus grand ordre et d’une manière toute à lui ; quand l’univers entier serait engendré dans son cerveau, et qu’il en sortirait comme du sein du chaos, il me semble que le plus petit insecte peut bien remplir la tête d’un philosophe moins ambitieux. Son organisation, ses facultés, ses mouvements offrent un spectacle que nous admirerons d’autant plus que nous l’observerons davantage, parce que nous en raisonnerons mieux. D’ailleurs, l’abeille a bien d’autres rapports avec nous que celui de nous fournir de la cire et du miel. Elle a un sens intérieur matériel, des sens extérieurs, une réminiscence matérielle, des sensations corporelles, du plaisir, de la douleur, des besoins, des passions, des sensations combinées, l’expérience du sentiment : elle a, en un mot, toutes les facultés qu’on explique si merveilleusement par l’ébranlement des nerfs.

« Je ne vois pas, ajouterez-vous, pourquoi je craindrais de charger et d’embarrasser la volonté du créateur, ni pourquoi le soin de créer l’univers ne lui permettrait pas de s’occuper de la manière dont se doit plier l’aile d’un scarabée. Les lois, continuerez-vous, se multiplient autant que les êtres. Il est vrai que le système de l’univers est un, et qu’il y a par conséquent une loi générale que nous ne connaissons pas ; mais cette loi agit différemment suivant les circonstances, et de là naissent des lois particulières pour chaque espèce de choses, et même pour chaque individu. Il y a non seulement des statuts particuliers pour les mouches, il y en a encore pour chaque mouche. Ils nous paraissent de petites lois, parce que nous jugeons de leur objet par le volume ; mais ce sont de grandes lois, puisqu’ils entrent dans le système de l’univers. Je voudrais donc bien vainement suivre vos conseils ; mes hypothèses n’élèveraient pas la divinité, mes critiques ne rabaisseraient pas les philosophes qui observent et qui admirent. Ils conserveront sans doute la considération que le public leur a accordée : ils la méritent, parce que c’est à eux que la philosophie doit ses progrès. »

Après cette digression, il ne me reste plus qu’à rassembler les différentes propositions que M. de B. a avancées pour établir ses hypothèses. Il est bon d’exposer en peu de mots les différents principes qu’il adopte, l’accord qu’il y a entre eux et les conséquences qu’il en tire. Je m’arrêterai surtout aux choses qui ne me paraissent pas aussi évidentes qu’à lui, et sur lesquelles il me permettra de lui demander des éclaircissements.

1. Sentir ne peut-il se prendre que pour se mouvoir à l’occasion d’un choc ou d’une résistance, pour apercevoir et comparer ? Et si les bêtes n’aperçoivent, ni ne comparent, leur faculté de sentir n’est-elle que la faculté d’être mues ?

2. Ou, si sentir est avoir du plaisir ou de la douleur, comment concilier ces deux propositions ? La matière est incapable de sentiment, et les bêtes, quoique purement matérielles, ont du sentiment.

3. Que peut-on entendre par des sensations corporelles, si la matière ne sent pas ?

4. Comment une seule et même personne peut-elle être composée de deux principes différents par leur nature, contraires par leur action, et doués chacun d’une manière de sentir qui leur est propre ?

5. Comment ces deux principes sont-ils la source des contradictions de l’homme : si l’un est infiniment subordonné à l’autre, s’il n’est que le moyen, la cause secondaire, et s’il ne fait que ce que le principe supérieur lui permet ?

6. Comment le principe matériel est-il infiniment subordonné, s’il domine seul dans l’enfance, s’il commande impérieusement dans la jeunesse ?

7. Pour assurer que le mécanisme fait tout dans les animaux, suffit-il de supposer d’un côté que ce sont des êtres purement matériels, et de prouver de l’autre, par des faits, que ce sont des êtres sensibles ? ne faudrait-il pas expliquer comment la faculté de sentir est l’effet des lois purement mécaniques ?

8. Comment les bêtes peuvent-elles être sensibles, et privées de toute espèce de connaissance ? De quoi leur sert le sentiment, s’il ne les éclaire pas, et si les lois mécaniques suffisent pour rendre raison de toutes leurs actions ?

9. Pourquoi le sens intérieur, ébranlé par les sens extérieurs, ne donne-t-il pas toujours à l’animal un mouvement incertain ?

10. Pourquoi les sens relatifs à l’appétit ont-ils seuls la propriété de déterminer ses mouvements ?

11. Que signifient ces mots instinct, appétit ? suffit-il de les prononcer pour rendre raison des choses ?

12. Comment l’odorat, ébranlé par les émanations du lait, montre-t-il le lieu de la nourriture à l’animal qui vient de naître ? Quel rapport y a-t-il entre cet ébranlement qui est dans l’animal et le lieu où est la nourriture ? Quel guide fait si sûrement franchir ce passage ?

13. Peut-on dire que parce que l’odorat est en nous plus obtus, il ne doit pas également instruire l’enfant nouveau-né ?

14. De ce que les organes sont moins obtus, s’ensuit-il autre chose, sinon que les ébranlements du sens intérieur sont plus vifs ? Et parce qu’ils sont plus vifs, est-ce une raison pour qu’ils indiquent le lieu des objets ?

15. Si les ébranlements qui se font dans le nerf qui est le siège de l’odorat, montrent si bien les objets et le lieu où ils sont, pourquoi ceux qui se font dans le nerf optique, n’ont-ils pas la même propriété ?

16. Des yeux qui seraient aussi peu obtus que l’odorat le plus fin, apercevraient-ils dès le premier instant le lieu des objets ?

17. Si l’on ne peut accorder à la matière le sentiment, la sensation et la conscience d’existence, sans lui accorder la faculté de penser, d’agir et de sentir à-peu-près comme nous ; comment se peut-il que les bêtes soient douées de sentiment, de sensation, de conscience, d’existence, et qu’elles n’aient cependant pas la faculté de penser ?

18. Si la sensation par laquelle nous voyons les objets simples et droits, n’est qu’un jugement de notre âme occasionné par le toucher ; comment les bêtes, qui n’ont point d’âme, qui ne jugent point, parviennent-elles à voir les objets simples et droits ?

19. Ne faut-il pas qu’elles portent des jugements pour apercevoir hors d’elles les odeurs, les sons et les couleurs ?

20. Peuvent-elles apercevoir les objets extérieurs et n’avoir point d’idées ? Peuvent-elles sans mémoire contracter des habitudes et acquérir de l’expérience ?

21. Qu’est-ce qu’une réminiscence matérielle, qui ne consiste que dans le renouvellement des ébranlements du sens intérieur matériel ?

22. De quel secours serait une mémoire ou une réminiscence qui rappellerait les sensations sans ordre, sans liaison, et sans laisser une impression déterminée ?

23. Comment les bêtes joignent-elles les sensations de l’odorat à celles des autres sens, comment combinent-elles leurs sensations, comment s’instruisent-elles, si elles ne comparent pas, si elles ne jugent pas ?

24. Parce que le mécanisme suffirait pour rendre raison des mouvements de dix mille automates, qui agiraient tous avec des forces parfaitement égales, qui auraient précisément la même forme intérieure et extérieure, qui naîtraient et qui se métamorphoseraient tous au même instant, et qui seraient déterminés à n’agir que dans un lieu donné et circonscrit, faut-il croire que le mécanisme suffise aussi pour rendre raison des actions de dix mille abeilles qui agissent avec des forces inégales, qui n’ont pas absolument la même forme intérieure et extérieure, qui ne naissent pas et qui ne se métamorphosent pas au même instant, et qui sortent souvent du lieu où elles travaillent ?

25. Pourquoi Dieu ne pourrait-il pas s’occuper de la manière dont se doit plier l’aile d’un scarabée ? Comment se plierait cette aile, si Dieu ne s’en occupait pas ?

26. Comment des lois pour chaque espèce particulière chargeraient-elles et embarrasseraient-elles sa volonté ? Les différentes espèces pourraient-elles se conserver, si elles n’avaient pas chacune leurs lois ?

27. De ce que les images se peignent dans chaque œil, et de ce qu’elles sont renversées, peut-on conclure que nos yeux voient naturellement les objets doubles et renversés ? Y a-t-il même des images sur la rétine ? Y a-t-il autre chose qu’un ébranlement ? Cet ébranlement ne se borne-t-il pas à être la cause occasionnelle d’une modification de l’âme, et une pareille modification peut-elle par elle-même représenter de l’étendue et des objets ?

28. Celui qui, ouvrant pour la première fois les yeux, croit que tout est en lui, discerne-t-il la voûte céleste, la verdure de la terre, le cristal des eaux ? Démêle-t-il mille objets divers ?

29. Pense-t-il à tourner les yeux, à fixer ses regards sur des objets qu’il n’aperçoit qu’en lui-même ? sait-il seulement s’il a des yeux ?

30. Pense-t-il à se transporter dans un lieu qu’il ne voit que sur sa rétine, et qu’il ne peut encore soupçonner hors de lui ?

31. Pour découvrir un espace extérieur, faut-il qu’il s’y promène avant de le connaître, et qu’il aille la tête haute et levée vers le ciel se heurter contre un palmier ?

Je néglige plusieurs questions que je pourrais faire encore ; mais je pense que celles-là suffisent.

Seconde partie. Système des facultés des animaux.

La première partie de cet ouvrage démontre que les bêtes sont capables de quelques connaissances. Ce sentiment est celui du vulgaire : il n’est combattu que par des philosophes, c’est-à-dire, par des hommes qui d’ordinaire aiment mieux une absurdité qu’ils imaginent, qu’une vérité que tout le monde adopte. Ils sont excusables ; car s’ils avaient dit moins d’absurdités, il y aurait parmi eux moins d’écrivains célèbres.

J’entreprends donc de mettre dans son jour une vérité toute commune ; et ce sera sans doute un prétexte à bien des gens pour avancer que cet ouvrage n’a rien de neuf. Mais, si jusqu’ici cette vérité a été crue sans être conçue, si on n’y a réfléchi que pour accorder trop aux bêtes, ou pour ne leur accorder point assez, il me reste à dire bien des choses qui n’ont point été dites.

En effet, quel écrivain a expliqué la génération de leurs facultés, le système de leurs connaissances, l’uniformité de leurs opérations, l’impuissance où elles sont de se faire une langue proprement dite, lors même qu’elles peuvent articuler, leur instinct, leurs passions, et la supériorité que l’homme a sur elles à tous égards ? Voilà cependant les principaux objets dont je me propose de rendre raison. Le système que je donne n’est point arbitraire : ce n’est pas dans mon imagination que je le puise, c’est dans l’observation ; et tout lecteur intelligent, qui rentrera en lui-même, en reconnaîtra la solidité.

Chapitre premier. De la génération des habitudes communes à tous les animaux.Au premier instant de son existence, un animal ne peut former le dessein de se mouvoir. Il ne sait seulement pas qu’il a un corps, il ne le voit pas, il ne l’a pas encore touché.

Cependant les objets font des impression sur lui ; il éprouve des sentiments agréables et désagréables : de là naissent ses premiers mouvements ; mais ce sont des mouvements incertains ; ils se font en lui sans lui, il ne sait point encore les régler.

Intéressé par le plaisir et par la peine, il compare les états où il se trouve successivement. Il observe comment il passe de l’un à l’autre, et il découvre son corps et les principaux organes qui le composent.

Alors son âme apprend à rapporter à son corps les impressions qu’elle reçoit. Elle sent en lui ses plaisirs, ses peines, ses besoins ; et cette manière de sentir suffit pour établir entre l’un et l’autre le commerce le plus intime. En effet, dès que l’âme ne se sent que dans son corps, c’est pour lui comme pour elle qu’elle se fait une habitude de certaines opérations ; et c’est pour elle comme pour lui que le corps se fait une habitude de certains mouvements.

D’abord le corps se meut avec difficulté ; il tâtonne, il chancelle : l’âme trouve les mêmes obstacles à réfléchir ; elle hésite, elle doute.

Une seconde fois les mêmes besoins déterminent les mêmes opérations et elles se font de la part des deux substances avec moins d’incertitude et de lenteur.

Enfin les besoins se renouvellent, et les opérations se répètent si souvent, qu’il ne reste plus de tâtonnement dans le corps, ni d’incertitude dans l’âme : les habitudes de se mouvoir et de juger sont contractées.

C’est ainsi que les besoins produisent d’un côté une suite d’idées, et de l’autre une suite de mouvements correspondants.

Les animaux doivent donc à l’expérience les habitudes qu’on croit leur être naturelles. Pour achever de s’en convaincre, il suffit de considérer quelqu’une de leurs actions.

Je suppose donc un animal qui se voit pour la première fois menacé de la chute d’un corps, et je dis qu’il ne songera pas à l’éviter ; car il ignore qu’il en puisse être blessé : mais s’il en est frappé, l’idée de la douleur se lie aussitôt à celle de tout corps prêt à tomber sur lui ; l’une ne se réveille plus sans l’autre, et la réflexion lui apprend bientôt comment il doit se mouvoir, pour se garantir de ces sortes d’accidents.

Alors il évitera jusqu’à la chute d’une feuille. Cependant, si l’expérience lui apprend qu’un corps aussi léger ne peut pas l’offenser, il l’attendra sans se détourner, il ne paraîtra pas même y faire attention.

Or, peut-on penser qu’il se conduise ainsi naturellement ? Tient-il de la nature la différence de ces deux corps, ou la doit-il à l’expérience ? Les idées en sont-elles innées ou acquises ? Certainement, s’il ne reste immobile à la vue d’une feuille qui tombe sur lui, que parce qu’il a appris qu’il n’en doit rien craindre, il ne se dérobe à une pierre, que parce qu’il a appris qu’il en peut être blessé.

La réflexion veille donc à la naissance des habitudes, à leurs progrès ; mais, à mesure qu’elle les forme, elle les abandonne à elles-mêmes, et c’est alors que l’animal touche, voit, marche, etc., sans avoir besoin de réfléchir sur ce qu’il fait.

Par là toutes les actions d’habitude sont autant de choses soustraites à la réflexion : il ne reste d’exercice à celle-ci que sur d’autres occasions qui se déroberont encore à elle, si elles tournent en habitude ; et comme les habitudes empiètent sur la réflexion, la réflexion cède aux habitudes.

Ces observations sont applicables à tous les animaux ; elles font voir comment ils apprennent tous à se servir de leurs organes, à fuir ce qui leur est contraire, à rechercher ce qui leur est utile, à veiller, en un mot, à leur conservation.

Chapitre II. Système des connaissances dans les animaux.

Un animal ne peut obéir à ses besoins, qu’il ne se fasse bientôt une habitude d’observer les objets qu’il lui importe de reconnaître. Il essaie ses organes sur chacun d’eux : ses premiers moments sont donnés à l’étude, et lorsque nous le croyons tout occupé à jouer, c’est proprement la nature qui joue avec lui pour l’instruire.

Il étudie, mais sans avoir le dessein d’étudier : il ne se propose pas d’acquérir des connaissances pour en faire un système : il est tout occupé des plaisirs qu’il recherche et des peines qu’il évite : cet intérêt seul le conduit : il avance sans prévoir le terme où il doit arriver.

Par ce moyen, il est instruit, quoiqu’il ne fasse point d’effort pour l’être. Les objets se distinguent à ses yeux, se distribuent avec ordre ; les idées se multiplient suivant les besoins, se lient étroitement les unes aux autres : le système de ses connaissances est formé.

Mais les mêmes plaisirs n’ont pas toujours pour lui le même attrait, et la crainte d’une même douleur n’est pas toujours également vive : la chose doit varier suivant les circonstances. Ses études changent donc d’objets, et le système de ses connaissances s’étend peu-à-peu à différentes suites d’idées.

Ces suites ne sont pas indépendantes : elles sont au contraire liées les unes aux autres et ce lien est formé des idées qui se trouvent dans chacune. Comme elles sont et ne peuvent être que différentes combinaisons d’un petit nombre de sensations, il faut nécessairement que plusieurs idées soient communes à toutes. On conçoit donc qu’elles ne forment ensemble qu’une même chaîne.

Cette liaison augmente encore par la nécessité où l’animal se trouve de se retracer à mille reprises ces différentes suites d’idées. Comme chacune doit sa naissance à un besoin particulier, les besoins qui se répètent et se succèdent tour-à-tour, les entretiennent ou les renouvellent continuellement ; et l’animal se fait une si grande habitude de parcourir ses idées, qu’il s’en retrace une longue suite toutes les fois qu’il éprouve un besoin qu’il a déjà ressenti.

Il doit donc uniquement la facilité de parcourir ses idées, à la grande liaison qui est entre elles. A peine un besoin détermine son attention sur un objet, aussitôt cette faculté jette une lumière qui se répand au loin : elle porte en quelque sorte le flambeau devant elle.

C’est ainsi que les idées renaissent par l’action même des besoins qui les ont d’abord produites. Elles forment, pour ainsi dire, dans la mémoire, des tourbillons qui se multiplient comme les besoins. Chaque besoin est un centre, d’où le mouvement se communique jusqu’à la circonférence. Ces tourbillons sont alternativement supérieurs les uns aux autres, selon que les besoins deviennent tour-à-tour plus violents. Tous font leurs révolutions avec une variété étonnante : ils se pressent, ils se détruisent, il s’en forme de nouveaux, à mesure que les sentiments, auxquels ils doivent toute leur force, s’affaiblissent, s’éclipsent, ou qu’il s’en produit qu’on n’avait point encore éprouvés. D’un instant à l’autre, le tourbillon qui en a entraîné plusieurs, est donc englouti à son tour ; et tous se confondent aussitôt que les besoins cessent : on ne voit plus qu’un chaos. Les idées passent et repassent sans ordre ; ce sont des tableaux mouvants, qui n’offrent que des images bizarres et imparfaites, et c’est aux besoins à les dessiner de nouveau et à les placer dans leur vrai jour.

Tel est en général le système des connaissances dans les animaux. Tout y dépend d’un même principe, le besoin ; tout s’y exécute par le même moyen, la liaison des idées.

Les bêtes inventent donc, si inventer signifie la même chose que juger, comparer, découvrir. Elles inventent même encore, si par là on entend se représenter d’avance ce qu’on va faire. Le castor se peint la cabane qu’il veut bâtir ; l’oiseau, le nid qu’il veut construire. Ces animaux ne feraient pas ces ouvrages, si l’imagination ne leur en donnait pas le modèle.

Mais les bêtes ont infiniment moins d’invention que nous, soit parce qu’elles sont plus bornées dans leurs besoins, soit parce qu’elles n’ont pas les mêmes moyens pour multiplier leurs idées et pour en faire des combinaisons de toute espèce.

Pressées par leurs besoins et n’ayant que peu de choses à apprendre, elles arrivent presque tout-à-coup au point de perfection auquel elles peuvent atteindre ; mais elles s’arrêtent aussitôt, elles n’imaginent pas même qu’elles puissent aller au-delà. Leurs besoins sont satisfaits, elles n’ont plus rien à désirer, et par conséquent plus rien à rechercher. Il ne leur reste qu’à se souvenir de ce qu’elles ont fait, et à le répéter toutes les fois qu’elles se retrouvent dans les circonstances qui l’exigent. Si elles inventent moins que nous, si elles perfectionnent moins, ce n’est donc pas qu’elles manquent tout-à-fait d’intelligence, c’est que leur intelligence est plus bornée .

Chapitre III. Que les individus d’une même espèce agissent d’une manière d’autant plus uniforme, qu’ils cherchent moins à se copier ; et que par conséquent les hommes ne sont si différents les uns des autres, que parce que ce sont de tous les animaux ceux qui sont le plus portés à l’imitation.On croit communément que les animaux d’une même espèce ne font tous les mêmes choses, que parce qu’ils cherchent à se copier ; et que les hommes se copient d’autant moins, que leurs actions diffèrent davantage. Le titre de ce chapitre passera donc pour un paradoxe : c’est le sort de toute vérité qui choque les préjugés reçus ; mais nous la démontrerons, cette vérité, si nous considérons les habitudes dans leur principe.

Les habitudes naissent du besoin d’exercer ses facultés : par conséquent le nombre des habitudes est proportionné au nombre des besoins.

Or, les bêtes ont évidemment moins de besoins que nous : dès qu’elles savent se nourrir, se mettre à l’abri des injures de l’air, et se défendre de leurs ennemis ou les fuir, elles savent tout ce qui est nécessaire à leur conservation.

Les moyens qu’elles emploient pour veiller à leurs besoins sont simples, ils sont les mêmes pour tous les individus d’une même espèce : la nature semble avoir pourvu à tout, et ne leur laisser que peu de chose à faire : aux unes, elle a donné la force ; aux autres l’agilité, et à toutes des aliments qui ne demandent point d’apprêt.

Tous les individus d’une même espèce étant donc mus par le même principe, agissant pour les mêmes fins, et employant des moyens semblables, il faut qu’ils contractent les mêmes habitudes, qu’ils fassent les mêmes choses, et qu’ils les fassent de la même manière.

S’ils vivaient donc séparément, sans aucune sorte de commerce, et par conséquent sans pouvoir se copier, il y aurait dans leurs opérations la même uniformité que nous remarquons dans le principe qui les meut, et dans les moyens qu’ils emploient.

Or, il n’y a que fort peu de commerce d’idée parmi les bêtes, même parmi celles qui forment une espèce de société. Chacune est donc bornée à sa seule expérience. Dans l’impuissance de se communiquer leurs découvertes et leurs méprises particulières, elles recommencent à chaque génération les mêmes études, elles s’arrêtent après avoir refait les mêmes progrès ; le corps de leur société est dans la même ignorance que chaque individu, et leurs opérations offrent toujours les mêmes résultats.

Il en serait de même des hommes, s’ils vivaient séparément et sans pouvoir se faire part de leurs pensées. Bornés au petit nombre de besoins absolument nécessaires à leur conservation, et ne pouvant se satisfaire que par des moyens semblables, ils agiraient tous les uns comme les autres et toutes les générations se ressembleraient : aussi voit-on que les opérations, qui sont les mêmes dans chacun d’eux, sont celles par où ils ne songent point à se copier. Ce n’est point par imitation que les enfants apprennent à toucher, à voir etc. ils l’apprennent d’eux-mêmes, et néanmoins ils touchent et voient tous de la même manière.

Cependant, si les hommes vivaient séparément, la différence des lieux et des climats les placerait nécessairement dans des circonstances différentes : elle mettrait donc de la variété dans leurs besoins, et par conséquent dans leur conduite. Chacun ferait à part les expériences auxquelles sa situation l’engagerait ; chacun acquerrait des connaissances particulières ; mais leurs progrès seraient bien bornés, et ils différeraient peu les uns des autres.

C’est donc dans la société qu’il y a d’homme à homme une différence plus sensible. Alors ils se communiquent leurs besoins, leurs expériences : ils se copient mutuellement, et il se forme une masse de connaissances, qui s’accroît d’une génération à l’autre.

Tous ne contribuent pas également à ces progrès. Le plus grand nombre est celui des imitateurs serviles : les inventeurs sont extrêmement rares, ils ont même commencé par copier, et chacun ajoute bien peu à ce qu’il trouve établi.

Mais la société étant perfectionnée, elle distribue les citoyens en différentes classes, et leur donne différents modèles à imiter. Chacun élevé dans l’état auquel sa naissance le destine, fait ce qu’il voit faire, et comme il le voit faire. On veille longtemps pour lui à ses besoins, on réfléchit pour lui, et il prend les habitudes qu’on lui donne ; mais il ne se borne pas à copier un seul homme, il copie tous ceux qui l’approchent, et c’est pourquoi il ne ressemble exactement à aucun.

Les hommes ne finissent donc par être si différents, que parce qu’ils ont commencé par être copistes et qu’ils continuent de l’être ; et les animaux d’une même espèce n’agissent tous d’une même manière, que parce que n’ayant pas au même point que nous le pouvoir de se copier, leur société ne saurait faire ces progrès qui varient tout-à-la-fois notre état et notre conduite .

Chapitre IV. Du langage des animaux .

Il y a des bêtes qui sentent comme nous le besoin de vivre ensemble : mais leur société manque de ce ressort qui donne tous les jours à la nôtre de nouveaux mouvements, et qui la fait tendre à une plus grande perfection.

Ce ressort est la parole. J’ai fait voir ailleurs combien le langage contribue aux progrès de l’esprit humain. C’est lui qui préside aux sociétés, et à ce grand nombre d’habitudes qu’un homme qui vivrait seul ne contracterait point. Principe admirable de la communication des idées, il fait circuler la sève qui donne aux arts et aux sciences la naissance, l’accroissement et les fruits.

Nous devons tout à ceux qui ont le don de la parole, c’est-à-dire, à ceux qui, parlant pour dire quelque chose, et faire entendre et sentir ce qu’ils disent, répandent dans leurs discours la lumière et le sentiment. Ils nous apprennent à les copier, jusque dans la manière de sentir : leur âme passe en nous avec toutes ses habitudes : nous tenons d’eux la pensée.

Si au lieu d’élever des systèmes sur de mauvais fondements, on considérait par quels moyens la parole devient l’interprète des sentiments de l’âme, il serait aisé, ce me semble, de comprendre pourquoi les bêtes, même celles qui peuvent articuler, sont dans l’impuissance d’apprendre à parler une langue. Mais ordinairement les choses les plus simples sont celles que les philosophes découvrent les dernières.

Cinq animaux n’auraient rien de commun dans leur manière de sentir, si l’un était borné à la vue, l’autre au goût, le troisième à l’ouïe, le quatrième à l’odorat, et le dernier au toucher. Or, il est évident que, dans cette supposition, il leur serait impossible de se communiquer leurs pensées.

Un pareil commerce suppose donc, comme une condition essentielle, que tous les hommes ont en commun un même fond d’idées. Il suppose que nous avons les mêmes organes, que l’habitude d’en faire usage s’acquiert de la même manière par tous les individus, et qu’elle fait porter à tous les mêmes jugements.

Ce fond varie ensuite, parce que la différence des conditions, en nous plaçant chacun dans des circonstances particulières, nous soumet à des besoins différents. Ce germe de nos connaissances est donc plus ou moins cultivé : il se développe par conséquent plus ou moins. Tantôt, c’est un arbre qui s’élève, et qui pousse des branches de toutes parts, pour nous mettre à l’abri ; tantôt, ce n’est qu’un tronc, où des sauvages se retirent.

Ainsi le système général des connaissances humaines embrasse plusieurs systèmes particuliers, et les circonstances où nous nous trouvons nous renferment dans un seul, ou nous déterminent à nous répandre dans plusieurs.

Alors les hommes ne peuvent mutuellement se faire connaître leurs pensées que par le moyen des idées qui sont communes à tous. C’est par là que chacun doit commencer, et c’est là par conséquent que le savant doit aller prendre l’ignorant, pour l’élever insensiblement jusqu’à lui.

Les bêtes qui ont cinq sens, participent plus que les autres à notre fond d’idée. Mais comme elles sont, à bien des égards, organisées différemment, elles ont aussi des besoins tout différents. Chaque espèce a des rapports particuliers avec ce qui l’environne : ce qui est utile à l’une, est inutile ou même nuisible à l’autre ; elles sont dans les mêmes lieux, sans être dans les mêmes circonstances.

Ainsi, quoique les principales idées, qui s’acquièrent par le tact, soient communes à tous les animaux, les espèces se forment, chacune à part, un système de connaissances.

Ces systèmes varient à proportion que les circonstances diffèrent davantage ; et moins ils ont de rapports les uns avec les autres, plus il est difficile qu’il y ait quelque commerce de pensées entre les espèces d’animaux.

Mais puisque les individus qui sont organisés de la même manière éprouvent les mêmes besoins, les satisfont par des moyens semblables, et se trouvent à-peu-près dans de pareilles circonstances ; c’est une conséquence qu’ils fassent chacun les mêmes études, et qu’ils aient en commun le même fond d’idées. Ils peuvent donc avoir un langage, et tout prouve en effet qu’ils en ont un. Ils se demandent, ils se donnent des secours : ils parlent de leurs besoins, et ce langage est plus étendu, à proportion qu’ils ont des besoins en plus grand nombre, et qu’ils peuvent mutuellement se secourir davantage.

Les cris inarticulés et les actions du corps sont les signes de leurs pensées ; mais pour cela il faut que les mêmes sentiments occasionnent dans chacun les mêmes cris et les mêmes mouvements ; et par conséquent, il faut qu’ils se ressemblent jusque dans l’organisation extérieure. Ceux qui habitent l’air, et ceux qui rampent sur la terre ne sauraient même se communiquer les idées qu’ils ont en commun.

Le langage d’action prépare à celui des sons articulés. Aussi y a-t-il des animaux domestiques capables d’acquérir quelque intelligence de ce dernier. Dans la nécessité où ils sont de connaître ce que nous voulons d’eux, ils jugent de notre pensée par nos mouvements, toutes les fois qu’elle ne renferme que des idées qui leur sont communes, et que notre action est à-peu-près telle que serait la leur en pareil cas. En même temps ils se font une habitude de lier cette pensée au son dont nous l’accompagnons constamment ; en sorte que pour nous faire entendre d’eux, il nous suffit bientôt de leur parler. C’est ainsi que le chien apprend à obéir à notre voix.

Il n’en est pas de même des animaux dont la conformation extérieure ne ressemble point du tout à la nôtre. Quoique le perroquet, par exemple, ait la faculté d’articuler, les mots qu’il entend et ceux qu’il prononce ne lui servent ni pour découvrir nos pensées, ni pour nous faire connaître les siennes, soit parce que le fond commun d’idées que nous avons avec lui, n’est pas aussi étendu que celui que nous avons avec le chien, soit parce que son langage d’action diffère infiniment du nôtre. Comme nous avons plus d’intelligence, nous pouvons, en observant ses mouvements, deviner quelquefois les sentiments qu’il éprouve : pour lui, il ne saurait se rendre aucun compte de ce que signifie l’action de nos bras, l’attitude de notre corps, l’altération de notre visage. Ces mouvements n’ont point assez de rapports avec les siens, et d’ailleurs, ils expriment souvent des idées qu’il n’a point, et qu’il ne peut avoir. Ajoutez à cela que les circonstances ne lui font pas, comme au chien, sentir le besoin de connaître nos pensées.

C’est donc une suite de l’organisation que les animaux ne soient pas sujets aux mêmes besoins, qu’ils ne se trouvent pas dans les mêmes circonstances, lors même qu’ils sont dans les mêmes lieux, qu’ils n’acquièrent pas les mêmes idées, qu’ils n’aient pas le même langage d’action, et qu’ils se communiquent plus ou moins leurs sentiments, à proportion qu’ils diffèrent plus ou moins à tous ces égards. Il n’est pas étonnant que l’homme, qui est aussi supérieur par l’organisation que par la nature de l’esprit qui l’anime, ait seul le don de la parole ; mais, parce que les bêtes n’ont pas cet avantage, faut-il croire que ce sont des automates, ou des êtres sensibles, privés de toute espèce d’intelligence ? Non sans doute. Nous devons seulement conclure que, puisqu’elles n’ont qu’un langage fort imparfait, elles sont à-peu-près bornées aux connaissances que chaque individu peut acquérir par lui-même. Elles vivent ensemble, mais elles pensent presque toujours à part. Comme elles ne peuvent se communiquer qu’un très petit nombre d’idées, elles se copient peu ; se copiant peu, elles contribuent faiblement à leur perfection réciproque ; et par conséquent, si elles font toujours les mêmes choses et de la même manière, c’est, comme je l’ai fait voir, parce qu’elles obéissent chacune aux mêmes besoins.

Mais si les bêtes pensent, si elles se font connaître quelques-uns de leurs sentiments ; enfin, s’il y en a qui entendent quelque peu notre langage, en quoi donc diffèrent-elles de l’homme ? N’est-ce que du plus au moins ?

Je réponds que dans l’impuissance où nous sommes de connaître la nature des êtres, nous ne pouvons juger d’eux que par leurs opérations. C’est pourquoi nous voudrions vainement trouver le moyen de marquer à chacun ses limites : nous ne verrons jamais entre eux que du plus ou du moins. C’est ainsi que l’homme nous paraît différer de l’Ange, et l’Ange de Dieu même : mais de l’Ange à Dieu la distance est infinie ; tandis que de l’homme à l’Ange elle est très considérable, et sans doute plus grande encore de l’homme à la bête.

Cependant, pour marquer ces différences, nous n’avons que des idées vagues et des expressions figurées, plus, moins, distance. Aussi je n’entreprends pas d’expliquer ces choses. Je ne fais pas un système de la nature des êtres, parce que je ne la connais pas ; j’en fais une de leurs opérations, parce que je crois les connaître. Or ce n’est pas dans le principe qui les constitue chacun ce qu’ils sont, c’est seulement dans leurs opérations, qu’ils paraissent ne différer que du plus au moins ; et de cela seul il faut conclure qu’ils diffèrent par leur essence. Celui qui a le moins, n’a pas sans doute dans sa nature de quoi avoir le plus. La bête n’a pas dans sa nature de quoi devenir homme, comme l’Ange n’a pas dans sa nature de quoi devenir Dieu.

Cependant, lorsqu’on fait voir les rapports qui sont entre nos opérations et celles des bêtes, il y a des hommes qui s’épouvantent. Ils croient que c’est nous confondre avec elles ; et ils leur refusent le sentiment et l’intelligence, quoiqu’ils ne puissent leur refuser ni les organes qui en sont le principe mécanique, ni les actions qui en sont les effets. On croirait qu’il dépend d’eux de fixer l’essence de chaque être. Livrés à leurs préjugés, ils appréhendent de voir la nature telle qu’elle est. Ce sont des enfants qui, dans les ténèbres, s’effraient des fantômes que l’imagination leur présente.

Chapitre V. De l’Instinct et de la Raison.

On dit communément que les animaux sont bornés à l’instinct, et que la raison est le partage de l’homme. Ces deux mots instinct et raison, qu’on n’explique point, contentent tout le monde, et tiennent lieu d’un système raisonné.

L’instinct n’est rien, ou c’est un commencement de connaissance : car les actions des animaux ne peuvent dépendre que de trois principes ; ou d’un pur mécanisme, ou d’un sentiment aveugle, qui ne compare point, qui ne juge point, ou d’un sentiment qui compare, qui juge et qui connaît . Or, j’ai démontré que les deux premiers principes sont absolument insuffisants.

Mais quel est le degré de connaissance qui constitue l’instinct ? C’est une chose qui doit varier suivant l’organisation des animaux. Ceux qui ont un plus grand nombre de sens et de besoins, ont plus souvent occasion de faire des comparaisons et de porter des jugements. Ainsi leur instinct est un plus grand degré de connaissance. Il n’est pas possible de le déterminer : il y a même du plus ou du moins d’un individu à l’autre dans une même espèce. Il ne faut donc pas se contenter de regarder l’instinct comme un principe qui dirige l’animal d’une manière tout-à-fait cachée ; il ne faut pas se contenter de comparer toutes les actions des bêtes à ces mouvements que nous faisons, dit-on, machinalement ; comme si ce mot machinalement, expliquait tout. Mais recherchons comment se font ces mouvements, et nous nous ferons une idée exacte de ce que nous appelons instinct.

Si nous ne voulons voir et marcher que pour nous transporter d’un lieu dans un autre, il ne nous est pas toujours nécessaire d’y réfléchir : nous ne voyons et nous ne marchons souvent que par habitude. Mais si nous voulons démêler plus de choses dans les objets, si nous voulons marcher avec plus de grâces, c’est à la réflexion à nous instruire ; et elle réglera nos facultés, jusqu’à ce que nous nous soyons fait une habitude de cette nouvelle manière de voir et de marcher. Il ne lui restera alors d’exercice, qu’autant que nous aurons à faire ce que nous n’avons point encore fait, qu’autant que nous aurons de nouveaux besoins, ou que nous voudrons employer de nouveaux moyens pour satisfaire à ceux que nous avons.

Ainsi il y a en quelque sorte deux moi dans chaque homme : le moi d’habitude et le moi de réflexion. C’est le premier qui touche, qui voit : c’est lui qui dirige toutes les facultés animales. Son objet est de conduire le corps, de le garantir de tout accident, et de veiller continuellement à sa conservation.

Le second, lui abandonnant tous ces détails, se porte à d’autres objets. Il s’occupe du soin d’ajouter à notre bonheur. Ses succès multiplient ses désirs, ses méprises les renouvellent avec plus de force : les obstacles sont autant d’aiguillons : la curiosité le meut sans cesse : l’industrie fait son caractère. Celui-là est tenu en action par les objets, dont les impressions reproduisent dans l’âme les idées, les besoins et les désirs, qui déterminent dans le corps les mouvements correspondants, nécessaires à la conservation de l’animal. Celui-ci est excité par toutes les choses qui, en nous donnant de la curiosité, nous portent à multiplier nos besoins.

Mais, quoiqu’ils tendent chacun à un but particulier, ils agissent souvent ensemble. Lorsqu’un géomètre, par exemple, est fort occupé de la solution d’un problème, les objets continuent encore d’agir sur ses sens. Le moi d’habitude obéit donc à leurs impressions : c’est lui qui traverse Paris, qui évite les embarras ; tandis que le moi de réflexion est tout entier à la solution qu’il cherche.

Or, retranchons d’un homme fait le moi de réflexion, on conçoit qu’avec le seul moi d’habitude, il ne saura plus se conduire, lorsqu’il éprouvera quelqu’un de ces besoins qui demandent de nouvelles vues et de nouvelles combinaisons. Mais il se conduira encore parfaitement bien, toutes les fois qu’il n’aura qu’à répéter ce qu’il est dans l’usage de faire. Le moi d’habitude suffit donc aux besoins qui sont absolument nécessaires à la conservation de l’animal. Or, l’instinct n’est que cette habitude privée de réflexion.

A la vérité, c’est en réfléchissant que les bêtes l’acquièrent : mais, comme elles ont peu de besoins, le temps arrive bientôt où elles ont fait tout ce que la réflexion a pu leur apprendre. Il ne leur reste plus qu’à répéter tous les jours les mêmes choses : elles doivent donc n’avoir enfin que des habitudes, elles doivent être bornées à l’instinct.

La mesure de réflexion que nous avons au-delà de nos habitudes est ce qui constitue notre raison. Les habitudes ne suffisent, que lorsque les circonstances sont telles, qu’on n’a qu’à répéter ce qu’on a appris. Mais s’il faut se conduire d’une manière nouvelle, la réflexion devient nécessaire, comme elle l’a été dans l’origine des habitudes, lorsque tout ce que nous faisions était nouveau pour nous.

Ces principes étant établis, il est aisé de voir pourquoi l’instinct des bêtes est quelquefois plus sûr que notre raison, et même que nos habitudes.

Ayant peu de besoins, elles ne contractent qu’un petit nombre d’habitudes : faisant toujours les mêmes choses, elles les font mieux.

Leurs besoins ne demandent que des considérations qui ne sont pas bien étendues, qui sont toujours les mêmes, et sur lesquelles elles ont une longue expérience. Dès qu’elles y ont réfléchi, elles n’y réfléchissent plus : tout ce qu’elles doivent faire est déterminé, et elles se conduisent sûrement.

Nous avons au contraire beaucoup de besoins, et il est nécessaire que nous ayons égard à une foule de considérations qui varient suivant les circonstances : de là il arrive, 1°. qu’il nous faut un plus grand nombre d’habitudes ; 2°. que ces habitudes ne peuvent être entretenues qu’aux dépens les unes des autres ; 3°. que n’étant pas en proportion avec la variété des circonstances, la raison doit venir au secours ; 4°. que la raison nous étant donnée pour corriger nos habitudes, les étendre, les perfectionner, et pour s’occuper non seulement des choses qui ont rapport à nos besoins les plus pressants, mais souvent encore de celles auxquelles nous prenons les plus légers intérêts, elle a un objet fort vaste, et auquel la curiosité, ce besoin insatiable de connaissances, ne permet pas de mettre des bornes.

L’instinct est donc plus en proportion avec les besoins des bêtes, que la raison ne l’est avec les nôtres ; et c’est pourquoi il paraît ordinairement si sûr.

Mais il ne faut pas le croire infaillible. Il ne saurait être formé d’habitudes plus sûres, que celles que nous avons de voir, d’entendre, etc. ; habitudes qui ne sont si exactes, que parce que les circonstances qui les produisent sont en petit nombre, toujours les mêmes, et qu’elles se répètent à tout instant. Cependant elles nous trompent quelquefois. L’instinct trompe donc aussi les bêtes.

Il est d’ailleurs infiniment inférieur à notre raison. Nous l’aurions cet instinct, et nous n’aurions que lui, si notre réflexion était aussi bornée que celle des bêtes. Nous jugerions aussi sûrement, si nous jugions aussi peu qu’elles. Nous ne tombons dans plus d’erreurs, que parce que nous acquérons plus de connaissances. De tous les êtres créés, celui qui est le moins fait pour se tromper, est celui qui a la plus petite portion d’intelligence.

Cependant nous avons un instinct, puisque nous avons des habitudes, et il est le plus étendu de tous. Celui des bêtes n’a pour objet que des connaissances pratiques : il ne se porte point à la théorie ; car la théorie suppose une méthode, c’est-à-dire, des signes commodes pour déterminer les idées, pour les disposer avec ordre et pour en recueillir les résultats.

Le nôtre embrasse la pratique et la théorie : c’est l’effet d’une méthode devenue familière. Or tout homme, qui parle une langue, a une manière de déterminer ses idées, de les arranger, et d’en saisir les résultats : il a une méthode plus ou moins parfaite. En un mot, l’instinct des bêtes ne juge que de ce qui est bon pour elles ; il n’est que pratique. Le nôtre juge, non seulement de ce qui est bon pour nous, il juge encore de ce qui est vrai et de ce qui est beau : nous le devons tout-à-la-fois à la pratique et à la théorie.

En effet, à force de répéter les jugements de ceux qui veillent à notre éducation, ou de réfléchir de nous-mêmes sur les connaissances que nous avons acquises, nous contractons une si grande habitude de saisir les rapports des choses, que nous pressentons quelquefois la vérité avant d’en avoir saisi la démonstration. Nous la discernons par instinct.

Cet instinct caractérise surtout les esprits vifs, pénétrants et étendus. Il leur ouvre souvent la route qu’ils doivent prendre ; mais c’est un guide peu sûr, si la raison n’en éclaire tous les pas.

Cependant il est si naturel de fléchir sous le poids de ses habitudes, qu’on se méfie rarement des jugements qu’il fait porter. Aussi les faux pressentiments règnent-ils sur tous les peuples ; l’imitation les consacre d’une génération à l’autre, et l’histoire même de la philosophie n’est bien souvent que le tissu des erreurs où ils ont jeté les philosophes.

Cet instinct n’est guère plus sûr lorsqu’il juge du beau ; la raison sera sensible, si on fait deux observations. La première, c’est qu’il est le résultat de certains jugements que nous nous sommes rendus familiers, qui par cette raison, se sont transformés en ce que nous appelons sentiment, goût ; en sorte que sentir ou goûter la beauté d’un objet, n’a été dans les commencements que juger de lui par comparaison avec d’autres.

La seconde, c’est que, livrés dès l’enfance à mille préjugés, élevés dans toutes sortes d’usages, et par conséquent dans bien des erreurs, le caprice préside plus que la raison aux jugements dont les hommes se font une habitude.

Cette dernière observation n’a pas besoin d’être prouvée ; mais pour être convaincu de la première, il suffit de considérer ceux qui s’appliquent à l’étude d’un art qu’ils ignorent. Quand un peintre, par exemple, veut former un élève, il lui fait remarquer la composition, le dessein, l’expression et le coloris des tableaux qu’il lui montre. Il les lui fait comparer sous chacun de ces rapports : il lui dit pourquoi la composition de celui-ci est mieux ordonnée, le dessein plus exact ; pourquoi cet autre est d’une expression plus naturelle, d’un coloris plus vrai : l’élève prononce ses jugements d’abord avec lenteur, peu-à-peu il s’en fait une habitude ; enfin, à la vue d’un nouveau tableau, il les répète de lui-même si rapidement, qu’il ne paraît pas juger de sa beauté ; il la sent, il la goûte.

Mais le goût dépend surtout des premières impressions qu’on a reçues, et il change d’un homme à l’autre, suivant que les circonstances font contracter des habitudes différentes. Voilà l’unique cause de la variété qui règne à ce sujet. Cependant nous obéissons si naturellement à notre instinct, nous en répétons si naturellement les jugements, que nous n’imaginons pas qu’il y ait deux façons de sentir. Chacun est prévenu que son sentiment est la mesure de celui des autres. Il ne croit pas qu’on puisse prendre du plaisir à une chose qui ne lui en fait point : il pense qu’on a tout au plus sur lui l’avantage de juger froidement qu’elle est belle ; et encore est-il persuadé que ce jugement est bien peu fondé : mais si nous savions que le sentiment n’est dans son origine qu’un jugement fort lent ; nous reconnaîtrions que ce qui n’est pour nous que jugement, peut être devenu sentiment pour les autres.

C’est là une vérité qu’on aura bien de la peine à adopter. Nous croyons avoir un goût naturel, inné, qui nous rend juges de tout, sans avoir rien étudié. Ce préjugé est général, et il devait l’être : trop de gens sont intéressés à le défendre. Les philosophes mêmes s’en accommodent, parce qu’il répond à tout, et qu’il ne demande point de recherches. Mais, si nous avons appris à voir, à entendre etc., comment le goût, qui n’est que l’art de bien voir, de bien entendre etc., ne serait-il pas une qualité acquise ? Ne nous y trompons pas : le génie n’est, dans son origine, qu’une grande disposition pour apprendre à sentir ; le goût n’est que le partage de ceux qui ont fait une étude des arts, et les grands connaisseurs sont aussi rares que les grands artistes.

Les réflexions que nous venons de faire sur l’instinct et sur la raison, démontrent combien l’homme est à tous égards supérieur aux bêtes. On voit que l’instinct n’est sûr qu’autant qu’il est borné et que si, étant plus étendu, il occasionne des erreurs, il a l’avantage d’être d’un plus grand secours, de conduire à des découvertes plus grandes et plus utiles, et de trouver dans la raison un surveillant qui l’avertit et qui le corrige.

L’instinct des bêtes ne remarque dans les objets qu’un petit nombre de propriétés. Il n’embrasse que des connaissances pratiques ; par conséquent, il ne fait point, ou presque point d’abstractions. Pour fuir ce qui leur est contraire, pour rechercher ce qui leur est propre, il n’est pas nécessaire qu’elles décomposent les choses qu’elles craignent ou qu’elles désirent. Ont-elles faim, elles ne considèrent pas séparément les qualités et les aliments : elles cherchent seulement telle ou telle nourriture. N’ont-elles plus faim, elles ne s’occupent plus des aliments ni des qualités.

Dès qu’elles forment peu d’abstractions, elles ont peu d’idées générales : presque tout n’est qu’individu pour elles. Par la nature de leurs besoins, il n’y a que les objets extérieurs qui puissent les intéresser. Leur instinct les entraîne toujours au-dehors, et nous ne découvrons rien qui puisse les faire réfléchir sur elles pour observer ce qu’elles sont.

L’homme, au contraire, capable d’abstraction de toute espèce, peut se comparer avec tout ce qui l’environne. Il rentre en lui-même, il en sort, son être et la nature entière deviennent les objets de ses observations : ses connaissances se multiplient, les arts et les sciences naissent, et ne naissent que pour lui.

Voilà un champ bien vaste : mais je ne donnerai ici que deux exemples de la supériorité de l’homme sur les bêtes ; l’un sera tiré de la connaissance de la Divinité, l’autre de la connaissance de la morale.

Chapitre VI. Comment l’homme acquiert la connaissance de Dieu .

L’idée de dieu est le grand argument des philosophes qui croient aux idées innées. C’est dans la nature même de cet être qu’ils voient son existence : car l’essence de toutes choses se dévoile à leurs yeux. Comment y aurait-il donc des hommes assez aveugles, pour ne connaître les objets que par les rapports qu’ils ont à nous. Comment ces natures, ces essences, ces déterminations premières, ces choses, en un mot, auxquelles on donne tant de noms, nous échapperaient-elles, si on pouvait les saisir d’une main si assurée.

Encore enfants, nous n’apercevons dans les objets que des qualités relatives à nous ; s’il nous est possible de découvrir les essence, on conviendra du moins qu’il y faut une longue expérience soutenue de beaucoup de réflexion, et les philosophes reconnaîtront que n’est pas là une connaissance d’enfant ; mais puisqu’ils ont été dans l’enfance, ils ont été ignorants comme nous. Il faut donc les observer, remarquer les secours qu’ils ont eus, voir comment ils se sont élevés d’idées en idées, et saisir comment ils ont passé de la connaissance de ce que les choses sont par rapport à nous, à la connaissance ce qu’elles sont en elles-mêmes. S’ils ont franchi ce passage, nous pourrons les suivre ; et nous deviendrons à cet égard adultes comme eux : s’ils ne l’ont pas franchi, il faut qu’ils redeviennent enfants avec nous.

Mais tous leurs efforts sont vains ; le Traité des Sensations l’a démontré ; et je crois qu’on sera bientôt convaincu que la connaissance que nous avons de la Divinité, ne s’étend pas jusqu’à sa nature. Si nous connaissions l’essence de l’Être infini, nous connaîtrions sans doute l’essence de tout ce qui existe. Mais s’il ne nous est connu que par les rapports qu’il a avec nous, ces rapports prouvent invinciblement son existence.

Plus une vérité est importante, plus on doit avoir soin de l’appuyer que sur de solides raisons, l’existence de Dieu en est une, contre laquelle s’émoussent tous les traits des Athées. Mais si nous l’établissons sur de faibles principes, n’est-il pas à craindre que l’incrédule ne s’imagine avoir sur la vérité même, un avantage qu’il n’aurait que sur nos frivoles raisonnements, et que cette fausse victoire ne le retienne dans l’erreur ? N’est-il pas à craindre qu’il ne nous dise comme aux Cartésiens : A quoi servent des principes métaphysiques, qui portent sur des hypothèses toutes gratuites ? Croyez-vous raisonner d’après une notion fort exacte, lorsque vous parlez de l’idée d’un être infiniment parfait, comme d’une idée qui renferme une infinité de réalités ? N’y reconnaissez-vous pas l’ouvrage de votre imagination, et ne voyez-vous pas que vous supposez ce que vous avez dessein de prouver.

La notion la plus parfaite que nous puissions avoir de la Divinité, n’est pas infinie. Elle ne renferme, comme toute idée complexe, qu’un certain nombre d’idées partielles. Pour se former cette notion, et pour démontrer en même temps l’existence de Dieu, il est, ce me semble, un moyen bien simple ; c’est de chercher par quels progrès, et par quelle suite de réflexions l’esprit peut acquérir les idées qui la composent, et sur quels fondements il peut les réunir. Alors les Athées ne pourront pas nous opposer que nous raisonnons d’après des idées imaginaires, et nous verrons combien leurs efforts sont vains pour soutenir des hypothèses qui tombent d’elles-mêmes. Commençons.

Un concours de causes m’a donné la vie ; par un concours pareil les moments m’en sont précieux ou à charge ; par un autre, elle me sera enlevée : je ne saurais douter non plus de ma dépendance que de mon existence. Les causes qui agissent immédiatement sur moi, seraient-elles les seules dont je dépends ? Je ne suis donc heureux ou malheureux que par elles, et je n’ai rien à attendre d’ailleurs.

Telle a pu être, ou à-peu-près, la première réflexion des hommes, quand ils commencèrent à considérer les impressions agréables et désagréables qu’ils reçoivent de la part des objets. Ils virent leur bonheur ou leur malheur au pouvoir de tout ce qui agissait sur eux. Cette connaissance les humilia devant tout ce qui est ; et les objets dont les impressions étaient plus sensibles, furent leurs premières divinités. Ceux qui s’arrêtèrent sur cette notion grossière, et qui ne surent pas remonter à une première cause, incapables de donner dans les subtilités métaphysiques des Athées, ne songèrent jamais à révoquer en doute la puissance, l’intelligence et la liberté de leurs dieux. Le culte de tous les idolâtres en est la preuve. L’homme n’a commencé à combattre la divinité, que quand il était plus fait pour la connaître. Le polythéisme prouve donc combien nous sommes tous convaincus de notre dépendance ; et pour le détruire, il suffit de ne pas s’arrêter à la première notion qui en a été le principe. Je continue donc.

Quoi ! je dépendrais uniquement des objets qui agissent immédiatement sur moi ! Ne vois-je donc pas qu’à leur tour ils obéissent à l’action de tout ce qui les environne ? L’air m’est salutaire ou nuisible par les exhalaisons qu’il reçoit de la terre. Mais quelle vapeur celle-ci ferait-elle sortir de son sein, si elle n’était pas échauffée par le soleil ? Quelle cause a, de ce dernier, fait un corps tout en feu ? Cette cause en reconnaîtra-t-elle encore une autre ? Ou, pour ne m’arrêter nulle part, admettrai-je une progression d’effets à l’infini sans une première cause ? Il y aurait donc proprement une infinité d’effets sans cause : évidente contradiction !

Ces réflexions, en donnant l’idée d’un premier principe, en démontrent en même temps l’existence. On ne peut donc pas soupçonner cette idée d’être du nombre de celles qui n’ont de réalité que dans l’imagination. Les philosophes qui l’ont rejetée ont été la dupe du plus vain langage. Le hasard n’est qu’un mot, et le besoin qu’ils en ont pour bâtir leurs systèmes, prouve combien il est nécessaire de reconnaître un premier principe.

Quels que soient les effets que je considère, ils me conduisent tous à une première cause qui en dispose, ou qui les arrange soit immédiatement, soit par l’entremise de quelques causes secondes. Mais son action aurait-elle pour terme des êtres qui existeraient par eux-mêmes, ou des êtres qu’elle aurait tirés du néant ? Cette question paraît peu nécessaire, si on accorde le point le plus important que nous en dépendons. En effet, quand j’existerais par moi-même, si je ne me sens que par les perceptions que cette cause me procure, ne fait-elle pas mon bonheur ou mon malheur ? Qu’importe que j’existe, si je suis incapable de me sentir ? et proprement l’existence de ce que j’appelle moi, où commence-t-elle, si ce n’est au moment où je commence d’en avoir conscience ? Mais supposons que le premier principe ne fasse que modifier des êtres qui existent par eux-mêmes, et voyons si cette hypothèse se peut soutenir.

Un être ne peut exister, qu’il ne soit modifié d’une certaine manière. Ainsi dans la supposition que tous les êtres existent par eux-mêmes, ils ont aussi par eux-mêmes telle et telle modification ; en sorte que les modifications suivent nécessairement de la même nature, dont on veut que leur existence soit l’effet.

Or, si le premier principe ne peut rien sur l’existence des êtres, il y aurait contradiction qu’il pût leur enlever les modifications qui sont, conjointement avec leur existence, des effets nécessaires d’une même nature. Que, par exemple, A, B, C, qu’on suppose exister par eux-mêmes, soient en conséquence dans certains rapports ; celui qui n’a point de pouvoir sur leur existence, n’en a point sur ces rapports, il ne les peut changer : car un être ne peut rien sur un effet qui dépend d’une cause hors de sa puissance.

Si un corps par sa nature existe rond, il ne deviendra donc carré, que lorsque sa même nature le fera exister carré ; et celui qui ne peut lui ôter l’existence, ne peut lui ôter la rondeur pour lui donner une autre figure. De même, si par ma nature j’existe avec une sensation agréable, je n’en éprouverai une désagréable, qu’autant que ma nature changera ma manière d’exister. En un mot, modifier un être, c’est changer sa manière d’exister : or, s’il est indépendant quant à son existence, il l’est quant à la manière dont il existe.

Concluons que le principe qui arrange toutes choses, est le même que celui qui donne l’existence. Voilà la création. Elle n’est à notre égard que l’action d’un premier principe, par laquelle les êtres de non existants deviennent existants. Nous ne saurions nous en faire une idée plus parfaite ; mais ce n’est pas une raison pour la nier, comme quelques philosophes l’ont prétendu.

Un aveugle-né niait la possibilité de la lumière, parce qu’il ne la pouvait pas comprendre, et il soutenait que pour nous conduire, nous ne pouvons avoir que des secours à-peu-près semblables aux siens. Vous m’assurez, disait-il, que les ténèbres où je suis ne sont qu’une privation de ce que vous appelez lumière ; vous convenez qu’il n’y a personne quine puisse se trouver dans les mêmes ténèbres : supposons donc, ajoutait-il, que tout le monde y fût actuellement, il ne sera pas possible que la lumière se reproduise jamais ; car l’être ne saurait provenir de sa privation, ou ne saurait tirer quelque chose du néant.

Les athées sont dans le cas de cet aveugle. Ils voient les effets ; mais n’ayant point d’idée d’une action créatrice, ils la nient pour substituer des systèmes ridicules. Ils pourraient également soutenir qu’il est impossible que nous ayons des sensations ; car conçoit-on comment un être, qui ne se sentait point, commence à se sentir ?

Au reste, il n’est pas étonnant que nous ne concevions pas la création, puisque nous n’apercevons rien en nous qui puisse nous servir de modèle pour nous en faire une idée. Conclure de là qu’elle est impossible, c’est dire que la première cause ne peut pas créer parce que nous ne le pouvons pas nous-mêmes : c’est encore un coup le cas de l’aveugle, qui nie l’existence de la lumière.

Dès qu’il est démontré qu’une cause ne peut rien sur un être auquel elle n’a pas donné l’existence, le système d’Épicure est détruit puisqu’il suppose que des substances qui existent chacune par elles-mêmes, agissent cependant les unes sur les autres. Il ne reste pour ressource aux athées, que de dire que toutes choses émanent nécessairement d’un premier principe, comme d’une cause aveugle sans dessein. Voilà, en effet, où ils ont réuni tous leurs efforts. Il faut donc développer les idées d’intelligence et de liberté, et voir sur quel fondement on les peut joindre aux premières.

Tout est présent au premier principe, puisque dans la supposition même des athées, tout est renfermé dans son essence. Si tout lui est présent, il est partout, il est de tous les temps ; il est immense, éternel. Il n’imagine donc pas comme nous, et toute son intelligence, s’il en a, consiste à concevoir. Mais il y a encore bien de la différence entre sa manière de concevoir et la nôtre : 1°. ses idées n’ont pas la même origine ; 2°. il ne les forme pas les unes des autres par une espèce de génération ; 3°. il n’a pas besoin de signes pour les arranger dans sa mémoire ; il n’a pas même de mémoire, puisque tout lui est présent ; 4°. il ne s’élève pas de connaissances en connaissances par différents progrès. Il voit donc à-la-fois tous les êtres, tant possibles, qu’existants ; il en voit dans un même instant la nature, toutes les propriétés, toutes les combinaisons, et tous les phénomènes qui doivent en résulter. C’est de la sorte qu’il doit être intelligent ; mais comment s’assurer qu’il l’est ? Il n’y a qu’un moyen. Les mêmes effets qui nous ont conduit à cette première cause, nous feront connaître ce qu’elle est, quand nous réfléchirons sur ce qu’ils sont eux-mêmes.

Considérons les êtres qu’elle a arrangés. (Je dis arrangés, car il n’est pas nécessaire, pour prouver son intelligence, de supposer qu’elle ait créé). Peut-on voir l’ordre des parties de l’univers, la subordination qui est entre elles, et comment tant de choses différentes forment un tout si durable, et rester convaincu que l’univers a pour cause un principe qui n’a aucune connaissance de ce qu’il produit, qui, sans dessein, sans vue, rapporte cependant chaque être à des fins particulières subordonnées à une fin générale ? Si l’objet est trop vaste, qu’on jette les yeux sur le plus vil insecte : que de finesse ! Que de beauté ! Que de magnificence dans les organes ! Que de précautions dans le choix des armes, tant offensives que défensives ! Que de sagesse dans les moyens dont il a été pourvu à sa subsistance ! Mais pour observer quelque chose qui nous est plus intime, ne sortons pas de nous-mêmes. Que chacun considère avec quel ordre les sens concourent à sa conservation, comment il dépend de tout ce qui l’environne, et tient à tout par des sentiments de plaisir ou de douleur. Qu’il remarque comment ses organes sont faits pour lui transmettre des perceptions ; son âme pour opérer sur ces perceptions, en former tous les jours de nouvelles idées, et acquérir une intelligence qu’elle ose refuser au premier être. Il conclura sans doute que celui qui nous enrichit de tant de sensations différentes, connaît le présent qu’il nous fait ; qu’il ne donne point à l’âme la faculté d’opérer sur ses sensations, sans savoir ce qu’il lui donne ; que l’âme, ne peut, par l’exercice de ses opérations, acquérir de l’intelligence qu’il n’ait lui-même une idée de cette intelligence ; qu’en un mot, il connaît le système par lequel toutes nos facultés naissent du sentiment, et que par conséquent il nous a formés avec connaissance et avec dessein.

Mais son intelligence doit être telle que je l’ai dit, c’est-à-dire qu’elle doit tout embrasser d’un même coup-d’œil. Si quelque chose lui échappait, ne fût-ce que pour un instant, le désordre détruirait son ouvrage.

Notre liberté renferme trois choses : 1°. quelque connaissance de ce que nous devons, ou ne devons pas faire ; 2°. la détermination de la volonté, mais une détermination qui soit à nous, et qui ne soit pas l’effet d’une cause plus puissante ; 3°. le pouvoir de faire ce que nous voulons.

Si notre esprit était assez étendu et assez vif pour embrasser d’une simple vue les choses selon tous les rapports qu’elles ont à nous, nous ne perdrions pas de temps à délibérer. Connaître et se déterminer, ne supposeraient qu’un seul et même instant. La délibération n’est donc qu’une suite de notre limitation et de notre ignorance, et elle n’est non plus nécessaire à la liberté que l’ignorance même. La liberté de la première cause, si elle a lieu, renferme donc comme la nôtre, connaissance, détermination de la volonté et pouvoir d’agir ; mais elle en diffère en ce qu’elle exclut toute délibération.

Plusieurs philosophes ont regardé la dépendance où nous sommes du premier être, comme un obstacle à notre liberté. Ce n’est pas le lieu de réfuter cette erreur ; mais, puisque le premier être est indépendant, rien n’empêche qu’il ne soit libre : car nous trouvons dans les attributs de puissance et d’indépendance, que les athées ne peuvent lui refuser, et dans celui d’intelligence que nous avons prouvé lui convenir, tout ce qui constitue la liberté. En effet, on y trouve connaissance, détermination et pouvoir d’agir. Cela est si vrai, que ceux qui ont voulu nier la liberté de la première cause ont été obligés, pour raisonner conséquemment, de lui refuser l’intelligence.

Cet être, comme intelligent, discerne le bien et le mal, juge du mérite et du démérite, apprécie tout : comme libre, il se détermine et agit en conséquence de ce qu’il connaît. Ainsi, de son intelligence et de sa liberté, naissent sa bonté, sa justice et sa miséricorde, sa providence en un mot.

Le premier principe connaît et agit de manière qu’il ne passe pas de pensées en pensées, de desseins en desseins. Tout lui est présent, comme nous l’avons dit ; et par conséquent c’est dans un instant qui n’a point de succession, qu’il jouit de toutes ses idées, qu’il forme tous ses ouvrages. Il est permanemment, et tout-à-la-fois tout ce qu’il peut être, il est immuable ; mais, s’il crée par une action qui n’a ni commencement ni fin, comment les choses commencent-elles ? Comment peuvent-elles finir ?

C’est que les créatures sont nécessairement limitées ; elles ne sauraient être à-la-fois tout ce qu’elles peuvent être : il faut qu’elles éprouvent des changements successifs, il faut qu’elles durent, et par conséquent il faut qu’elles commencent et qu’elles puissent finir.

Mais, s’il est nécessaire que tout être limité dure, il ne l’est pas que la succession soit absolument la même dans tous, en sorte que la durée de l’un réponde à la durée de l’autre, instants pour instants. Quoique le monde et moi nous soyons créés dans la même éternité, nous avons chacun notre propre durée. Il dure par la succession de ses modes, je dure par la succession des miens ; et, parce que ces deux successions peuvent être l’une sans l’autre, il a duré sans moi, je pourrais durer sans lui, et nous pourrions finir tous deux.

Il suffit donc de réfléchir sur la nature de la durée, pour apercevoir, autant que notre faible vue peut le permettre, comment le premier principe, sans altérer son immutabilité, est libre de faire naître ou mourir les choses plutôt ou plus tard. Cela vient uniquement du pouvoir qu’il a de changer la succession des modes de chaque substance. Que, par exemple, l’ordre de l’univers eût été tout autre ; le monde, comme on l’a prouvé ailleurs , compterait des millions d’années, ou seulement quelques minutes, et c’est une suite de l’ordre établi que chaque chose naisse et meure dans le temps. La première cause est donc libre, parce qu’elle produit dans les créatures telle variation et telle succession qui lui plaît ; et elle est immuable, parce qu’elle fait tout cela dans un instant, qui co-existe à toute la durée des créatures.

La limitation des créatures nous fait concevoir qu’on peut toujours leur ajouter quelque chose. On pourrait, par exemple, augmenter l’étendue de notre esprit, en sorte qu’il aperçût tout-à-la-fois cent idées, mille ou davantage, comme il en aperçoit actuellement deux. Mais, par la notion que nous venons de nous faire du premier être, nous ne concevons pas qu’on puisse rien lui ajouter. Son intelligence, par exemple, ne saurait s’étendre à de nouvelles idées : elle embrasse tout. Il en est de même de ses autres attributs, chacun d’eux est infini.

Il y a un premier principe ; mais n’y en a-t-il qu’un ? y en aurait-il deux, ou même davantage ? Examinons encore ces hypothèses.

S’il y a plusieurs premiers principes, ils sont indépendants ; car ceux qui seraient subordonnés, ne seraient pas premiers ; mais de là il s’ensuit : 1°. qu’ils ne peuvent agir les uns sur les autres ; 2°. qu’il ne peut y avoir aucune communication entre eux ; 3°. que chacun d’eux existe à part, sans savoir seulement que d’autres existent ; 4°. que la connaissance et l’action de chacun se borne à son propre ouvrage ; 5°. enfin que n’y ayant point de subordination entre eux, il ne saurait y en avoir entre les choses qu’ils produisent.

Ce sont là autant de vérités incontestables ; car il ne peut y avoir de communication entre deux êtres, qu’autant qu’il y a quelque action de l’un à l’autre.

Or, un être ne peut voir et agir qu’en lui-même, parce qu’il ne peut l’un et l’autre que là où il est. Sa vue et son action ne peuvent avoir d’autre terme que sa propre substance, et l’ouvrage qu’elle renferme. Mais l’indépendance où seraient plusieurs premiers principes, les mettrait nécessairement les uns hors des autres ; car l’un ne pourrait être dans l’autre, ni comme partie, ni comme ouvrage. Il n’y aurait donc entre eux ni connaissance, ni action réciproque ; ils ne pourraient ni concourir, ni se combattre ; enfin chacun se croirait seul, et ne soupçonnerait pas qu’il eût des égaux.

Il n’y a donc qu’un premier principe par rapport à nous et à toutes les choses que nous connaissons, puisqu’elles ne forment avec nous qu’un seul et même tout. Concluons même qu’il n’y en a qu’un absolument : que serait-ce, en effet, que deux premiers principes, dont l’un serait où l’autre ne serait pas, verrait et pourrait ce dont l’autre n’aurait aucune connaissance, et sur quoi il n’aurait aucun pouvoir ? Mais il est inutile de s’arrêter à une supposition ridicule que personne ne défend. On n’a jamais admis plusieurs premiers principes, que pour les faire concourir à un même ouvrage : or, j’ai prouvé que ce concours est impossible.

Une cause première, indépendante, unique, immense, éternelle, toute-puissante, immuable, intelligente, libre, et dont la providence s’étend à tout : voilà la notion la plus parfaite que nous puissions, dans cette vie, nous former de Dieu. A la rigueur l’athéisme pourrait être caractérisé par le retranchement d’une seule de ces idées ; mais la société, considérant plus particulièrement la chose par rapport à l’effet moral, n’appelle athées que ceux qui nient la puissance, l’intelligence, la liberté ou, en un mot, la providence de la première cause. Si nous nous conformons à ce langage, je ne puis croire qu’il y ait des peuples athées. Je veux qu’il y en ait qui n’aient aucun culte, et qui même n’aient point de nom qui réponde à celui de Dieu. Mais est-il un homme, pour peu qu’il soit capable de réflexion, qui ne remarque sa dépendance, et qui ne se sente naturellement porté à craindre et à respecter les êtres dont il croit dépendre ? Dans les moments où il est tourmenté par ses besoins, ne s’humiliera-t-il pas devant tout ce qui lui paraît la cause de son bonheur ou de son malheur ? Or ces sentiments n’emportent-ils pas que les êtres qu’il craint et qu’il respecte, sont puissants, intelligents et libres ? Il a donc déjà sur Dieu les idées les plus nécessaires par rapport à l’effet moral. Que cet homme donne ensuite des noms à ces êtres, qu’il imagine un culte, pourra-t-on dire qu’il ne connaît la divinité que de ce moment, et que jusque-là il a été athée ? Concluons que la connaissance de Dieu est à la portée de tous les hommes, c’est-à-dire, une connaissance proportionnée à l’intérêt de la société.

Chapitre VII. Comment l’homme acquiert la connaissance des principes de la morale.

L’expérience ne permet pas aux hommes d’ignorer combien ils se nuiraient, si chacun, voulant s’occuper de son bonheur aux dépens de celui des autres, pensait que toute action est suffisamment bonne, dès qu’elle procure un bien physique à celui qui agit. Plus ils réfléchissent sur leurs besoins, sur leurs plaisirs, sur leurs peines, et sur toutes les circonstances par où ils passent, plus ils sentent combien il leur est nécessaire de se donner des secours mutuels. Ils s’engagent donc réciproquement ; ils conviennent de ce qui sera permis ou défendu, et leurs conventions sont autant de lois auxquelles les actions doivent être subordonnées ; c’est là que commence la moralité.

Dans ces conventions, les hommes ne croiraient voir que leur ouvrage, s’ils n’étaient pas capables de s’élever jusqu’à la divinité : mais ils reconnaissent bientôt leur législateur dans cet être suprême qui, disposant de tout, est le seul dispensateur des biens et des maux. Si c’est par lui qu’ils existent et qu’ils se conservent, ils voient que c’est à lui qu’ils obéissent, lorsqu’ils se donnent des lois. Ils les trouvent, pour ainsi dire, écrites dans leur nature.

En effet, il nous forme pour la société, il nous donne toutes les facultés nécessaires pour découvrir les devoirs du citoyen. Il veut donc que nous remplissions ces devoirs : certainement il ne pouvait pas manifester sa volonté d’une manière plus sensible. Les lois, que la raison nous prescrit, sont donc des lois que Dieu nous impose lui-même ; et c’est ici que s’achève la moralité des actions.

Il y a donc une loi naturelle, c’est-à-dire, une loi qui a son fondement dans la volonté de Dieu, et que nous découvrons par le seul usage de nos facultés. Il n’est même point d’hommes qui ignorent absolument cette loi : car nous ne saurions former une société, quelque imparfaite qu’elle soit, qu’aussitôt nous ne nous obligions les uns, à l’égard des autres. S’il en est qui veulent la méconnaître, ils sont en guerre avec toute la nature, ils sont mal avec eux-mêmes, et cet état violent prouve la vérité de la loi qu’ils rejettent, et l’abus qu’ils font de leur raison.

Il ne faut pas confondre les moyens que nous avons pour découvrir cette loi, avec le principe qui en fait toute la force. Nos facultés sont les moyens pour la connaître ; Dieu est le seul principe d’où elle émane. Elle était en lui avant qu’il créât l’homme : c’est elle qu’il a consulté lorsqu’il nous a formés, et c’est à elle qu’il a voulu nous assujettir.

Ces principes étant établis, nous sommes capables de mérite ou de démérite envers Dieu même : il est de sa justice de nous punir ou de nous récompenser.

Mais ce n’est pas dans ce monde que les biens et les maux sont proportionnés au mérite ou au démérite. Il y a donc une autre vie où le juste sera récompensé, où le méchant sera puni ; et notre âme est immortelle.

Cependant, si nous ne considérons que sa nature, elle peut cesser d’être. Celui qui l’a créée, peut la laisser rentrer dans le néant. Elle ne continuera donc d’exister que parce que Dieu est juste. Mais, par là, l’immortalité lui est aussi assurée que si elle était une suite de son essence.

Il n’y a point d’obligations pour des êtres qui sont absolument dans l’impuissance de connaître des lois. Dieu, ne leur accordant aucun moyen pour se faire des idées du juste et de l’injuste, démontre qu’il n’exige rien d’eux, comme il fait voir tout ce qu’il commande à l’homme, lorsqu’il le doue des facultés qui doivent l’élever à ces connaissances. Rien n’est donc ordonné aux bêtes, rien ne leur est défendu, elles n’ont de règles que la force. Incapables de mérite et de démérite, elles n’ont aucun droit sur la justice divine. Leur âme est donc mortelle.

Cependant cette âme n’est pas matérielle, et on conclura sans doute que la dissolution du corps n’entraîne pas son anéantissement. En effet, ces deux substances peuvent exister l’une sans l’autre ; leur dépendance mutuelle n’a lieu que parce que Dieu le veut, et qu’autant qu’il le veut. Mais l’immortalité n’est naturelle à aucune des deux ; et si Dieu ne l’accorde pas à l’âme des bêtes, c’est uniquement parce qu’il ne la lui doit pas.

Les bêtes souffrent, dira-t-on : or, comment concilier avec la justice divine les peines auxquelles elles sont condamnées ? Je réponds que ces peines leur sont en général aussi nécessaires que les plaisirs dont elles jouissent : c’était le seul moyen de les avertir de ce qu’elles ont à fuir. Si elles éprouvent quelquefois des tourments qui font leur malheur, sans contribuer à leur conservation, c’est qu’il faut qu’elles finissent, et que ces tourments sont d’ailleurs une suite des lois physiques que Dieu a jugé à propos d’établir, et qu’il ne doit pas changer pour elles.

Je ne vois donc pas que, pour justifier la providence, il soit nécessaire de supposer avec Malebranche, que les bêtes sont de purs automates. Si nous connaissions les ressorts de la nature, nous découvririons la raison des effets que nous avons le plus de peine à comprendre. Notre ignorance, à cet égard, n’autorise pas à recourir à des systèmes imaginaires ; il serait bien plus sage au philosophe de s’en reposer sur Dieu et sur sa justice.

Concluons que, quoique l’âme des bêtes soit simple comme celle de l’homme, et qu’à cet égard il n’y ait aucune différence entre l’une et l’autre, les facultés que nous avons en partage, et la fin à laquelle Dieu nous destine, démontrent que, si nous pouvions pénétrer dans la nature de ces deux substances, nous verrions qu’elles diffèrent infiniment. Notre âme n’est donc pas de la même nature que celle des bêtes.

Les principes que nous avons exposés dans ce chapitre et dans le précédent, sont les fondements de la morale et de la religion naturelle. La raison, en les découvrant, prépare aux vérités dont la révélation peut seule nous instruire ; et elle fait voir que la vraie philosophie ne saurait être contraire à la foi.

Chapitre VIII. En quoi les passions de l’homme diffèrent de celles des bêtes .

Nous avons suffisamment fait voir combien notre connaissance est supérieure à celle des bêtes : il nous reste à chercher en quoi nos passions diffèrent des leurs.

Les bêtes n’ayant pas notre réflexion, notre discernement, notre goût, notre invention, et étant bornées d’ailleurs par la nature à un petit nombre de besoins, il est bien évident qu’elles ne sauraient avoir toutes nos passions.

L’amour-propre est sans doute une passion commune à tous les animaux, et c’est de lui que naissent tous les autres penchants.

Mais il ne faut pas entendre, par cet amour, le désir de se conserver. Pour former un pareil désir, il faut savoir qu’on peut périr ; et ce n’est qu’après avoir été témoin de la perte de nos semblables, que nous pouvons penser que le même sort nous attend. Nous apprenons au contraire, en naissant, que nous sommes sensibles à la douleur. Le premier objet de l’amour-propre est donc d’écarter tout sentiment désagréable ; et c’est par là qu’il tend à la conservation de l’individu.

Voilà vraisemblablement à quoi se borne l’amour-propre des bêtes. Comme elles ne s’affectent réciproquement que par les signes qu’elles donnent de leur douleur ou de leur plaisir, celles qui continuent de vivre ne portent plus leur attention sur celles qui ne sont plus. D’ailleurs, toujours entraînées au-dehors par leurs besoins, incapables de réfléchir sur elles-mêmes, aucune ne se dirait en voyant ses semblables privées de mouvement : Elles ont fini, je finirai comme elles. Elles n’ont donc aucune idée de la mort ; elles ne connaissent la vie que par sentiment ; elles meurent sans avoir prévu qu’elles pouvaient cesser d’être ; et lorsqu’elles travaillent à leur conservation, elles ne sont occupées que du soin d’écarter la douleur.

Les hommes, au contraire, s’observent réciproquement dans tous les instants de leur vie, parce qu’ils ne sont pas bornés à ne se communiquer que les sentiments, dont quelques mouvements ou quelques cris inarticulés peuvent être les signes. Ils se disent les uns aux autres tout ce qu’ils sentent et tout ce qu’ils ne sentent pas. Ils s’apprennent mutuellement comment leur force s’accroît, s’affaiblit, s’éteint. Enfin, ceux qui meurent les premiers disent qu’ils ne sont plus, en cessant de dire qu’ils existent, et tous répètent bientôt : Un jour donc nous ne serons plus.

L’amour-propre par conséquent n’est pas pour l’homme le seul désir d’éloigner la douleur, c’est encore le désir de sa conservation. Cet amour se développe, s’étend, change de caractère suivant les objets ; il prend autant de formes différentes, qu’il y a de manières de se conserver, et chacune de ces formes est une passion particulière.

Il est inutile de s’arrêter ici sur toutes ces passions. On voit aisément comment, dans la société, la multitude des besoins et la différence des conditions donnent à l’homme des passions dont les bêtes ne sont pas susceptibles.

Mais notre amour-propre a encore un caractère qui ne peut convenir à celui des bêtes. Il est vertueux ou vicieux, parce que nous sommes capables de connaître nos devoirs et de remonter jusqu’aux principes de la loi naturelle. Celui des bêtes est un instinct qui n’a pour objet que des biens et des maux physiques.

De cette seule différence naissent pour nous des plaisirs et des peines dont les bêtes ne sauraient se former d’idées : car les inclinations vertueuses sont une source de sentiments agréables, et les inclinations vicieuses sont une source de sentiments désagréables.

Ces sentiments se renouvellent souvent, parce que, par la nature de la société, il n’est presque pas de moments dans la vie où nous n’ayons occasion de faire quelque action vertueuse ou vicieuse. Par là ils donnent à l’âme une activité dans laquelle tout l’entretient, et dont nous nous faisons bientôt un besoin.

Dès lors il n’est plus possible de combler tous nos désirs : au contraire, en nous donnant la jouissance de tous les objets auxquels ils nous portent, on nous mettrait dans l’impuissance de satisfaire au plus pressant de tous nos besoins, celui de désirer. On enlèverait à notre âme cette activité, qui lui est devenue nécessaire ; il ne nous resterait qu’un vide accablant, un ennui de tout et de nous-mêmes.

Désirer est donc le plus pressant de tous nos besoins ; aussi, à peine un désir est satisfait, que nous en formons un autre. Souvent nous obéissons à plusieurs à-la-fois, ou, si nous ne le pouvons pas, nous ménageons pour un autre temps ceux auxquels les circonstances présentes ne nous permettent pas d’ouvrir notre âme. Ainsi nos passions se renouvellent, se succèdent, se multiplient, et nous ne vivons plus que pour désirer et qu’autant que nous désirons.

La connaissance des qualités morales des objets, est le principe qui fait éclore d’un même germe cette multitude de passions. Ce germe est le même dans tous les animaux, c’est l’amour-propre ; mais le sol, si j’ose ainsi parler, n’est pas propre à le rendre partout également fécond. Tandis que les qualités morales, multipliant à notre égard les rapports des objets, nous offrent sans cesse de nouveaux plaisirs, nous menacent de nouvelles peines, nous font une infinité de besoins, et par-là nous intéressent, nous lient à tout ; l’instinct des bêtes, borné au physique, s’oppose non seulement à la naissance de bien des désirs, il diminue encore le nombre et la vivacité des sentiments qui pourraient accompagner les passions, c’est-à-dire, qu’il retranche ce qui mérite principalement de nous occuper, ce qui seul peut faire le bonheur ou le malheur d’un être raisonnable. Voilà pourquoi nous ne voyons dans les actions des bêtes qu’une brutalité qui avilirait les nôtres. L’activité de leur âme est momentanée ; elle cesse avec les besoins du corps, et ne se renouvelle qu’avec eux. Elles n’ont qu’une vie empruntée, qui, uniquement excitée par l’impression des objets sur les sens, fait bientôt place à une espèce de léthargie. Leur espérance, leur crainte, leur amour, leur haine, leur colère, leur chagrin, leur tristesse ne sont que des habitudes qui les font agir sans réflexion. Suscités par les biens et par les maux physiques, ces sentiments s’éteignent aussitôt que ces biens et ces maux disparaissent. Elles passent donc la plus grande partie de leur vie sans rien désirer : elles ne sauraient imaginer ni la multitude de nos besoins, ni la vivacité avec laquelle nous voulons tant de choses à-la-fois. Leur âme s’est fait une habitude d’agir peu : en vain voudrait-on faire violence à leurs facultés, il n’est pas possible de leur donner plus d’activité.

Mais l’homme, capable de mettre de la délicatesse dans les besoins du corps, capable de se faire des besoins d’une espèce toute différente, a toujours dans son âme un principe d’activité qui agit de lui-même. Sa vie est à lui, il continue de réfléchir et de désirer dans les moments mêmes où son corps ne lui demande plus rien. Ses espérances, ses craintes, son amour, sa haine, sa colère, son chagrin, sa tristesse sont des sentiments raisonnés, qui entretiennent l’activité de son âme, et qui se nourrissent de tout ce que les circonstances peuvent leur offrir.

Le bonheur et le malheur de l’homme diffèrent donc bien du bonheur et du malheur des bêtes. Heureuses lorsqu’elles ont des sensations agréables, malheureuses lorsqu’elles en ont de désagréables, il n’y a que le physique de bon ou de mauvais pour elles. Mais, si nous exceptons les douleurs vives, les qualités physiques comparées aux qualités morales, s’évanouissent, pour ainsi dire, aux yeux de l’homme. Les premières peuvent commencer notre bonheur ou notre malheur, les dernières peuvent seules mettre le comble à l’un ou l’autre : celles-là sont bonnes ou mauvaises sans doute, celles-ci sont toujours meilleures qu’elles, ou pires : en un mot, le moral, qui dans le principe, n’est que l’accessoire des passions, devient le principal entre les mains de l’homme .

Ce qui contribue surtout à notre bonheur, c’est cette activité que la multitude de nos besoins nous a rendu nécessaire. Nous ne sommes heureux qu’autant que nous agissons, qu’autant que nous exerçons nos facultés ; nous ne souffrons par la perte d’un bien, que parce qu’une partie de l’activité de notre âme demeure sans objet. Dans l’habitude où nous sommes d’exercer nos facultés sur ce que nous avons perdu, nous ne savons pas les exercer sur ce qui nous reste, et nous ne nous consolons pas.

Ainsi nos passions sont plus délicates sur les moyens propres a les satisfaire : elles veulent du choix : elles apprennent, de la raison qu’elles interrogent, à ne point mettre de différence entre le bon et l’honnête, entre le bonheur et la vertu, et c’est par là surtout qu’elles nous distinguent du reste des animaux.

On voit par ces détails, comment d’un seul désir, celui d’écarter la douleur, naissent les passions dans tous les êtres capables de sentiment, comment des mouvements qui nous sont communs avec les bêtes, et qui ne paraissent chez elles que l’effet d’un instinct aveugle, se transforment chez nous en vices ou en vertus ; et comment la supériorité que nous avons par l’intelligence, nous rend supérieurs par le côté des passions.

Chapitre IX. Système des habitudes dans tous les animaux : comment il peut être vicieux ; que l’homme a l’avantage de pouvoir corriger ses mauvaises habitudes.

Tout est lié dans l’animal ; ses idées et ses facultés forment un système plus ou moins parfait.

Le besoin de fuir la peine et de rechercher le plaisir, veille à l’instruction de chaque sens, détermine l’ouïe, la vue, le goût et l’odorat à prendre des leçons du toucher, fait contracter à l’âme et, au corps toutes les habitudes nécessaires à la conservation de l’individu, fait éclore cet instinct qui guide les bêtes, et cette raison qui éclaire l’homme, lorsque les habitudes ne suffisent plus à le conduire ; en un mot, il donne naissance à toutes les facultés.

J’ai fait voir que les suites d’idées que l’âme apprend à parcourir, et les suites de mouvements que le corps apprend à répéter, sont les seules causes de ces phénomènes, et que les unes et les autres varient suivant la différence des passions. Chaque passion suppose donc dans l’âme une suite d’idées qui lui est propre, et dans le corps une suite correspondante de mouvements. Elle commande à toutes ses suites ; c’est un premier mobile qui, frappant un seul ressort, donne le mouvement à tous ; et l’action se transmet avec plus ou moins de vivacité, à proportion que la passion est plus forte, que les idées sont plus liées, et que le corps obéit mieux aux ordres de l’âme.

Il arrive cependant du désordre dans le système des habitudes de l’homme ; mais ce n’est pas que nos actions dépendent de plusieurs principes : elles n’en ont qu’un, et ne peuvent en avoir qu’un. C’est donc parce qu’elles ne conspirent pas toutes également à notre conservation, c’est parce qu’elles ne sont pas toutes subordonnées à une même fin ; et cela a lieu, lorsque nous mettons notre plaisir dans des objets contraires à notre vrai bonheur. L’unité de fin, jointe à l’unité de principe, est donc ce qui donne au système toute la perfection possible.

Mais, parce que nos habitudes se multiplient infiniment, le système devient si compliqué, qu’il y a difficilement entre toutes les parties un accord parfait. Les habitudes qui, à certains égards, conspirent ensemble, se nuisent à d’autres égards. Les mauvaises ne font pas tout le mal qu’on en pourrait craindre, les bonnes ne font pas tout le bien qu’on en pourrait espérer : elles se combattent mutuellement, et c’est la source des contradictions que nous éprouvons quelquefois. Le système ne continue à se soutenir que parce que le principe est le même, et que les habitudes, qui ont pour fin la conservation de l’homme, sont encore les plus fortes.

Les habitudes des bêtes forment un système moins compliqué, parce qu’elles sont en plus petit nombre. Elles ne supposent que peu de besoins, encore sont-ils ordinairement faciles à satisfaire. Dans chaque espèce, les intérêts se croisent donc rarement. Chaque individu tend à sa conservation d’une manière simple et toujours uniforme ; et, comme il a peu de combats avec les autres, il en a peu avec lui-même ; car la principale source de nos contradictions intérieures, c’est la difficulté de concilier nos intérêts avec ceux de nos concitoyens.

L’avantage qu’ont les bêtes à cet égard n’est qu’apparent, puisqu’elles sont bornées à l’instinct par les mêmes causes qui mettent des bornes à leurs besoins. Pour reconnaître combien notre sort est préférable, il suffit de considérer avec quelle supériorité nous pouvons nous-mêmes régler nos pensées.

Si une passion vive agit sur une suite d’idées, dont la liaison est tournée en habitude, je conviens qu’il semble alors qu’une cause supérieure agit en nous sans nous : le corps et l’âme se conduisent par instinct, et nos pensées naissent comme des inspirations.

Mais si les passions sont faibles, si les idées sont peu liées, si nous remarquons que pour agir plus sûrement, il en faut acquérir de nouvelles, si le corps résiste à nos désirs ; dans chacun de ces cas, et ce sont les plus fréquents, nous reconnaissons que c’est nous qui comparons et qui jugeons : nous allons d’une pensée à une autre avec choix, nous agissons avec réflexion ; bien loin de sentir le poids d’une impulsion étrangère, nous sentons que nous déterminons nous-mêmes nos mouvements, et c’est alors que la raison exerce son empire.

La liaison des idées est donc pour nous une source d’avantages et d’inconvénients . Si on la détruisait entièrement, il nous serait impossible d’acquérir l’usage de nos facultés : nous ne saurions seulement pas nous servir de nos sens.

Si elle se formait avec moins de facilité et moins de force, nous ne contracterions pas autant d’habitudes différentes, et cela serait aussi contraire aux bonnes qu’aux mauvaises. Comme alors il y aurait en nous peu de grands vices, il y aurait aussi peu de grandes vertus ; et comme nous tomberions dans moins d’erreurs, nous serions aussi moins propres à connaître la vérité. Au lieu de nous égarer en adoptant des opinions, nous nous égarerions faute d’en avoir. Nous ne serions pas sujets à ces illusions, qui nous font quelquefois prendre le mal pour le bien : nous le serions à cette ignorance, qui empêche de discerner en général l’un de l’autre.

Quels que soient donc les effets que produise cette liaison, il fallait qu’elle fût le ressort de tout ce qui est en nous : il suffit que nous en puissions prévenir les abus ou y remédier. Or notre intérêt bien entendu nous porte à corriger nos méchantes habitudes, à entretenir ou même fortifier les bonnes, et à en acquérir de meilleures. Si nous recherchons la cause de nos égarements, nous découvrirons comment il est possible de les éviter.

Les passions vicieuses supposent toujours quelques faux jugements. La fausseté de l’esprit est donc la première habitude qu’il faut travailler à détruire.

Dans l’enfance, tous les hommes auraient naturellement l’esprit juste, s’ils ne jugeaient que des choses qui ont un rapport plus immédiat à leur conservation. Leurs besoins demandent d’eux des opérations si simples, les circonstances varient si peu à leur égard et se répètent si souvent, que leurs erreurs doivent être rares, et que l’expérience ne peut manquer de les en retirer.

Avec l’âge, nos besoins se multiplient, les circonstances changent davantage, se combinent de mille manières, et plusieurs nous échappent souvent. Notre esprit, incapable d’observer avec ordre toute cette variété, se perd dans une multitude de considérations.

Cependant les derniers besoins que nous nous sommes faits, sont moins nécessaires à notre bonheur, et nous sommes aussi moins difficiles sur les moyens propres à les satisfaire. La curiosité nous invite à nous instruire de mille choses qui nous sont étrangères ; et dans l’impuissance où nous sommes de porter de nous-mêmes des jugements, nous consultons nos maîtres, nous jugeons d’après eux, et notre esprit commence à devenir faux.

L’âge des passions fortes arrive, c’est le temps de nos plus grands égarements. Nous conservons nos anciennes erreurs, nous en adoptons de nouvelles : on dirait que notre plus vif intérêt est d’abuser de notre raison, et c’est alors que le système de nos facultés est plus imparfait.

Il y a deux sortes d’erreurs : les unes appartiennent à la pratique, les autres à la spéculation.

Les premières sont plus aisées à détruire, parce que l’expérience nous apprend souvent que les moyens que nous employons pour être heureux, sont précisément ceux qui éloignent notre bonheur. Ils nous livrent à de faux biens qui passent rapidement, et qui ne laissent après eux que la douleur ou la honte.

Alors nous revenons sur nos premiers jugements, nous révoquons en doute des maximes que nous avons reçues sans examen, nous les rejetons et nous détruisons peu-à-peu le principe de nos égarements.

S’il y a des circonstances délicates où ce discernement soit trop difficile pour le grand nombre, la loi nous éclaire. Si la loi n’épuise pas tous les cas, il est des sages qui l’interprètent, et qui, communiquant leurs lumières, répandent dans la société des connaissances qui ne permettent pas à l’honnête homme de se tromper sur ses devoirs. Personne ne peut plus confondre le vice avec la vertu ; et s’il est encore des vicieux qui veuillent s’excuser, leurs efforts même prouvent qu’ils se sentent coupables.

Nous tenons davantage aux erreurs de spéculation, parce qu’il est rare que l’expérience nous les fasse reconnaître ; leur source se cache dans nos premières habitudes. Souvent incapables d’y remonter, nous sommes comme dans un labyrinthe dont nous battons toutes les routes ; et si nous découvrons quelquefois nos méprises, nous ne pouvons presque pas comprendre comment il nous serait possible de les éviter. Mais ces erreurs sont peu dangereuses, si elles n’influent pas dans notre conduite ; et si elles y influent, l’expérience peut encore les corriger.

Il me semble que l’éducation pourrait prévenir la plus grande partie de nos erreurs. Si, dans l’enfance, nous avons peu de besoins, si l’expérience veille alors sur nous pour nous avertir de nos fausses démarches, notre esprit conserverait sa première justesse, pourvu qu’on eût soin de nous donner beaucoup de connaissances pratiques, et de les proportionner toujours aux nouveaux besoins que nous avons occasion de contracter.

Il faudrait craindre d’étouffer notre curiosité, en n’y répondant pas ; mais il ne faudrait pas aspirer à la satisfaire entièrement. Quand un enfant veut savoir des choses encore hors de sa portée, les meilleures raisons ne sont pour lui que des idées vagues ; et les mauvaises, dont on ne cherche que trop souvent à le contenter, sont des préjugés dont il lui sera peut-être impossible de se défaire. Qu’il serait sage de laisser subsister une partie de sa curiosité, de ne pas lui dire tout, et de ne lui rien dire que de vrai ! Il est bien plus avantageux pour lui de désirer encore d’apprendre, que de se croire instruit, lorsqu’il ne l’est pas, ou, ce qui est plus ordinaire, lorsqu’il l’est mal.

Les premiers progrès de cette éducation seraient à la vérité bien lents. On ne verrait pas de ces prodiges prématurés d’esprit, qui deviennent après quelques années des prodiges de bêtise ; mais on verrait une raison dégagée d’erreurs, et capable par conséquent de s’élever à bien des connaissances.

L’esprit de l’homme ne demande qu’à s’instruire. Quoique aride dans les commencements, il devient bientôt fécond par l’action des sens, et il s’ouvre à l’influence de tous les objets capables de susciter en lui quelque fermentation. Si la culture ne se hâte donc pas d’étouffer les mauvaises semences, il s’épuisera pour produire des plantes peu salutaires, souvent dangereuses, et qu’on n’arrachera qu’avec de grands efforts.

C’est à nous à suppléer à ce que l’éducation n’a pas fait. Pour cela il faut de bonne heure s’étudier à diminuer notre confiance : nous y réussirons, si nous nous rappelons continuellement les erreurs de pratique, que notre expérience ne nous permet pas de nous cacher ; si nous considérons cette multitude d’opinions, qui, divisant les hommes, égarent le plus grand nombre, et si nous jetons surtout les yeux sur les méprises des plus grands génies.

On aura déjà fait bien du progrès, quand on sera parvenu à se méfier de ses jugements, et il restera un moyen pour acquérir toute la justesse dont on peut être capable. A la vérité, il est long, pénible même ; mais enfin c’est le seul.

Il faut commencer par ne tenir aucun compte des connaissances qu’on a acquises, reprendre dans chaque genre et avec ordre toutes les idées qu’on doit se former, les déterminer avec précision, les avaliser avec exactitude, les comparer par toutes les faces que l’analyse y fait découvrir, ne comprendre dans ses jugements que les rapports qui résultent de ces comparaisons : en un mot, il faut, pour ainsi dire, rapprendre à toucher, à voir, à juger ; il faut construire de nouveau le système de toutes ses habitudes .

Ce n’est pas qu’un esprit juste ne se permette quelquefois de hasarder des jugements sur des choses qu’il n’a pas encore assez examinées. Ses idées peuvent être fausses, mais elles peuvent aussi être vraies ; elles le sont même souvent : car il a ce discernement qui pressent la vérité avant de l’avoir saisie. Ses vues, lors même qu’il se trompe, ont l’avantage d’être ingénieuses, parce qu’il est difficile qu’elles soient inexactes à tous égards. Il est d’ailleurs le premier à reconnaître qu’elles sont hasardées : ainsi ses erreurs ne sauraient être dangereuses, souvent même elles sont utiles.

Au reste, quand nous demandons qu’on tende à toute cette justesse, nous demandons beaucoup, pour obtenir au moins ce qui est nécessaire. Notre principal objet, en travaillant au progrès de notre raison, doit être de prévenir ou de corriger les vices de notre âme. Ce sont des connaissances pratiques qu’il nous faut, et il importe peu que nous nous égarions sur des spéculations qui ne sauraient influer dans notre conduite. Heureusement ces sortes de connaissances ne demandent pas une grande étendue d’esprit. Chaque homme a assez de lumière pour discerner ce qui est honnête ; et s’il en est d’aveugles à cet égard, c’est qu’ils veulent bien s’aveugler.

Il est vrai que cette connaissance ne suffit pas pour nous rendre meilleurs. La vivacité des passions, la grande liaison des idées auxquelles chaque passion commande, et la force des habitudes que le corps et l’âme ont contractées de concert, sont encore de grands obstacles à surmonter.

Si ce principe, qui agit quelquefois sur nous aussi tyranniquement, se cachait au point qu’il ne nous fût pas possible de le découvrir, nous aurions souvent bien de la peine à lui résister, et peut-être même ne le pourrions-nous pas. Mais dès que nous le connaissons, il est à moitié vaincu. Plus l’homme démêle les ressorts des passions, plus il lui est aisé de se soustraire à leur empire.

Pour corriger nos habitudes, il suffit donc de considérer comment elles s’acquièrent, comment, à mesure qu’elles se multiplient, elles se combattent, s’affaiblissent et se détruisent mutuellement. Car alors nous connaîtrons les moyens propres à faire croître les bonnes, et à déraciner les mauvaises.

Le moment favorable n’est pas celui où celles-ci agissent avec toute leur force ; mais alors les passions tendent d’elles-mêmes à s’affaiblir, elles vont bientôt s’éteindre dans la jouissance. A la vérité elles renaîtront. Cependant voilà un intervalle où le calme règne, et où la raison peut commander. Qu’on réfléchisse alors sur le dégoût qui suit le crime, pour produire le repentir qui fait notre tourment, et sur le sentiment paisible et voluptueux, qui accompagne toute action honnête ; qu’on se peigne vivement la considération de l’homme vertueux, la honte de l’homme vicieux ; qu’on se représente les récompenses et les châtiments qui leur sont destinés dans cette vie et dans l’autre. Si le plus léger malaise a pu faire naître nos premiers désirs, et former nos premières habitudes, combien des motifs aussi puissants ne seront-ils pas propres à corriger nos vices ?

Voilà déjà une première atteinte portée à nos mauvaises habitudes : un second moment favorable en pourra porter de nouvelles. Ainsi, peu-à-peu ces penchants se détruiront, et de meilleurs s’élèveront sur leurs ruines.

A quelques moments près, où les passions nous subjuguent, nous avons donc toujours dans notre raison et dans les ressorts même de nos habitudes, de quoi vaincre nos défauts. En un mot, lorsque nous sommes méchants, nous avons de quoi devenir meilleurs.

Si, dans le système des habitudes de l’homme, il y a un désordre qui n’est pas dans celui des bêtes, il y a donc aussi de quoi rétablir l’ordre. Il ne tient qu’à nous de jouir des avantages qu’il nous offre, et de nous garantir des inconvénients auxquels il n’entraîne que trop souvent, et c’est par là que nous sommes infiniment supérieurs au reste des animaux.

Chapitre X. De l’entendement et de la volonté, soit dans l’homme, soit dans les bêtes.

En quoi l’entendement et la volonté des bêtes diffèrent-ils de l’entendement et de la volonté de l’homme ? Il ne sera pas difficile de répondre à cette question, si nous commençons par nous faire des idées exactes de ces mots, entendement, volonté.

Penser, dans sa signification la plus étendue, c’est avoir des sensations, donner son attention, se ressouvenir, imaginer, comparer, juger, réfléchir, se former des idées, connaître, désirer, vouloir, aimer, espérer, craindre, c’est-à-dire, que ce mot se dit de toutes les opérations de l’esprit.

Il ne signifie donc pas une manière d’être particulière : c’est un terme abstrait, sous lequel on comprend généralement toutes les modifications de l’âme .

On fait communément deux classes de ces modifications : l’une qu’on regarde comme la faculté qui reçoit les idées, qui en juge, et qu’on nomme entendement ; l’autre qu’on regarde comme un mouvement de l’âme, et qu’on nomme volonté.

Bien des philosophes disputent sur la nature de ces deux facultés, et il leur est difficile de s’entendre, parce que, ne se doutant pas que ce ne sont que des notions abstraites, ils les prennent pour des choses très réelles, qui existent en quelque sorte séparément dans l’âme, et qui ont chacune un caractère essentiellement différent. Les abstractions réalisées sont une source de vaines disputes et de mauvais raisonnements .

Il est certain qu’il y a dans l’âme des idées, des jugements, des réflexions ; et si c’est là ce qu’on appelle entendement, il y a aussi un entendement en elle.

Mais cette explication est trop simple, pour paraître assez profonde aux philosophes. Ils ne sont point contents, lorsqu’on se borne à dire, que nous avons des organes propres à transmettre des idées, et une âme destinée à les recevoir ; ils veulent encore qu’il y ait entre l’âme et les sens une faculté intelligente, qui ne soit ni l’âme ni les sens. C’est un fantôme qui leur échappe ; mais il a assez de réalité pour eux, et ils persistent dans leur opinion.

Nous ferons la même observation sur ce qu’ils appellent volonté ; car ce ne serait pas assez de dire que le plaisir et la peine, qui accompagnent nos sensations, déterminent les opérations de l’âme ; il faut encore une faculté motrice dont on ne saurait donner d’idée.

L’entendement et la volonté ne sont donc que deux termes abstraits, qui partagent en deux classes les pensées ou les opérations de l’esprit. Donner son attention, se ressouvenir, imaginer, comparer, juger, réfléchir, sont des manières de penser qui appartiennent à l’entendement : désirer, aimer, haïr, avoir des passions, craindre, espérer, sont des manières de penser qui appartiennent à la volonté, et ces deux facultés ont une origine commune dans la sensation.

En effet, je demande ce que signifie ce langage : L’entendement reçoit les idées, la volonté meut l’âme ; sinon que nous avons des sensations que nous comparons, dont nous portons des jugements, et d’où naissent nos désirs ?

Une conséquence de cette explication et des principes que nous avons établis dans cet ouvrage, c’est que dans les bêtes, l’entendement et la volonté ne comprennent que les opérations dont leur âme se fait une habitude, et que dans l’homme ces facultés s’étendent à toutes les opérations auxquelles la réflexion préside.

De cette réflexion naissent les actions volontaires et libres. Les bêtes agissent comme nous sans répugnance, et c’est déjà là une condition au volontaire, mais il en faut encore une autre : car je veux, ne signifie pas seulement qu’une chose m’est agréable, il signifie encore qu’elle est l’objet de mon choix : or on ne choisit que parmi les choses dont on dispose. On ne dispose de rien, quand on ne fait qu’obéir à ses habitudes : on suit seulement l’impulsion donnée par les circonstances. Le droit de choisir, la liberté, n’appartient donc qu’à la réflexion. Mais les circonstances commandent les bêtes, l’homme au contraire les juge : il s’y prête, il s’y refuse, il se conduit lui-même, il veut, il est libre.

Conclusion de la seconde partie.

Rien n’est plus admirable que la génération des facultés des animaux. Les lois en sont simples, générales : elles sont les mêmes pour toutes les espèces, et elles produisent autant de systèmes différents qu’il y a de variété dans l’organisation. Si le nombre, ou si seulement la forme des organes n’est pas la même, les besoins varient, et ils occasionnent chacun dans le corps et dans l’âme des opérations particulières. Par là chaque espèce, outre les facultés et les habitudes communes à toutes, a des habitudes et des facultés qui ne sont qu’à elle.

La faculté de sentir est la première de toutes les facultés de l’âme ; elle est même la seule origine des autres, et l’être sentant ne fait que se transformer. Il y a dans les bêtes ce degré d’intelligence, que nous appelons instinct ; et dans l’homme, ce degré supérieur, que nous appelons raison.

Le plaisir et la douleur le conduisent dans toutes ces transformations. C’est par eux que l’âme apprend à penser pour elle et pour le corps, et que le corps apprend à se mouvoir pour lui et pour l’âme. C’est par eux que toutes les connaissances acquises se lient les unes aux autres, pour former les suites d’idées qui répondent à des besoins différents, et qui se reproduisent toutes les fois que les besoins se renouvellent. C’est par eux, en un mot, que l’animal jouit de toutes ses facultés.

Mais chaque espèce a des plaisirs et des peines, qui ne sont pas les plaisirs et les peines des autres. Chacune a donc des besoins différents ; chacune fait séparément les études nécessaires à sa conservation ; elle a plus ou moins de besoins, plus ou moins d’habitudes, plus ou moins d’intelligence.

C’est pour l’homme que les plaisirs et les peines se multiplient davantage. Aux qualités physiques des objets, il ajoute des qualités morales, et il trouve dans les choses une infinité de rapports, qui n’y sont point pour le reste des animaux. Aussi ses intérêts sont vastes, ils sont en grand nombre, il étudie tout, il se fait des besoins, des passions de toute espèce, et il est supérieur aux bêtes par ses habitudes, comme par sa raison.

En effet, les bêtes, même en société, ne font que les progrès que chacune aurait faits séparément. Le commerce d’idées que le langage d’action établit entre elles, étant très borné, chaque individu n’a guère, pour s’instruire, que sa seule expérience. S’ils n’inventent, s’ils ne perfectionnent que jusqu’à un certain point, s’ils font tous les mêmes choses, ce n’est pas qu’ils se copient ; c’est qu’étant tous jetés au même moule, ils agissent tous pour les mêmes besoins, et par les mêmes moyens.

Les hommes, au contraire, ont l’avantage de pouvoir se communiquer toutes leurs pensées. Chacun apprend des autres, chacun ajoute ce qu’il tient de sa propre expérience, et il ne diffère dans sa manière d’agir, que parce qu’il a commencé par copier. Ainsi de génération en génération, l’homme accumule connaissances sur connaissances. Seul capable de discerner le vrai, de sentir le beau, il crée les arts et les sciences, et s’élève jusqu’à la divinité, pour l’adorer et lui rendre grâces des biens qu’il en a reçus.

Mais, quoique le système de ses facultés et de ses connaissances soit, sans comparaison, le plus étendu de tous, il fait cependant partie de ce système général qui enveloppe tous les êtres animés ; de ce système, où toutes les facultés naissent d’une même origine, la sensation ; où elles s’engendrent par un même principe, le besoin ; où elles s’exercent par un même moyen, la liaison des idées. Sensation, besoin, liaison des idées : voilà donc le système auquel il faut rapporter toutes les opérations des animaux. Si quelques-unes des vérités qu’il renferme ont été connues, personne jusqu’ici n’en a saisi l’ensemble ni la plus grande partie des détails.

LETTRE De M. l’abbé de Condillac à l’auteur des Lettres à un Américain

Oui, Monsieur, je ne puis regarder que comme un bon office le soin qu’on prendra de me détromper ; et, puisque vous êtes persuadé que je ne suis point jaloux de mes opinions, vous ne devez pas douter que je ne les abandonne si vous me faites connaître qu’elles ne sont pas fondées. Je vous avoue que ce que vous venez d’écrire contre mon Traité des Animaux ne m’a point encore éclairé sur mes erreurs ; je désire de les connaître, et mon amour pour la vérité m’engage à vous communiquer des observations, afin que vous puissiez m’attaquer avec plus de succès lorsque vous critiquerez mon Traité des Sensations.

Quand, au lieu de peser les principes et les expressions d’un écrivain, on se contente de lire rapidement, d’en transcrire des phrases ou des pages, qu’on examine en elles-mêmes, sans égard pour ce qui précède et pour ce qui suit, on rend obscur ce qui est clair, on rend vague ce qui est précis, et on combat des fantômes qu’on a soi-même formés. Le système le plus lié est un ouvrage décousu aux yeux du critique qui n’en saisit pas l’ensemble. Il croira le combattre lorsqu’il omettra des choses essentielles, et lors même qu’il ajoutera des expressions qui changeront entièrement la pensée de l’auteur. Il doit donc lire avec attention ; et vous, Monsieur, vous le devez jusqu’au scrupule, puisque votre dessein est de faire voir que les principes que vous combattez entraînent après eux des conséquences dangereuses. Cependant vous transcrivez ainsi une de mes notes (neuvième partie, page 26) : « S’il n’y a point d’étendue, dira-t-on peut-être, il n’y a point de corps : je ne dis pas qu’il n’y a point d’étendue, je dis seulement que nous ne l’apercevons que dans nos sensations... n’y eût-il point d’étendue ailleurs » que dans nos sensations : c’est apparemment ce qu’il veut dire... Si vous citez exactement, il est évident que je suppose de l’étendue aux sensations et à l’âme ; mais, Monsieur, les lignes que vous avez omises, et le mot ailleurs, que vous avez ajouté et interprété, changent entièrement ma pensée. C’est ainsi que vous jetez du ridicule sur une transition que vous m’attribuez. 1° Vous ne copiez pas exactement mon texte, et cependant vous accompagnez votre citation de guillemets. 2° Il me paraît fort étonnant que vous tiriez du milieu d’un chapitre une phrase que vous donnez pour transition au sujet de ce chapitre même.

En vérité, Monsieur, la forme que vous faites prendre à mes principes les déguise tout-à-fait, et il n’est point de lecteur intelligent qui ne puisse s’apercevoir que ce n’est pas moi que vous combattez. Vous prétendez, m’objectez-vous (page 30), que je vois les trois dimensions dans les façons d’être de mon âme, dans les modes, par lesquels elle se sent exister. Elles y sont donc, au moins, si elles ne sont nulle part ailleurs. Je réponds, Monsieur, qu’à la précision que je tâche de donner à mes principes, vous substituez un vague très favorable aux conséquences que vous en voulez tirer. Si je dis que nos sensations nous donnent une idée de l’étendue, c’est uniquement lorsque, les rapportant au-dehors, nous les prenons pour les qualités des objets. Mais j’ai prouvé bien des fois qu’elles ne donnent point cette idée, lorsque nous les considérons comme manière d’être de notre âme. Faites-moi la grâce de conclure d’après ce que je dis : il ne tiendrait qu’à vous de prouver que tous les philosophes sont des matérialistes. Vous prétendez, leur diriez-vous, que les couleurs sont des modes de notre âme. Or vous ne pouvez pas disconvenir qu’on ne voie de l’étendue lorsqu’on voit des couleurs. Donc l’âme a des modes étendus ; donc elle est étendue elle-même.

M. l’abbé de Condillac, dites-vous (page 36), est fondé dans le reproche qu’il fait à M. de Buffon, de donner à la machine une qualité essentielle aux esprits, la sensibilité : et M. de B. aurait également droit de reprendre son censeur, sur ce que celui-ci accorde à l’âme ce qui convient uniquement à la machine ; je veux dire les trois dimensions... Cependant cette contrariété de sentiments prouverait que l’abbé de Condillac n’a pas tiré du quatrième volume de l’Histoire Naturelle l’idée de son Traité des Sensations. Quelle preuve ! Est-ce donc sérieusement que vous parlez ? Ion, car vous ajoutez : Une conformité de penser de la part de ces deux auteurs, dans un point qu’on peut regarder comme l’essentiel du Traité des Sensations, m’a fait quelque peine ; c’est lorsque l’un et l’autre entreprennent d’expliquer la manière dont nom formons l’idée de l’étendue.

Vous croyez donc avoir lu cette explication dans M. de B. ; l’avoir lue telle que je la donne, et cela vous fait quelque peine. Consolez-vous, Monsieur, vous ne l’avez pas lue, et vous confondez deux choses bien différentes. Bien loin d’entreprendre d’expliquer comment nous formons par le toucher l’idée de l’étendue, M. de B. suppose que l’odorat et la vue se donnent naturellement. Il croit qu’un animal qui vient de naître peut juger à l’odorat seul de la nourriture et du lieu où elle est ; qu’un homme qui ouvre les yeux, avant d’avoir rien touché, discerne la voûte céleste, la verdure des prés, le cristal des eaux et mille objets divers, et que, prenant toutes ces choses pour des parties de lui-même, il ne reconnaît ce qui appartient en effet à son corps, qu’autant que ce que sa main touche rend sentiment pour sentiment. J’applaudis avec vous à cette expression, et je conviens que j’ai dit la même chose en d’autres termes . Mais faire voir à quel signe nous reconnaissons les parties de notre corps, est-ce expliquer comment nous formons l’idée de l’étendue ? Est-ce se rencontrer sur ce qui fait le point essentiel du Traité des Sensations ?

On sera étonné quand on comparera le peu d’attention que vous donnez à une lecture, avec l’importance des décisions que vous hasardez. Votre négligence est telle, qu’il vous arrive quelquefois de ne juger que sur le matériel des mots. J’en donnerai deux exemples.

J’ai dit : Il y a en quelque sorte deux moi dans chaque homme ; et vous remarquez (page 84) : Ceci n’est qu’une faible imitation de l’homme double de M. de Buffon. Cela est vrai, si vous vous arrêtez aux mots ; mais, si vous allez jusqu’aux idées, vous trouverez deux pensées bien différentes.

J’ai dit encore que le perroquet n’entend pas notre langage d’action parce que sa conformation extérieure ne ressemble point à la nôtre. Vous avez lu quelque part dans l’Histoire Naturelle le mot de conformation ; et vous dites (page 82) : Voilà une des raisons de M. de Buffon.

Il y a encore, Monsieur, un autre défaut dans votre manière de critiquer, c’est qu’au lieu de considérer un raisonnement tout entier, il semble quelquefois que vous aimiez à vous arrêter sur chaque proposition, et vous vous pressez de conclure avant que les principes soient entièrement développés. C’est le vrai secret de trouver des contradictions où il n’y en a pas. A peine, par exemple, avez-vous commencé la lecture du chapitre où j’explique comment l’homme acquiert la connaissance des principes de la morale, que vous vous hâtez de conclure : Ainsi point de loi naturelle. Mais, comme vous êtes de bonne foi, vous rapportez mon raisonnement jusqu’à sa conclusion, qui est, qu’il y a une loi naturelle ; que Dieu seul est le principe d’où elle émane ; qu’elle était en lui avant qu’il créât l’homme ; que c’est elle qu’il a consultée lorsqu’il nous a formés, et que c’est à elle qu’il a voulu nous assujettir.

L’analogie m’a conduit à reconnaître une âme dans les bêtes. Ce sentiment vous choque ; et, pour le combattre, vous dites que je ne saurais prouver que cette âme diffère essentiellement de celle de l’homme. Avant que de vous répondre, je citerai un passage des Mémoires de Trévoux. Il déterminera l’état de la question.

L’Auteur, c’est de moi dont on parle, dit partout qu’il ne sait rien de la nature des êtres... Ce qui n’empêche pas d’assurer que la bête et l’homme diffèrent par leur essence... On peut donc demander comment ces choses se concilient, et voici notre pensée à cet égard. L’auteur entend sans doute qu’il n’a sur les natures et sur les essences aucune connaissance parfaite, complète, intuitive ; qu’il ne juge d’elles que par leurs opérations, leurs facultés, leurs rapports : ce qui s’appelle juger a posteriori, remonter des effets à la cause, trouver le principe par les conséquences : espèce de lumière qui autorise à dire qu’on sait quelque chose de la nature des êtres, quoique, dans le sens expliqué plus haut, il ne soit pas moins vrai qu’on n’a aucune connaissances sur ce point. 1755. Déc. p. 2933. Vous voyez, Monsieur, qu’il dépendait du journaliste de me laisser en contradiction avec moi-même. Mais son procédé n’en est que plus honnête : on voit en lui un homme d’esprit qui saisit tout un système, et qui ne s’arrête pas sur un mot. Ce savant journaliste a encore suppléé à d’autres omissions de ma part ; je les adopte toutes, et je suis charmé d’avoir cette occasion de lui témoigner ma reconnaissance.

Exigez-vous de moi, Monsieur, que je montre la différence de l’âme des bêtes, en la considérant dans son principe ? Vous me demandez l’impossible. Exigez-vous que je la démontre, en remontant des effets à la cause, en cherchant le principe dans les conséquences ? Je l’ai fait. Mais, direz-vous, plus ou moins de besoin, plus ou moins de moyens de multiplier des combinaisons d’idées, un corps humain, un corps animal, tout cela est accidentel à la nature des esprits ; l’auteur en conviendra avec nous. Je ne suis pas bien sûr de l’idée que vous attachez au mot accidentel. Tout ce dont je conviens, c’est qu’il ne paraît pas y avoir de rapport essentiel entre la nature des esprits et ces besoins, ces moyens de multiplier les idées, etc. ; mais il y a au moins des rapports de convenance. Ce n’est pas sans raison, et encore moins contre toute raison, que Dieu unit deux substances. Il consulte sans doute la nature de l’une et de l’autre. Il ne bornera pas dans le corps d’une bête une âme, qui, par son essence, serait capable de toutes nos facultés ; et il ne donnera pas à un homme une âme, dont l’essence ne renfermerait pas le germe de toutes les facultés, au développement desquelles notre corps peut donner occasion. Ainsi, puisque les corps diffèrent essentiellement, je suis en droit de conclure que les âmes diffèrent par leur nature.

N’inférez point de-là, comme vous faites, que l’âme d’un imbécile serait différente par sa nature de celle d’un homme sensé. Il ne serait pas bien à vous de me faire une difficulté à laquelle vous savez ce que je dois répondre. Persuadé que toute substance spirituelle est naturellement capable de connaître et d’adorer Dieu, vous remarquez avec raison que l’exemple des insensés ne prouve rien contre vous, parce qu’il annonce plutôt un désordre dans la nature, dont Dieu n’est point l’auteur, qu’un plan particulier choisi par sa sagesse. Huitième partie, page 151.

Je serais trop long, Monsieur, si je voulais faire voir toutes les négligences qui vous échappent ; mais, si c’est par les conséquences que vous voulez combattre le Traité des Sensations, je vous prie de l’étudier mieux que vous n’avez fait. Tout ce que vous dites, dans ce que vous venez d’écrire contre moi, paraît prouver que vous n’avez pas apporté assez de soin pour pénétrer dans ma pensée ; et je crois que les méprises où je fais voir que vous êtes tombé, me dispensent d’entrer dans de plus grands détails. Mais je ne veux pas finir sans vous indiquer une voie courte pour me combattre, une voie dont j’ai toujours fait usage quand j’ai voulu détruire des systèmes. Bornez-vous à l’examen des principes d’où je pars : ne croyez pas les renverser en disant qu’ils sont singuliers, inouïs, bizarres : faites voir qu’ils sont faux, ou du moins inintelligibles. Alors je serai le premier à les abandonner : mais, s’ils sont vrais, adoptez-les vous-même, et soyez persuadé qu’il n’en pourra rien résulter de dangereux pour la religion. La vérité ne saurait être contraire à la vérité ; et, lorsque l’erreur paraît naître d’un bon principe, c’est que nous raisonnons mal. Tant que vous ne fonderez vos critiques que sur des conséquences, vous multiplierez les questions sans rien résoudre, et vous laisserez subsister les principes. Je dis plus : vous entrez mal dans les intérêts de la religion lorsque votre zèle vous fait chercher des conséquences odieuses jusque dans les ouvrages de ceux qui la respectent et qui la défendent : car de quoi s’agit-il entre vous et moi ? Du système de Locke, c’est-à-dire, d’une opinion au moins fort accréditée. Or je demande qui de nous deux tient la conduite la plus sage ? Est-ce vous, qui, laissant subsister les principes de ce philosophe qui n’a pas toujours été conséquent, entreprenez de faire voir qu’ils mènent au matérialisme ? Ou moi, qui, comme vous le reconnaissez, ne suis passionné pour Locke que parce que je crois rendre un service important à la religion en lui conservant la philosophie de cet Anglais, en l’expliquant de manière que les Matérialistes n’en puissent abuser ? Je loue votre zèle ; mais un zèle éclairé ne doit pas voir du danger où il n’y en a pas. Croyez-vous pouvoir faire une injustice aux ouvrages d’un écrivain sans en faire à sa personne ? Je vous invite donc, Monsieur, à être plus réservé et plus sûr sans vos critiques. Vous le devez à la religion, à ceux dont vous combattez les sentiments, et à vous plus qu’à personne : car votre réputation en dépend.

Au reste, je ne me suis fait un devoir de vous répondre, que parce que la religion y est intéressée. Dans tout autre cas, j’aurais attendu sans impatience que le public eût jugé entre vous et moi. Si vous montrez le faux de mon système, je n’aurai rien de plus pressé que de le désavouer : mais, si vous continuez d’être peu exact, je compte, Monsieur, que vous ne vous prévaudrez pas de mon silence.

Je suis, Monsieur, etc.

Je conviens qu’il y a des choses, dans le Traité des Sensations, qui ont pu servir de prétexte à ce reproche. La première, c’est que M. de B. dit, comme moi, que le toucher ne donne des idées que parce qu’il est formé d’organes mobiles et flexibles : mais je l’ai cité, puisque j’ai combattu une conséquence qu’il tire de ce principe. La seconde et la dernière, c’est qu’il croit que la vue a besoin des leçons du toucher : pensée que Molineux, Locke, Bardai, ont eue avant lui. Or je n’ai pas dû parler de tous ceux qui ont pu répéter ce qu’ils ont dit. Le seul tort que j’aie eu a été de ne pas citer M. de Voltaire ; car il a mieux fait que répéter : je réparerai cet oubli. D’ailleurs M. de B. n’a pas jugé à propos d’adopter entièrement le sentiment de Barclai. Il ne dit pas, comme cet Anglais, que le toucher nous est nécessaire pour apprendre à voir des grandeurs, des figures, des objets, en un mot. Il assure, au contraire, que l’œil voit naturellement et par lui-même des objets, et qu’il ne consulte le toucher que pour se corriger de deux erreurs, dont l’une consiste à voir les objets doubles, et l’autre à les voir renversés. Il n’a donc pas connu, aussi bien que Barclai, l’étendue des secours que les yeux retirent du toucher. C’était une raison de plus pour ne pas parler de lui : je n’aurais pu que le critiquer, comme je ferai bientôt. Enfin, il n’a pas vu que le toucher veille à l’instruction de chaque sens ; découverte qui est due au Traité des Sensations. Il ne doute pas, par exemple, que dans les animaux l’odorat ne montre de lui-même, et dès le premier instant, les objets et le lieu où ils sont. Il est persuadé que ce sens, quand il serait seul, pourrait leur tenir lieu de tous les autres. J’établis précisément le contraire ; mais la lecture de cet ouvrage démontrera qu’il n’est pas possible que j’aie rien pris dans ceux de M. de B.

Ce n’est pas qu’ils n’aient des talents. On pourrait quelquefois leur appliquer ce que M. de Buffon dit de Burnet. « Son livre est élégamment écrit ; il sait peindre et présenter avec force de grandes images, et mettre sous les yeux des scènes magnifiques. Son plan est vaste, mais l’exécution manque, faute de moyens ; son raisonnement est petit, ses preuves sont faibles, et sa confiance est si grande, qu’il la fait perdre à son lecteur. » T. 1. p. 180, in-4o. ; et p. 263, in-12.

Il appelle intérieures les sensations propres à l’homme, et il dit que les animaux n’ont point de sensations de cette espèce, qu’elles ne peuvent appartenir à la matière, ni dépendre par leur nature des organes corporels. In-4°., t. 2, p. 442 ; in-12, t. 4, p. 170.

« Il paraît que la douleur que l’enfant ressent dans les premiers temps, et qu’il exprime par des gémissements, n’est qu’une sensation corporelle, semblable à celle des animaux qui gémissent aussi dès qu’ils sont nés, et que les sensations de l’âme ne commencent à se manifester qu’au bout de quarante jours ; car le rire et les larmes sont des produits de deux sensations intérieures, qui toutes deux dépendent de l’action de l’âme. » In-4o., t. 2, p. 452 ; in-12, t. 4, p. 183.

Plusieurs philosophes anciens ont eu recours, comme M. de B., à deux principes. Les Pythagoriciens admettaient dans l’homme, outre l’âme raisonnable, une âme matérielle, semblable à celle qu’ils accordaient aux bêtes, et dont le propre était de sentir. Ils croyaient, ainsi que lui, que les appétits, et tout ce que nous avons de commun avec les bêtes, étaient propres à cette âme matérielle, connue sous le nom d’âme sensitive, et qu’on peut appeler, avec l’auteur de l’Histoire Naturelle, sens intérieur matériel. Mais les anciens ne croyaient pas que ces deux principes fussent d’une nature tout-à-fait opposée. Dans leur système, l’âme raisonnable ne différait de l’âme matérielle que du plus au moins : c’était seulement une matière plus spiritualisée. Aussi Platon, au lieu d’admettre plusieurs âmes, admet plusieurs parties dans l’âme : l’une est le siège du sentiment, elle est purement matérielle ; l’autre est l’entendement pur, elle est le siège de la raison ; la troisième est un esprit mêlé, elle est imaginée pour servir de lien aux deux autres. Ce système est faux, puisqu’il suppose que la matière sent et pense ; mais il n’est pas exposé aux difficultés que je viens de faire contre deux principes différents par leur nature.

C’est, en d’autres termes, le mécanisme imaginé par les Cartésiens. Mais ces ébranlements sont une vieille erreur que M. Quesnay a détruite. (Économie animale, sec. 3, c. 13.) Plusieurs physiciens, dit-il, ont pensé que le seul ébranlement des nerfs, causé par les objets qui touchent les organes du corps, suffit pour occasionner le mouvement et le sentiment dans les parties où les nerfs sont ébranlés. Ils se représentent les nerfs comme des cordes fort tendues, qu’un léger contact met en vibration dans toute leur étendue. Des philosophes, ajoute-t-il, peu instruits en anatomie, ont pu se former une telle idée... Mais cette tension, qu’on suppose dans les nerfs, et qui les rend si susceptibles d’ébranlement et de vibration, est si grossièrement imaginée, qu’il serait ridicule de s’occuper sérieusement à la réfuter. Les grandes connaissances de M. Quesnay sur l’économie animale, et l’esprit philosophique avec lequel il les expose, sont une autorité qui a plus de force que tout ce que je pourrais dire contre ce mécanisme des ébranlements. C’est pourquoi, au lieu de combattre cette supposition, je me bornerai à faire voir qu’elle n’explique rien.

Instinct, à consulter l’étymologie, est la même chose qu’impulsion.

M. de B. n’en donne pas d’autre raison. Pour moi, je crois que ces deux sens ne produisent, par eux-mêmes, que des mouvements incertains. Les yeux ne peuvent pas guider l’animal nouveau-né, lorsqu’ils n’ont pas encore appris à voir ; et si l’odorat commence de bonne heure à le conduire, c’est qu’il est plus prompt à prendre des leçons du toucher.

« Sans le toucher, tous les objets nous paraîtraient être dans nos yeux, parce que les images de ces objets y sont en effet ; et un enfant, qui n’a encore rien touché, doit être affecté comme si tous les objets étaient en lui-même » In-4°., t. 3, p. 312 ; in-12, t. 6, p. 11-12.

1. Ce mot obtus explique pourquoi l’odorat ne donne pas des mouvements déterminés à l’enfant nouveau-né : c’est que ce sens, dit-on, est plus obtus dans l’homme que dans l’animal. (In-4°, t. 4, p. 35 ; in-12, t. 7, p. 48-49.) Obtus ou non, il n’y a rien dans ce sens qui puisse faire soupçonner qu’il y ait de la nourriture quelque part.

On vient de traduire une Dissertation de M. de Haller sur l’irritabilité. Ce sage observateur de la nature, qui sait généraliser les principes qu’il découvre, et qui sait surtout les restreindre, ce qui est plus rare et bien plus difficile, rejette toute cette supposition des ébranlements. Il ne croit pas qu’on puisse découvrir les principes de la sensibilité. Tout ce qu’on peut dire là-dessus, dit-il, se borne à des conjectures que je ne hasarderai pas : je suis trop éloigné de vouloir enseigner quoi que ce soit de ce que j’ignore ; et la vanité de vouloir guider les autres dans des routes où l’on ne voit rien soi-même, me paraît le dernier degré de l’ignorance. Mais en vain, depuis Bacon, on crie qu’il faut multiplier les expériences, qu’il faut craindre de trop généraliser les principes, qu’il faut éviter les suppositions gratuites : les Bacon et les Haller n’empêcheront point les physiciens modernes de faire ou de renouveler de mauvais systèmes. Malgré eux, ce siècle éclairé applaudira à des chimères, et ce sera à la postérité à mépriser toutes ces erreurs, et à juger de ceux qui les auront approuvées. M. de Haller a réfuté solidement le système de M. de Buffon sur la génération, dans une Préface qui a été traduite en 1751.

« Les passions dans l’animal sont, dit M. de B., fondées sur l’expérience du sentiment, c’est-à-dire, sur la répétition des actes de douleur et de plaisir, et le renouvellement des sensations antérieures de même genre »... J’avoue que j’ai de la peine à entendre cette définition de l’expérience. Mais on ajoute : « Le courage naturel se remarque dans les animaux qui sentent leurs forces, c’est-à-dire, qui les ont éprouvées, mesurées, et trouvées supérieures à celles des autres. » In-4o, t. 4, p. 80 ; in-12, t. 7, p. 114. Plus on pèsera ces expressions, plus on sera convaincu qu’elles supposent des jugements et de la mémoire ; car mesurer, c’est juger ; et, si les animaux ne se souvenaient pas d’avoir trouvé leurs forces supérieures, ils n’auraient pas le courage qu’on leur suppose.

« Il faut, dit-il, absolument conclure que les distances, les grandeurs, les situations ne sont pas, à proprement parler, des choses visibles, c’est-à-dire, ne sont pas les objets propres et immédiats de la vue. L’objet propre et immédiat de la vue n’est autre chose que la lumière colorée : tout le reste, nous ne le sentons qu’à la longue et par expérience. Nous apprenons à voir, précisément comme nous apprenons à parler et à lire. La différence est que l’art de voir est plus facile, et que la nature est également à tous notre maître. Les jugements soudains, presque uniformes, que toutes nos âmes, à un certain âge, portent des distances, des grandeurs, des situations, nous font penser qu’il n’y a qu’à ouvrir les yeux pour voir de la manière dont nous voyons. On se trompe, il y faut le secours des autres sens (d’un autre sens). Si les hommes n’avaient que le sens de la vue, ils n’auraient aucun moyen pour connaître l’étendue en longueur, largeur et profondeur ; et un pur esprit ne la connaîtrait peut-être pas, à moins que Dieu ne la lui révélât. Il est très difficile de séparer dans notre entendement l’extension d’un objet d’avec les couleurs de cet objet. Nous ne voyons jamais rien que d’étendu, et de-là nous sommes tous portés à croire que nous voyons en effet l’étendue. » Physiq. Newt., ch. 7.

I. M. de B. prétend que l’analogie ne prouve pas que la faculté de penser soit commune à tous les animaux. « Pour que cette analogie fût bien fondée (dit-il in-4°, t. 4, p. 39 ; in-12, t. 7, p. 54), il faudrait du moins que rien ne pût la démentir ; il serait nécessaire que les animaux pussent faire et fissent dans quelques occasions tout ce que nous faisons. Or le contraire est évidemment démontré ; ils n’inventent, ils ne perfectionnent rien ; ils ne réfléchissent par conséquent sur rien ; ils ne font jamais que les mêmes choses de la même façon. » Le contraire est évidemment démontré ! Quand nous voyons, quand nous marchons, quand nous nous détournons d’un précipice, quand nous évitons la chute d’un corps, et dans mille autres occasions, que faisons-nous de plus qu’eux ? Je dis donc qu’ils inventent, qu’ils perfectionnent : qu’est-ce en effet que l’invention ? C’est le résultat de plusieurs découvertes et de plusieurs comparaisons. Quand Molière, par exemple, a inventé un caractère, il en a trouvé les traits dans différentes personnes, et il les a comparés pour les réunir dans un certain point de vue. Inventer équivaut donc à trouver et à comparer. Or les bêtes apprennent à toucher, à voir, à marcher, à se nourrir, à se défendre, à veiller à leur conservation. Elles font donc des découvertes ; mais elles n’en font que parce qu’elles comparent, elles inventent donc. Elles perfectionnent même ; car, dans les commencements, elles ne savent pas toutes ces choses comme elles les savent lorsqu’elles ont plus d’expérience.

Je demande si l’on peut dire avec M. de B. : « D’où peut venir cette uniformité dans tous les ouvrages des animaux ? Y a-t-il de plus forte preuve que leurs opérations ne sont que des résultats purement mécaniques et matériels ? Car, s’ils avaient la moindre étincelle de la lumière, qui nous éclaire, on trouverait au moins de la variété... dans leurs ouvrages... mais non, tous travaillent sur le même modèle, l’ordre de leurs actions est tracé dans l’espèce entière, il n’appartient point à l’individu ; et, si l’on voulait attribuer une âme aux animaux, on serait obligé à n’en faire qu’une pour chaque espèce, à laquelle chaque individu participerait également. » In-4o, t. 2, p. 440 ; in-12, t. 4, p. 167. Ce serait se perdre dans une opinion qui n’expliquerait rien, et qui souffrirait d’autant plus de difficultés qu’on ne saurait trop ce qu’on voudrait dire. Je viens, ce me semble, d’expliquer d’une manière plus simple et plus naturelle l’uniformité qu’on remarque dans les opérations des animaux. Cette âme unique pour une espèce entière fait trouver une raison toute neuve de la variété qui est dans nos ouvrages. C’est que nous avons chacun une âme à part, et indépendante de celle d’un autre. In-4o, t. 2, p. 442 ; in-12, t. 4, p. 169. Mais, si cette raison est bonne, ne faudrait-il pas conclure que plusieurs hommes qui se copient n’ont qu’une âme à eux tous ? En ce cas, il y aurait moins d’âmes que d’hommes ; il y en aurait même beaucoup moins que d’écrivains. M. de B., bien persuadé que les bêtes n’ont point d’âme, conclut avec raison qu’elles ne sauraient avoir la volonté d’être différentes les unes des autres ; mais j’ajouterai qu’elles ne sauraient avoir la volonté de se copier. Cependant M. de B. croit qu’elles ne font les mêmes choses que parce qu’elles se copient. C’est que, selon lui, l’imitation n’est qu’un résultat de la machine, et que les animaux doivent se copier toutes les fois qu’ils se ressemblent par l’organisation. In-4°, t. 4, p. 86, etc. ; in-12, t. 7, p. 122, etc. C’est que toute habitude commune, bien loin d’avoir pour cause le principe d’une intelligence éclairée, ne suppose au contraire que celui d’une aveugle imitation. In-4o, t. 4, p. 95 ; in-12, t. 7, p. 136. Pour moi, je ne conçois pas que l’imitation puisse avoir lieu parmi des êtres sans intelligence.

M. de B. croit que la supériorité de l’homme sur les bêtes, et l’impuissance où elles sont de se faire une langue, lors même qu’elles ont des organes propres à articuler, prouvent qu’elles ne pensent pas. In-4o, t. 2, p. 438, etc. ; in-12, t. 4, p. 164, etc. Ce chapitre détruira ce raisonnement, qui a déjà été fait par les Cartésiens, ainsi que tous ceux que M. de B. emploie à ce sujet. Tous ! je me trompe : en voici un qu’il faut excepter. « Il en est de leur amitié (des animaux) comme de celle d’une femme pour son serin, d’un enfant pour son jouet, etc. ; toutes deux sont aussi peu réfléchies, toutes deux ne sont qu’un sentiment aveugle ; celui de l’animal est seulement plus naturel, puisqu’il est fondé sur le besoin, tandis que l’autre n’a pour objet qu’un insipide amusement auquel l’âme n’a point de part. » In-4°, t. 4, p. 84 ; in-12, t. 7, p. 119. On veut prouver par-là que l’attachement, par exemple, d’un chien pour son maître, n’est qu’un effet mécanique, qu’il ne suppose ni réflexion, ni pensée, ni idée.

Il me semble, dit M. de B., que le principe de la connaissance n’est point celui du sentiment. In-4o, t. 4, p. 78. En effet, c’est ce qu’il suppose partout.

Ce chapitre est presque tiré tout entier d’une Dissertation que j’ai faite, il y a quelques années, qui est imprimée dans un recueil de l’académie de Berlin, et à laquelle je n’ai pas mis mon nom.

Traité des Sensations, part. 1, ch. 4, § 18.

Une passion est-elle autre chose, dit M. de Buffon, qu’une sensation plus forte que les autres, et qui se renouvelle à tout instant ? (In-4°, t. 4, p. 77 ; in-12, t. 7, p. 109.) Sans doute c’est autre chose. Un homme violemment attaqué de la goutte a une sensation plus forte que les autres et qui se renouvelle à tout instant. La goutte est donc une passion ? Une passion est un désir dominant, tourné en habitude. V. le Traité des Sensations.

Selon M. de Buffon, il n’y a que le physique de l’amour qui soit bon, le moral n’en vaut rien. (In-4°, t. 4, p. 80 ; in-12, t. 7, p. 115.) Dans le vrai l’un et l’autre est bon ou mauvais ; mais M. de B. ne considère le physique de l’amour que par le beau côté, et il l’élève bien au-dessus de ce qu’il est, puisqu’il le regarde comme la cause première de tout bien, comme la source unique de tout plaisir. Il ne considère aussi le moral que par le côté qui ravale l’homme, et il trouve que nous n’avons fait que gâter la nature. Si j’envisageais l’amour par les côtés que M. de B. a oubliés, il me serait aisé de prouver qu’il n’y a que le moral de cette passion qui soit bon, et que le physique n’en vaut rien ; mais je ne ferais qu’abuser des termes, sans pouvoir m’applaudir d’une éloquence que je n’ai pas, et dont je ne voudrais pas faire cet usage quand je l’aurais.

Voyez à ce sujet l’Art de penser, part. 1, ch. 5. Locke, ni personne, n’avait connu toute l’étendue du principe de la liaison des idées.

C’est sous ce point de vue que j’ai travaillé à mon Cours d’Études, au Traité des Sensations, et en général à tous mes ouvrages.

Cette pensée substantielle, qui n’est aucune des modifications de l’âme, mais qui est elle-même capable de toute sorte de modifications, et que Malebranche a prise pour l’essence de l’esprit (l. 3, c. 1), n’est qu’une abstraction réalisée. Aussi ne vois-je pas comment M. de Buffon a pu croire assurer quelque chose de positif sur l’âme lorsqu’il a dit : Elle n’a qu’une forme, puisqu’elle ne se manifeste que par une seule modification, qui est la pensée, (in-4°, t. 2, p. 430 ; in-12, t. 4, p. 153), ou, comme il s’exprime quatre ou cinq pages après : Notre âme n’a qu’une forme très simple, très générale, très constante ; cette forme est la pensée. Je ne comprends pas non plus ce qu’il ajoute : L’âme s’unit intimement à tel objet qu’il lui plaît ; la distance, la grandeur, la figure, rien ne peut nuire à cette union lorsque l’âme la veut ; elle se fait et se fait en un instant... La volonté n’est-elle donc qu’un mouvement corporel, et la contemplation un simple attouchement ? Comment cet attouchement pourrait-il se faire sur un objet éloigné, sur un sujet abstrait ? Comment pourrait-il s’opérer en un instant indivisible ? A-t-on jamais conçu du mouvement sans qu’il y eût de l’espace et du temps ? La volonté, si c’est un mouvement, n’est donc pas un mouvement matériel ; et si l’union de l’âme à son objet est un attouchement, un contact, cet attouchement ne se fait-il pas au loin ? Ce contact n’est-il pas une pénétration ? Ainsi, quand je pense au soleil, mon âme s’en approche par un mouvement qui n’est pas matériel ; elle s’unit à lui par un attouchement qui se fait au loin, par un contact qui est une pénétration. Ce sont là, sans doute, des mystères ; mais la métaphysique est faite pour en avoir, et elle les crée toutes les fois qu’elle prend à la lettre des expressions figurées. (Voyez à ce sujet le Traité des Systèmes.) L’âme s’unit à un objet, signifie qu’elle y pense, qu’elle s’occupe de l’idée qu’elle en a en elle-même ; et cette explication toute vulgaire suffit pour faire évanouir ce mystère de mouvement, d’attouchement, de contact, de pénétration.

Je l’ai prouvé, Art de penser, part. 1, c. 8.

Comme les langues ont été formées d’après nos besoins, et non point d’après des systèmes métaphysiques, capables de brouiller toutes les idées, il suffirait de les consulter pour se convaincre que les facultés de l’âme tirent leur origine de la sensation ; car on voit évidemment que les premiers noms qu’elles ont eus sont ceux-mêmes qui avaient d’abord été donnés aux facultés du corps. Tels sont encore en français attention, réflexion, compréhension, appréhension, penchant, inclination, etc. En latin cogitatio, pensée, vient de cogo, coago, je rassemble ; parce que, lorsqu’on pense, on combine ses idées et qu’on en fait différentes collections. Sentire, sentir, avoir sensation, n’a d’abord été dit que du corps. Ce qui le prouve, c’est que, quand on a voulu l’appliquer à l’âme, on a dit sentire animo, sentir par l’esprit. Si, dans son origine, il avait été dit de l’âme, on ne lui aurait jamais ajouté animo ; mais au contraire, on l’aurait joint à corpore ; lorsqu’on aurait voulu le transporter au corps, on aurait dit sentire corpore. Sententia vient de sentire ; par conséquent il a été dans son origine appliqué au corps, et n’a signifié que ce que nous entendons par sensation. Pour l’étendre à l’esprit, il a donc fallu dire sententia animi, sensation de l’esprit, c’est-à-dire, pensée, idée. Il est vrai que je ne connais point d’exemple de cette expression dans les Latins. Quintilien remarque même (l. 8, c. 5) que les anciens employaient ce mot tout seul pour pensée, conception, jugement. Sententiam veteres, quod animo sensissent, vocaverunt. C’est que du temps des anciens, dont il parle, ce mot avait déjà perdu sa première signification. Il changea encore, et son usage fut plus particulièrement de signifier les pensées dont on avait plus souvent occasion de parler, ou qui se remarquent davantage. Telles sont les maximes des sages, les décrets des juges, et certains traits qui terminent des périodes. Il signifia tout-à-la-fois, ce que nous entendons aujourd’hui par sentence, trait, pointe. Sententia étant restreint, il fallut avoir recours à un autre mot, pour exprimer en général la pensée. On dit donc sensa mentis, ce qui prouve que sensa tout seul était la même chose que sensa corporis. Peu-à-peu le sens métaphorique de ce mot prévalut. On imagina sensus pour le corps, et il ne fut plus nécessaire de joindre mentis à sensa. Mais sensus passa encore lui-même à l’esprit, et c’est sans doute ce qui donna depuis lieu à sensatio, dont nous avons fait sensation. Non tamen rarò et sic locuti sunt, ut sensa sua dicerent ; nam sensus corporis videbantur. Sed consuetudo jam tenuit, ut mente concepta. sensus vocaremus. Quintilien, l. 8, c. 4.

Et je crois plus exactement ; car rendre sentiment pour sentiment peut se dire de deux personnes.



Delille-TroisRegnes


Tantôt vers le chasseur il bondit il se dresse ;

Tantôt vers ses enfants se tourne avec tendresse,

S'en éloigne, y revient, et son œil tour à tour

Ou s'enflamme de rage, ou s'attendrit d'amour.

Même au sein des tourments ce cri de la nature

Des plus vives douleurs étouffe le murmure.

Une mère (et le chien dont j ai vanté les mœurs,

De cet effort sublime eut encor les honneurs)

Souffroit sur l'échafaud l'adroite barbarie

Qui cherche dans la mort le secret de la vie.

Soit hasard soit pitié soit désir de savoir

De l'amour maternel jusqu'où va le pouvoir,

Ses fils, qui vainement imploraient sa mamelle,

Sur le marbre cruel étaient placés près d'elle.

Ah ! qui peut retracer l'aspect attendrissant

D'un tableau que mon cœur admire en frémissant !

Déja le sang coulait, une main inhumaine

Tenant l'affreux scalpel errait de veine en veine ;

Déjà plus près du cœur déchiré lentement,

Interrogeant des nerfs le dédale fumant,

De saisir leur secret l'impitoyable envie

Promenait la douleur et poursuivait la vie ;

Et la victime enfin condamnée à souffrir,

Joignait l'horreur de vivre à l'horreur de mourir.

Eh bien ! quel cœur d airain n'en verserait des larmes ?

À l aspect de ses fils trouvant encor des charmes,

Elle tournait vers eux ses regards languissants,

Et leur donnait encor des baisers caressants.

Barbares, arrêtez ! quelle horrible constance

Peut voir, peut endurer cette horrible souffrance ?

Malheur à l'art affreux qui peut à tant de maux

Condamner sans pitié d'innocents animaux,

Et sur eux prolongeant des tortures savantes,

Déchirer de sang froid leurs entrailles vivantes !

Et pourquoi ? pour chercher dans leur sanglant faisceau

Ou la place d'un muscle, ou le jeu d'un vaisseau ;

Et sur ces corps sanglants qu'à loisir il compare,

Faire de leurs ressorts une étude barbare.

Ah ! le ciel en plaçant la pitié dans son sein,

De l'homme a fait leur maître et non leur assassin.

Tu le savais, ô toi dont l'ame fut si belle,

Lyonnet, des savants le plus parfait modèle ;

Ton talent fut sublime, et ton art fut humain.

Que de fois la pitié vint désarmer ta main !

Quand ton œil pénétrant observait sa famille,

Ton cœur se reprochait la mort d'une chenille,

Et de ces vers rongeurs qui dévorent nos bois,

Trois victimes à peine ont péri sous tes doigts.

Ah ! puisse être imitée une vertu si rare,

Et qu'un art bienfaisant cesse d'être barbare !

Autrefois dans Carthage un roi syracusain,

Stipulant en vainqueur les droits du genre humain,

Abolit à jamais ces sanglants sacrifices

Que de ses dieux cruels exigeaient les caprices ;

Et moi, plaidant leur cause auprès de mes égaux,

Je stipule aujourd'hui les droits des animaux :

Que dis-je ? d'un bon cœur la vertu bienfaisante

Ne peut même souffrir l'assassin d'une plante.

À tout ce qui l'entoure étendant son bonheur

Le sage s'intéresse au destin d une fleur :

___Descartes-DiscoursMethode5___

Discours de la méthode

René Descartes

Cinquième partie

Je serais bien aise de poursuivre, et de faire voir ici toute la chaîne des autres

vérités que j'ai déduites de ces premières. Mais, à cause que, pour cet effet, il serait

maintenant besoin que je parlasse de plusieurs questions, qui sont en controverse

entre les doctes, avec lesquels je ne désire point me brouiller, je crois qu'il sera mieux

que je m'en abstienne, et que je dise seulement en général quelles elles sont, afin de

laisser juger aux plus sages s'il serait utile que le public en fût plus particulièrement

informé. Je suis toujours demeuré ferme en la résolution que j'avais prise, de ne

supposer aucun autre principe que celui dont je viens de me servir pour démontrer

l'existence de Dieu et de l'âme, et de ne recevoir aucune chose pour vraie, qui ne me

semblât plus claire et plus certaine que n'avaient fait auparavant les démonstrations

des géomètres. Et néanmoins j'ose dire que, non seulement j'ai trouvé moyen de me

satisfaire en peu de temps, touchant toutes les principales difficultés dont on a

coutume de traiter en la Philosophie, mais aussi que j'ai remarqué certaines lois, que

Dieu a tellement établies en la nature, et dont il a imprimé de telles notions en nos

âmes, qu'après y avoir fait assez de réflexion, nous ne saurions douter qu'elles ne

soient exactement observées, en tout ce qui est ou qui se fait dans le monde. Puis, en

considérant la suite de ces lois, il me semble avoir découvert plusieurs vérités plus

utiles et plus importantes que tout ce que j'avais appris auparavant, ou même espéré

d'apprendre.

Mais parce que j'ai tâché d'en expliquer les principales dans un traité, que quelques

considérations m'empêchent de publier, je ne les saurais mieux faire connaître,

qu'en disant ici sommairement ce qu'il contient. J'ai eu dessein d'y comprendre tout ce

René Descartes (1637) Discours de la méthode 28

que je pensais savoir, avant que de l'écrire, touchant la nature des choses matérielles.

Mais, tout de même que les peintres, ne pouvant également bien représenter dans un

tableau plat toutes les diverses faces d'un corps solide, en choisissent une des principales

qu'ils mettent seule vers le jour, et ombrageant les autres, ne les font paraître

qu'en tant qu'on les peut voir en la regardant : ainsi, craignant de ne pouvoir mettre en

mon discours tout ce que j'avais en la pensée, j'entrepris seulement d'y exposer bien

amplement ce que je concevais de la lumière; puis, à son occasion, d'y ajouter

quelque chose du soleil et des étoiles fixes, à cause qu'elle en procède presque toute;

des cieux, à cause qu'ils la transmettent; des planètes, des comètes et de la terre, à

cause qu'elles la font réfléchir; et en particulier de tous les corps qui sont sur la terre,

à cause qu'ils sont ou colorés, ou transparents, ou lumineux; et enfin de l'Homme, à

cause qu'il en est le spectateur. Même, pour ombrager un peu toutes ces choses, et

pouvoir dire plus librement ce que j'en jugeais, sans être obligé de suivre ni de réfuter

les opinions qui sont reçues entre les doctes, je me résolus de laisser tout ce Monde

ici à leurs disputes, et de parier seulement de ce qui arriverait dans un nouveau, si

Dieu créait maintenant quelque part, dans les espaces imaginaires, assez de matière

pour le composer, et qu'il agitât diversement et sans ordre les diverses parties de cette

matière, en sorte qu'il en composât un chaos aussi confus que les poètes en puissent

feindre, et que, par après, il ne fît autre chose que prêter son concours ordinaire à la

nature, et la laisser agir suivant les lois qu'il a établies. Ainsi, premièrement, je

décrivis cette matière et tâchai de la représenter telle qu'il n'y a rien au monde ce Me

semble, de plus clair ni plus intelligible, excepté ce qui a tantôt été dit de Dieu et de

l'âme : car même je supposai, expressément, qu'il n'y avait en elle aucune de ces

formes ou qualités dont on dispute dans les écoles, ni généralement aucune chose,

dont la connaissance ne fût si naturelle à nos âmes, qu'on ne pût pas même feindre de

l'ignorer. De plus, je fis voir quelles étaient les lois de la nature; et, sans appuyer mes

raisons sur aucun autre principe que sur les perfections infinies de Dieu, je tâchai à

démontrer toutes celles dont on eût pu avoir quelque doute, et à faire voir qu'elles

sont telles, qu'encore que Dieu aurait créé plusieurs mondes, il n'y en saurait avoir

aucun où elles manquassent d'être observées. Après cela, je montrai comment la plus

grande part de la matière de ce chaos devait, en suite de ces lois, se disposer et

s'arranger d'une certaine façon qui la rendait semblable à nos cieux; comment,

cependant, quelques-unes de ses parties devaient composer une terre, et quelquesunes

des planètes et des comètes, et quelques autres un soleil et des étoiles fixes. Et

ici, m'étendant sur le sujet de la lumière, j'expliquai bien au long quelle était celle qui

se devait trouver dans le soleil et les étoiles, et comment de là elle traversait en un

instant les immenses espaces des cieux, et comment elle se réfléchissait des planètes

et des comètes vers la terre. J'y ajoutai aussi plusieurs choses, touchant la substance,

la situation, les mouvements et toutes les diverses qualités de ces cieux et de ces

astres; en sorte que je pensais en dire assez, pour faire connaître qu'il ne se remarque

rien en ceux de ce monde, qui ne dût, ou du moins qui ne pût, paraître tout semblable

en ceux du monde que je décrivais. De là je vins à parler particulièrement de la Terre:

comment, encore que j'eusse expressément supposé que Dieu n'avait mis aucune

pesanteur en la matière dont elle était composée, toutes ses parties ne laissaient pas de

tendre exactement vers son centre; comment, y ayant de l'eau et de l'air sur sa

superficie, la disposition des cieux et des astres, principalement de la lune, y devait

causer un flux et reflux, qui fût semblable, en toutes ses circonstances, à celui qui se

remarque dans nos mers; et outre cela un certain cours, tant de l'eau que de l'air, du

levant vers le couchant tel qu'on le remarque aussi entre les tropiques; comment les

montagnes, les mers, les fontaines et les rivières pouvaient naturellement s'y former,

et les métaux y venir dans les mines, et les plantes y croître dans les campagnes et

généralement tous les corps qu'on nomme mêlés ou composés s'y engendrer. Et entre

René Descartes (1637) Discours de la méthode 29

autres choses, à cause qu'après les astres je ne connais rien au monde que le feu qui

produise de la lumière, je m'étudiai à faire entendre bien clairement tout ce qui appartient

à sa nature, comment il se fait, comment il se nourrit; comment il n'a quelquefois

que de la chaleur sans lumière, et quelquefois que de la lumière sans chaleur; comment

il peut introduire diverses couleurs en divers corps, et diverses autres qualités;

comment il en fond quelques-uns, et en durcit d'autres; comment il les peut consumer

presque tous, ou convertir en cendres et en fumée; et enfin, comment de ces cendres,

par la seule violence de son action, il forme du verre; car cette transmutation de cendres

en verre me semblant être aussi admirable qu'aucune autre qui se fasse -en la

nature, je pris particulièrement plaisir à la décrire.

Toutefois, je ne voulais pas inférer, de toutes ces choses, que ce monde ait été

créé en la façon que je proposais; car il est bien plus vraisemblable que, dès le commencement,

Dieu l'a rendu tel qu'il devait être. Mais il est certain, et c'est une opinion

communément reçue entre les théologiens, que l'action, par laquelle maintenant il le

conserve, est toute la même que celle par laquelle il l'a créé; de façon qu'encore qu'il

ne lui aurait point donné, au commencement, d'autre forme que celle du chaos, pourvu

qu'ayant établi les lois de la nature, il lui prêtât son concours, pour agir ainsi

qu'elle a de coutume, on peut croire, sans faire tort au miracle de la création, que par

cela seul toutes les choses qui Sont purement matérielles auraient pu, avec le temps,

s'y rendre telles que nous les voyons à présent. Et leur nature est bien plus aisée à

concevoir, lorsqu'on les voit naître peu à peu en cette sorte, que lorsqu'on ne les

considère que toutes faites.

De la description des corps inanimés et des plantes, je passai à celle des animaux

et particulièrement à celle des hommes. Mais parce que je n'en avais pas encore assez

de connaissance pour en parler du même style que du reste, c'est-à-dire en démontrant

les effets par les causes, et faisant voir de quelles semences, et en quelle façon, la

nature les doit produire, je me contentai de supposer que Dieu formât le corps d'un

homme, entièrement semblable à l'un des nôtres, tant en la figure extérieure de ses

membres qu'en la conformation intérieure de ses organes, sans le composer d'autre

matière que de celle que j'avais décrite, et sans mettre en lui, au commencement,

aucune âme raisonnable, ni aucune autre chose pour y servir d'âme végétante ou

sensitive sinon qu'il excitât en son coeur un de ces feux sans lumière, que j'avais déjà

expliqués, et que je ne concevais point d'autre nature que celui qui échauffe le foin,

lorsqu'on l'a renfermé avant qu'il fût sec, ou qui fait bouillir les vins nouveaux,

lorsqu'on les laisse cuver sur la râpe. Car, examinant les fonctions qui pouvaient en

suite de cela être en ce corps, j'y trouvais exactement toutes celles qui peuvent être en

nous sans que nous y pensions, ni par conséquent que notre âme, c'est-à-dire cette

partie distincte du corps dont il a été dit ci-dessus que la nature n'est que de penser, y

contribue, et qui sont toutes les mêmes, en quoi on peut dire que les animaux sans

raison nous ressemblent : sans que j'y en pusse pour cela trouver aucune de celles qui,

étant dépendantes de la pensée, sont les seules qui nous appartiennent en tant qu'hommes,

au lieu que je les y trouvais toutes par après, ayant supposé que Dieu créât une

âme raisonnable, et qu'il la joignît à ce corps en certaine façon que je décrivais.

Mais, afin qu'on puisse voir en quelle sorte j'y traitais cette matière, je veux mettre

ici l'explication du mouvement du coeur et des artères, qui, étant le premier et le plus

général qu'on observe dans les animaux, on jugera facilement de lui ce qu'on doit

penser de tous les autres. Et afin qu'on ait moins de difficulté à entendre ce que j'en

dirai, je voudrais que ceux qui ne sont point versés dans l'anatomie prissent la peine,

René Descartes (1637) Discours de la méthode 30

avant que de lire ceci, de faire couper devant eux le coeur de quelque grand animal qui

ait des poumons, car il est en tous assez semblable à celui de l'homme, et qu'il se

fissent montrer les deux chambres ou concavités qui y sont. Premièrement, celle qui

est dans son côté droit, à laquelle répondent deux tuyaux fort larges : à savoir la veine

cave, qui est le principal réceptacle du sang, et comme le tronc de l'arbre dont toutes

les autres veines du corps sont les branches, et la veine artérieuse, qui a été ainsi mal

nommée, parce que c'est en effet une artère, laquelle, prenant son origine du coeur, se

divise, après en être sortie, en plusieurs branches qui se vont répandre partout dans les

poumons. Puis, celle qui est dans son côté gauche, à laquelle répondent en même

façon deux tuyaux, qui sont autant ou plus larges que les précédents : à savoir l'artère

veineuse, qui a été aussi mal nommée, à cause qu'elle n'est autre chose qu'une veine,

laquelle vient des poumons, où elle est divisée en plusieurs branches, entrelacées avec

celles de la veine artérieuse, et celles de ce conduit qu'on nomme le sifflet, par où

entre l'air de la respiration; et la grande artère, qui, sortant du coeur, envoie ses branches

par tout le corps. Je voudrais aussi qu'on leur montrât soigneusement les onze

petites peaux, qui, comme autant de petites portes, ouvrent et ferment les quatre

ouvertures qui sont en ces deux concavités : à savoir, trois à l'entrée de la veine cave,

où elles sont tellement disposées, qu'elles ne peuvent aucunement empêcher que le

sang qu'elle contient ne coule dans la concavité droite du coeur, et toutefois empêchent

exactement qu'il n'en puisse sortir; trois à l'entrée de la veine artérieuse, qui,

étant disposées tout au contraire, permettent bien au sang, qui est dans cette

concavité, de passer dans les poumons, mais non pas à celui qui est dans les poumons

d'y retourner; et ainsi deux autres à l'entrée de l'artère veineuse, qui laissent couler le

sang des poumons vers la concavité gauche du coeur, mais s'opposent à son retour; et

trois à l'entrée de la grande artère, qui lui permettent de sortir du coeur, mais l'empêchent

d'y retourner. Et il n'est point besoin de chercher d'autre raison du nombre de

ces peaux, sinon que l'ouverture de l'artère veineuse, étant en ovale à cause du lieu où

elle se rencontre, peut être commodément fermée avec deux, au lieu que les autres,

étant rondes, le peuvent mieux être avec trois. De plus, je voudrais qu'on leur fît

considérer que la grande artère et la veine artérieuse sont d'une composition beaucoup

plus dure et plus ferme que ne sont l'artère veineuse et la veine cave; et que ces deux

dernières s'élargissent avant que d'entrer dans le coeur, et y font comme deux bourses,

nommées les oreilles du coeur, qui sont composées d'une chair semblable à la sienne;

et qu'il y a toujours plus de chaleur dans le coeur qu'en aucun autre endroit du corps,

et, enfin, que cette chaleur est capable de faire que, s'il entre quelque goutte de sang

en ses concavités, elle s'enfle promptement et se dilate, ainsi que font généralement

toutes les liqueurs, lorsqu'on les laisse tomber goutte à goutte en quelque vaisseau qui

est fort chaud.

Car, après cela, je n'ai besoin de dire autre chose pour expliquer le mouvement du

coeur, sinon que, lorsque ses concavités ne sont pas pleines de sang, il y en coule

nécessairement de la veine cave dans la droite, et de l'artère veineuse dans la gauche;

d'autant que ces deux vaisseaux en sont toujours pleins, et que leurs ouvertures, qui

regardent vers le coeur, ne peuvent alors être bouchées; mais que, sitôt qu'il est entré

ainsi deux gouttes de sang, une en chacune de ses concavités, ces gouttes, qui ne

peuvent être que fort grosses, à cause que les ouvertures par où elles entrent sont fort

larges, et les vaisseaux d'où elles viennent fort pleins de sang, se raréfient et se dilatent,

à cause de la chaleur qu'elles y trouvent, au moyen de quoi, faisant enfler tout le

coeur, elles poussent et ferment les cinq petites portes qui sont aux entrées des deux

vaisseaux d'où elles viennent, empêchant ainsi qu'il ne descende davantage de sang

dans le coeur; et continuant à se raréfier de plus en plus, elles poussent et ouvrent les

six autres petites portes qui sont aux entrées des deux autres vaisseaux par où elles

René Descartes (1637) Discours de la méthode 31

sortent, faisant enfler par ce moyen toutes les branches de la veine artérieuse et de la

grande artère, quasi au même instant que le coeur; lequel, incontinent après, se

désenfle, comme font aussi ces artères, à cause que le sang qui y est entré s'y refroidit,

et leurs six petites portes se referment, et les cinq de la veine cave et de l'artère veineuse

se rouvrent, et donnent passage à deux autres gouttes de sang, qui font derechef

enfler le coeur et les artères, tout de même que les précédentes. Et parce que le sang,

qui entre ainsi dans le coeur, passe par ces deux bourses qu'on nomme ses oreilles, de

là vient que leur mouvement est contraire au sien, et qu'elles se désenflent lorsqu'il

s'enfle. Au reste, afin que ceux qui ne connaissent pas la force des démonstrations

mathématiques, et ne sont pas accoutumés à distinguer les vraies raisons des vraisemblables,

ne se hasardent pas de nier ceci sans l'examiner, je les veux avertir que ce

mouvement, que je viens d'expliquer, suit aussi nécessairement de la seule disposition

des organes qu'on peut voir à l’oeil dans le coeur, et de la chaleur qu'on y peut sentir

avec les doigts, et de la nature du sang qu'on peut connaître par expérience, que fait

celui d'une horloge, de la force, de la situation et de la figure de ses contrepoids et de

ses roues.

Mais si on demande comment le sang des veines ne s'épuise point, en coulant

ainsi continuellement dans le coeur, et comment les artères n'en sont point trop remplies,

puisque tout celui qui passe par le coeur s'y va rendre, je n'ai pas besoin d'y

répondre autre chose que ce qui a déjà été écrit par un médecin d'Angleterre, auquel il

faut donner la louange d'avoir rompu la glace en cet endroit, et d'être le premier qui a

enseigné qu'il y a plusieurs petits passages aux extrémités des artères, par où le sang

qu'elles reçoivent du coeur entre dans les petites branches des veines, d'où il se va

rendre derechef vers le coeur, en sorte que son cours n'est autre chose qu'une circulation

perpétuelle. Ce qu'il prouve fort bien, par l'expérience ordinaire des chirurgiens,

qui ayant lié le bras médiocrement fort, au-dessus de l'endroit où ils ouvrent la veine,

font que le sang en sort plus abondamment que s'ils ne l'avaient point lié. Et il

arriverait tout le contraire, s'ils le liaient au-dessous, entre la main et l'ouverture, ou

bien qu'ils le liassent très fort au-dessus. Car il est manifeste que le lien médiocrement

serré, pouvant empêcher que le sang qui est déjà dans le bras ne retourne vers le coeur

par les veines, n'empêche pas pour cela qu'il n'y en vienne toujours de nouveau par les

artères, à cause qu'elles sont situées au-dessous des veines, et que leurs peaux, étant

plus dures, sont moins aisées à presser, et aussi que le sang qui vient du coeur tend

avec plus de force à passer par elles vers la main, qu'il ne fait à retourner de là vers le

coeur par les veines. Et, puisque ce sang sort du bras par l'ouverture qui est en l'une

des veines, il doit nécessairement y avoir quelques passages au-dessous du lien, c'està-

dire vers les extrémités du bras, par où il y puisse venir des artères. Il prouve aussi

fort bien ce qu'il dit du cours du sang, par certaines petites Peaux> qui sont tellement

disposées en divers lieux le long des veines, qu'elles ne lui permettent point d'y passer

du milieu du corps vers les extrémités, mais seulement de retourner des extrémités

vers le coeur; et, de plus, par l'expérience qui montre que tout celui qui est dans le

corps en peut sortir en fort peu de temps par une seule artère, lorsqu'elle est coupée,

encore même qu'elle fût étroitement liée fort proche du coeur, et coupée entre lui et le

lien, en sorte qu'on n'eût aucun sujet d'imaginer que le sang qui en sortirait vînt

d'ailleurs.

Mais il y a plusieurs autres choses qui témoignent que la vraie cause de ce mouvement

du sang est celle que j'ai dite. Comme, premièrement, la différence qu'on remarque

entre celui qui sort des veines et celui qui sort des artères, ne peut procéder que

de ce qu'étant raréfié, et comme distillé, en passant par le coeur, il est plus subtil et

René Descartes (1637) Discours de la méthode 32

plus vif et plus chaud incontinent après en être sorti, c'est-à-dire, étant dans les

artères, qu'il n'est un peu devant que d'y entrer, c'est-à-dire, étant dans les veines. Et,

si on y prend garde, on trouvera que cette différence ne paraît bien que vers le coeur,

et non point tant aux lieux qui en sont les plus éloignés. Puis la dureté des peaux, dont

la veine artérieuse et la grande artère sont composées, montre assez que le sang bat

contre elles avec plus de force que contre les veines. Et pourquoi la concavité gauche

du coeur et la grande artère seraient-elles plus amples et plus larges que la concavité

droite et la veine artérieuse ? Si ce n'était que le sang de l'artère veineuse, n'ayant été

que dans les poumons depuis qu'il a passé par le coeur, est plus subtil et se raréfie plus

fort et plus aisément que celui qui vient immédiatement de la veine cave. Et qu'est-ce

que les médecins peuvent deviner, en tâtant le pouls, s'ils ne savent que, selon que le

sang change de nature, il peut être raréfié par la chaleur du coeur plus ou moins fort, et

plus ou moins vite qu'auparavant ? Et si on examine comment cette chaleur se

communique aux autres membres, ne faut-il pas avouer que c'est par le moyen du

sang, qui passant par le coeur s'y réchauffe, et se répand de là par tout le corps ? D'où

vient que, si on ôte le sang de quelque partie, on en ôte par même moyen la chaleur;

et encore que le coeur fût aussi ardent qu'un fer embrasé, il ne suffirait pas pour

réchauffer les pieds et les mains tant qu'il fait, s'il n'y envoyait continuellement de

nouveau sang. Puis aussi on connaît de là que le vrai usage de la respiration est

d'apporter assez d'air frais dans le poumon, pour faire que le sang, qui y vient de la

concavité droite du coeur, où il a été raréfié et comme changé en vapeurs, s'y épaississe

et convertisse en sang derechef, avant que de retomber dans la gauche, sans quoi

il ne pourrait être propre à servir de nourriture au feu qui y est. Ce qui se confirme,

parce qu'on voit que les animaux qui n'ont point de poumons n'ont aussi qu'une seule

concavité dans le coeur, et que les enfants, qui n'en peuvent user pendant qu'ils sont

renfermés au ventre de leurs mères, ont une ouverture par où il coule du sang de la

veine cave en la concavité gauche du coeur, et un conduit par où il en vient de la veine

artérieuse en la grande artère, sans passer par le poumon. Puis la coction, comment se

ferait-elle en l'estomac, si le coeur n'y envoyait de la chaleur par les artères, et avec

cela quelques-unes des plus coulantes parties du sang, qui aident à dissoudre les

viandes qu'on y a mises ? Et l'action qui convertit le suc de ces viandes en sang n'estelle

pas aisée à connaître, si on considère qu'il se distille, en passant et repassant par

le coeur, peut-être par plus de cent ou deux cents fois en chaque jour ? Et qu'a-t-on

besoin d'autre chose, pour expliquer la nutrition, et la production des diverses

humeurs qui sont dans le corps, sinon de dire que la force, dont le sang en se raréfiant

passe du coeur vers les extrémités des artères, fait que quelques-unes de ses parties

s'arrêtent entre celles des membres où elles se trouvent, et y prennent la place de

quelques autres qu'elles en chassent; et que, selon la situation, ou la figure, ou la

petitesse des pores qu'elles rencontrent, les unes se vont rendre en certains lieux

plutôt que les autres, en même façon que chacun peut avoir vu divers cribles qui,

étant diversement percés, servent à séparer divers grains les uns des autres ? Et enfin

ce qu'il y a de plus remarquable en tout ceci, c'est la génération des esprits animaux,

qui sont comme un vent très subtil, ou plutôt comme une flamme très pure et très vive

qui, montant continuellement en grande abondance du coeur dans le cerveau, se va

rendre de là par les nerfs dans les muscles, et donne le mouvement à tous les membres;

sans qu'il faille imaginer d'autre cause, qui fasse que les parties du sang qui,

étant les plus agitées et les plus pénétrantes, sont les plus propres à composer ces

esprits, se vont rendre plutôt vers le cerveau que vers ailleurs; sinon que les artères,

qui les y portent, sont celles qui viennent du coeur le plus en ligne droite de toutes, et

que, selon les règles des mécaniques, qui sont les mêmes que celles de la nature,

lorsque plusieurs choses tendent ensemble à se mouvoir vers un même côté, où il n'y

a pas assez de place pour toutes, ainsi que les parties du sang qui sortent de la

René Descartes (1637) Discours de la méthode 33

concavité gauche du coeur tendent vers le cerveau, les plus faibles et moins agitées en

doivent être détournées par les plus fortes, qui par ce moyen s'y vont rendre seules.

J'avais expliqué assez particulièrement toutes ces choses dans le traité que j'avais

eu ci-devant dessein de publier. Et ensuite j'y avais montré quelle doit être la fabrique

des nerfs et des muscles du corps humain, pour faire que les esprits animaux, étant

dedans, aient la force de mouvoir ses membres : ainsi qu'on voit que les têtes, un peu

après être coupées, se remuent encore, et mordent la terre, nonobstant qu'elles ne

soient plus animées; quels changements se doivent faire dans le cerveau, pour causer

la veille, et le sommeil, et les songes; comment la lumière, les sons, les odeurs, les

goûts, la chaleur, et toutes les autres qualités des objets extérieurs y peuvent imprimer

diverses idées par l'entremise des sens; comment la faim, la soif, et les autres passions

intérieures, y peuvent aussi envoyer les leurs; ce qui doit y être pris pour le sens

commun, où ces idées sont reçues; pour la mémoire, qui les conserve; et pour la

fantaisie, qui les peut diversement changer et en composer de nouvelles, et par même

moyen, distribuant les esprits animaux dans les muscles, faire mouvoir les membres

de ce corps en autant de diverses façons, et autant à propos des objets qui se

présentent à ses sens, et des passions intérieures qui sont en lui, que les nôtres se puissent

mouvoir, sans que la volonté les conduise. Ce qui ne semblera nullement étrange

à ceux qui, sachant combien de divers automates, ou machines mouvantes, l'industrie

des hommes peut faire, sans y employer que fort peu de pièces, à comparaison de la

grande multitude des os, des muscles, des nerfs, des artères, des veines, et de toutes

les autres parties qui sont dans le corps de chaque animal, considéreront ce corps

comme une machine, qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement

mieux ordonnée, et a en soi des mouvements plus admirables, qu'aucune de celles qui

peuvent être inventées par les hommes.

Et je m'étais ici particulièrement arrêté à faire voir que, s'il y avait de telles

machines, qui eussent les organes et la figure d'un singe, ou de quelque autre animal

sans raison, nous n'aurions aucun moyen pour reconnaître qu'elles ne seraient pas en

tout de même nature que ces animaux; au lieu que, s'il y en avait qui eussent la

ressemblance de nos corps et imitassent autant nos actions que moralement il serait

possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu'elles ne

seraient point pour cela de vrais hommes. Dont le premier est que jamais elles ne

pourraient user de paroles, ni d'autres signes en les composant, comme nous faisons

pour déclarer aux autres nos pensées. Car on peut bien concevoir qu'une machine soit

tellement faite qu'elle profère des paroles, et même qu'elle en profère quelques-unes à

propos des actions corporelles qui causeront quelque changement en ses organes :

comme, si on la touche en quelque endroit, qu'elle demande ce qu'on lui veut dire; si

en un autre, qu'elle crie qu'on lui fait mal, et choses semblables; mais non pas qu'elle

les arrange diversement, pour répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence,

ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le second est que, bien

qu'elles fissent plusieurs choses aussi bien, ou peut-être mieux qu'aucun de nous, elles

manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait

qu'elles n'agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs

organes. Car, au lieu que la raison est un instrument universel, qui peut servir en toutes

sortes de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition

pour chaque action particulière; d'où vient qu'il est moralement impossible qu'il y en

ait assez de divers en une machine pour la faire agir en toutes les occurrences de la

vie, de même façon que notre raison nous fait agir.

René Descartes (1637) Discours de la méthode 34

Or, par ces deux mêmes moyens, on peut aussi connaître la différence qui est

entre les hommes et les bêtes. Car c'est une chose bien remarquable, qu'il n'y a point

d'hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu'ils ne

soient capables d'arranger ensemble diverses paroles, et d'en composer un discours

par lequel ils fassent entendre leurs pensées; et qu'au contraire, il n'y a point d'autre

animal, tant parlait et tant heureusement né qu'il puisse être, qui fasse le semblable.

Ce qui n'arrive pas de ce qu'ils ont faute d'organes, car on voit que les pies et les,

perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler

ainsi que nous, c'est-à-dire en témoignant qu'ils pensent ce qu'ils disent; au lieu que

les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux

autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d'inventer d'eux-mêmes

quelques signes, par lesquels ils se font entendre à ceux qui, étant ordinairement avec

eux, ont loisir d'apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les

bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu'elles n'en ont point du tout. Car on

voit qu'il n'en faut que fort peu pour savoir parler; et d'autant qu'on remarque de.

l'inégalité entre les animaux d'une même espèce, aussi bien qu'entre les hommes, et

que les uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n'est pas croyable qu'un singe ou

un perroquet, qui serait des plus parfaits de son espèce, n'égalât en cela un enfant des

plus stupides, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau troublé, si leur âme n'était

d'une nature du tout différente de la nôtre. Et on ne doit pas confondre les paroles

avec les mouvements naturels, qui témoignent les passions, et peuvent être imités par

des machines aussi bien que par les animaux; ni penser, comme quelques anciens, que

les bêtes parlent, bien que nous n'entendions pas leur langage : car s'il était vrai,

puisqu'elles ont plusieurs organes qui se rapportent aux nôtres, elles pourraient aussi

bien se faire entendre à nous qu'à leurs semblables. C'est aussi une chose fort remarquable

que, bien qu'il y ait plusieurs animaux qui témoignent plus d'industrie que

nous en quelques-unes de leurs actions, on voit toutefois que les mêmes n'en témoignent

point du tout en beaucoup d'autres : de façon que ce qu'ils font mieux que nous

ne prouve pas qu'ils ont de l'esprit; car, à ce compte, ils en auraient plus qu'aucun de

nous et feraient mieux en toute chose; mais plutôt qu'ils n'en ont point, et que c'est la

Nature qui agit en eux, selon la disposition de leurs organes : ainsi qu'on voit qu'une

horloge, qui n'est composée que de roues et de ressorts, peut compter les heures, et

mesurer le temps, plus justement que nous avec toute notre prudence.

J'avais décrit, après cela, l'âme raisonnable, et fait voir qu'elle ne peut aucunement

être tirée de la puissance de la matière, ainsi que les autres choses dont j'avais parlé,

mais qu'elle doit expressément être créée; et comment il ne suffit pas qu'elle soit

logée dans le corps humain, ainsi qu'un pilote en son navire, sinon peut-être pour

mouvoir ses membres, mais qu'il est besoin qu'elle soit jointe et unie plus étroitement

avec lui pour avoir, outre cela, des sentiments et des appétits semblables aux nôtres,

et ainsi composer un vrai homme. Au reste, je me suis ici un peu étendu sur le sujet

de l'âme, à cause qu'il est des plus importants; car, après l'erreur de ceux qui nient

Dieu, laquelle je pense avoir ci-dessus assez réfutée, il n'y en a point qui éloigne

plutôt les esprits faibles du droit chemin de la vertu, que d'imaginer que l'âme des

bêtes soit de même nature que la nôtre, et que, par conséquent, nous n'avons rien à

craindre, ni à espérer, après cette vie, non plus que les mouches et les fourmis; au lieu

que, lorsqu'on sait combien elles diffèrent, on comprend beaucoup mieux les raisons,

qui prouvent que la nôtre est d'une nature entièrement indépendante du corps et, par

conséquent, qu'elle n'est point sujette à mourir avec lui; puis, d'autant qu'on ne voit

point d'autres causes qui la détruisent, on est naturellement porté à juger de là qu'elle

est immortelle.



Flaubert-BouvardEtPecuchet


Un chien entra, moitié dogue moitié braque, le poil jaune, galeux, la langue pendante.

[...]

— « Toi, mon bonhomme, tu serviras à nos expériences ! »

Quelles expériences ?

On pouvait lui injecter du phosphore, puis l’enfermer dans une cave pour voir s’il rendrait du feu par les naseaux. Mais comment injecter ? Et du reste, on ne leur vendrait pas de phosphore.

Ils songèrent à l’enfermer sous la machine pneumatique, à lui faire respirer des gaz, à lui donner pour breuvage des poisons. Tout cela peut être ne serait pas drôle ? Enfin ils choisirent l’aimantation de l’acier par le contact de la moelle épinière.

Bouvard, refoulant son émotion, tendait sur une assiette des aiguilles à Pécuchet qui les plantait contre les vertèbres. Elles se cassaient, glissaient, tombaient par terre ; il en prenait d’autres, et les enfonçait vivement, au hasard. Le chien rompit ses attaches, passa comme un boulet de canon par les carreaux, traversa la cour, le vestibule et se présenta dans la cuisine.

Germaine poussa des cris en le voyant tout ensanglanté, avec des ficelles autour des pattes.

Ses maîtres qui le poursuivaient entrèrent au même moment. Il fit un bond et disparut.

La vieille servante les apostropha :

— « C’est encore une de vos bêtises, j’en suis sûre ! – Et ma cuisine, elle est propre ! Ça le rendra peut-être enragé ! On en fourre en prison qui ne vous valent pas ! »

Ils regagnèrent le laboratoire, pour éprouver les aiguilles. Pas une n’attira la moindre limaille.

Puis, l’hypothèse de Germaine les inquiéta. Il pouvait avoir la rage, revenir à l’improviste, se précipiter sur eux.

Le lendemain, ils allèrent partout, aux informations – et pendant plusieurs années, ils se détournaient dans la campagne, sitôt qu’apparaissait un chien, ressemblant à celui-là.

Les autres expériences échouèrent. Contrairement aux auteurs, les pigeons qu’ils saignèrent l’estomac plein ou vide, moururent dans le même espace de temps. Des petits chats enfoncés sous l’eau périrent au bout de cinq minutes – et une oie, qu’ils avaient bourrée de garance, offrit des périostes d’une entière blancheur.



Flaubert-BrouillonsBouvardEtPecuchet


Après beaucoup d'incertitudes, ils choisirent une expérience de Prévost : – l'aimentation de l'acier par le contact de la moëlle épinière.

– Tant pis pour le sujet. La science avant tout.

[– Pécuchet dans son ardeur même souhaitait qu'on se livrât sur d/les hommes à des vivisections, comme au temps des Ptolémées & du grand-duc de Toscane ]



Haraucourt-SabotsNoel


LES SABOTS DE NOËL

Nouvelle extraite de La Peur, 1907

Edmond HARAUCOURT

Pour commencer, je vous dirai qui je suis : je suis un cheval de fiacre, mais le don de la parole vient de m’être accordé, pour une fois, et vous allez voir dans quelles circonstances vraiment extraordinaires.

J’étais une bonne bête : on peut m’en croire ; je n’ai jamais menti ; je n’aurais pas pu mentir, puisque je ne parlais pas, et je ne mentirai pas aujourd’hui, puisque le Bon Noël m’a donné la parole pour que je dise la vérité. Il veut que je vous raconte mon aventure, et je la raconterai bien franchement, et j’expliquerai tout sans me mettre en colère. On ne m’a jamais reproché de me mettre en colère. Mon caractère est doux ; je n’ai jamais fait de mal à personne ; j’ai toujours trotté tant que j’ai pu, pour contenter le monde, parce tout va mieux quand le monde est content.

Vous m’avez peut-être vu dans les rues, et peut-être je vous ai traîné dans ma voiture, mais vous n’avez pas fait attention à moi, parce que les voyageurs ne s’occupent pas de nous. J’avais un petit trot bien égal, et j’étais toujours de bonne volonté : j’ai reçu des averses sur mon dos, j’ai marché la nuit et sur le verglas, j’ai eu bien froid pendant des heures, à la station, en hiver, et j’ai eu bien chaud en été. Quand j’étais malade, je marchais quand même, vous pensez bien, mais j’avais du mal à me mettre en route : alors les coups de fouet allaient leur train, et aussi les coups de pied d’homme, dans les jambes ou dans le ventre. Je ne m’en plains pas, puisque c’est la règle, et que l’homme a l’habitude de nous battre quand il est ennuyé dans ses affaires.

Et puis, nous faisons nos remarques, et lorsque je devais être battu, je le savais d’avance, par l’haleine du cocher : quand il respirait avec une odeur forte, après avoir bu chez le marchand, j’étais sûr de recevoir des coups. Je ne les méritais pas, mais je ne me fâchais pas non plus, parce que l’homme est peut-être obligé de battre le cheval quand il a bu colle odeur-là. Je le crois : on m’en a fail goûter, un jour, à la station, pour rire, et ça m’a brûlé tant que je ne me reconnaissais plus ; je sautais comme un petit imbécile, sans savoir pourquoi, et je ruais contre ma voiture, moi qui suis raisonnable. Alors j’ai bien compris qu’on fait le contraire de ce qu’on veut, quand on a avalé cette chose.

À part cela, mes cochers n’étaient pas méchants ; ils me donnaient à boire, à manger ; j’en ai eu qui me caressaient avec la main, ce qui me faisait bien plaisir, et j’en ai eu aussi qui me comprenaient, quand je leur parlais avec mes yeux.

Tout cela est pour dire que je ne me plains de rien. J’ai même connu des jours heureux, au commencement de ma vie, quand je n’étais pas encore attelé à un sapin ; le métier le plus dur m’est venu au moment où j’avais moins de forces : mais il faut sans doute que ce soit ainsi, puisque c’est toujours ainsi.

Je ne peux pas vous dire pendant combien d’hivers et d’étés je fus cheval de fiacre : je ne sais pas compter ; je sais seulement que ça me paraît avoir duré longtemps. Ça durerait encore ; mais l’autre nuit, quand il gelait si fort, j’ai eu la maladresse de glisser, et de tomber, à la sortie du théâtre ; je m’étais cassé un os, contre l’angle du trottoir. J’avais bien mal ; il a fallu me dételer, et on m’a aidé à me remettre debout, à coups de pied dans les flancs, tant qu’on a pu.

On a vu mon os cassé, sous la peau, et on a dit que j’étais bon à abattre ; quand j’ai entendu ça, le cœur m’a manqué, à cause de la mort, qui fait peur ; quand, après ça, on m’a ordonné de marcher, j’étais triste ; car je savais bien où il faudrait aller : mais c’est la règle. Je me suis résigné : quand on ne se résigne pas, on n’empêche rien, et on n’attrape qu’un supplément de coups. J’ai donc essayé de marcher, mais je n’ai pas pu, vraiment, malgré ma bonne volonté, et je suis retombé. Alors, on m’a traîné par la bouche, jusqu’au bord de la chaussée, pour que je ne gêne pas la circulation, vous comprenez, et les pauvres gens avaient bien de la peine à me tirer ; j’ai beau ne pas être gras, je suis lourd tout de même, et plus que je ne croyais ; je l’ai appris pendant que je râpais le pavé avec mes côtes, et que tout mon poids était pendu à ma mâchoire : j’ai même eu Ia langue toute déchirée, mais, c’est bien de ma faute, parce que, dans la douleur, je n’avais pas eu soin de la garer, et elle était prise dans le mors.

Après ça, j’ai attendu, par terre : il y avait beaucoup de monde, autour de moi, et j’étouffais un peu ; les uns me plaignaient, les autres s’amusaient, et c’était une espèce de petite fête où des grandes personnes poussaient des petits cris, à cause de l’habitude que les hommes ont de chatouiller les femmes sitôt qu’on est un peu serré.

À la fin, on a amené une charrette, et on m’a hissé dessus. J’ai dit adieu à ma pauvre vieille voiture, que je laissais là, et que je ne reverrais plus. On s’est mis en route ; un camarade me traînait, la tête basse, en réfléchissant, et il me faisait envie, et moi aussi je réfléchissais, et je me rappelais, et je suis arrivé à la maison où on meurt.

*

* *

Je l’ai reconnue tout de suite : le sang et la mort ont une odeur que nous connaissons bien, nous autres bêtes, même quand nous ne l’avons jamais sentie, et je pense que les hommes, malgré leur intelligence, n’ont pas le sens de cette odeur épouvantable, car on les voit se promener tranquilles au milieu d’elle, tandis qu’elle nous affole jusqu’à nous rendre stupides.

Dans la grande cour où j’entrais, je fus accueilli par des hommes dont le tablier était ensanglanté, et ils déclarèrent que j’allais d’abord servir à des expériences. J’en fus bien satisfait, parce que je ne demande qu’à servir, mais surtout parce que ma mort allait se trouver retardée : ce serait autant de gagné, et les expériences pouvaient durer longtemps. Assurément, j’aurais mieux aimé achever ma courte existence dans un endroit moins lugubre ; mais les chevaux n’ont jamais le choix.

On m’amena tout contre la maison, et quand on m’eut retiré de la charrette, on noua mon licol à un anneau du mur, entre la porte et la fenêtre. Au-dessus de la porte, des mots étaient écrits, en grosses lettres d’enseigne :

LABORATOIRE DE VIVISECTION

L’appui de la fenêtre se trouvait juste à hauteur de ma tête,que j’y reposai, car j’étais bien las. J’apercevais l’intérieur de la salle. Je vis mal, d’abord, puis, je vis mieux : c’était comme une grande boucherie, avec une table de pierre tout au long du mur, et d’autres tables au milieu de la chambre, et, sur toutes ces tables, un étalage de cadavres, que les hommes appellent viandes, et qu’ils achètent pour en manger.

Je détournai la tête, car les boucheries m’ont toujours causé une espèce d’épouvante, et aussi de répugnance, à l’idée d’un animal vivant qui peut mettre dans sa bouche et garder au fond de lui, en les promenant partout, des morceaux d’un animal mort.

Je regardais ailleurs, espérant qu’on viendrait bientôt me retirer de là, et j’avais froid, car il gelait fort.

Enfin, au bout d’un temps, on se souvint de moi, et je fus bien content lorsqu’on me détacha. À ma grande surprise, on m’introduisit dans la chambre : jamais de ma vie, je n’étais entré dans une chambre.

Dès le seuil, l’odeur de mort me repoussa très fort, et, malgré moi, je tirai sur mon licol ; mais aussitôt j’obéis, car j’obéis toujours, sachant que ce qui est doit être comme c’est, et non pas autrement.

Alors, on m’attela à une voiture bien étrange, qui n’avait pas de roues, et qui était faite de grandes poutres et dont les brancards ne se trouvaient pas au-devant de la voiture, mais au milieu même ; on me passa des sangles sous le poitrail, on m’attacha de court les quatre pieds, sans doute pour m’empêcher de ruer, et cela me semblait bien inutile, car jamais je ne rue ; mais je ne pouvais pas le dire, et mes nouveaux maîtres n’en savaient rien. Ensuite, je sentis qu’on m’enlevait de terre, et j’étais suspendu, tiré en bas par les courroies de mes pieds, ce qui faisait bien mal à mon os cassé ; mais je ne pouvais pas le dire, et on n’en savait rien.

Je restai dans cette posture bien longtemps, et on ne s’occupait plus de moi, car un jeune homme venait d’arriver, et il semblait étranger à la maison, et les autres lui montraient tout, en lui expliquant les choses. Ils s’arrêtaient devant les viandes, et moi je les suivais des yeux, pour m’occuper, afin de sentir moins la douleur de ma blessure.

Les bêtes mortes étaient bien plus nombreuses que je n’avais cru, et de toutes espèces : il y avait des lapins, des cochons d’Inde, des chats, des oiseaux, des grenouilles, surtout des chiens. Tous étaient attachés, montrant leurs intérieurs par d’affreuses ouvertures, mais ils avaient encore leur peau. Tout à coup, je vis…

Une viande était vivante !

On venait de la détacher, et c’était un animal tout rouge, qui n’avait plus de peau sur le corps, lui, et qui se dressa sur ses quatre pattes, et qui se mit à marcher, en tournant la tête, de droite et de gauche, avec l’air de chercher un endroit pour s’y cacher, et qui se mit à aboyer : alors, je reconnus que c’était un chien. Il aboyait bien plaintivement ; les hommes se tenaient en cercle autour de lui, et l’examinaient en réfléchissant, tandis qu’un jeune monsieur, plus gai que ses camarades, riait beaucoup en regardant le chien. Le chien aussi les regardait avec un œil tout triste et peureux ; il s’en alla vers un coin, et on le laissa faire, mais il ne put se coucher, étant à vif ; alors, il resta debout sur ses pattes qui tremblaient, et il léchait son corps rouge : c’était si affreux, que je croyais avoir sa peau en place de la mienne, et sentir ses coups de langue, et j’en oubliais le mal de mon os cassé.

Mais les bouchers ne s’occupaient plus de lui ; en se promenant de table en table, ils examinaient les autres bêtes ligotées, les expliquaient à l’étranger, et les touchaient avec des outils brillants.

Alors, je m’aperçus que presque toutes ces viandes étaient vivantes, elles aussi : une d’elles miaula épouvantablement, dès qu’on se mit à la fouiller avec les outils.

Un jeune homme disait :

— Moi, c’est toujours sur des chats que j’étudie les réflexes de la douleur : le chat jouit d’un système nerveux plus vibrant, et très subtil.

L’étranger demanda :

— On n’insensibilise donc plus les sujets ?

— Es-tu fou ? Il faut des nerfs vivants pour étudier la vie ; la chair que tu endors ne peut pas te répondre. J’accepte le curare qui est commode pour immobiliser la bête, et qui en fait un morceau de bois, mais de bois sensible, merveilleusement sensible et peut-être même exaspéré, quoique immobile et facile à ciseler.

— Vous employez beaucoup les chiens ?

— Non : quatre à cinq mille par an.

Ils continuèrent leur promenade, en fumant leurs cigarettes, et on fit admirer au visiteur un caniche qui se vidait depuis des semaines, par un robinet, et un grand nombre d’inventions, d’instruments, un appareil pour bouillir les lapins vivants, un autre pour les cuire à sec, en entier ou en partie, plus ou moins fort, plus ou moins vite, et sans les perdre de vue, et en comptant tout ce qui peut être compté.

Quand ils arrivèrent devant moi, je tirai sur mes sangles, malgré toute ma raison, pour essayer de fuir. Mais ils me caressèrent gentiment de la main. Ensuite, ils déclarèrent qu’il fallait se mettre à la besogne, parce que Noël était ce soir, et qu’on ne travaillerait pas le lendemain.

Alors, ils discutèrent pour décider ce qu’on me ferait, et se partager mon corps.

Un qui était chef dit que, pour bien profiter de moi, il fallait commencer par les parties les moins vitales. Ils allèrent prendre leurs outils.

On vérifia mes courroies. Ils se mirent sept après moi, assis sur des tabourets, ou montés sur des tréteaux, et ils commencèrent presque tous en même temps.

Deux, en avant, me coupaient les jarrets, et, après avoir coupé, ils bridaient.

Un autre assura qu’il se contenterait de me disséquer les muscles de la queue, et il le fit.

Le quatrième me tailladait les lèvres et me pelait une oreille, pendant que le cinquième, en arrière, m’enlevait le sabot du pied gauche ; mais il s’était trompé dans son travail et il passa au pied droit.

Les deux derniers m’ouvrirent la jambe pour aller voir, au fond, mon os cassé, et le rabouter en enfonçant leurs mains dans moi.

Je ne peux pas dire comme ils me faisaient mal, tous ensemble. J’avais beau me raidir, ils ne comprenaient pas. De tout mon cœur je les suppliais : « Pardon... Pitié... Pardon... Tuez-moi vite ! » Mais ils n’entendaient rien, puisque les chevaux ne parlent pas. Bien sûr, ils ne se doutaient guère de mon supplice, et ils agissaient sans méchanceté, et ils n’étaient pas en colère, car ils causaient entre eux, pendant qu’ils me faisaient tant souffrir.

Je saignais de partout, quand ils sont partis pour déjeuner.

J’espérais bien être mort, à leur retour, mais je vivais encore, quand ils reparurent ; ils n’étaient plus que trois.

Ils se remirent à l’ouvrage : deux m’ont scié l’os de la tête, en rond ; ils l’ont enlevé comme un couvercle, et posé devant moi : tout ce que j’avais enduré jusqu’alors, ce n’était rien auprès de ce que j’ai souffert quand on m’a enfoncé des aiguilles et des pinces dans le profond de la tête ; ils tiraillaient tout, ils déchiquetaient, ils broyaient ou tordaient, annonçant ce qu’ils allaient faire et nommant des parties de moi qui, toutes, avaient leur nom, et ils liaient des artères avec des ficelles, ils tranchaient des nerfs avec des lames, ils touchaient avec de l’électricité, ils brûlaient avec du fer rouge, ils me cousaient, et ma douleur s’en allait dans tout mon corps, et c’était si atroce que je ne faisais plus attention au jeune homme accroupi qui coupait mes deux derniers sabots, en fumant sa pipe.

Dieu des hommes, quelle torture ! Et longue, longue, et qui ne pouvait pas finir ! Ce qui m’est arrivé ensuite, je ne le sais plus : à force de souffrir, je ne sentais plus rien.

Je crois que j’ai été mort une fois, et je crois que ces messieurs m’ont ressuscité : ils me soufflaient du vent dans la gorge, avec un tube, et ils criaient :

— Bravo ! Ça marche ! Nous le ranimerons !

Ils se réjouissaient de me voir revivre, ce qui prouve qu’ils ne sont pas méchants. Mais moi, je ne demandais qu’à rester mort, et je l’aurais bien dit, si j’avais pu.

Ils étaient si heureux de m’avoir remis vivant, qu’ils gambadaient autour de moi en chantant : « Resurrexit... xit... xit !... »

Puis, ils détendirent mes courroies, pour me descendre jusqu’au sol et voir comment je me tiendrais debout sur mes quatre moignons, et ils me criaient gentiment :

— Hue, cocotte !

J’essayai de remuer les jambes par obéissance ; mais mes jambes ne savaient plus bouger. Je m’écroulais, et il fallut me retenir en l’air, avec les courroies.

Alors, un des jeunes messieurs déclara qu’on avait assez travaillé, et que la nuit approchait, et il proposa de partir, et ils parlèrent du Réveillon. Alors, celui qui riait souvent ramassa mes quatre sabots et les rangea devant le poêle, en disant qu’il les préparait pour le Père Noël, et ses amis se montrèrent bien contents de ce qu’il disait là, si contents qu’ils riaient sans pouvoir s’arrêter.

Alors, ils se lavèrent et ils partirent, et nous restions là, toutes les bêtes dans la nuit. On les entendait respirer doucement. La neige tombait dehors. Personne ne me touchait plus, et toutes les souffrances de ma journée continuaient ensemble, avec tant de force que j’ai recommencé à mourir.

Au milieu de la nuit, j’ai ressuscité encore ; les autres viandes respiraient toujours, et quelque chose faisait du bruit dans le poêle éteint ; pourtant, je ne voyais là que mes quatre sabots

Tout à coup, un homme vieux qui avait une grande barbe blanche, avec des jouets entre les bras, sortit du poêle : il regarda longtemps mes quatre sabots, puis il me regarda, et il nous regardait tous, et de nouveau il regardait mes pauvres sabots qui avaient tant marché, et il secouait la tête d’un air triste.

Alors, je reconnus le Bon Noël, et il médit :

— J’ai vu des sabots, et je suis venu, mais je ne serai pas venu en vain, quoiqu’on ait voulu me tromper. Oui, je te laisserai un cadeau, brave cheval : je te fais don de la parole, et, avant de mourir, tu raconteras ton histoire, afin que la vérité soit dite aux hommes par une bête. »

*

* *

Les révélations ci-dessus, publiées dans un journal à grand tirage, et aussitôt traduites en plusieurs langues, émurent l’opinion publique : dès lors, la nécessité s’imposa de vérifier autant que possible l’authenticité de ce récit. Interroger le cheval, il n’y fallait plus songer, car le pauvre animal, après les supplices multiples de sa vivisection, avait apparemment trouvé dans la mort une délivrance et un repos bien mérités. Une seule personne pouvait être utilement questionnée, le Bonhomme Noël.

Mais il est malaisé de joindre le célèbre vieillard. Après maintes démarches, dont l’inutilité se faisait décourageante, force nous fut de recourir aux procédés récemment découverts pour obtenir la matérialisation des spectres. L’effet fut immédiat ; dès notre premier appel, aux abords de minuit, le Bonhomme Noël se condensa et fut visible devant la cheminée, fantôme bienveillant et mélancolique.

Je ne l’avais pas revu depuis mon enfance ; il portait toujours sa barbe aussi blanche, aussi longue, mais il me parut notablement changé, non pas qu’une quarantaine d’années, s’ajoutant à des siècles, l’eussent en réalité vieilli autant que moi-même, mais plutôt parce que le sentiment d’un prestige qui diminue l’avait atteint dans son moral ; il se montra tour à tour languissant et nerveux, et récriminateur. Une telle attitude n’est point rare chez les personnages qui furent jadis honorés du crédit populaire, et que ce crédit abandonne ; quand le public cesse de croire en eux, leur déchéance les affecte, et je ne pouvais m’étonner beaucoup si l’excellent fantôme, sous la menace de sa fin prochaine, participait de la règle commune.

Pour ne le point chagriner davantage, je lui parlai avec une extrême déférence :

— Le charmant souvenir que je garde de vos munificences passées, si lointaines qu’elles soient, m’incite à implorer encore votre bonté bien connue. Vous êtes le Bonhomme Noël ?

— Oui.

— Vous avez réellement, il y a quelques jours, accordé la parole à un cheval de fiacre ?

— Oui.

— Consentiriez-vous à nous dire quel fut votre dessein ?

— D’abolir un mal, en le révélant ! Je m’adresse aux hommes, puisque les enfants ne daignent plus croire en moi ; d’ici peu, je n’existerai plus que comme un mythe d’autrefois : avant de disparaître, je veux rendre un service.

— Ce sentiment, qui vous honore, est digne de vous ; néanmoins, vous fîtes tort à la Science, en la discréditant.

— La Science ! Avons-nous parlé d’elle ? Nous parlons des jeux innomables et monstrueux, qui n’ont de commun avec elle qu’une étiquette de mensonge !

— On vous reproche cependant d’avoir, par des révélations intempestives, entravé le labeur de ceux qui cherchent la vérité, et dont le valeureux effort travaille à l’adoucissement des misères humaines.

— Je vénère tout labeur, j’exècre tout abus ! Or, entre les abus qui déshonorent le monde et qui souillent la terre, nul ne m’apparaît plus odieux que celui de la force torturant la faiblesse, et la torturant à plaisir !

— Des savants honorables, dont la parole ne saurait être révoquée en doute, affirment cependant que rien de tel ne se passe en leurs établissements ; que les travaux exécutés par eux se limitent aux strictes nécessités de leur tâche, et que toutes mesures sont prises pour insensibiliser les sujets.

— Qu’ils parlent pour eux, et parlent d’eux, ils diront vrai, mais qu’ils ne parlent pas des autres et ne répondent de personne ! Certes, j’ai vu des héros, et même j’ai vu des saints, vouer magnifiquement leur vie ou leur santé à la recherche des secrets que la Nature cache aux hommes, et leur rêve d’amoindrir la misère humaine, en tant que rêve, est auguste entre tous. Mais est-ce à dire, parce que ceux-là existent, que les autres n’existent pas ? Est-ce à dire, parce que leur ambition est généreuse, que la parodie de leurs gestes ne soit pas vaine et criminelle ?

— J’entends bien, mais, souffrez que je vous le dise en toute sincérité, on vous trouve blâmable d’avoir toléré, d’avoir voulu qu’un simple cheval de fiacre, ignorant et même ignare en la matière, poussât la présomption jusqu’à parler publiquement de choses qu’il ne connaît point.

— De ses douleurs ? Il les connaît !

— On vous reproche d’avoir, en la circonstance, manqué de réserve, dramatisé hors de propos et même, comment dirai-je ?... usé de précipitation, de candeur, en croyant, en donnant à croire des choses qui ne sont pas.

— Elles sont !

— Il ne suffit point d’affirmer, il faudrait prouver.

— Dites simplement qu’il faudrait regarder ! Entrez, comme moi, par la cheminée ou par la porte, dans une école vétérinaire, et vous y verrez le trépan, la trachéotomie, la pose des sétons, vingt autres opérations qui pourraient et devaient être étudiées sur l’animal mort, mais qu’on étudie sur le vivant.

— Je répète qu’on vous oppose un démenti formel, et que vous ne sauriez nous convaincre si vous ne précisez, car on vous met au défi de le pouvoir faire.

— Au défi ?

Le vieillard sursauta, et, fouillant ses poches, il en tira des paperasses qu’il se mit à feuilleter fébrilement. Il répétait :

— Au défi ?... Au défi ?...

— L’histoire de ce cheval serait pure fantaisie d’imagination.

— Lisez, Monsieur, lisez ce procès-verbal : « Une jument alezane... Les reins ouverts, la peau déchirée, labourée au fer rouge, traversée par des douzaines de sétons, les tendons arrachés, les yeux crevés... Au milieu des rires... Debout sur ses pieds saignants pour montrer aux spectateurs présents, occupés à lacérer sept autres chevaux, tout ce que la dextérité des hommes peut produire sans amener la mort. »

— Le chien écorché, fantaisie d’imagination ?

— Fantaisie, oui, certes, et d’imagination, oui, certes, car il fallait l’une et l’autre pour inventer de faire celte expérience du professeur X... et du docteur Y.., qui la font et qui la rapportent. Quant à celle du docteur Z..., elle consiste à trépaner d’abord le crâne des chiens pour leur enfoncer ensuite des fers rouges dans le cerveau. Mais tel chien hurlait sans répit, ce qui ne prouvera point qu’il fût insensibilisé, et l’opérateur se désole : « Nous essayâmes de le faire tenir tranquille en le battant, mais il cria encore plus fort ; il ne comprenait pas la leçon : il était incorrigible. » Remarquez, Monsieur, que je n’invente pas : je cite, je lis !

— Les bêtes bouillies ?

— Le texte nous dit : « Bouillies dans leur propre sang », et il nous fait savoir que leur température s’élève à 112°. Nous en avons d’autres, au contraire, que l’on plonge dans l’eau en ébullition pour les écorcher vives, afin de savoir pendant combien de jours elles pourront vivre ainsi. Nous possédons également le chien enduit de térébenthine, allumé, puis éteint, et mis en surveillance ; nous avons celui qu’on gave de cailloux, et d’autres que je passe, car, du premier coup d’œil, vous avez perçu, comme moi, le haut intérêt que ces expériences présentent pour l’enrichissement du savoir médical. Je ne le conteste pas, Monsieur, et je ne veux point aborder cette question, où mon incompétence est aussi notoire que celle du cheval. Mais vous me concéderez à votre tour que, pour être légitimement autorisé à de telles entreprises, il siérait tout au moins d’avoir fait preuve d’aptitudes spéciales, et que ces enquêtes dans la vie et dans la douleur ne sauraient être librement ouvertes à l’ingéniosité de chacun.

— Les savants seuls…

— C’est faux ! Et, pour la seconde fois, je vous affirme que ces libres investigations sont l’aventure courante des écoles vétérinaires, où j’ai vu l’inutile s’agrémenter d’atroce ! Ajouterai-je, que dans telle Faculté de province, dont je pourrais dire le nom, des chiens sont éduqués par les étudiants à prendre les chats sans les tuer, et à les rapporter pour un service d’expérimentations en chambre ? C’est la mode, Monsieur. Ils étudient, ces jeunes gens ! Ils ont du zèle, et ils ont pleine latitude ; ils entrent dans le monde, et l’exercice d’un privilège, nouveau pour eux, est une tentation charmante. Or, réfléchissez à ceci, Monsieur, que l’étudiant ne s’avise point, à l’ordinaire, de reviser les expériences de ses maîtres, et qu’il n’a ni la coutume, ni le loisir de vérifier, intégralement et par lui-même, le bien-fondé des notions sans nombre que la Science lui apporte ; en botanique, en chimie, en physique, en thérapeutique, il accepte ; en physiologie, il contrôle ! Quand on lui enseigne que tel remède est bon contre tel mal, il croit, mais quand on lui affirme que tel nerf réagit en telle douleur, il doute, ou du moins il expérimente, pour voir ! Des études anatomiques auxquelles il peut s’adonner sur le cadavre, il les essaie sur la bête vivante, parfois, et pour changer ! Des opérations que le chirurgien ne fera pas sur l’homme et que le vétérinaire n’aura jamais lieu de tenter sur le cheval, comme la résection du sabot, on s’y exerce encore sur ranimai vivant. Pourquoi ? Pour habituer le néophyte au spectacle de la douleur, et l’aguerrir ! Car on l’a employé, cet argument, et quelques-uns ont osé soutenir que l’éducation médicale comporte des exercices d’endurcissement professionnel ! Eh là ! Monsieur ! c’est un blasphème ! Le médecin s’en va par le monde comme un apôtre de pitié ; sa mission véritable, si elle n’est pas toujours de guérir, est au moins de réconforter, et comment réconfortera-t-il ceux qui souffrent, s’il a tué d’abord la pitié dans son cœur ?

— Cette théorie de l’endurcissement…

— Est soutenue ! Je peux vous citer les textes qui la prêchent, et même les textes où des monomanes prônent la volupté du « bon vivisecteur ».

— Laissez-moi croire que nos étudiants accordent peu de crédit à ces paradoxes sadiques.

— Légion, ceux qui les réprouvent ! Légion plus nombreuse encore, ceux qui s’abstiennent de les mettre en pratique ! J’en sais même qui tiennent pour stériles et barbares les six leçons de physiologie que le programme leur impose. Mais là non plus je n’ai point compétence, et je ne juge pas.

— Vous faites sagement,

— Je constate, et c’est déjà trop ! Je constate et je signale. Une tolérance existe : est-il bon qu’elle dure ? Des faits, qu’on vous a racontés de ma part, existent, licites et quotidiens ; est-il convenable qu’ils cessent ? Décidez.

— De ce que ces pratiques fussent abolies, l’enseignement n’aurait-il pas à souffrir ?

— L’Angleterre et les États-Unis ont pu les interdire sans déchoir scientifiquement.

— Vous concluez ?

— Par un conseil, à savoir qu’il faut bien prendre garde et ne pas tenter l’homme. L’homme n’est pas foncièrement pervers, je le confesse et je l’atteste, mais n’imaginez pas non plus que la civilisation ait expulsé de lui tous les instincts cruels ; les instincts ressuscitent, quand on les provoque à renaître ! Ne les provoquez pas en leur offrant pâture, et souvenez-vous que si l’homme est supérieur aux bêtes, par son âme, cette âme dont vous vous targuez ne possède que deux noblesses, l’intelligence, concédée à quelques uns, et la pitié, nécessaire à tous !

Sur ces mots, le fantôme se désagrégea en fumée, et mes instances ne purent lui rendre corps ; il partit par la cheminée.

FIN



Janin-ScenesViePrivee


LE PREMIER

FEUILLETON

DE PISTOLET.

Mon cher maître,

Vous devez être inquiet, surtout par ce temps de grandes chaleurs, quand toutes les murailles sont chargées de cris de mort, de m’avoir vu sortir hier au soir sans muselière, sans collier et sans vous. Véritablement, je serais tout à fait un ingrat, si je n’avais pas été poussé hors de la maison par ce je ne sais quoi d’irrésistible et de tout-puissant dont vous parlez si souvent dans vos conversation littéraires Rappelez-vous d’ailleurs que le jour de mon escapade vous avez été passablement ennuyeux les uns et les autres, à propos d’art, de poésie, d’unité, de Boileau, d’Aristote et de M. Victor Hugo.

J’avais beau vous écouter en bâillant et japper le plus gentiment du monde, comme si j’eusse entendu quelqu’un venir à la porte, je n’ai pas été assez heureux pour vous distraire, vous et Messieurs vos amis, un seul instant de cette savante et ennuyeuse dissertation. Je n’ai pu obtenir ni caresse, ni un coup d’œil ; j’ai même été rudoyé assez violemment lorsque j’ai sauté sur vos genoux, à l’instant même où vous disiez que Lucrèce Borgia, Marie Tudor, le Roi s’amuse et Ruy Blas ressemblaient aux aboiements d’un poëte enroué. Bref, vous étiez très-désagréable ce soir-là : moi, au contraire, j’étais très-éveillé. Vous vouliez rester au logis, j’avais grande envie de courir les aventures. Ma foi, j’ai pris mon parti bien vite ; et comme j’avais trouvé sur votre table une belle loge d’avant-scène pour le théâtre des Animaux savants, je me rendis en toute hâte dans cette magnifique enceinte, toute resplendissante de l’éclat des lustres, et dans laquelle on n’attendait plus que vous et moi.

Je ne vous décrirai pas, mon cher maître, toutes les magnificences de cette assemblée, d’abord parce que je suis un écrivain novice, et ensuite parce que la description est le meilleur de votre gagne-pain. Que deviendriez-vous, en effet, sans la description ? Comment remplir votre tâche de chaque jour, si vous n’aviez pas sous la main les festons et les astragales de l’art dramatique, et que je serais un malheureux ingrat de venir m’emparer de vos domaines ! Et d’ailleurs, à quoi vous servirait, à vous qui vivez de l’analyse, la plus splendide analyse ? Vous avez une de ces imaginations savantes, c’est-à-dire blasées, qui ne racontent jamais mieux que ce quelles n’ont pas vu.

J’arrive donc au théâtre, à pied, car le temps était beau, la rue était propre, le boulevard était tout rempli des plus charmantes promeneuses qui s’en allaient le nez au vent. Le Bouledogue de la porte s’inclina à mon aspect ! La loge s’ouvre avec un empressement plein de respect. Je m’étends nonchalamment dans un fauteuil, la patte droite appuyée sur le velours de la loge, les deux jambes étendues sur un second fauteuil, et dans l’attitude que vous prenez vous-même lorsque vous vous dites tout bas : « Bon ! nous allons en avoir pour cinq heures d’horloge… cinq longs actes ! » Et alors vous froncez le sourcil comme jamais ne l’a froncé un Chien bien élevé.

Pour moi, vous dirai-je toute la vérité, mon cher maître ? cela ne me déplaisait pas de voir les manants des galeries et du parterre pressés, entassés, étouffés, écrasés dans un espace étroit, pendant que moi je me prélassais entre trois murailles tapissées de soie.

J’étais à peine assis depuis dix minutes, lorsque tout à coup l’orchestre fut envahi par les musiciens. Ces musiciens étaient les plus lourdauds personnages qui se puissent voir : des Mulets étiques, des Baudets sur le retour, des Oies sauvages, des Dindons gloussant tous les hurlements de la forêt, de l’écurie et de la basse-cour.

On m’a dit que c’était l’usage de mettre à l’orchestre des théâtres dramatiques le rebut des voix et des instruments. Plus le drame est beau, plus l’orchestre est triste à entendre. Le suprême bon ton des dramaturges de génie, c’est de supprimer tout à fait les musiciens, et alors ces messieurs s’en vont tout joyeux en bénissant Hernani, Charles VII, Caligula et leur bonne étoile ; mais, Dieu merci ! ce congé ne leur est pas accordé tous les jours.

La symphonie commença. Cela doit ressembler beaucoup à ces symphonies fantastiques dont vous parlez avec enthousiasme tous les hivers. Quand chacun eut gloussé sa petite partie tout en sommeillant, la toile se leva, et alors commença pour moi, pauvre feuilletonniste novice, un drame étrange et solennel.

Figurez-vous, mon maître, que les paroles de ce drame avaient été composées tout exprès pour la circonstance, par un grand Lévrier à poil frisé, moitié Lévrier et moitié Bouledogue, moitié anglais et moitié allemand, qui a la prétention d’entrer à l’institut des Chiens français avant huit jours.

Ce grand poëte dramatique, qui a nom Fanor, compose ses drames d’une façon qui m’a paru très-simple et très-commode. Il s’en va d’abord chez le Carlin de M. Scribe lui demander un sujet de drame. Quand il a son sujet de drame, il s’en va chez le Caniche de M. Bayard pour se le faire écrire. Quand le drame est écrit, il le fait appuyer au parterre par les six Dogues dévorants de M.***, affreux Molosses sans oreilles et sans queue, tout griffes et tout dents, devant lesquels chaque spectateur baisse le museau, quoi qu’il en ait : si bien que tout le mérite du susdit Fanor consiste à accoupler deux imaginations qui ne sont pas les siennes, et à mettre son nom au chef-d’œuvre qu’il n’a pas écrit. Du reste, c’est un Animal actif, habile, bien peigné, à poil frisé sur le cou, à poil ras sur le dos, qui donne la patte à merveille, qui saute pour le roi et pour la reine, qui a des os à ronger pour toutes les fouines de théâtre, et qui règne en despote sur les étourneaux de la publicité.

Donc le drame commença. C’était, disait-on, un drame nouveau.

Je vous fais grâce des premières scènes. C’est toujours la même façon de faire expliquer par des suivantes et par des confidents toutes les passions, toutes les douleurs, tous les crimes, toutes les vertus, toutes les ambitions de leurs maîtres. On a beau dire que le susdit Fanor est un poëte novateur, il n’a encore rien imaginé de mieux, pour l’exposition de ses drames, que l’exposition de nos maîtres les Dogues primitifs, les Chiens de berger classiques, les Épagneuls à long poil.

sans cadre

Voyez-vous, mon maître, on a eu grand tort d’ôter à nos poëtes la muselière classique : tout le malheur de la poésie du chenil, c’est l’absence de muselière. Les anciens poëtes, grâce à leur muselière, vivaient loin de la foule, loin des passions mauvaises, loin des colères soudaines. On ne les voyait pas, comme ceux d’aujourd’hui, fourrez insolemment leur nez souillé dans toutes les immondices des carrefours. Muselés, ils étaient les bienvenus partout, dans le palais, dans le salon, sur les genoux des belles dames ; muselés, ils étaient à l’abri de la rage, cette inexplicable maladie sans remède, et à l’abri de la boulette municipale ; muselés, ils restaient chastes, purs, bien élevés, élégants, corrects, fidèles, tout ce que doit être un poëte. Aujourd’hui, voyez ce qui arrive ; voyez à quels excès les pousse la liberté nouvelle ! à quels hurlements affreux ! à quelles révolutions dangereuses ! à quelles maladies cutanée ! surtout à quelles innovations impuissantes ! Et que vous avez bien raison de dire souvent, mon cher maître, que ces prétendus novateurs ne sont que de vils plagiaires, et qu’ils seraient bien embarrassés de rien inventer si on ne l’avait pas fait avant eux !

Cependant, peu à peu, l’action dramatique allait en s’élargissant, comme on dit aujourd’hui. Quand les Carlins à la suite eurent bien expliqué les affaires les plus secrètes de leurs maîtres, leurs sentiments les plus intimes, les maîtres vinrent, à leur tour pour nous donner la paraphrase et le hoquet de leurs passions. Oh ! si vous saviez combien ce sont là d’odieux personnages ! Dans le théâtre des Chiens savants, les comédiens sont presque aussi ridicules que les auteurs. Figurez-vous de vieux Renards qui n’ont plus de dents et plus de queues, de vieux Loups endormis qui regardent tout sans rien comprendre, des Ours épais et mal léchés qui dansent comme les autres marchent, des Belettes au museau effilé, à l’œil éraillé, à la patte gantée, mais sèche et maigre, même sous le gant qui la recouvre. Tout cela compose un personnel de vieux comédiens qui ont passé, sans trop s’en inquiéter et sans en rien garder pour eux, à travers tous les crimes, toutes les vengeances, toutes les passions, tous les amours. Oh ! les abominables créatures, vues du théâtre ! et pourtant on ajoute que, hors du théâtre, ces Animaux-la sont encore plus laids. Ils sont toujours tout prêts à se déchirer, non pas seulement pour un gigot de mouton ou pour un morceau de cheval, mais pour un bon mot, pour un couplet de plus ou de moins que le grand poëte Fanor aura ajouté ou retranché à leur rôle. Mais j’oublie que, comme vous le dites souvent, la vie publique devrait être murée : donc je reviens à mon analyse par un détour.

sans cadre

Autant que j’ai pu comprendre ce drame, car il est écrit dans un jappement néo-chrétien qui ressemble plus à l’allemand anglaisé qu’au français, il s’agissait, et ceci est le comble de l’abomination, de nous raconter les malheurs de la reine Zémire et de son amant Azor. Vous ne sauriez croire, mon maître, quelles singulières inventions ont été entassées dans ce drame. Figurez-vous que la belle Zémire appartient tout simplement à la reine d’Espagne. Elle porte un collier de perles, elle passe sa vie dans le giron soyeux de sa royale maîtresse, elle mange dans sa main, elle boit dans son verre, elle est traînée par six chevaux fringants, elle la suit à la messe, à l’opéra ; en un mot, Zémire, petite-fille de Fox, arrière-petite-fille de Max, et qui compte parmi ses aïeux l’illustre, le célèbre, le royal César, Zémire est, après la reine d’Espagne, la seconde reine de l’Escurial.

Mais, d’autre part, dans les arrière-cuisines du château, tout à côté des éviers et des eaux grasses, parmi les plus affreux marmitons et dans la roue du tournebroche, un Animal tout pelé, tout galeux, bon enfant, du reste, nommé Azor, fait tourner la broche de la reine en pensant tout bas à Zémire. Il chante :

Belle Zémire, à vous, blanche comme l’hermine

Ô mon bel ange à l’œil si doux !

Quand donc à la fin prendrez-vous

En pitié mon amour, au fond de la cuisine ?

Vous dormez tout le jour aux pieds de notre reine,

Et moi, vil marmiton,

Je tourne tout le jour dans ma noire prison.

Zémire, oh ! tirez-moi de peine !

laissez tomber, Madame, un regard favorable,

Sur mon respect, sur mon amour

Ainsi l’astre à la fleur du soir est secourable

Du haut de l’éternel séjour.

Je vous assure, maître, que ces vers improvisés à la lueur de la pâle clarté du suif, furent trouvés admirables. Les amis du poëte se récrièrent que cela était tout parfumé de passion. En vain, les linguistes, les Roquets, les Griffons, les Serpents Boas et non Boas, voulurent critiquer la coupe de ces vers, et ces rimes féminines heurtant des rimes féminines, et ces mots : cuisine, marmiton, accolés aux fleurs, à lustre, à l’éternel séjour, comme choses tout à fait dissemblables, il y eut clameur de haro sur ces malintentionnés, et même j’ai vu le moment où ils allaient être jetés à la porte à l’aide de Martin Bâton, sous-chef de claque du théâtre. Dites seulement à un musicien du Jardin des Plantes de mettre ces petits vers en musique, et faites-les chanter par la Girafe, vous m’en direz de bonnes nouvelles,

Du haut de l’éternel séjour.

Quand il eut bien chanté ces petits vers aux étoiles, au ciel bleu, à la brise du soir, à toutes les petites fleurs qui agitent leur tête mignonne dans la verdure des prairies, notre amoureux revient à ses jappements de chaque jour, en prose : « Zémire, Zémire, viens, dit-il ; viens, mon âme ; viens, mon étoile. Oh ! que je voudrais tant seulement baiser de la poussière de tes pas, si tu faisais de la poussière en marchant ! » Ainsi pense le jeune Azor. Mais tout à coup, au milieu de son délire, arrive le marmiton qui lui jette de la cendre brûlante dans les yeux pour lui faire tourner la broche un peu plus vite.

Il faut vous dire que, dans le palais de l’Escurial, se tient le féroce Danois du ministre da Sylva. Ce Danois est un insolent drôle, très-fier de sa position dans le monde, l’ami intime des chevaux de M. le comte et chassant quelquefois avec lui, mais uniquement pour son propre plaisir. C’est un gentilhomme d’une belle robe et d’une belle souche, mais dur, féroce, implacable, jaloux, méchant. Vous allez voir.

Notre Danois a fait une cour assidue à la belle Zémire ; il l’a même flairée de très-près. Mais elle, la noble Espagnole, n’a répondu que par le plus profond mépris aux empressements de cet amoureux du Nord. Alors que fait le Danois ? Le Danois dissimule ; on dirait qu’il a tout à fait oublié cet amour si maltraité. Mais, hélas ! il n’a rien oublié, le traître ! et comme un jour, en passant dans les fossés du château, il vit le tendre Azor assis sur son derrière, qui regardait d’un œil amoureux la niche de sa maîtresse, « Azor, lui dit le Danois, suivez-moi ! » Azor le suit, la queue entre les jambes. Que fait alors mon Danois ? Il mène Azor au bord de l’étang voisin, il lui ordonne de se jeter à l’eau et d’y rester pendant une heure. Azor obéit ; le voila qui se plonge dans les eaux bienfaisantes ; l’eau emporte avec elle toute cette abominable odeur de cuisine ; elle rend leur lustre à ces soies ébouriffée, sa grâce à ce corps maladif, leur vivacité à ces yeux fatigués par le feu du fourneau. Sorti de l’eau limpide, Azor se roule avec délices sur l’herbe odorante ; il imprègne sa robe de l’odeur des fleurs, il blanchit ses belles dents au lichen du vieil arbre. C’en est fait, il a retrouvé tous les bondissements de la jeunesse ; son jeune cœur se dilate tout à l’aise dans sa poitrine ; il bat ses flancs de sa queue soyeuse ; — il s’enivre, en un mot, d’espérance et d’amour. L’avenir lui est ouvert. Il n’est rien au monde à quoi il ne puisse atteindre, pas même la patte de Zémire. À la vue de tous ces transports extraordinaires, le Danois rit dans sa barbe, comme un sournois qu’il est, et il semble dire en grognant : « Coquette que vous êtes, malheur à vous ! et toi, tu me le paieras, mon cher ! »

Je dois vous dire, mon maître, pour être juste, que cette scène de réhabilitation sociale est jouée avec le plus grand succès par le célèbre comédien Laridon. Il est un peu gros pour son rôle, peut-être même un peu vieux. Mais il a de l’énergie, il a de la passion, il a du chique, comme on dit dans les journaux consacrés aux beaux-arts.

sans cadre

Une belle scène, ou du moins qui a paru belle, c’est la scène où Zémire, la Chienne de la reine, vient prendre ses ébats dans la forêt d’Aranjuez. Zémire marche à pas comptés, en silence ; ses longues oreilles sont baissées vers la terre ; sa démarche annonce la tristesse et les angoisses de son cœur. Tout à coup, au coin du bois, Zémire rencontre… Azor ! Azor qui a fait peau neuve, Azor l’amoureux, Azor tout resplendissant de sa beauté nouvelle, Azor lui-même ! Est-ce bien lui ? n’est-ce pas lui ? ne serait-ce pas un autre que lui ? Ô mystère ! ô pitié ! ô terreur ! Mais aussi, ô joie ! ô délire ! ô cher Azor ! Rien qu’a se voir, les deux amants se sont compris sans se parler. Ils s’aiment, ils s’adorent, ils se le disent à leur manière. Ciel et terre, ils oublient toute chose. Qui dirait à celle-là : « Vous êtes assise sur un des plus grands trônes de l’univers, » elle répondrait : « Que m’importe ? » Qui dirait à celui-ci : « Rappelle-toi que tu es un tourneur de broche, » il vous déchirerait à belles dents. « Ô belles heures poétiques ! ô charmants délires de la passion ! ô grandeurs et misères de l’amour ! et pour finir toutes mes exclamations, ô vanité des vanités !

Car, pour parler comme le poëte, à la porte il y a un gond, à la serrure une clef, dans la rose un ver, sur la place publique un espion, dans le chenil un Chien, à plus forte raison, à la lampe il n’y a pas mèche, et, dans la forêt d’Aranjuez, il y a le terrible Danois qui regarde nos deux amants de loin. « Oh ! vous vous aimez, dit-il les pattes croisées sur sa poitrine ; oh ! vous vous aimez à mon dam et préjudice ! eh bien, tremblez, tremblez, misérables ! » Ainsi parlant, et quand Zémire est rentrée chez sa royale maîtresse, qui la rappelle avec des croquignoles dans les mains et des tendresses plein le regard, le Danois arrête Azor au milieu de sa joie. « Zémire te trouve beau, lui dit-il ; mais à toute force, je le veux, je l’ordonne, il le faut, Zémire te verra, non pas dans ta beauté d’emprunt, non pas lisse et peigné comme un Chien de bonne maison, mais tout hideux, tout crasseux tout couvert de sauces et de cendres, tout enfumé comme un Chien de marmiton que tu es ; et non-seulement tu te montreras à Zémire tel que tu es, comme un vrai Porc-Épic, la serviette au cou, le poil hérissé, les pattes suppliantes, mais encore tu diras cela devant la reine, afin qu’elle sache bien la conduite de Zémire. »

Ainsi jappe, que dis-je ? ainsi hurle le Danois en grinçant des dents. Et vous ne sauriez croire, ô mon maître, tous les sifflets que ce discours excita. Il n’y aurait pas dans la salle assez de Geais, de Perroquets, de Merles, de Serpents, d’Animaux siffleurs pour siffler ce misérable Danois. Toujours est-il que le drame se passe comme il le désire : le pauvre Azor, naguère si beau, arrive tout souillé aux pieds de sa maîtresse : et là, devant le tormenteur, un affreux Héron au long bec emmanché d’un long cou, qui le regarde de toute sa hauteur, Azor déclare à Zémire qu’il n’est, en résultat, qu’un vil marmiton, qu’il sortait du bain l’autre jour quand il l’a rencontrée, mais que c’était le premier bain qu’il prenait de sa vie. Maître, que vous dirai-je ? À cet affreux récit, voilà Zémire qui se jette aux pieds d’Azor. — « Oh ! lui dit-elle, que j’ai de joie de t’aimer dans cette vile condition ! que je suis fière de te faire le sacrifice de mon orgueil ! Tu veux ma patte, mon amour, voilà ma patte : je te la donne à la face de l’univers ! Viens, Azor, viens sur mon cœur ! » À cette scène touchante, mon maître, vous auriez vu pleurer toute la salle : le Blaireau, le petit maître des balcons, s’efforçait en vain de retenir ses larmes ; le Bœuf, dans sa loge, fermait les yeux pour ne pas pleurer ; la Poule, au poulailler, agitait ses ailes en sanglotant ; le Coq, sur ses ergots, voulut appeler en duel le traître de mélodrame. Ce n’étaient que gémissements et grincements de dents, évanouissements calculés à plaisir : on se serait cru dans une salle peuplée d’êtres humains.

Ici finit le quatrième acte.

Vous dirai-je maintenant le cinquième acte ? Je ne crois pas que j’y sois obligé, mon maître : car enfin je ne crois pas que ce soit à moi, votre Chien, d’usurper les droits de votre critique. Qu’il vous suffise de savoir qu’à ce cinquième acte, les Chiens étaient devenus des Tigres, comme cela se passe chez les bons auteurs. Le Tigre entrait à pas de Loup, le poignard à la main ; il surprenait en adultère la Tigresse avec un autre Tigre de son espèce, et je vous laisse à penser s’il les poignardait avec férocité !

sans cadre

Il paraît que la douce Zémire, une fois mariée, était devenue une Tigresse ; cela se voit dans les meilleurs ménages. Et puis on m’a dit que c’était une vieille histoire d’un Chien de basse-cour nommé Othello.

Après le cinquième acte, tout rempli de crimes, de meurtres, de coups de poignard, de sang répandu, la toile s’est baissée, en attendant la petit pièce, jouée par des Souris blanches et un gros Porc-Épic qui fait beaucoup rire, rien qu’à se laisser voir.

Le drame accompli, la salle entière s’est remise de son émotion. Les larmes ont été essuyées ; les Panthères ont relevé leurs petites moustaches ; les Lionnes ont passé leurs ongles roses dans leur crinière ; chacun a songé à sa voisine, le Lièvre à Jeanne la Lapine, l’Escargot au Papillon, le Ver à soie à la Femme du Hanneton, le Coucou à tous et à chacun. D’empressés Ouistitis, la queue relevée au-dessus de la tête, ont apporté à qui en voulait des noix rances, du fromage de Gruyère, des os a demi rongés, toutes sortes de friandises que l’assemblée a grignotées du bout des dents. Pour moi, j’ai fait comme vous faites aux grands jours des premières représentations ; je suis sorti en toute hâte, d’un air mystérieux et comme un Animal de bon sens qui en sait plus long qu’il ne veut en dire. D’un air calme, posé, sentencieux, je suis allé me promener dans la basse-cour qui est le foyer du théâtre ; et dans cette basse-cour, j’ai rencontré toutes

sortes de Bêtes puantes, d’Animaux hargneux qui se promenaient d’un air rogue et pédant : des Chiens enragés, des Perroquets au brillant plumage, mais sans cervelle ; des Singes habiles sauteurs ; des Lions qui faisaient limer leurs dents par l’ingénue et la grande coquette ; des Tigres qui battaient l’air de leur queue sans faire de mal à personne. À cette vue, je me suis rappelé ce que dit le seul historien des Animaux, notre Molière et notre La Bruyère tout à la fois, le seul qui ait accompli dignement cette noble tâche, et, par Cerbère ! pourquoi donc nous le faire recommencer ? Voici ce vers :

D’Animaux malfaisants c’était un méchant plat.

Ainsi chacun les évitait avec effroi ; ou bien, si quelques-uns les saluaient, c’était en faisant la grimace ; quand ils donnaient des poignées de patte, ils retiraient leurs griffes toutes sanglantes ; leurs baisers ressemblaient à des morsures. Je me suis laissé dire que ces Animaux-la, c’étaient des critiques. Oh ! mon maître ! quel métier vous faites là !

Bonjour. Je dois vous dire que lorsque j’ai dit que vous m’apparteniez, j’ai été admis dans les coulisses, où j’ai pu voir toutes ces petites Chattes se graissant le museau de leur mieux : celle-ci montrant ses dents qui sont blanches, celle-là cachant ses dents qui sont noires ; l’une miaulant d’un ton si doux ! l’autre se léchant d’un air si riant ! Les unes et les autres, elles m’ont fait patte de velours, elles m’ont accueilli de leur ronron le plus câlin. Bref, on a parlé du beau temps, de l’aurore, du soleil levant, de la rosée qui sème les perles, et tout d’un coup, ces dames, chaudement enveloppées dans leurs fourrures, ont résolu d’aller voir lever le soleil. Ainsi ont-elles fait. J’ai voulu faire comme tout le monde : je suis allé à Montmorency avec deux Lévriers de mes amis, un jeune Faon du Conservatoire et une jeune Biche timide qui doit débuter la semaine prochaine dans les Volnys et les Plessis.

Nous sommes logés, les uns et les autres, d’une façon très-hospitalière à l’hôtel du Lion d’or. Je dicte cette lettre à la hâte à un Mouton de la forêt de Montmorency, où il exerce le métier d’écrivain public. Ma lettre vous sera portée à vol de Corbeau, et j’y mets ma griffe, ne sachant pas écrire, en ma qualité d’apprenti du feuilleton.

Montmorency, sous le signe de l’Écrevisse.

Pistolet, frère de Carabine.

P. S. — Bien des choses à Louis, notre valet de chambre, ainsi qu’au petit chat que je trouve un peu rouge. mais du goûts et des couleurs il ne faut pas disputer. Je ne serais pas fâché que les Serins eussent fini tous leurs petit à mon retour.

Pour copie conforme.

J. Janin

Hélas ! cette excursion galante du pauvre feuilletoniste en herbe devait être la dernière. Pistolet, malgré son nom, n’était pas né pour mener de front tant de travaux, tant d’injures, tant de calomnies, dont se compose la vie littéraire. C’était tout simplement un charmant et bondissant Épagneul, plein de joie, plein d’amour, au regard enchanté, qui ne vivait que pour être un brave Chien, libre de tout préjugé. Il avait en horreur les crimes des partis, les fureurs de l’amour-propre, les divisions intestines du peuple dramatique. Il était né, non pas pour critiquer toutes choses, mais pour jouir de toutes choses. Rien ne lui déplaisait comme de rechercher les faux jappements dans un concert, les fausses notes dans une voix de son espèce, les fausses couleurs dans le plumage, les faux bonds dans le Cerf qui s’enfuit à travers le bois. Il trouvait beau tout ce qui était la vie, le mouvement, le monde extérieur. Il aimait les Animaux en frères, parce qu’il était leur égal en force, en bonté, en beauté, en courage. Il aimait les Hommes tels qu’ils étaient, parce qu’il n’en avait jamais reçu que bon accueil, bons petits soins, bons offices et croquignoles. Malheureusement le sort l’avait fait le Chien d’un Homme de lettres, et, malgré lui, le pauvre Animal, il avait vu de très-près tous les trésors de cette vie exceptionnelle qui parait si brillante à ceux qui la voient de loin. Ajoutez à ces tristesses de chaque jour les découragements ordinaires aux jeunes amours, les trahisons des ingénues dramatiques auxquelles Pistolet offrait ses hommages, et vous comprendrez comment il s’abandonna peu à peu à la mélancolie funeste qui vient de le précipiter dans la tombe. — Pistolet est mort d’ennui comme sont morts les plus grands poëtes. Il est mort en disant, lui aussi : J’avais pourtant quelque chose là ! Or, ce quelque chose qu’il avait là, c’étaient les nobles instincts du chasseur, c’était le nez du Limier qui fait lever la Bête fauve, c’était l’ardeur vigilante du Chien courant, c’était la patiente ardeur du Chien d’arrêt, c’étaient tous les bonheurs de la chasse aux jours de l’automne. Tels étaient les instincts du noble Animal ; mais, contrairement au vœu de la nature, de ce chasseur on a fait un faiseur de feuilletons, de ce Nemrod on a fait un abbé Geoffroy, de cet ardent coureur dans les forêts de Chantilly à la suite des princes de vingt ans, on a fait un mouchard de théâtres et de coulisses. — L’ennui a tué Pistolet ; il est mort de chagrin et de misère, il est mort le dernier des faiseurs de feuilletons. Que si vous lui aviez donné à poursuivre un Cerf dix cors, et non pas des comédiens dix corps, Pistolet serait aujourd’hui aussi bien portant que vous et moi.

Un monument d’une grande simplicité sera élevé aux frais des amis du critique novice. — On souscrit ici. — Jusqu’à présent, nous n’avons même pas reçu cinquante centimes pour contribuer à l’érection de ce monument funèbre. Quoi d’étonnant ? Notre ami Pistolet avait loué tout le monde, il n’avait blessé personne ; il avait si peu d’ennemis et tant d’amis !

Mais ce qui coûte moins cher que le tombeau le plus modeste, ce sont des vers funèbres. Voici un petit distique improvisé sur feu Pistolet, par un poëte de ce temps-ci, M. Deyeux, qui l’a pleuré comme écrivain et comme chasseur :

La chasse est tout à fait à l’image de notre âge

Où tous les orgueilleux ne font que du tapage.

— Note de l’Éditeur. —



Lafontaine-DiscoursMmeSabliere


Iris, je vous louerais, il n'est que trop aisé ;

Mais vous avez cent fois notre encens refusé,

En cela peu semblable au reste des mortelles,

Qui veulent tous les jours des louanges nouvelles.

Pas une ne s'endort à ce bruit si flatteur,

Je ne les blâme point, je souffre cette humeur ;

Elle est commune aux Dieux, aux Monarques, aux belles.

Ce breuvage vanté par le peuple rimeur,

Le Nectar que l'on sert au maître du Tonnerre,

Et dont nous enivrons tous les Dieux de la terre,

C'est la louange, Iris. Vous ne la goûtez point ;

D'autres propos chez vous récompensent ce point,

Propos, agréables commerces,

Où le hasard fournit cent matières diverses,

Jusque-là qu'en votre entretien

La bagatelle a part : le monde n'en croit rien.

Laissons le monde et sa croyance.

La bagatelle, la science,

Les chimères, le rien, tout est bon. Je soutiens

Qu'il faut de tout aux entretiens :

C'est un parterre, où Flore épand ses biens ;

Sur différentes fleurs l'Abeille s'y repose,

Et fait du miel de toute chose.

Ce fondement posé, ne trouvez pas mauvais

Qu'en ces Fables aussi j'entremêle des traits

De certaine Philosophie

Subtile, engageante, et hardie.

On l'appelle nouvelle. En avez-vous ou non

Ouï parler ? Ils disent donc

Que la bête est une machine ;

Qu'en elle tout se fait sans choix et par ressorts :

Nul sentiment, point d'âme, en elle tout est corps.

Telle est la montre qui chemine,

A pas toujours égaux, aveugle et sans dessein.

Ouvrez-la, lisez dans son sein ;

Mainte roue y tient lieu de tout l'esprit du monde.

La première y meut la seconde,

Une troisième suit, elle sonne à la fin.

Au dire de ces gens, la bête est toute telle :

L'objet la frappe en un endroit ;

Ce lieu frappé s'en va tout droit,

Selon nous, au voisin en porter la nouvelle.

Le sens de proche en proche aussitôt la reçoit.

L'impression se fait. Mais comment se fait-elle ?

- Selon eux, par nécessité,

Sans passion, sans volonté.

L'animal se sent agité

De mouvements que le vulgaire appelle

Tristesse, joie, amour, plaisir, douleur cruelle,

Ou quelque autre de ces états.

Mais ce n'est point cela ; ne vous y trompez pas.

- Qu'est-ce donc ? - Une montre. - Et nous ? - C'est autre chose.

Voici de la façon que Descartes l'expose ;

Descartes, ce mortel dont on eût fait un Dieu

Chez les Païens, et qui tient le milieu

Entre l'homme et l'esprit, comme entre l'huître et l'homme

Le tient tel de nos gens, franche bête de somme.

Voici, dis-je, comment raisonne cet auteur.

Sur tous les animaux, enfants du Créateur,

J'ai le don de penser ; et je sais que je pense.

Or vous savez, Iris, de certaine science,

Que, quand la bête penserait,

La bête ne réfléchirait

Sur l'objet ni sur sa pensée.

Descartes va plus loin, et soutient nettement

Qu'elle ne pense nullement.

Vous n'êtes point embarrassée

De le croire, ni moi. Cependant, quand aux bois

Le bruit des cors, celui des voix,

N'a donné nul relâche à la fuyante proie,

Qu'en vain elle a mis ses efforts

A confondre et brouiller la voie,

L'animal chargé d'ans, vieux Cerf, et de dix cors,

En suppose un plus jeune, et l'oblige par force

A présenter aux chiens une nouvelle amorce.

Que de raisonnements pour conserver ses jours !

Le retour sur ses pas, les malices, les tours,

Et le change, et cent stratagèmes

Dignes des plus grands chefs, dignes d'un meilleur sort !

On le déchire après sa mort :

Ce sont tous ses honneurs suprêmes.

Quand la Perdrix

Voit ses petits

En danger, et n'ayant qu'une plume nouvelle,

Qui ne peut fuir encor par les airs le trépas,

Elle fait la blessée, et va traînant de l'aile,

Attirant le Chasseur, et le Chien sur ses pas,

Détourne le danger, sauve ainsi sa famille ;

Et puis, quand le Chasseur croit que son Chien la pille,

Elle lui dit adieu, prend sa volée, et rit

De l'Homme, qui confus des yeux en vain la suit.

Non loin du Nord il est un monde

Où l'on sait que les habitants

Vivent ainsi qu'aux premiers temps

Dans une ignorance profonde :

Je parle des humains ; car quant aux animaux,

Ils y construisent des travaux

Qui des torrents grossis arrêtent le ravage,

Et font communiquer l'un et l'autre rivage.

L'édifice résiste, et dure en son entier ;

Après un lit de bois, est un lit de mortier.

Chaque Castor agit ; commune en est la tâche ;

Le vieux y fait marcher le jeune sans relâche.

Maint maître d'oeuvre y court, et tient haut le bâton.

La république de Platon

Ne serait rien que l'apprentie

De cette famille amphibie.

Ils savent en hiver élever leurs maisons,

Passent les étangs sur des ponts,

Fruit de leur art, savant ouvrage ;

Et nos pareils ont beau le voir,

Jusqu'à présent tout leur savoir

Est de passer l'onde à la nage.

Que ces Castors ne soient qu'un corps vide d'esprit,

Jamais on ne pourra m'obliger à le croire ;

Mais voici beaucoup plus : écoutez ce récit,

Que je tiens d'un Roi plein de gloire.

Le défenseur du Nord vous sera mon garant ;

Je vais citer un prince aimé de la victoire ;

Son nom seul est un mur à l'empire Ottoman ;

C'est le roi polonais. Jamais un Roi ne ment.

Il dit donc que, sur sa frontière,

Des animaux entre eux ont guerre de tout temps :

Le sang qui se transmet des pères aux enfants

En renouvelle la matière.

Ces animaux, dit-il, sont germains du Renard,

Jamais la guerre avec tant d'art

Ne s'est faite parmi les hommes,

Non pas même au siècle où nous sommes.

Corps de garde avancé, vedettes, espions,

Embuscades, partis, et mille inventions

D'une pernicieuse et maudite science,

Fille du Styx, et mère des héros,

Exercent de ces animaux

Le bon sens et l'expérience.

Pour chanter leurs combats, l'Achéron nous devrait

Rendre Homère. Ah s'il le rendait,

Et qu'il rendît aussi le rival d'Epicure !

Que dirait ce dernier sur ces exemples-ci ?

Ce que j'ai déjà dit, qu'aux bêtes la nature

Peut par les seuls ressorts opérer tout ceci ;

Que la mémoire est corporelle,

Et que, pour en venir aux exemples divers

Que j'ai mis en jour dans ces vers,

L'animal n'a besoin que d'elle.

L'objet, lorsqu'il revient, va dans son magasin

Chercher, par le même chemin,

L'image auparavant tracée,

Qui sur les mêmes pas revient pareillement,

Sans le secours de la pensée,

Causer un même événement.

Nous agissons tout autrement,

La volonté nous détermine,

Non l'objet, ni l'instinct. Je parle, je chemine ;

Je sens en moi certain agent ;

Tout obéit dans ma machine

A ce principe intelligent.

Il est distinct du corps, se conçoit nettement,

Se conçoit mieux que le corps même :

De tous nos mouvements c'est l'arbitre suprême.

Mais comment le corps l'entend-il ?

C'est là le point : je vois l'outil

Obéir à la main ; mais la main, qui la guide ?

Eh ! qui guide les Cieux et leur course rapide ?

Quelque Ange est attaché peut-être à ces grands corps.

Un esprit vit en nous, et meut tous nos ressorts :

L'impression se fait. Le moyen, je l'ignore :

On ne l'apprend qu'au sein de la Divinité ;

Et, s'il faut en parler avec sincérité,

Descartes l'ignorait encore.

Nous et lui là-dessus nous sommes tous égaux.

Ce que je sais, Iris, c'est qu'en ces animaux

Dont je viens de citer l'exemple,

Cet esprit n'agit pas, l'homme seul est son temple.

Aussi faut-il donner à l'animal un point

Que la plante, après tout, n'a point.

Cependant la plante respire :

Mais que répondra-t-on à ce que je vais dire ?

JEAN DE LA FONTAINE

Livre 9, Fable 20

http://www.musee-jean-de-la-fontaine.fr/jean-de-la-fontaine-fable-fr-102.html

Musée de la Fontaine

___lordat-conseil-physiologie-1813___

Jacques Lordat, Conseils sur la manière d'étudier la physiologie de l'homme,

adressés à messieurs les élèves de la Faculté de médecine de Montpellier, 1813 (p. 93-117)

XIV. L'ouverture des animaux vivans a dû paroitre de bonne heure un

moyen très-propre à mettre en évidence toutes les fonctions cachées.

Quand après l'étude de l'anatomie, la curiosité s'est trouvée si loin

d'une satisfaction complète , elle a inspiré l'envie de contempler sans

voile le jeu de ces parties , dont l'immobilité est comme celle d'un

atelier quand l'artiste est absent.

Dans les deux cas, comment découvrir la destination de ces instrumens,

si on ne les a jamais vus sous la direction de celui qui apprit à les

conduire ?

Ce désir a facilement triomphé de la

------------------------------------------------------------------------

compassion qu'excite naturellement en nous la vue des souffrances d'un Être sensible, et si l'on en croyoit des bruits apparemment calomnieux , la soif de l'instruction auroit même poussé quelques hommes à des excès qu'aucun motif ne peut soustraire à l'exécration.

Mais comme les vraisemblances sur l'utilité des vivisections pourroient

n'être pas la vérité , réfléchissons.

1. En mettant à découvert les organes cachés d'un animal vivant , on y

aperçoit les phénomènes de mouvement et de couleur, et généralement tous

ceux qui peuvent frapper la vue. Nous jouissons ainsi d'un spectacle qui

nous intéresse plus encore par sa singularité que par les connoissances

directes que nous en retirons. Cette autopsie a plus d'efficacité pour

produire dans l'esprit du plus grand nombre une entière conviction,

que les raisonnemens par lesquels nous avons conclu que les choses

devoient se passer comme nous le voyons. Deux ou trois faits communs et

la structure anatomique du système vasculaire , démontrent à notre

entendement l'existence et le mode de la circulation du sang ;

n'importe, nous trouvons encore du plaisir à voir de

------------------------------------------------------------------------

nos propres yeux les mouvemens de ce fluide dans les vaisseaux diaphanes

d'un animal vivant. La couleur vive du sang rendu dans l'hémoptysie, la

différence qui existe entre le sang artériel et le sang veineux, la

teinte livide que prend souvent toute la surface du corps , lorsque la

respiration est interceptée ; tout cela nous apprend assez quel est le

changement que cette humeur subit dans les poumons ; cependant nous

voulons encore l'examiner immédiatement à son entrée et à sa sortie du

viscère. Il ne nous suffit pas que la fonction soit connue par les faits, les yeux veulent partager les jouissances de l'esprit.

Ce désir est général ; il est raisonnable.

Au lieu de le blâmer , reconnoissons hautement l'utilité du moyen qui

nous sert à le satisfaire , et disons que pour toutes les fonctions qui

tombent sous les sens et qui sont communes à l'Homme et aux animaux, les

vivisections nous procurent un avantage réel en nous fournissant

l'occasion de les observer de nos propres yeux.

Mais il ne faut pas tirer parti de cet aveu pour déclarer que ce moyen

est toujours indispensable. Tout le monde n'a pas besoin

------------------------------------------------------------------------

pour être convaincu de certains faits, que la connoissance lui soit

immédiatement parvenue par la voie des sens ; il est des hommes qui

peuvent sans danger se contenter de la conviction acquise par les

instrumens de recherche qui sont à la disposition de l'esprit. Quand De

Lisle avoit, par le rapprochement de divers passages des anciens Auteurs, éclairci un point obscur de Géographie , il n'étoit guère moins

certain de la vérité de ses découvertes , que ne l'ont été depuis les

voyageurs qui les ont vérifiées par des observations directes.

2. Dans ces derniers temps, les vivisections et les expériences ont

été familièrement employées à la recherche analylitique des propriétés

vitales. Mais si l'on y pense bien , on trouvera que ce moyen est

insuffisant et souvent fautif.

D'abord ces propriétés ne nous étant connues que par leurs effets , il

n'y a que celles dont les effets frappent promptement les sens, qui

puissent être découvertes par des tentatives de ce genre. La propriété

d'opérer un mouvement en vertu du contact de certains corps ; celle de

donner au sensorium commun la perception d'une

------------------------------------------------------------------------

impression pénible (i) ; celle de recevoir et de communiquer à tout le

système vivant les effets graves et subits de certaines impressions

délétères : voilà presque tout le domaine des vivisections employées à

l'analyse des facultés de la vie. Mais la propriété de composer, avec

les matériaux extraits des alimens , une substance semblable à celle

dont nous sommes formés ; de l'ajouter à nos parties, pour accroître

notre corps ou réparer ses pertes , et de la rendre participante de

toutes les forces qui appartiennent au système vivant ; mais celle de

modifier les fluides de manière à leur donner le pouvoir de transmettre

les maladies contagieuses ; mais celle d'opérer une sorte de départ

dans les humeurs, et de donner aux fluides séparés de la masse générale

une forme déterminée ; mais celle qui maintient l'association des

molécules hétérogènes donc le corps animal se compose, et les empêche

d'obéir à l'action des agens dissolvans... je le demande , que nous

apprennent les expériences sur ces propriétés et sur

------------------------------------------------------------------------

plusieurs autres que l'analyse rigoureuse des faits nous force d'admettre ?

L'École de Haller, qui a pris l'irritabilité et la sensibilité pour les

pivots de sa doctrine , et qui a cru pouvoir expliquer tous les

phénomènes vitaux par ces deux propriétés, a donné une importance outrée

aux vivisections, et l'on en voit assez la cause. Mais celui qui ne veut

pas se prêter aux combinaisons hypothétiques, nécessaires pour donner un

air de vraisemblance à l'explication d'une infinité de phénomènes

différens par un si petit nombre de principes , n'a garde de mettre un

si haut prix à des travaux dont la Physiologie médicale a retiré peu

d'avantages, et dont même elle a souvent été obligée de corriger les

résultats.

Oui, corriger. Il y a dans ce mode de recherche plusieurs causes

d'erreurs contre lesquelles on ne s'est pas assez précautionné , et dont

les effets auroient nui à la science, si les Médecins ne s'étoient

opposés à des dogmes introduits sans leur aveu.

3. Mais les expériences sur les animaux ne sont-elles pas au moins

l'ame de la doctrine des sympathies ? Qu'y a-t-il de plus

------------------------------------------------------------------------

simple que de blesser une partie et d'observer les symptômes éloignés

et sympathiques qui résultent de cette lésion ?

Que ceux qui sont initiés dans la science de l'Homme répondent, et

disent si sur ce point encore, l'événement n'a pas trompé notre attente.

Trois raisons feront sentir que si les vivisections accroissent

l'histoire des sympathies, ce ne pourra être que par hasard.

La première, c'est que les sympathies ne se font pas remarquer également

à la suite de toutes les lésions ; tel organe souffrira seul un grand

nombre d'impressions préjudiciables, qui s'associera promptement

d'autres organes ou même tout le corps pour des affections d'un genre

particulier, beaucoup plus légères, au moins en apparence, et qu'il ne

nous est pas donné de faire naître à volonté.

La seconde se trouve dans l'instabilité des relations sympathiques qui

les dérobe aux recherches expérimentales, et les met dans le ressort de

l'observation casuelle. Ce ne sont pas des phénomènes d'une intensité

constante , qu'on puisse remarquer dans tous les instans, à tous les

âges, dans tous les états de la vie, et sur lesquels la Nature

------------------------------------------------------------------------

veuille répondre quand il nous plaît de l'interroger ; ce sont des

affections cachées dont il faut lui surprendre le secret quand elle le

laisse échapper.

La troisième enfin est que les sympathies diffèrent extrêmement dans les

diverses espèces, et qu'il n'y a point de sûreté à transporter à

l'Homme les observations positives ou négatives faites à ce sujet sur

les animaux. Que de lésions peut impunément supporter chez ces derniers

un organe essentiel , qui suffiroient chez la plupart des hommes pour

éteindre la vie ou du moins pour bouleverser l'économie !

4. Terminons l'examen de ce moyen par l'aveu de l'utilité dont il peut

être pour découvrir les usages hyperorganiques des parties, lorsqu'ils

ne tombent pas sous les sens. C'est sous ce point de vue que les

expériences sur les animaux vivans rendent des services réels à la

Physiologie. En gênant la liberté d'un organe , en le blessant, en le

retranchant, on se procure l'avantage d'observer les changemens que ces

opérations ont introduits dans les fonctions, et si l'on pouvoit être

convaincu que ces organes sont physiologiquement les mêmes

------------------------------------------------------------------------

que ceux qui leur correspondent dans l'Homme, les résultats de ces

tentatives laisseroient peu à désirer.

Néanmoins il y a ici un piège où plusieurs sont tombés. Un organe a

de l'influence sur l'économie entière, non seulement par les fonctions

publiques qu'il remplit, mais encore par les relations sympathiques

qu'il entretient avec le système des forces. D'après cela , lorsque

l'expérimentateur blesse ou retranche un organe, comment distinguera-t-il les

changemens produits par la cessation ou par le trouble de ses fonctions,

de ceux qui dérivent de l'action sympathique dont ces lésions sont la

cause ?

Supposons que ne jugeant des fonctions de l'estomac que d'après les

événemens funestes qui en ont quelquefois promptement suivi les

blessures, on prétendit que ces fonctions consistent dans la production

d'un principe dont l'irradiation ne peut être un instant suspendue sans

laisser éteindre la vie ; il est évident qu'on n'auroit pas distingué

les usages proprement dits, de l'action sympatique , et que cette confusion deviendront la source d'un dogme faux.

Voilà ce qui a dû arriver inévitablement à la suite d'un grand

nombre d'expériences, et contre quoi je ne

------------------------------------------------------------------------

connoîs de préservatif que dans les observations pathologiques.

Je suis loin d'avoir épuisé les reproches qu'on pourroit faire avec justice à ce moyen d'investigation ; mais je puis en rester là, si ce que j'ai dit en montre l'insuffisance, et fait sentir la nécessité de ne pas s'y borner (i).

XV. L'Histoire de l'Homme malade est une mine intarissable de

connoissances physiologiques. Cette vérité, pour être sentie , n'a pas

besoin d'un grand appareil de preuves ; il suffit de l'examen le plus

superficiel. Toutes les maladies dépendent ou d'une altération organique

des parties, ou de la viciation d'une ou de plusieurs des facultés dont

le corps vivant est doué.

------------------------------------------------------------------------

L'étude philosophique des affections qui tirent leur origine de cette

dernière cause est la meilleure analyse des propriétés vitales.

L'intégrité de certaines fonctions malgré l'imperfection ou l'abolition

des autres, nous révèle la différence des facultés d'où elles découlent;

et lorsqu'on ne s'arrête pas aux faits les plus communs, mais qu'on

porte son attention sur ces cas qui sont singuliers à force d'être simples , qui présentent la lésion d'une faculté

seule au milieu de l'équilibre parfait de toutes les autres ; l'esprit

parvient à déterminer à peu près le nombre des actes primitifs et

élémentaires qu'exerce la cause de la vie. L'étude des affections

locales de tous les genres nous conduit à la détermination de l'usage

des parties , et celle des maladies organiques nous apprend quelles sont

les conditions de l'organisation sensible, auxquelles semble plus

fréquemment tenir le libre exercice des fonctions. Enfin l'étude des

unes et des autres nous offre à tous les instans l'occasion de constater

les rapports sympathiques qui régnent entre les divers organes.

Mais si la pathologie nous présente des faits assez concluans pour servir

de base à des principes physiologiques, il est évident

------------------------------------------------------------------------

comme un axiome que ces faits méritent la préférence sur les

observations étrangères, puisque les conclusions directes qu'on en

déduit ont une certitude bien supérieure à celle des conclusions

analogiques.

Une conséquence de cette vérité incontestable , c'est que les principes

établis sur des faits pathologiques reçoivent peu de lumière de la part

des faits étrangers ; que dans le cas de concordance , ces derniers

sont une superfluité dont on ne doit aucune reconnoissance au moyen qui

les a fournis ; que dans le cas d'opposition , les premiers ne peuvent

jamais être ébranlés, mais qu'ils bornent les dogmes contradictoires aux

faits étrangers sur lesquels ils reposent; qu'enfin un principe fondé

seulement sur des faits étrangers , mais qui n'est pas opposé aux faits

propres , n'a pas droit de prendre rang parmi les vérités reconnues,

mais doit être considéré comme l'initiative d'une proposition qui a

besoin encore d'un appareil de preuves directes (i).

------------------------------------------------------------------------

Que resteroit-il donc à faire pour établir que ce moyen d'investigation

doit tenir le premier rang ? Il faudroit montrer que la quantité et la

variété des faits pathologiques sont telles, qu'ils fournissent presque

sur tous les points de la Physiologie autant de preuves directes , que

les autres moyens en fournissent d'analogiques ; qu'à l'aide de la

multiplicité des cas , le hasard produit des circonstances aussi

favorables à l'observation que celles que l'art rassemble avec industrie

; qu'en réunissant sur ces faits , pour en considérer toutes les faces,

la force d'attention qu'on est obligé de partager entre des objets

divers, lorsqu'on emploie les deux moyens précédens, on doit en obtenir

une foule de résultats dont la certitude et l'utilité seront le prix de

cette préférence.

Or je ne crois pas qu'il fut difficile de porter ces propositions au

plus haut point d'évidence , s'il étoit permis de s'engager dans la

discussion des faits.

------------------------------------------------------------------------

Jetez seulement un coup-d'oeil rapide sur la Pathologie externe , et

tâchez d'entrevoir, non pas précisément les services qu'elle a rendus

à la Physiologie, mais ceux qu'elle pouvoit lui rendre. Car pour apprécier l'utilité d'un instrument, il est tout simple qu'il ne faut pas

mettre sur son compte la maladresse, l'ignorance ni les distractions de

celui qui le tient dans ses mains.

Ceux qui se sont particulièrement livrés à l'exercice de la chirurgie ,

n'ont eu qu'un but dans l'examen des faits : celui de perfectionner les

méthodes thérapeutiques. Si la disposition de leur esprit avoit été

différente , s'ils avoient songé que les phénomènes dont ils étoient

témoins chaque jour étoient la base la plus solide d'un grand nombre de

principes spéculatifs ; si au lieu d'être absorbés par une seule sorte

de recherche, ils s'étoient appliqués à considérer chaque fait sous tous

ses rapports : ils n'auroient assurément pas laissé aux autres moyens

d'investigation l'honneur d'une infinité de découvertes, et la

science de l'économie animale se seroit plutôt enrichie. Le premier qui

eut à traiter une de ces larges plaies de l'abdomen qui s'accompagnent

d'éventration, pouvoit priver Asellias de la

------------------------------------------------------------------------

gloire qu'il s'est acquise en découvrant les vaisseaux lactés par les

vivisections ; et le premier qui reconnut l'utilité d'une ligature pour

pratiquer la phlébotomie, et de la compression d'une artère pour arrêter une hémorragie, pouvoit prévenir

Harvée dès la naissance de l'Art, et épargner à la Physiologie peut-être trente siècles d'attente.

En jugeant d'après cette maxime les faits dont la Chirurgie s'occupe ,

on verra si la Physiologie a réellement besoin de secours étrangers.

1. Les plaies et les autres solutions de continuité ont fréquemment

soumis à l'exploration des sens , les parties les plus profondément

cachées, et les fonctions perceptibles au tact et à l'œil, ont été

dégagées de leurs enveloppes, presque aussi parfaitement que dans les

vivisections entreprises , pour cette fin. La substance du cerveau a été

ouverte en tous les sens ,à diverses profondeurs ; les muscles , les

poumons, tous les viscères, le cœur lui-même, sont longtemps restés

exposés aux regards des chirurgiens.

2. Les observations que les maladies externes nous donnent chaque jour

l'occasion de faire ; sont un moyen supérieur à

------------------------------------------------------------------------

tout autre pour procéder à l'analyse des forces vitales; et certes il

existe sous ce rapport une grande différence entre la Physiologie des

expérimeatateurs et celle des pathologistes.

L'histoire de la gangrène

nous a donné les notions les plus positives que nous ayons sur les lois

de cette force d'incorruptibilité, que Stahl considéroit, peut-être à

tort, comme la propriété la plus étroitement liée à la vie, et qui

soustrait le corps animal à la décomposition dont il est

continuellement menacé par les élémens au milieu desquels il est plongé, et par le peu d'affinité de ses propres principes.

Les observations chirurgicales nous ont appris que la sensibilité de

conscience peut se développer accidentellement dans des parties où

l'anatomie la plus industrieuse n'a pu découvrir aucun nerf, et qui dans

l'état de santé ne transmettent au sensorium aucune des impressions

qu'elles reçoivent : et c'est de ces faits, bien constatés , puisque, le

sujet de l'expérience étoit lui - même observateur, qu'est déduite cette

conclusion , que le principe de la sensibilité n'est pas une propriété

nécessaire et exclusive du système nerveux.

Elles ont prouvé que la puissance d'opérer

------------------------------------------------------------------------

des mouvemens vitaux de condensation et de raréfaction , ne réside pas

exclusivement dans la fibre musculaire, à laquelle on l'avoit bornée ;

mais qu'elle est répandue sur tout le système vivant, sans en excepter

les os ; que par-tout elle rend sa présence certaine par ses effets ,

par les constrictions spasmodiques , par les dilatations actives , par

des fluxions , par la rénitence.

Elles nous enseignent à distinguer tous les modes de cette force motrice

, et à n'en pas confondre les effets avec ceux de l'élasticité du

tissu ; à ne pas comprendre sous la dénomination vague d'irritabilité ,

qui ne présente strictement que l'aptitude à réagir subitement et par

une secousse convulsive à la suite d'une impression stimulante, ni la

force de contraction volontaire dont l'action est si différente , ni

celle de contraction uniforme involontaire , ni celle de situation fixe.

Ce sont les observations pathologiques qui nous font voir que tous les

mouvemens peuvent se produire d'eux-mêmes, puisqu'on les observe dans

des cas où il est contraire à toute vraisemblance de supposer

l'intervention d'un stimulus, et où ils ne paroissent pouvoir être

rapportés qu'à l'action

------------------------------------------------------------------------

de la cause supérieure qui constitue l'unité physiologique de

l'animal : elles nous font voir encore que lorsque ces mouvemens

s'opèrent à la suite d'une impression reçue, ils doivent être conçus

comme occasionés par une sorte de perception organique de l'impression ,

et conséquemment par une espèce de sensibilité locale qui suit, jusqu'à

un certain point, les lois de la sensibilité de conscience.

Les maladies multipliées qui altèrent le tissu des solides, et qui

modifient les humeurs de tant de manières différentes, celles qui

donnent lieu à des végétations et à des excroissances ; nous avertissent

de ne pas trop restreindre les facultés vitales, et de ne pas prétendre

tout rapporter à la contractilité et à la sensibilité.

3. Si la théorie des fonctions mécaniques a besoin de quelque

éclaircissement, c'est dans la pathologie chirurgicale qu'il faut le

chercher. Les viciations de forme et les mutilations altèrent ou

annulent les phénomènes de cet ordre, et l'observation de ces effets est

d'autant plus profitable que les défectuosités et les vices sont étudiés

dans le même système où l'on a vu la constitution naturelle. Les faits

de cette nature

------------------------------------------------------------------------

réalisent les suppositions dont Galien use fréquemment pour faire sentir

les avantages de la structure de nos organes ; s'il s'est glissé quelque

erreur dans cette manière de raisonner, ou si quelque circonstance de

l'action organique des parties nous a échappé, quel meilleur moyen de corriger les inexactitudes ou de

suppléer au défaut de notre perspicacité , que l'étude des symptômes

essentiels des maladies organiques ?

4. Tout ce que nous possédons de plus certain sur les fonctions

hyperorganiques a été puisé sans doute dans la même source. La lésion ou

la perte des organes nous en révèle les usages, en exposant à notre

observation les dérangements de l'économie qui sont la suite de ces

accidens. On peut faire ici deux questions : où est la supériorité des

connoissances acquises par ce moyen sur celles qu'on acquiert par les

vivisections ? Ne craignez-vous plus que les effets sympathiques de la

lésion d'un organe se confondent avec les effets de la cessation de

leurs fonctions ?

Voici ma réponse. En premier lieu , souvent l'action des parties est si

obscure, qu'il est impossible de l'apercevoir, tant

------------------------------------------------------------------------

qu'elle s'exerce avec son intensité naturelle;

mais il est des maladies qui l'exaltent au point de la rendre évidente ,

et la production de ces maladies n'est pas à notre disposition. L'action

propre des artères seroit encore un problème , malgré l'ingénieuse

expérience de Galien , si dans plusieurs cas d'anévrisme, les

pulsations ne se montroient hors de toute proportion avec les battemens

du cœur.

En second lieu , il est vrai que les lésions subites ont l'inconvénient

que nous avons reproché aux expériences , et ce n'est pas dans ces

occasions que paroissent les grands avantages des observations

pathologiques. Mais nous savons que fréquemment dans les maladies

locales de longue durée , et sur-tout dans celles qui se forment avec

lenteur, les relations sympathiques s'affoiblissent, et les effets de la

lésion la plus profonde se réduisent à la cessation ou à la dépravation

des usages de la partie , sans aucun mélange de symptômes provenant

d'une autre sorte d'influence ; et lorsque l'action sympathique ne

s'éteint pas tout à fait, elle cesse du moins d'être constante, elle

éprouve des redoublemens et des rémissions ou des intermisions

complètes, tandis

------------------------------------------------------------------------

que les défectuosités de la fonction demeurent toujours les mêmes ou

gardent un rapport exact avec l'altérarion de l'organe.

5. Qu'est-il besoin de parler de l'histoire des sympathies ? Toutes

celles que ne démontre pas l'observation journalière de l'Homme sain ,

ne nous sont connues que par les travaux des praticiens. Tous les effets

éloignés d'une affection locale ne se découvrent qu'à ceux qui peuvent

étudier ces phénomènes chez un grand nombre d'individus diversement

disposés, à la suite d'affections très - différentes, pendant un temps

assez long pour que les circonstances fortuites puissent réveiller

l'activité des relations intimes ; qu'à ceux enfin que leurs

connoissances pathologiques mettent en état de distinguer dans une

maladie compliquée , les phénomènes sympathiques de tout ce qui les

embarrasse.

XVI. Quand on connoit, sur les fonctions privées et sur les usages des

organes, tout ce qu'il a été possible de découvrir, on est encore loin

de posséder toutes les lois de l'économie animale. Celles qui restent à

étudier sont même pour vous d'une importance supérieure à celles dont

nous nous sommes entretenus jusqu'ici.

------------------------------------------------------------------------

Tout comme avec les matériaux d'un organe composé quelconque, vous

n'oseriez vous promettre de le former, par la pensée, tel qu'il dût

exécuter toutes les fonctions, et éprouver toutes les affections que

vous y observez; de même , avec tous les organes que vous avez examinés

en détail, votre imagination ne parviendroit jamais à composer l'Homme

tel qu'il est. Voyez, par exemple, si les faits généraux que je vais

citer peuvent se déduire des connoissances acquises sur chaque partie.

Indépendamment des forces vitales qui résident dans chaque partie et qui

sont indispensables à sa vie , il y a dans le corps un surcroît

d'énergie; qui peut se distribuer également, ou s'accumuler dans un

endroit et y produire une augmentation d'action et d'autres phénomènes

insolites, ou passer successivement d'une partie à l'autre. Quand par une

distribution inégale de ces forces disponibles, il est survenu dans un

point du corps une augmentation d'action, ou qu'il s'est établi un état

insolite de spasme, de fluxion , ou d'éréthisme quelconque ; une

impression extraordinaire produite sur un point éloigné peut, dans

certains cas , détourner une partie de l'énergie

------------------------------------------------------------------------

employée à cette action ou à cette affection, et égaliser la répartition

des forces.

Plusieurs actes du corps vivant ne peuvent s'exécuter que par le

concours d'un grand nombre d'organes, entre lesquels on n'aperçoit

aucun rapport anatomique spécial , et dont les actions sont d'ailleurs

indépendantes pour plusieurs autres actes; on peut citer pour exemple la

toux, l'éternuement, l'hémorragie active avec frisson. Quand le moment

de l'exécution est arrivé , les organes qui doivent y contribuer entrent

en action ou simultanément ou successivement avec une harmonie étonnante

, et l'acte s'accomplit.

Il est aussi des affections composées, telles que l'inflammation , dont

les actes élémentaires (la douleur, la fluxion , la phlogose, etc. ) ne

sont pas unis entre eux par des liens nécessaires. Chaque acte peut

exister séparément, et leur coïncidence dans ces affections est

l'effet d'une cause analogue à celle qui coordonne l'action de plusieurs

organes pour produire une fonction composée.

Rangeons encore ici le sommeil , l'accroissement et le décroîssement du

corps: les modifications générales introduites par la répétition

fréquente de certaines sensations, modifications qui constituent les

habitudes;

------------------------------------------------------------------------

les maladies constitutionnelles, qui consistent dans une disposition à

produire des symptômes locaux , et dans lesquelles on ne peut pas

délivrer une partie sans s'exposer à voir des phénomènes semblables se

manifester dans une autre ; la tendance de certains actes à se

reproduire à des intervalles périodiques; l'aptitude à développer des

affections , telles que la rage , le cancer , qui subsiste pendant un

temps indéfini, sans donner aucun signe de sa présence , et qu'on ne

peut raisonnablement attribuer à aucune circonstance matérielle

imaginable; les efforts médicateurs ; mille autres phénomènes, et la

mort même considérée dans le cas où elle n'est pas due à la lésion des

organes les plus essentiels.

Encore une fois, la Physiologie particulière des organes ne nous donne

point les moyens de prévoir ni d'expliquer ces faits, soit que les

phénomènes intermédiaires , indispensables pour établir la succession,

échappent à nos recherches ; soit que les phénomènes observés dans les

organes ne soient pas la cause des autres , mais qu'ils soient tous des

effets coexistans d'une cause supérieure : quoi qu'il en soit, on est

encore bien éloigné du but, quand on s'est borné

------------------------------------------------------------------------

à l'étude de la vie propre et des usages des organes.

De là naît l'obligation d'examiner l'Homme tout entier et de chercher

les lois des actes généraux qu'il exécute , par une méthode semblable à

celle qu'on a suivie pour la Physiologie de chaque partie. L'Homme sera

donc un grand organe que vous étudierez selon la marche expérimentale et

dont vous rapporterez encore les actes à autant de principes d'action

qu'il en faudra pour classer les faits.

Notes

Au reste, ceux qui se livrent à l'enseignement de la Physiologie humaine

peuvent tirer de l'anatomie comparée des secours infaillibles pour

répandre de l'agrément dans leurs leçons. Rien ne plaît tant aux

auditeurs que ces sortes de rapprochemens, lors même qu'ils n'ajoutent

rien à la solidité ni à la clarté de la doctrine. Or comme le Professeur

ne peut pas instruire s'il n'intéresse , il se priveroit d'un grand

avantage s'il s'interdisoit l'usage de ces applications.

(i) Je dis pénible ; car si l'impression ressentie ne cause pas de la

douleur , l'animal ne témoigne pas la sensation.

(i) M. Prunelle m'écrivoit dernièrement de Paris: "J'ai lu la dernière

conversation de Lagrange avec trois grands personnages. Vous vous

étonnerez peut-être d'apprendre que ce grand Géométre étoit mille fois plus médecin que beaucoup de gens qui s'en piquent. Savez-vous qu'il y a dans cette conversation un passage terrible contre les assommeurs de chiens ? C'est en observant l'Homme malade que vous connoîtrez l'Homme sain, et non point en tourmentant de pauvres petites bêtes qui n'en peuvent mais ".

(i) art a dit que "les recherches les plus habiles des Anatomistes

ou des Physiologiste qui n'ont aucune connaissance des rapports

naturels (entre les animaux ), restent presque inutiles jusqu'à ce

qu'elles soient remaniées par des hommes (loués du génie de la

classification".

Mais si ce remaniement-là ajoute quelque chose d'utile à ces recherches, je réponds toujours bien que ce n'est pas pour les Médecins.



Michelet-Insecte-full


INTRODUCTION

Nous avons suivi l'oiseau dans les libertés du

vol, de l'espace et de la lumière ; mais la terre

que nous quittions ne nous quittait pas. Les

mélodies du monde ailé ne nous empêchaient pas

d'entendre le murmure d'un monde infini de ténèbres

et de silence, qui n'a pas les langues de l'homme,

mais s'exprime énergiquement par une foule de

langues muettes.

Réclamation universelle qui nous arrive à la fois

de toute la nature, du fond de la terre et des eaux,

du sein de toutes les plantes, de l'air même que

nous respirons.

Réclamation éloquente des arts ingénieux de

l'insecte, de ses énergies d'amour si vivement

manifestées par ses ailes et ses couleurs, par la

scintillation brillante dont il illumine nos nuits.

Réclamation effrayante par le nombre des réclamants.

Qu'est-ce que la petite tribu des oiseaux, ou

celle des quadrupèdes, en comparaison de ceux-ci ?

Toutes les espèces animales, toutes les formes de la

vie, placées en présence d'une seule, disparaissent

et ne sont rien. Mettez le monde d'un côté, de

l'autre le monde insecte ; celui-ci a l'avantage.

Nos collections en contiennent environ cent mille

espèces. Mais en songeant que chaque plante pour le

moins en nourrit trois, on trouve, d'après le

nombre des plantes connues, trois cent soixante

mille espèces d'insectes. Chacune, ne l'oubliez

pas, prodigieusement féconde.

Maintenant rappelons-nous que tout être nourrit

des êtres à sa surface, dans l'épaisseur de ses

solides, dans ses fluides et dans son sang.

Chaque insecte est un petit monde habité par des

insectes. Et ceux-ci en contiennent d'autres.

Est-ce tout ? Non ; dans les masses que nous avions

crues minérales et inorganiques, on nous montre

des animaux dont il faudrait mille millions pour

arriver à la grosseur d'un pouce, lesquels n'en

offrent pas moins une ébauche de l'insecte, et qui

auraient droit de se dire des insectes commencés.

En quel nombre sont-ils, ceux-ci ? Une seule

espèce de ses débris fait une partie des Apennins,

et de ses atomes a surexhaussé l'énorme dos de

l'Amérique qu'on appelle Cordilière.

Arrivés là, nous croyons que cette revue est finie.

Patience. Les mollusques, qui ont fait tant d'îles

dans la mer du sud, qui pavent littéralement (les

derniers sondages le prouvent) les douze cents

lieues de mer qui nous séparent de l'Amérique, ces

mollusques sont qualifiés par plusieurs naturalistes

du nom d' insectes embryonnaires, de sorte que

leurs tribus fécondes arrivent comme une dépendance

de ce peuple supérieur, on dirait, des candidats à

la dignité d'insecte.

Cela est grand. Ce qui pourtant me fait regretter

le petit monde de l'oiseau, de ce charmant

compagnon qui me porta sur ses ailes, ce ne sont pas

ses concerts, ce n'est même pas le spectacle de sa

vie légère et sublime. Mais c'est qu'il m'avait

compris ! ...

nous nous entendions, nous aimions, et nous

échangions nos langages. Je parlais pour lui, il

chantait pour moi.

Tombé du ciel à l'entrée du sombre royaume,

en présence du mystérieux et muet fils de la nuit,

quel langage vais-je inventer, quels signes

d'intelligence, et comment m'ingénier pour trouver

moyen d'arriver à lui ? Ma voix, mes gestes,

n'agissent sur lui qu'en le faisant fuir. Point de

regard dans ses yeux. Nul mouvement sur son

masque muet. Sous sa cuirasse de guerre, il demeure

impénétrable. Son coeur (car il en a un) bat-il

à la manière du mien ? Ses sens sont infiniment

subtils, mais sont-ils semblables à mes sens ? Il

semble même qu'il en ait à part, d'inconnus,

encore sans nom.

Il nous échappe ; la nature lui crée, à l'égard de

l'homme, un alibi continuel. Si elle le montre un

moment dans un seul éclair d'amour, elle le cache

des années au fond de la terre ténébreuse ou dans

le sein discret des chênes. Trouvé, pris, ouvert,

disséqué, vu au microscope et de part en part, il

nous reste encore une énigme.

Une énigme peu rassurante, dont l'étrangeté est

près de nous scandaliser, tant elle confond nos

idées. Que dire d'un être qui respire de côté et

par les flancs ? D'un marcheur paradoxal, qui, à

l'envers de tous les autres, présente le dos à la

terre et le ventre

au ciel ? En plusieurs choses, l'insecte nous

paraît un être à rebours.

Ajoutez que sa petitesse ajoute au malentendu.

Tel organe nous semble bizarre, menaçant, parce

que nos très-faibles yeux le voient trop confusément

pour s'en expliquer la structure et l'utilité. Ce

qu'on voit mal inquiète. Provisoirement on le tue.

Il est si petit d'ailleurs, qu'avec lui, on n'est

pas tenu d'être juste.

Les systèmes ne nous manquent pas. Nous admettrions

volontiers cet arrêt définitif d'un rêveur

allemand qui tranche leur procès d'un mot : " le bon

Dieu a fait le monde ; mais le diable a fait

l'insecte. "

Celui-ci pourtant ne se tient pas pour battu. Aux

systèmes du philosophe et à la peur de l'enfant

(qui peut-être sont la même chose), voici à peu

près sa réponse :

il dit premièrement que la justice est universelle,

que la taille ne fait rien au droit ; que, si l'on

pouvait supposer que le droit n'est point égal, et

que l'amour universel peut incliner la balance, ce

serait pour les petits.

Il dit qu'il serait absurde de juger sur la figure,

de condamner des organes dont on ne sait pas

l'usage, qui la plupart sont des outils de professions

spéciales, les instruments de cent métiers ; qu'il

est, lui, l'insecte, le grand destructeur et

fabricateur, l'industriel par excellence, l'actif

ouvrier de la vie.

Il dit enfin (la prétention semblera peut-être

orgueilleuse) qu'à juger par les signes visibles, les

oeuvres et les résultats, c'est lui, entre tous les

êtres, qui aime le plus. L'amour lui donne des ailes,

de merveilleuses iris de couleurs et jusqu'à des

flammes visibles. L'amour, c'est pour lui la mort

instantanée ou prochaine, avec une seconde vue

étonnante de maternité pour continuer sur l'orphelin

une protection ingénieuse. Enfin, ce génie maternel

va si loin que, dépassant, éclipsant les rares

associations d'oiseaux et de quadrupèdes, il a fait

créer à l'insecte des républiques et des cités !

Voilà un plaidoyer grave, qui me fait impression.

Si tu travailles et si tu aimes, insecte, quel que

soit ton aspect, je ne puis m'éloigner de toi. Nous

sommes bien quelque peu parents. Et que suis-je

donc moi-même, si ce n'est un travailleur ? Qu'ai-je

eu de meilleur en ce monde ?

Cette communauté d'action et de destinée, elle

m'ouvrira le coeur, et me donnera un sens nouveau

pour écouter ton silence. L'amour, la force divine

qui circule en toutes choses et fait leur âme

commune, est pour elles un interprète par lequel elles

dialoguent et s'entendent sans se parler.

Dans les fort longues lectures de naturalistes et

de voyageurs qui nous préparèrent l'oiseau, et

pour lesquelles il ne fallait pas moins que la

patience d'une femme solitaire, nous recueillions

sur la route nombre de faits, de détails, qui nous

faisaient voir l'insecte sous l'aspect le plus

varié. L'insecte, à côté de l'oiseau, nous

apparaissait sans cesse, ici comme une harmonie, là

comme un antagonisme, mais trop souvent de profil et

comme être subordonné.

J'étais en plein XVIe siècle, et, pendant trois ans

environ de forte préoccupation historique, tout ceci

ne m'arrivait que par les extraits, les lectures, les

conversations de chaque soir. Je recevais les

éléments divers de cette grande étude par

l'intermédiaire d'une âme éminemment tendre aux

choses de la nature et généreusement portée à

l'amour des plus petits. Cet amour patient et

fidèle, étendant indéfiniment la curiosité,

ramassait, si je puis dire, par un procédé de

fourmi, comme autant de grains de sable, les

matériaux qui se trouvent bien moins dans les

grands ouvrages que dans une infinité de mémoires,

de dissertations dispersées.

Aimer longtemps, infatigablement, toujours, c'est

ce qui rend les faibles forts. Il ne faut pas moins

que cette persévérance de goût et d'affection, dès

qu'on veut sortir des lectures et entrer dans

l'observation, dans les délicates et longues études

de la vie. Je ne m'étonne pas si Mlle Jurine a si

heureusement contribué aux surprenantes découvertes

de son père sur les abeilles, ni si Mme Mérian,

pour fruit de ses lointains voyages, nous a laissé

le savant et si beau livre de peintures des

insectes de la Guyane. Les yeux et les mains des

femmes, fines et faites aux petits objets, au

travail à petits points, sont éminemment propres

à ces choses. Elles ont plus de respect aussi,

d'attention, de condescendance, pour les minimes

existences. Si poétiques,

elles sont moins poëtes, et imposent moins au réel

la tyrannie de leur pensée. Elles lui sont plus

dociles, ne le dominent pas, le subissent, et n'ont

pas pour ces petits le regard rapide, souvent

dédaigneux, de la vie supérieure. Aussi, quand, avec

tout cela, elles sont patientes, elles pourraient

devenir d'excellents observateurs et de petits

Réaumur.

Les études microscopiques spécialement veulent

des qualités féminines. Il faut se faire un peu

femme pour y réussir. Le microscope, amusant au

premier coup d'oeil, demande, si on veut en faire

un usage sérieux, de la dextérité, une adresse

patiente, surtout du temps, beaucoup de temps, une

complète liberté d'heures, pouvoir répéter

indéfiniment les mêmes observations, voir le même

objet à différents jours, dans la pure lumière du

matin, au chaud rayon de midi, et parfois même plus

tard. Tels objets qu'il faut voir d'ensemble se

regardent mieux à la simple loupe ; tels seulement

par transparence, en les éclairant en dessous du

miroir du microscope. Il en est qui, médiocres

ou insignifiants le jour, deviennent merveilleux le

soir, quand le foyer de l'instrument concentre la

lumière. Enfin, pour résumer tout, ces études

demandent ce qu'on a le moins aujourd'hui, qu'on

soit hors du monde, hors du temps, soutenu par une

curiosité innocente, un pieux, un infatigable amour

de ces imperceptibles vies. Elles sont une sorte de

maternité virginale et solitaire.

L'absorption où me tenait ce terrible XVIe siècle

ne me lâcha qu'au printemps de 1856. L'oiseau

aussi avait paru. J'essayai de respirer un moment,

et je m'établis à Montreux, près Clarens, sur le

lac de Genève. Mais ce lieu entre tous délicieux,

en me ramenant à un vif sentiment de la nature, ne

m'en rendait pas la sérénité. J'étais trop ému

encore de cette sanglante histoire. Une flamme était

en moi que rien ne pouvait éteindre. Je m'en allais,

le long des routes, avec mon verre de sapin, goûtant

l'eau à chaque fontaine (toutes si fraîches, toutes

si pures), leur demandant si quelqu'une aurait la

vertu d'effacer tant de choses amères du passé et du

présent, et laquelle de tant de sources serait pour

moi l'eau du Léthé.

à Lucerne enfin, je trouvai, à une bonne demi-lieue

de la ville, je ne sais quel ancien couvent

devenu auberge, et je pris pour mon cabinet le

parloir, pièce très-vaste qui, par sept fenêtres

ouvertes sur les monts, le lac et la ville, dans une

triple exposition, me donnait un jour magnifique à

toutes les heures. Du matin au soir, le soleil me

restait fidèle et tournait autour de mon microscope,

mis au milieu de la chambre. Le beau lac que j'avais

en face et de tous les côtés n'est pas encore là

celui qui, serré, âpre et violent, s'appellera le

lac d'Uri. Mais les sapins qui partout dominent le

paysage avertissent de ne pas trop se fier à la

saison, vous disent que vous êtes dans un froid

pays. Une certaine rudesse barbare se mêle aussi à

bien des choses. C'est justement du midi que vient

le souffle d'hiver. Devant moi, pour me tenir une

constante compagnie, se dressait sur l'autre rive

le sombre Pilate, montagne sèche à vives arêtes

taillées au rasoir, et, par-dessus sa noire épaule,

la blanche vierge et pic d'argent

(Jungfrau et Silberhorn) me regardaient de dix

lieues.

Cela est très-beau, très-frais en juillet, souvent

déjà froid en septembre. Vous sentez sur vous,

derrière vous, à une énorme hauteur, une mer

d'eau suspendue. C'est le réservoir principal d'où

sortent les grands fleuves de l'Europe, la masse du

Saint-Gothard, plateau de dix lieues en tous sens,

qui par un bout verse le Rhône, par l'autre le

Rhin, par un troisième la Reuss, et vers le midi

le Tessin. On ne voit pas ce réservoir, sinon un

peu de profil, mais on le sent. Voulez-vous des

eaux ? Venez là. Buvez, c'est la plus grande coupe

qui abreuve le genre humain.

Je commençai d'avoir moins soif. En plein été,

les nuits étaient froides, fraîches les matinées, les

soirées. Ces neiges immaculées, que je regardais

avidement et d'un oeil insatiable, me purifiaient, ce

semble, de la longue route poudreuse, hâlée,

sanglante et sublime, mais bourbeuse aussi parfois,

des révolutions de l'histoire. Je repris un peu

d'équilibre entre le drame du monde et l'épopée

éternelle.

Quoi de plus divin que ces Alpes ? Quelque part

je les appelais " l'autel commun de l'Europe. "

pourquoi ? Non pour leur hauteur. Un peu plus

haut, un peu plus bas, on n'en est pas plus près du

ciel. Mais c'est que la grande harmonie, ailleurs vague,

est palpable ici. La solidarité de la vie, la

circulation de la nature, la bienveillante mutualité

de ses éléments, tout est visible. Il se fait une

grande lumière.

Chaque chaîne filtre de son glacier, pour révélation

de la zone inaccessible, un torrent qui, recueilli,

calmé, épuré dans un vaste lac, traduit en eau pure,

en eau bleue, sort grand fleuve, et va, magnifique,

porter partout l'âme des Alpes. De ces innombrables

eaux remonteront aux montagnes les brumes qui

renouvellent le trésor de leurs glaciers.

Tout est si bien harmonisé et les perspectives

sont telles, que les lacs et leurs fleuves

réfléchissent ou regardent encore en s'éloignant la

grave assemblée des montagnes, des hautes neiges, des

vierges sublimes dont ils sont une émanation.

Ils se regardent, s'expliquent, s'accordent,

s'aiment. Mais dans quelle austérité ! Ils s'aiment

comme identité des contrastes les plus forts.

Fixité et fluidité. Rapidité, éternité. Les neiges

par-dessus la verdure. L'hiver pressenti dès l'été.

De là une nature prudente, une sagesse générale

dans les choses même. On jouit sans perdre de vue

qu'on ne jouira pas longtemps. Mais le coeur n'en

est pas moins touché d'un monde si sérieux et si

pur. Cette brièveté attache, et cette austérité

captive. Des neiges aux lacs, des bois aux fleuves,

aux vertes et fraîches prairies, une virginité

souveraine domine toute la contrée.

Ce sont des lieux pour tous les âges. L'âge avancé

s'y raffermit, s'y associe à la nature, et salue

sans s'attrister les grandes ombres qui tombent des

monts. Et les âmes neuves encore, qui n'y sentent

que l'aurore et l'aube, s'y ouvrent à des joies

charmantes de tendresse religieuse : tendresse pour

l'âme du monde, tendresse pour ses moindres

enfants.

Le lieu favori de nos promenades et notre cabinet

d'études était un petit bois de sapins assez élevé

au-dessus du lac, derrière le rocher de Seeburgh.

On y montait par deux routes doublement lumineuses

de la réflexion immense du miroir splendide où

se mirent les quatre cantons. Nul paysage plus

aimable, en le regardant vers Lucerne ; nul plus

sérieux, plus solennel, du côté où la vue s'enfonce

vers le Saint-Gothard et l'amphithéâtre des monts.

Mais cet éclat, ces grandeurs, finissaient tout à

coup au premier pas sous nos sapins. On se fût

cru au bout du monde. La lumière baissait, les

bruits semblaient diminués ; la vie même paraissait

absente.

C'est l'effet ordinaire de ces bois au premier

regard. Au second, tout change. L'étouffement, ou

du moins la subordination qu'impose le sapin aux

autres végétaux qui voudraient grandir sous son

ombre, éclaircit l'intérieur ; et, quand les yeux

se sont habitués à cette sorte de crépuscule, on

voit bien mieux au loin, on observe bien mieux que

dans le pêle-mêle inextricable des forêts ordinaires,

où tout vous fait obstacle.

Ce que celle-ci nous présentait d'abord sous ses

nobles et funèbres colonnes, qu'on aurait dites

d'un temple, c'était un spectacle de mort, mais d'une

mort nullement attristante, d'une mort parée, ornée

et riche, comme la nature l'accorde souvent aux

végétaux. à chaque pas, de vieux troncs d'arbres

coupés, non déracinés, apparaissaient vêtus d'un

incomparable velours vert, étoffe superbement

feutrée de fines mousses moelleuses au tact, qui

charmaient l'oeil par leurs aspects changeants, leurs

reflets, leurs lueurs.

Mais la vie animale, où était-elle ? Notre oreille

s'habitua à la reconnaître, à la deviner. Je ne

parle pas du sifflet des mésanges, du rire étrange

du pic, seigneur visible de l'endroit. Je pense à

un autre peuple, auquel les oiseaux font la guerre.

Un grand bourdonnement, assez fort pour couvrir

le murmure d'un ruisseau, nous avertit que les

guêpes hantaient la forêt. Déjà nous avions vu leur

fort, d'où plus d'une nous fit la conduite,

suspectant nos démarches et visiblement peu

bienveillante.

Aux endroits même moins fréquentés des guêpes, de

légers bruissements, sourds, intérieurs, semblaient

sortir des arbres. étaient-ce leurs génies,

leurs dryades ? Non, au contraire ; leurs ennemis

mystérieux, le grand peuple des ténèbres, qui,

suivant les veines du tronc et dans toute sa

longueur, se fait, par la morsure, des voies et des

canaux, d'innombrables galeries. Les scolytes

(c'est leur nom)

sont quelquefois dans un seul arbre près de cent

mille. Le sapin malade arrive, sous leurs dents, à

la longue, à l'état d'une fine guipure. Cependant

l'écorce est intacte, et il offre le fantôme de la

vie.

Comment se défend l'arbre ? Quelquefois par sa

séve, qui, forte encore, asphyxie l'ennemi. Plus

souvent du dehors il lui vient un ami, un médecin,

le pic, qui soigneusement l'ausculte, tâte et

frappe de son fort marteau, et, d'un zèle

persévérant, veille, poursuit la colonie rongeuse.

Ce combat intérieur des deux vies, végétale,

animale, s'entendait-il réellement ? On n'en était

pas sûr. On croyait parfois se tromper.

Dans ce silence qui n'était pas silence, je ne sais

quoi nous disait pourtant que la morte forêt était

vivante et comme prête à parler. Nous entrions

pleins d'espérance, sûrs de trouver. à notre âme

curieuse, nous sentions bien qu'une grande âme

multiple allait répondre. Quoique assez fatigué et

de la marche et d'une santé alors très-chancelante,

je me plaisais dans cette recherche, et sous ces

pâles ombres. J'aimais à y voir devant moi une

personne émue, toute éprise de ces grands mystères.

Elle allait, la baguette en main, dans ce

crépuscule fantastique, interrogeant la forêt

sombre et comme cherchant le rameau d'or.

J'eusse peut-être quitté la partie, et je m'étais

assis dans une clairière, lorsqu'enfin un sondage

plus heureux, dans un vieux tronc semblable aux

autres, fit éclater un monde que rien n'aurait fait

soupçonner.

Au sommet de ce tronc, coupé à un pied de terre,

on distinguait fort bien les travaux que les

scolytes ou vers rongeurs, précédents habitants

de l'arbre, avaient faits en se conformant au

dessin concentrique de l'aubier. Mais tout cela

était de l'histoire ancienne ; il s'agissait de

bien autre chose. Ces misérables scolytes avaient

péri, subi, comme leur arbre même, l'énergie d'une

grande transformation chimique qui excluait toute

vie.

Hors une, la plus âcre, vie brûlante et brûlée, ce

semble, celle de ces êtres puissants sous forme

infiniment petite, où l'on eût cru sans peine qu'une

flamme noire, brillant par éclairs, avait tout

consumé et seulement réservé l'esprit.

Le coup de théâtre fut violent, et cet immense

fourmillement eut son effet. Une joie vive, inusitée,

agita la main toute émue qui avait fait l'heureuse

découverte, et, à mesure que la grandeur s'en

révélait, un vertige, j'allais dire sauvage, passa

de ce peuple éperdu à l'auteur de la grande ruine.

Les murs de la cité volèrent, puis l'intérieur de

l'édifice ;

des galeries, des salles innombrables, se

découvrirent ; généralement, quatre pouces, cinq

pouces de longueur, sur un demi-pouce de haut.

Hauteur certes bien suffisante, et je dirais

majestueuse, si l'on veut avoir égard à la taille

des citoyens de ce palais.

Vrai palais, ou plutôt vaste et superbe ville.

Limitée en largeur. Mais à quelle profondeur

plongeait-elle dans la terre ? On dit qu'on en a

rencontré qui, creusées avec persévérance, donnaient

jusqu'à sept cents étages. Thèbes et Ninive

furent peu de chose. Babylone et Babel peuvent

seuls, dans leurs exhaussements audacieux, soutenir

quelque comparaison avec ces babels ténébreuses

qui vont grandissant dans l'abîme.

Mais ce qui étonne bien plus que la grandeur, c'est

l'aspect intérieur de ces habitations. Au dehors,

tout humide, couvert de mousse, de petits

cryptogames toujours trempés, moisis. Au dedans,

une étonnante sécheresse, une propreté admirable ;

toutes les parois moelleusement fermes, exactement

comme si elles eussent été tapissées d'un velours

de coton, fort mat et sans éclat. Ce velours d'un

noir doux résultait-il du bois lui-même

puissamment modifié, ou d'un lit extrêmement fin

des champignons microscopiques qui purent s'être

établis dans l'arbre, quand tout humide

encore il n'avait pas reçu ses tout-puissants

transformateurs ? L'agent de la métamorphose se

révélait lui-même ; chaque appartement pris à part,

senti de près, saisissait l'odorat de l'âcre

senteur de l'acide formique. Ce peuple avait tiré

de lui cette grande métamorphose de sa demeure,

l'avait brûlée et purgée par sa flamme, séchée et

assainie par cet utile poison.

C'est cet acide aussi qui avait sans doute

accéléré, aidé l'énorme et gigantesque travail,

ouvert la voie aux petites morsures de ces

sculpteurs infatigables qui pour ciseaux n'ont que

leurs dents. Cependant, même avec cela, nul doute

qu'il n'y fallût un temps considérable. Des

générations successives très-probablement y

avaient passé, travaillant toujours sur le même

plan et dans le même sens. L'image de la cité

projetée, désirée, l'espoir de se créer une sûre

forteresse, une noble et solide acropole, avait

soutenu longues années ces fermes citoyens. Eh ! Que

serait la vie, si l'on ne travaillait que pour soi ?

Regardons l'avenir. Les premiers, à coup sûr, qui

versèrent leur vie dans cet arbre, et de leur noir

petit squelette tirèrent, en s'épuisant, les sucs qui

l'ont creusé, jouirent peu d'une habitation si

triste et si trempée encore des malsaines humidités

et des longues pluies ; mais ils pensèrent aux

citoyens futurs et rêvèrent la postérité.

Hélas ! Tout ce rêve d'espoir, j'ai bien peur qu'il

ne soit fini. Ce n'est pas que cette baguette

d'enfant, cette jeune et féminine main, ait bien

profondément atteint une telle oeuvre, engagée si

loin dans la terre. Mais les défenses extérieures

qui recouvraient, fermaient le tout, en écartaient

les pluies, elles ont été enlevées, dispersées.

Et voilà les grandes eaux de l'automne qui vont

venir du Rhigi, du Pilate, du Saint-Gothard,

le père des fleuves, qui, flottant sur les forêts

en noirs brouillards, ou tombant en torrents,

mouilleront éternellement les appartements inférieurs.

Et quelle vie brûlante, quelle flamme faudra-t-il

opposer à ces invasions répétées des eaux, pour

rétablir ces lieux et pour les assainir encore ?

Je m'étais mis en face, assis sur un sapin, je

regardais et je rêvais. Habitué aux chutes des

républiques et des empires, cette chute cependant

me jetait dans un océan de pensées. Un flot, et puis

un flot, montait et battait dans mon coeur. Le

vers d'Homère me revint à la bouche :

et Troie aussi verra sa fatale journée !

que puis-je pour ce monde détruit, pour la cité

quasi ruinée ? Que puis-je pour ce grand peuple

insecte, laborieux, méritant, que toutes les

tribus animées

poursuivent, ou dévorent, ou méprisent, et

qui pourtant nous montre à tous les plus fortes

images de l'amour désintéressé, du dévouement

public, et le sens social en sa plus brûlante

énergie ? ... une chose. Le comprendre, l'expliquer,

si je puis, y porter la lumière, l'interprétation

bienveillante.

Nous revînmes rêveurs, et nous entendant sans

parler. Ce qui jusqu'à ce jour fut un amusement,

une curiosité, une étude, dès lors ce fut un livre.

Je ne m'étonne pas si notre grand initiateur au

monde des insectes, Swammerdam, au moment où

le microscope lui permit de l'entrevoir, recula

épouvanté.

Leur nom, c'est l'infini vivant.

Depuis deux cents ans on travaille en simplifiant

d'un côté et en compliquant de l'autre. Les

admirables ouvrages qu'on a faits sur ce sujet

laissent, parmi une multitude de lueurs partielles,

un certain éblouissement. C'est l'impression que nous

donnait cette étude de quelques années.

Devais-je me flatter de simplifier plus que ne

l'ont fait mes maîtres ? Nullement. Je savais

seulement, par la rencontre de Lucerne, par

d'autres plus tard, que notre ignorance émue et

sympathique entrerait plus loin peut-être dans le

sens de ces petites vies que ne l'ont fait souvent

les savants classificateurs.

Ceci me poursuivit l'hiver, mais je ne pouvais

vérifier à Paris aucune expérience ; c'est à

Fontainebleau seulement que j'arrivai à la

formule, simple du moins, qu'on va lire, et que

j'obtins sur ce sujet quelque apaisement d'esprit.

Le lieu me favorisait fort, le moment, l'état de

mon âme. Tout ce que le temps présent a de

circonstances fâcheuses, en me refoulant sur moi,

augmentait ma concentration. Nous nous constituâmes

une parfaite solitude. Notre chambre fut pour

nous toute la ville. Au dehors, seulement, un

cercle de bois, parcouru à pied ; donc assez petit.

Ce cercle m'étreignait un peu, dans les grandes

chaleurs où le soleil miroite sur le grès. Mais, dans

cette chaleur sèche, la pensée ne mollit point.

Je pus suivre et creuser la mienne, avec suite et

persévérance, ayant, chose rare dans la vie, une

grande unité harmonique d'idées et de sentiments,

que je ne voulais nullement varier, mais

approfondir.

Je sortais seul à midi, et je marchais quelque peu

dans la forêt morne et muette, sablonneuse, sans

souffle et sans voix. J'y emportais mon sujet, et

croyais l'y retrouver dans cet infini de sable que

couvre un infini de feuilles. Mais combien plus

vaste encore celui de la vie animée, l'abîme des

imperceptibles où j'aurais voulu descendre !

Tout ce que dit Sénancour de Fontainebleau est

vrai pour l'homme de vague rêverie qui n'apporte

pas là une pensée dominante. Oui, le paysage " est

petit généralement, morne, bas, solitaire, sans

être sauvage. " les animaux y sont rares : on sait,

à un près, le nombre des daims. Les oiseaux n'y

sont pas nombreux. Peu ou point de sources visibles.

Cette absence apparente d'eau contriste surtout

celui qui vient des Alpes, qui a encore la

fraîcheur de leurs innombrables fontaines, et dans les

yeux la lumière de leurs lacs, ces charmants et

grandioses miroirs.

Là, tout est clair, lumineux, par les eaux et les

neiges. Ici, tout est obscur. Ce petit coin, fort

à part dans la France, est une énigme. Il vous

montre ces grès morts sans trace de vie ; il vous

montre, aujourd'hui surtout, ces pins qu'on vient

de planter, et qui ne souffrent pas que rien vive

sous leur ombre. Pour trouver ce que tout cela

cache en dessous, il faut avoir l'instrument qui

fait découvrir les sources, la baguette de coudrier.

Tournez-la, et vous trouverez. Et quelle est cette

baguette ? Une étude ou un amour, une passion qui

illumine ce monde intérieur.

La puissance de ce lieu n'est nullement dans ce

qu'il a d'historique, ni dans ce qu'il contient

d'art. Le château y distrait de la forêt par sa

variété extrême de souvenirs et d'époques. Il n'en

augmente pas l'impression, au contraire. La vraie

fée, c'est la nature ; c'est cette étrange contrée,

sombre, fantastique et stérile.

Notez que partout où la forêt prend de la grandeur,

soit par l'étendue de la vue, soit par la hauteur

des arbres, elle ressemble à toute forêt. Les

hêtres très-magnifiques, élancés, du Bas-Bréau,

me semblent, malgré leur belle taille, leur écorce

lisse, une chose qu'on voit ailleurs. Ce lieu n'est

original que là où il est bas, sombre, rocheux,

où il montre le combat du grès, de l'arbre tordu,

la persévérance de l'orme ou l'effort vertueux du

chêne.

Bien des gens sont restés ici pris, englués. Ils

sont venus pour un mois, et sont restés jusqu'à la

mort. Ils ont dit à ce lieu fée le mot de l'amant

à l'amante : " que je vive, que je meure en toi ! "

tecum vivere amem, tecum obeam libens !

le curieux, c'est que chacun y reconnaît ce qu'il

aime. Saint Louis ne trouva qu'ici la Thébaïde

qu'il rêvait. Henri Iv, qui n'y voit que plaisir,

dit : " mes délicieux déserts. " le pauvre exilé

mystique, Kosciusko, y sent l'attrait des forêts de

Lithuanie et y prend racine. Un homme de grès,

de caillou, le breton Maud'huy, retrouve ici sa

Bretagne, et fait à coups de pavés le livre le

plus original qu'on ait fait sur Fontainebleau.

Ce lieu est fort ; on n'y est pas impunément.

Quelques-uns y perdent l'esprit ; tels y furent

métamorphosés et se virent pousser les oreilles qui

vinrent à Bottom, dans la forêt de Windsor.

Celle-ci est une personne ; elle a ses amants et

ses détracteurs. On la maudit, on la bénit. Un fou rêveur lui écrivait,

sur un rocher, près de Nemours : " je te posséderai,

marâtre ! " et le vieux soldat Denecourt, son

amoureux, qui lui donna tout ce qu'il avait au

monde, l'appelle : " mon adorée ! "

quelqu'un me disait : " n'est-ce pas la Viola de

Shakespeare, au douteux aspect, mais toujours

charmant, ici demoiselle, et là cavalier ? Sa

Rosalinde, jeune , qui devient une fille

rieuse ? " Non, les contrastes sont plus grands.

La fée d'ici a je ne sais combien de visages. Elle

a des froides plantes des Alpes, et elle peut, sous

tel abri, cacher la plus frileuse flore. L'hiver,

le printemps, austère, elle vous effraye d'âpres

rochers qu'elle pare ou cache à l'automne d'un

manteau empourpré de feuilles. Elle a à sa

disposition, pour changer dans un même jour, le

fin tissu de gaze errante que Lantara ne manque

guère de lui donner dans ses tableaux. De son

cercle de forêts, elle arrête de tous côtés les

brumes légères à la pointe des arbres, s'amuse à

s'en faire des voiles, des écharpes et des ceintures,

je ne sais quel déguisement. Ses grès en leurs

lourdes masses, vous les croiriez invariables, et ils changent d'aspects, de

couleurs, j'allais dire de formes, à toute heure.

La petite chaîne par exemple, qu'on appelle le

rocher d'Avon, nous avait salués le matin, dans la

senteur des bruyères, de la plus gaie lumière de

l'aube, d'une ravissante aurore qui rosait le grès ;

tout semblait sourire et s'harmoniser aux études

innocentes d'une âme poétique et pieuse. Le soir,

nous y retournons, mais la fée fantasque a changé.

Ces pins qui nous accueillirent sous leur ombrelle

légère, devenus tout à coup sauvages, ils roulent

des bruits étranges, des lamentations de mauvais

augure. Ces arbustes qui le matin invitaient

gracieusement la robe blanche à s'arrêter, à

cueillir des baies ou des fleurs, ils ont l'air de

recéler maintenant dans leurs fourrés je ne sais quoi

de sinistre, des voleurs ? Ou des sorcières ? Mais

le changement le plus fort est celui des rochers

qui nous reçurent et nous firent asseoir. Est-ce le

soir ? Est-ce l'orage imminent qui les a changés ?

Je l'ignore ; mais les voilà devenus de sombres

sphinx, des éléphants couchés à terre, des

mammouths et autres monstres des mondes anciens qui

ne sont plus... ils sont assis, il est vrai ; mais

s'ils allaient se lever ? ... quoi qu'il en soit,

l'heure avance, marchons... l'on se presse à mon

bras.

Cette forêt mérite-t-elle donc le nom de la comédie :

comme il vous plaît, " as you like it ? "

non ; pour être juste avec elle, il faut dire que cet

amusement des métamorphoses, tous ces changements

à vue, sont choses extérieures. Mobile en ses

feuilles et ses brumes, fuyante en ses sables

mouvants, elle a une assise profonde qu'aucune forêt

n'a peut-être, une puissance de fixité qui se

communique à l'âme, qui l'invite à s'affermir, à

creuser et chercher en soi ce qu'elle contient

d'immuable. Ne vous arrêtez pas trop à ces accidents

fantastiques. Le dehors dit : comme il vous plaît.

le dedans : toujours et toujours.

c'est la véritable beauté, au coeur profond, fidèle

et tendre, qui n'en varie pas moins sa grâce, et peut

faire dire chaque jour le mot de Charles D'Orléans :

qui d'elle pourrait se lasser ?

toujours sa beauté renouvelle.

ces idées me vinrent un jour qu'assis sur le mont

Ussy, je regardais Fontainebleau. Je compris qu'en

cet espace étroit, médiocre, en ce désordre apparent

de grès, d'arbres, de rochers, il y avait une forme

assez régulière qui devait cacher en elle un

mystère que rien n'annonce au premier regard.

Au total, c'est presque un cercle de forêts et de

collines, tout cela sec à la surface ; mais ce grès

est très-perméable, mais ce sable est très-infiltrable.

Et des eaux inaperçues descendent de tous côtés à

un grand réservoir qui en occupe le fond.

Les orages sont fréquents ici, mais ils y éclatent

peu. Presque toujours on les attend, et la forêt les

retient, les arrête, garde pour elle ces richesses

d'eaux suspendues, et ne les transmet au fond qu'en

les tamisant par les feuilles, les bois, les sables

inférieurs. Tout cela arrive en bas, sans qu'on s'en

soit aperçu.

Creusez. Et vous trouverez.

Là est l'exquis, le vital du génie du lieu.

Le mot génie est trop fixe. Le mot fée est

trop mobile. Qui exprimera ce mystère du profond

bassin caché ? Cette tromperie naïve et charmante

qui ne promet que sécheresse, et qui dessous

fidèlement réserve le trésor de ses eaux ?

Un grand artiste italien l'exprime dans les peintures

de la salle d'Henri Ii. C'est la Nemorosa,

les mains pleines de fleurs sauvages, cachée sous un

âpre rocher, mais attendrie et rêveuse, et les yeux

trempés de pleurs.

Nous sentîmes bien des fois ceci, dans la suite de

ce grand travail, et surtout les jours où la pluie

tombait fine et douce. Il se faisait, autour de nous,

comme un recueillement de la nature. Dans ce

silence profond, nous n'entendions que nos coeurs,

le balancier de l'horloge, parfois un cri

d'hirondelle qui passait par-dessus nous.

Calmés, mais non assoupis, d'une lucidité plus

grande et d'un oeil plus net, nous pénétrions d'un

degré de plus dans le monde ténébreux de l'atome,

pour en tirer ce qui est, la lumière, surtout

l'amour, vraie légitimité de ce monde muet, sa

langue et sa voix éloquente pour parler au monde

supérieur.

Même aux heures de ses grands silences, la forêt

a par moments des voix, des bruits ou des murmures

qui vous rappellent la vie. Parfois, le pic

laborieux,

dans son dur travail de creuser les chênes,

s'encourage d'un étrange cri. Souvent, le pesant

marteau du carrier, tombant, retombant sur le grès,

fait de loin entendre un coup sourd. Enfin, si vous

prêtez l'oreille, vous parvenez à saisir un

bruissement significatif, et vous voyez, à vos pieds,

courir dans les feuilles froissées, des populations

infinies, les vrais habitants de ce lieu, les

légions des fourmis.

Autant d'images du travail persévérant qui mêlent

au fantastique une sérieuse gravité. Ils creusent,

chacun à leur manière. Toi aussi, suis ton

travail, creuse et fouille ta pensée.

Lieu admirable pour guérir de la grande maladie

du jour, la mobilité, la vaine agitation. Ce temps

ne connaît point son mal ; ils se disent rassasiés,

lorsqu'ils ont effleuré à peine. Ils partent de

l'idée très-fausse qu'en toute chose le meilleur est

la surface et le dessus, qu'il suffit d'y porter les

lèvres. Le dessus est souvent l'écume. C'est plus

bas, c'est au dedans qu'est le breuvage de vie. Il

faut pénétrer plus avant, se mêler davantage aux

choses par la volonté et par l'habitude, pour y

trouver l'harmonie, où est le bonheur et la force.

Le malheur, la misère morale, c'est la dispersion

d'esprit.

J'aime les lieux qui concentrent, qui resserrent

le champ de la pensée. Ici, dans ce cercle étroit de

collines, les changements sont tout extérieurs et de

pure optique. Avec tant d'abris, les vents sont

naturellement peu variables. La fixité de

l'atmosphère donne une assiette morale. Je ne sais

si l'idée s'y réveille fort ; mais qui l'apporte

éveillée, pourra la garder longtemps, y caresser

sans distraction son rêve, en saisir, en goûter

tous les accidents du dehors et tous les mystères

du dedans. L'âme y poussera des racines et trouvera

que le vrai sens, le sens exquis de la vie, n'est

pas de courir les surfaces, mais d'étudier, de

chercher, de jouir en profondeur.

Ce lieu avertit la pensée. Ces grès fixes et

immuables sous la mobilité des feuilles parlent assez

dans leur silence. Ils sont posés là, depuis quand ?

Depuis longtemps, puisque, malgré leur dureté, la

pluie a pu les creuser ! Nulle autre force n'y a

prise. Tels ils furent, et tels ils sont. Leur vue

dit au coeur : " persévère. "

ils semblaient devoir exclure la vie végétale. Mais

les chênes héroïques ne se sont pas rebutés.

Condamnés à vivre là, ils en sont venus à bout. Avec

leurs racines tordues, avec les griffes puissantes dont

ils ont saisi le rocher, eux aussi, à leur façon,

disent éloquemment : " persévère. " l'arbre

invincible, s'obstinant plus il est contrarié, a

d'autant plus, du côté libre, plongé au fond de la terre,

puisé d'incalculables forces. L'un d'eux, pauvre

vieux géant qu'on nomme le Charlemagne, usé, miné,

foudroyé, après tant de siècles et tant d'accidents,

est si ferme encore sur ses reins, qu'en une seule

de ses branches il a l'air de porter lui-même un

grand chêne à bras tendu.

Il y a beaucoup à profiter entre ces grès et ces

chênes. Et l'homme, si vous le trouvez là au

travail, n'est pas au-dessous. Les vaillants carriers

que je rencontrais en lutte contre le roc, avec ces

monstrueux marteaux qui ne semblent pas faits pour

la main de l'homme, je leur aurais cru volontiers la

force résistante du grès et le coeur d'acier du

chêne. Et cela est vrai sans doute pour l'âme et

la volonté. Mais le corps résiste moins. La plupart

meurent à quarante ans ; et les premiers emportés

sont justement les meilleurs, les plus ardents au

travail.

Les carriers et les fourmis, c'est toute la vie de

la forêt, jadis, on eût dit aussi les abeilles. Elles

étaient fort nombreuses, et l'on en rencontre

encore, surtout vers Franchart. Elles ont dû

diminuer depuis qu'on a planté tant de pins et

d'arbres du nord qui ne souffrent rien sous leur

ombre, et qui ont supprimé dans beaucoup de lieux

la bruyère et les fleurs. En récompense, les fourmis fauves, qui

préfèrent comme matériaux les aiguilles et les

chatons de pins, paraissent y prospérer. Nulle

forêt peut-être plus riche en espèce de fourmis.

Voilà les vrais habitants du désert et qui en sont

l'âme : les fourmis travaillant le sable, les

carriers travaillant le grès. Les uns et les autres

de même génie, des hommes fourmis en dessus, des

fourmis presque hommes en dessous.

J'admirais la similitude de leur destinée, de leur

patience laborieuse, de leur admirable persévérance.

Le grès, matière très-réfractaire, rebelle, qui

souvent se fend mal, crée à ces pauvres travailleurs

de grands désappointements. Ceux surtout qu'un

hiver prolongé fait revenir à la carrière avant la

fin du mauvais temps trouvent ces blocs (si durs, et

pourtant si perméables) pleins d'humidité et

demi-gelés. De là, nombre de pavés mal réussis, de

rebut. Ils ne se découragent point, et sans

murmure recommencent leur âpre travail.

Même leçon de patience est donnée par les fourmis.

Sans cesse les éleveurs d'oiseaux, les nourrisseurs

de faisans, leur gâtent, bouleversent, emportent

des oeuvres immenses qui ont coûté une saison.

Sans cesse elles recommencent avec une ardeur

héroïque.

Nous allions les voir à toute heure et sympathisions

avec elles de plus en plus. Leurs procédés

patients, leur vie active et recueillie ressemble

plus, en vérité, à celle du travailleur, que la vie

ailée de l'oiseau qui nous occupait jusque-là. Ce

libre possesseur du jour, ce favori de la nature,

plane de si haut sur l'homme ! ... à quoi pourrais-je

comparer ma longue vie laborieuse ? J'ai bien vu le

ciel par instants, parfois ouï les chants d'en

haut ; mais toute mon existence, l'infatigable

labeur qui me retient sur mon oeuvre, m'assimile de

bien plus près aux modestes corporations de

l'abeille et de la fourmi.

Les travaux de leurs camarades, les carriers, au

premier coup d'oeil, sont peu agréables à voir. Tant

de pierres manquées et mal équarries, tant de

fragments, tant de poussière et de sable, cela

n'attire pas. Vous croyez voir un champ de ruines.

Mais qu'en pense la nature ? Si j'en juge par

l'empressement que mettent les végétaux à se saisir

de ce sable, à le mêler, à en faire une terre à

leur usage, la nature me semble heureuse de voir

toute cette substance qui, retenue dans le grès

depuis des milliers d'années, n'était pas en

circulation, rentrer dans la mobilité de la vie

universelle. Cet heureux combat de l'homme contre

le roc tire enfin l'élément

captif de ce long enchantement. L'herbe s'en

empare ; l'arbre s'en empare ; les animaux s'en

emparent. Tout ce sable, auquel le roc aboutit

toujours à la longue, devient perméable à l'activité

d'un vaste monde souterrain.

Rien ne me faisait plus rêver ; nul spectacle ne

me ramenait plus fortement sur moi-même. Moi

aussi, j'ai été longtemps, par je ne sais quelle

pauvreté ou quelle lenteur, comme ce grès réfractaire,

sur qui souvent rien ne mord, ou qui, s'ouvrant

de travers, ne donne que des fragments informes,

irréguliers et de rebut. Il a fallu que l'histoire, de

son pesant marteau de fer, me dégageât de moi-même,

me séparât de mes obstacles, me brisât et

m'affranchît.

Sévère affranchissement. Pour quelques pierres

que j'ai données au grand maçonnage d'avenir,

que n'ai-je point perdu de moi-même ? Parfois,

frappé doublement du présent et du passé, je

me sentis tomber en pièces ; que dis-je ? En poudre,

en poussière ; et je me vis par moments, comme je

vois ce fond de carrière, tout de sable et de débris.

C'est pourtant de ces éléments que la nature

toute-puissante, par je ne sais quelle séve cachée

au fond du caillou, m'a fait un renouvellement.

D'un peu d'herbe et de bruyère, reliant ce que

l'histoire et le monde avaient broyé, elle a dit

avec un sourire : " vous autres, vous êtes le temps.

Je suis la nature éternelle. "

donc, voici la rude carrière, hérissée des débris

des âges, qui verdoie, produit encore, se couvre de

tant de feuilles qu'elle n'en eut jamais de telles

avant qu'on n'y mît le fer. " sauvage végétation

d'hiver ? Noirs sapins ? Tristes bouleaux ? ... " mais

non pas qu'à cette tristesse ne se mêle l'aubépine

en fleurs.

Ce que j'ai tant demandé, désiré, dans mes

longues années de silence, où j'étais comme un bloc

aride et comme un homme de pierre, c'était la

fluidité de la séve, sa vertu d'épanchement. Ma

jeunesse, venue tard, veut répandre mon âme ajournée.

Hier, je donnai l'oiseau, élan du coeur vers la

lumière. Aujourd'hui, la même force me mène, au

contraire, sous la terre à m'embarquer avec vous

dans la grande mer vivante des métamorphoses.

Monde de mystères et de ténèbres. C'est pourtant

celui où se trouvent les lueurs les plus pénétrantes

sur les deux chers trésors de l'âme : l'immortalité

et l'amour.

Fontainebleau, 8 septembre 1857.

LA METAMORPHOSE

Terreurs et répugnances d'une

enfant.

" l'hiver avait passé, l'été et presque les beaux

jours, depuis le départ de mon père pour la

Louisiane, dont il ne devait pas revenir. Notre

maison de campagne était restée déserte. Ma mère,

pleine de pressentiments et craignant d'y retourner

elle-même, m'envoya une après-midi avec mes frères

pour y recueillir quelques fruits.

" et je partis, gardant, je l'avoue, un reste

d'illusion, croyant presque retrouver au seuil paternel des

bras amis pour me recevoir.

" tout émue, je franchis la première entrée du

domaine, et d'un élan j'arrivai en face de cette

porte que tant de fois mon père nous avait ouverte

avec cet ineffable sourire dont je vis encore.

" enfant et déjà jeune fille, à cet âge d'imagination

où le rêve est si puissant, j'opposai à la

certitude l'obstiné besoin de mon coeur. J'attendis

un moment au seuil dans une anxiété étrange ; la

force de ma foi eût dû vaincre la triste réalité...

mais la porte resta close...

" alors, d'une main tremblante, je l'ouvris

moi-même pour y chercher du moins son ombre.

Elle-même avait disparu. Un monde obscur, ennemi de

la lumière, s'était glissé dans cet asile. J'en fus

comme enveloppée.

" sa petite table noire, pauvre relique de famille,

les rayons de sa bibliothèque craquaient par

intervalles sous la dent du ver rongeur. Cette

chambre avait déjà pris un air antique. De grosses

araignées, immobiles et comme gardiennes du lieu,

avaient filé et tapissé l'alcôve vide. Des cloportes,

des mille-pieds, couraient, rampaient çà et là,

cherchant un refuge sous les lambris.

" cette apparition étrange, imprévue, me pénétra

si douloureusement que je retombai sur moi-même

et m'écriai en fondant en larmes : " ô mon père !

" où êtes-vous ? ... "

" dès ce moment, je ne sentis plus que la désolation

de ce lieu, et partout, dans la cour, dans le

jardin, je retrouvai les hôtes nouveaux et silencieux

qui avaient pris notre place.

" déjà la première brume du soir se mêlait aux

derniers rayons du soleil, et les limaçons, sollicités

par cette humidité chaude, sortaient en foule des

feuilles qui jonchaient déjà nos allées. Ils allaient

lentement, mais sûrement, brouter le fruit tombé.

Des guêpes, et par nuées, se livraient hardiment au

pillage, dépeçant à belles dents nos meilleures

pêches et nos plus beaux raisins.

" nos pommiers, si productifs d'habitude, couverts

des toiles filées par les chenilles, n'offraient

plus qu'un feuillage jauni. En moins d'une année,

ils étaient devenus vieillards.

" je n'avais pas été en rapport avec ce monde.

La vigilance de mon père, et plus encore le secours

des petits oiseaux, nous en avaient gardés. Aussi

dans mon expérience, et le coeur navré d'une telle

ruine, je maudis ceux qu'il ne fallait pas maudire,

puisque tous les êtres sont de Dieu.

" plus tard, mais bien plus tard, je compris les

raisons de la providence. L'homme absent, l'insecte

doit prendre sa place pour que tout passe au

grand creuset, se renouvelle ou se purifie. "

voilà les terreurs, les répugnances instinctives de

l'enfant. Mais nous sommes tous enfants, et le

philosophe même, avec toute sa volonté de sympathie

universelle, ne se défend pas de ces impressions.

L'appareil d'armes bizarres qu'a le plus souvent

l'insecte lui semble une menace à l'homme.

Vivant dans un monde de combat, l'insecte

avait grand besoin de naître armé de toutes pièces.

Ceux des tropiques surtout sont souvent terribles à

voir.

Cependant une bonne partie de ces armes qui

nous effrayent, pinces, tenailles, scies, broches,

tarières, filières, laminoirs et dents dentelées, ce

formidable arsenal avec lequel ils ont l'air de vieux

guerriers allant en guerre, sont souvent, à bien

regarder, les pacifiques outils qui leur servent à

gagner leur vie, les instruments de leur métier.

L'artisan, ici, a tout avec lui. Il est à la fois

l'ouvrier et la manufacture. Que serait-ce de nos

ouvriers, s'ils marchaient toujours hérissés des

aciers et des ferrailles dont ils se servent dans

leurs travaux ? Ils nous sembleraient bizarres,

monstrueux, nous feraient peur.

L'insecte, nous le verrons plus tard, est guerrier

par circonstance, par nécessité de défense ou

d'appétit, mais généralement il est avant tout et

surtout industriel. Pas une de ses espèces que l'on

ne puisse classer par son art, et placer sous le

drapeau d'une corporation de métiers.

L'effort de cet art, ou, pour parler le langage de

nos vieilles corporations mêmes, le chef-d'oeuvre

de cet ouvrier par lequel il se prouve maître, c'est

le berceau. Chez eux, la mère devant ordinairement

mourir en donnant naissance à l'enfant, sa grande

affaire est de créer un ingénieux abri qui garde,

nourrisse l'orphelin et serve de mère. Une oeuvre

si difficile exige des instruments qui nous semblent

inexplicables. Tel, que vous assimileriez aux

poignards du moyen âge, aux armes subtiles et

perfides des assassinats d'Italie, est au contraire

un instrument d'amour et de maternité.

Du reste, la nature est si loin de partager nos

préjugés, nos dégoûts, nos peurs enfantines, qu'elle

semble soigner et protéger spécialement les espèces

rongeuses qui contrarient l'économie de nos

petites cultures, mais qui ailleurs l'aident

utilement à maintenir l'équilibre des espèces et à

combattre l'encombrement végétal de certains climats.

Elle conserve très-précieusement les chenilles que

nous détruisons. Elle a soin (pour celle du chêne)

de lui vernisser ses oeufs, afin que, sous la

feuille sèche, battus des vents et des pluies, ils n'en bravent pas

moins l'hiver. Les chenilles processionnaires s'en

vont vêtues et gardées de leurs épaisses fourrures

qui imposent à leurs ennemis, jusqu'à ce que,

devenues phalènes, elles volent, heureuses et libres,

sous la garde des ténèbres.

Il se trouve, pour quelques-uns, que les

précautions sont plus grandes encore. Agents sans

doute essentiels de la transformation vitale, ils

ont, par-dessus les autres, des garanties de durée qui

leur assurent infailliblement une immortalité

d'espèce.

Les pucerons, par exemple, vivipares et ovipares

tour à tour, naissent tout vivants l'été pour être

plus vite à la besogne, et sous forme d'oeuf à

l'automne, quand la feuille tombe et la séve s'endort,

pour mieux résister au froid de l'hiver. Enfin, leur

mère généreuse réserve à cette espèce aimée ce don

inouï qu'une seule minute d'amour leur donnera, la

fécondité pour quarante générations !

Des êtres ainsi privilégiés ont évidemment quelque

chose à faire, une grande, importante mission qui

les rend indispensables et fait d'eux une pièce

essentielle de l'harmonie du monde. Nécessaires sont

les soleils, mais aussi les moucherons. L'ordre

est grand dans la voie lactée, mais non pas moins

dans la ruche. Qui sait si la vie des étoiles n'est

pas moins essentielle ? J'en vois qui filent, et Dieu

s'en passe. Pas un genre d'insectes ne manque à

l'appel. Qu'une seule espèce de fourmis fît défaut,

cela serait grave, et ferait une dangereuse lacune

dans l'économie générale.

La pitié

Le peintre Gros vit un jour entrer dans son

atelier un de ses élèves, beau jeune homme insouciant,

qui avait trouvé galant de piquer à son chapeau un

superbe papillon dont il venait de faire la

capture et qui se débattait encore. L'artiste fut

indigné, il entra dans une violente colère :

" quoi ! Malheureux, dit-il, voilà le sentiment que

vous avez des belles choses ! Vous trouvez une

créature charmante, et vous ne savez en rien faire

que de la crucifier et la tuer barbarement ! ...

sortez d'ici, n'y rentrez plus ! Ne reparaissez

jamais devant moi ! "

ce mot ne surprendra pas ceux qui savent quelle

fut la vive sensibilité du grand artiste, sa

religion de la beauté. Ce qui étonne davantage, c'est de voir

un anatomiste, un homme qui vécut le scalpel à la

main, Lyonnet, parler dans le même sens et au

sujet des insectes qui intéressent le moins. Cet

homme habile et patient a comme on sait, ouvert

à la science une voie toute nouvelle par son

immense travail sur la chenille du saule, où l'on

apprit que l'insecte est identique pour les muscles

aux animaux supérieurs. Lyonnet se félicite d'avoir

pu mettre à fin ce long travail, sans avoir tué

plus de huit ou neuf individus de l'espèce qu'il

voulait décrire.

Noble résultat de l'étude ! En approfondissant la

vie par ce travail persévérant, bien loin de s'y

refroidir, il lui était plus sympathique. Le détail

minutieux de l'infiniment petit lui avait révélé les

sources de vive sensibilité qu'a cachées partout

la nature. Il l'avait retrouvée la même au plus bas

de l'échelle animale, et y avait pris le respect de

toute existence.

Les insectes nous répugnent, nous inquiètent,

parfois nous font peur, juste en proportion de

notre ignorance. Presque tous, spécialement dans

nos climats, sont pourtant tout à fait inoffensifs.

Mais nous suspectons l'inconnu. Presque toujours

nous les tuons, pour tout éclaircissement.

Je me rappelle qu'un matin, à quatre heures, en

juin, le soleil étant déjà haut, je fus éveillé assez

brusquement, lorsque j'avais encore beaucoup de

fatigue et de sommeil. J'étais à la campagne, dans

une chambre sans volet ni rideau, en plein levant,

et les rayons arrivaient jusqu'à mon lit. Un

magnifique bourdon, je ne sais comment, était dans la

chambre, et joyeusement, au soleil, voletait et

bourdonnait. Ce bruit m'ennuyait. Je me lève, et,

pensant qu'il voulait sortir, je lui ouvre la fenêtre.

Mais point ; telle n'était son idée. La matinée,

quoique belle, était très-fraîche, fort humide ; il

préférait rester dans la chambre, dans une

température meilleure qui le séchait, le réchauffait ;

dehors, il était quatre heures ; dedans, c'était

déjà midi. Il agissait précisément comme j'eusse

fait, et ne sortait point. Je voulus lui donner du

temps ; je laissai la fenêtre ouverte, et me

recouchai. Mais nul moyen de reposer. La fraîcheur

du dehors entrant, lui aussi il entrait plus avant et

voletait par la chambre. Cet hôte obstiné, importun,

me donna un peu d'humeur. Je me levai, décidé à

l'expulser de vive force. Un mouchoir était mon arme,

mais je m'en servais sans doute assez maladroitement ; je

l'étourdis, je l'effrayai ; il tourbillonnait de

vertige, et de moins en moins songeait à sortir. Mon

impatience croissait ; j'y allai plus fort, et trop

fort sans doute... il tomba sur l'appui de la

fenêtre, et ne se releva plus.

était-il mort ou étourdi ? Je ne fermai point,

pensant que, dans ce cas, l'air pourrait le raviver

et qu'il s'en irait. Je me recouchai cependant, assez

mécontent. Au total, c'était sa faute ; pourquoi ne

s'en allait-il pas ? Ce fut la première raison que je

me donnai. Puis, en y réfléchissant, je devins plus

sévère pour moi ; j'accusai mon impatience. Telle

est la tyrannie de l'homme ; il ne peut rien

supporter. Ce roi de la création, comme tous les rois,

est violent ; à la moindre contradiction, il

s'emporte, il éclate, il tue.

La matinée était très-belle, fraîche et pourtant

peu à peu déjà presque chaude. Heureux mélange

de température, propre à ce très-doux pays et à ce

moment de l'année ; c'était juin et en Normandie.

Le caractère propre à ce mois et qui le distingue

tout à fait de ceux qui suivront, c'est que les

espèces innocentes, celles qui vivent de végétaux,

sont nées toutes, mais pas encore les espèces

meurtrières qui ont besoin de proie vivante ; force

mouches, et point d'araignées. La mort n'a pas

commencé, et il ne s'agit que d'amour. Toutes ces

idées me venaient, mais point du tout agréables.

Dans ce moment béni, sacré, où tous vivent en

confiance, moi j'avais déjà tué ; l'homme seul

rompait la paix de Dieu. Cette idée me fut amère.

Que la victime fût petite ou grande, il importait

peu ; la mort était toujours la mort. Et c'était

sans occasion sérieuse, sans provocation, que

j'avais brutalement troublé cette douce harmonie du

printemps, gâté l'universelle idylle.

En roulant toutes ces pensées, je regardais par

moments de mon lit vers la fenêtre, j'observais si

le bourdon ne remuerait pas encore un peu, si

réellement il était mort. Mais rien malheureusement,

une immobilité complète.

Cela dura une demi-heure ou trois quarts d'heure

environ. Puis, tout à coup, sans que le moindre

mouvement préalable l'eût pu faire prévoir, je vois

mon bourdon s'élever d'un vol sûr et fort, sans la

moindre hésitation, comme si rien ne fût arrivé. Il

passa dans le jardin, alors complétement réchauffé

et plein de soleil.

Ce fut pour moi, je l'avoue, un bonheur, un

soulagement. Mais, lui, il ne s'en doutait pas. Je

vis qu'il avait pensé, dans sa petite prudence, que,

s'il trahissait par le moindre signe de vie qui lui

revenait, son bourreau pourrait l'achever. Donc, il

fit le mort à merveille, attendit qu'il eût bien repris la

force et le souffle, que ses ailes, sèches et chaudes,

fussent toutes prêtes à l'emporter. Et alors, d'une

volée, il partit sans dire adieu.

C'est dans un voyage en Suisse, dans le pays des

Haller, des Huber et des Bonnet, que nous

commençâmes à étudier sérieusement, ne nous

contentant plus des collections qui ne montrent que

le dehors, mais décidés à pénétrer les organes

intérieurs par le scalpel et le microscope. Alors

aussi il nous fallut commettre nos premiers crimes.

Je n'ai pas besoin de dire que cette préoccupation,

cette émotion, plus dramatique qu'on ne le

supposerait, fit tort à notre voyage. Ces lieux

ravissants, sublimes, solennels, ne perdirent pas

sans doute leur puissance sur nous. Mais la vie,

la vie souffrante (et qu'il fallait faire souffrir),

y faisait diversion. L'hymne ou l'épopée éternelle

de ces infiniment grands combattait à peine le

drame de nos infiniment petits. Une mouche nous

dérobait les Alpes. L'agonie d'un coléoptère qui fut

dix jours à mourir nous a voilé le mont Blanc ;

l'anatomie d'une fourmi nous fit oublier la

Jungfrau.

N'importe, qui dira bien ce qui est grand, ce qui

est petit ? Tout est grand, tout est important, tout

est égal au sein de la nature et dans l'impartialité

de l'amour universel. Et où est-il plus sensible que

dans l'infini travail du petit monde organique sur

lequel nous tenions les yeux ? Les relever vers ces

monts, les abaisser sur ces insectes, c'était une et

même chose.

" le 20 juillet, par une journée très-chaude, mais

rafraîchie encore de la brise matinale qui se jouait

sur le lac entre Chillon et Clarens, je me

promenais seule ; mon mari était resté à écrire. Le

soleil glissait oblique entre nos vallées du pays de

Vaud et frappait d'une pleine lumière les

montagnes opposées de Savoie. Le lac déjà

illuminé reflétait les vives arêtes des rochers,

dont le pied, couvert de pâturages, prend vie et

fraîcheur sur ses bords.

" plus tard, le soleil tourne et la scène change. Un

chaud rayon de lumière pénètre, au delà de Chillon,

le long défilé du Valais, illumine la dent aiguë du

Midi et colore vaporeusement le faîte du lointain

Saint-Bernard. Mais je préférais à cette scène de

splendeur l'heure du matin où notre Montreux

repose dans l'ombre. C'était l'heure religieuse pour

sa petite église, dont la terrasse à mi-côte,

adossée aux pentes rapides, boisées et alors

obscures, en verse l'eau cristalline aux vignes

altérées d'en bas. Sous la terrasse, une belle

grotte moussue, parée de stalactites, garde une

pénétrante fraîcheur. Au-dessus, le temple, entouré

de bancs de bois hospitaliers,

une petite bibliothèque (autre temple) où les

vignerons viennent emprunter des livres, enfin la

jolie fontaine, font un charmant petit ensemble

d'une gracieuse austérité. Le matin surtout, dans le

demi-voile de brume qui annonce un jour de chaleur,

ce beau lieu a l'effet d'une pensée religieuse,

recueillie en soi et cependant étendue de cet

immense tableau qu'elle embrasse, admire et bénit.

" j'y venais souvent, en montant la première

pente des montagnes, solitaire et bordée de fleurs.

J'y venais avec un livre, et pourtant je n'y lisais

guère. La vue était trop absorbante : soit qu'elle

se portât au loin sur la plane glace du lac, sur

le vis-à-vis savoyard, les rochers de Meillerie

(forêts, prairies, précipices), ou près de nous

sur le nid de Clarens et les basses tours de

Chillon, soit qu'enfin mon regard revînt aux jolies

maisons à contrevents verts de nos amis le médecin

et le ministre chez qui mon mari travaillait, j'y

restais dans un demi-rêve, où mon coeur, bien

qu'ému, sentait les douceurs d'une harmonie sainte.

" mais bientôt je m'apercevais que je n'étais pas

tout à fait seule. Des abeilles ou des bourdons,

qui s'étaient aussi levés de bonne heure, étaient

déjà au travail, cherchaient dans les fleurs le

miel distillé sous la rosée, plongeaient au fond

des campanules, ou se glissaient adroitement dans la

mystérieuse corolle du charmant sabot de vénus. De

brillantes cicindèles ouvraient la chasse aux

moucherons, tandis que des tribus plus lourdes, les

bousiers, sombres saphirs, cherchaient leur vie au

fond des herbes.

" ce jour donc, le 20 juillet, laissant tomber mes

regards machinalement à mes pieds et reposant un

moment mes yeux du trop lumineux tableau, je vis

avec étonnement une scène qui contrastait fort avec

ce lieu charmant, béni, une lutte atroce de guerre.

L'insecte géant qu'on appelle cerf-volant, l'un

des plus gros de nos climats, masse noire et

luisante aux cornes armées de superbes pinces en

croissant, avait saisi et entamé un coléoptère de

taille inférieure. Toutefois ces deux ennemis étant

également couverts d'armes défensives admirables, à

l'instar des corselets, brassards et cuissards de nos

anciens chevaliers, la lutte était longue et cruelle.

Tous deux de race meurtrière et qui vivent de petits

insectes, grands seigneurs habitués à dévorer leurs

vassaux ; quelle qu'eût été la victime du duel, le

petit peuple eût certainement applaudi. Cependant le

mouvement

instinctif, aveugle, qui nous porte, en pareil

cas, à séparer les combattants, m'entraîna à

intervenir, et du bout de mon ombrelle, adroitement,

délicatement, sans blesser les deux partis,

j'obligeai le plus fort des deux lutteurs à lâcher

prise. "

ce prisonnier ramené fut, sans forme de procès,

adjugé à nos observations, en punition de sa

voracité fratricide. Du reste, notre système n'est

point de piquer jamais les insectes : horrible

supplice, désolant spectacle qui ne finit pas. Un

mois après et davantage, vous voyez s'agiter encore

ces pauvres crucifiés. L'éther donne généralement

une mort rapide et qui semble plus douce. Nous

éthérisâmes donc largement le prisonnier. En un

moment il tourna, tomba ; nous le crûmes fini. Une

heure ou deux se passèrent ; le voilà qui reprend

vie, qui se remet sur ses pattes tremblantes,

essaye de marcher ; il retombe, se relève encore.

Mais, il faut le dire, il ne marchait que comme un

homme ivre. Un enfant en aurait ri. Nous n'avions

guère envie de rire, étant obligés encore de

l'empoisonner. Une dose plus forte fut administrée.

En vain, il revenait toujours. Il sembla même,

chose bizarre, que cette espèce d'ivresse qui

énervait, tuait presque les facultés du mouvement,

avait surexcité d'autant les nerfs et ce qu'on

appellerait les facultés amoureuses. L'emploi qu'il

cherchait à faire de sa marche

vacillante et de ses derniers efforts, c'était de

joindre une femelle de son espèce que nous avions

trouvée morte et qui était sur la table. Il la

palpait de ses palpes et de ses bras tremblotants. Il

parvint à la retourner, regarda et tâtonna

(très-probablement il ne voyait plus) pour bien

s'assurer si elle vivait. Il ne pouvait s'en séparer ;

l'on eût juré qu'il avait entrepris, lui mourant,

de ressusciter cette morte. Spectacle bizarre,

funèbre, mais touchant pour qui sait (de coeur)

que la nature est identique. Nous en fûmes contristés ;

nous essayâmes d'abréger, à force d'éther, et de

séparer cette Juliette de ce Roméo. Mais cet

indomptable mâle se moquait de tous les poisons.

Il se traînait lugubrement. Nous l'enfermâmes dans

une grande boîte, où il ne finit qu'à la longue et

par des doses incroyables. Il fallut bien quinze

jours pour consommer son supplice ; lecteur, tu

peux bien dire le nôtre.

Cet être fort, résistant, d'une inextinguible

flamme, nous mit en grande rêverie. Au premier

pas dans le meurtre, la nature avait voulu nous

montrer, et de main de maître, les persévérances

étranges, indomptables, qu'elle donne à la vie.

" l'amour est fort comme la mort. " qui dit cela ?

C'est la bible. Oui, et c'est aussi la bible éternelle.

Or, qui plus que l'amour consacre la vie, la rend

émouvante, respectable et sainte ? Et quelle

tristesse est-ce donc de trancher celle-ci au moment

divin où tout être a sa part de Dieu !

Nous nous disions pour excuse que cet insecte,

qui a vécu six années dans la nuit, ne vit ailé et

sous le ciel que deux mois au plus, assez pour

avoir le temps de se reproduire. Nous lui ôtions

donc peu de temps ; un mois sur six ou sept années !

Oui, mais ce mois, c'était l'époque où toute

sa vie avait tendu ; il végétait jusque-là, mais alors

vraiment il vivait, régnait, était puissant, heureux.

Longtemps insecte, pour cette heure il était devenu

presque oiseau, fils de la terre fleurie et de la

chaude lumière. Nous avions fait comme la Parque,

qui se plaît à couper le fil tout juste au moment du

bonheur.

Les imperceptibles constructeurs

du globe.

Il y a un monde sous ce monde, dessus, dedans,

tout autour, dont nous ne nous doutons pas.

à peine, par moments, l'entendons-nous quelque

peu murmurer, bruire, et sur cela nous disons :

" c'est peu de chose, ce n'est rien. " mais ce rien

est l'infini.

L'infini de la vie invisible, de la vie silencieuse,

le monde de la nuit, du fond de la terre, du

ténébreux océan, les invisibles de l'air que nous

respirons, ou qui, mêlés à nos liquides, circulent

en nous inaperçus.

Monde énormément puissant, que l'on méprise

en détail, et qui, par moments, terrifie, quand il

apparaît aux yeux dans quelqu'une de ses grandes

révélations imprévues.

Le navigateur, par exemple, qui, la nuit, voit

l'océan étinceler de lumière, danser en guirlandes de

feu, s'égaye d'abord de ce spectacle. Il fait dix

lieues : la guirlande s'allonge indéfiniment, elle

s'agite, se tord, se noue, aux mouvements de la lame ;

c'est un serpent monstrueux qui va toujours

s'allongeant, jusqu'à trente lieues, quarante lieues.

Et tout cela n'est qu'une danse d'animalcules

imperceptibles. En quel nombre ? à cette question

l'imagination s'effraye ; elle sent là une nature

de puissance immense, de richesse épouvantable,

peu en rapport avec l'autre, avec la nature réglée,

économe en quelque sorte, de la vie supérieure.

On ne peut parler des insectes, des mollusques,

sans nommer ces animalcules, qui semblent en

être l'ébauche, qui, dans leur très-simple organisme,

les représentent déjà, les préparent, les

prophétisent. Avec un fort microscope on aperçoit

ces miniatures de l'insecte, qui en simulent

l'organisme et en jouent les mouvements. Quand on

parvient à distinguer les volvox ou vorticelles, on

croit, à leurs agrégations, aux tentacules de leur

bouche, reconnaître de petits polypes. Les

rhizopodes,

pour être à peu près imperceptibles, n'en

ont pas moins de bonnes et solides carapaces, qui

les défendent aussi bien que les grosses coquilles

des mollusques, des huîtres, des limaçons. Les

tardigrades microscopiques tiennent déjà des

insectes, et les leucophores des vers.

Que sont ces petits des petits ? Rien moins que les

constructeurs du globe où nous sommes. De leurs

corps, de leurs débris, ils ont préparé le sol qui

est sous nos pas. Que leurs minimes coquilles soient

encore reconnaissables, ou qu'elles aient, par

décomposition, passé à l'état de craie, ils n'en sont

pas moins notre base dans d'immenses parties de la

terre. Un seul banc de cette craie, qui va de Paris

à Tours, a cinquante lieues de longueur. Un autre,

de largeur énorme, s'étend sur toute la Champagne.

La craie pure ou blanc d'Espagne, qu'on trouve

partout, n'est faite que de coquilles en poudre.

Et ce sont les plus petits qui ont fait les plus

grandes choses. L'imperceptible rhizopode s'est bâti

un monument bien autre que les pyramides, pas moins

que l'Italie centrale, une notable partie de la

chaîne des Apennins. Mais c'était trop peu encore :

les masses énormes du Chili, les prodigieuses

Cordilières qui regardent le monde à leurs pieds,

sont le monument funéraire où cet être insaisissable

et pour ainsi dire invisible, a enseveli les débris de

son espèce disparue.

Arrière-monde, caché sous le monde actuel et

supérieur, dans les profondeurs de la vie ou dans

l'obscurité du temps.

Que de choses il aurait à dire, si Dieu lui donnait

la parole, lui permettait de rappeler tout ce qu'il

fit ou fait pour nous ! Les plantes élémentaires,

les animalcules ébauchés qui, de leur poussière, nous

ont fabriqué la féconde écorce du globe, ce beau

théâtre de la vie, quelles justes réclamations ils

pourraient nous adresser ! " pendant que vous dormiez

encore, diraient les fougères, nous seules,

transformant, épurant l'air non respirable alors,

nous fîmes dans des milliers d'années la terre où

devaient venir le blé et la rose. Nous fîmes le trésor

souterrain des bancs énormes de charbon qui

réchauffent votre foyer, et la masse entre autres de

cent lieues de long dont vit la grande forge du

monde (de Londres jusqu'à New-Castle). "

" nous, diraient les imperceptibles, les animalcules

obscurs, innommés, que l'homme méprise ou ignore,

nous sommes tes nourriciers, nous sommes les

préparateurs de tes cultures, de tes demeures.

Ce ne sont pas les grands fossiles, rhinocéros

ou mastodontes, qui ont fait ce sol de leurs os. Il

est nôtre, ou plutôt nous-mêmes. Tes cités, tes

louvres, tes capitoles, se sont bâtis de nos débris.

La vie même en sa haute fleur, dans ce pétillant

breuvage où la France distribue la joie à toute la

terre, d'où vient-elle ? Des collines arides où la

vigne croît de la blanche poussière qui fut nous,

et qui retrouve la chaleur cachée de nos existences

antérieures. "

longue serait la réclamation ; la restitution

impossible. Ces myriades de morts, ayant alimenté de

leur calcaire ce qui fait notre nourriture, ont passé

dans notre substance. D'autres aussi réclameraient.

Le caillou même, le dur silex, il eut vie et nourrit

la vie.

L'étonnement fut grand en Europe lorsqu'un

professeur de Berlin, Ehrenberg, nous apprit que la

pierre siliceuse, singulièrement âpre, aigre,

cassante, le tripoli qui polit les métaux, n'est

autre chose qu'un débris d'animalcules, un

agencement de carapaces d'infusoires d'une terrible

petitesse. L'être dont il s'agit est tel qu'il en

faut 187 millions pour peser un grain.

Ces travaux des imperceptibles constructeurs du

globe, que les savants admiraient dans les espèces

éteintes, les voyageurs les ont retrouvés dans des

espèces vivantes. Ils ont surpris, de nos jours

même, en activité permanente, ces laboratoires

immenses d'êtres invisibles en eux-mêmes ou d'une

impuissance apparente, mais d'efficacité sans bornes, à

juger par ses résultats. Ce que la mort fit pour la

vie, la vie elle-même le raconte. Nombre de petits

animaux sont par leurs oeuvres actuelles les

interprètes, les historiens de leurs prédécesseurs

disparus.

Ceux-ci comme ceux-là, de leurs constructions

ou de leurs débris, élèvent des îles dans la mer, des

bancs immenses de récifs qui, reliés peu à peu,

deviendront des terres nouvelles. Sans aller bien

loin, en Sicile, parmi les madrépores qui en

couvrent les côtes déchirées par les feux souterrains,

un petit animal, le vermet, a fait un travail que

l'homme n'eût jamais osé entreprendre. Il avance

en protégeant son corps mou d'une enveloppe de

pierre qu'il va sécrétant sans cesse. Continuant,

développant ces tubes qui successivement l'abritèrent,

il remplit parfaitement les vides que laissent

entre eux les madrépores ou les coraux, comble

l'intervalle entre les récifs, jette de l'un à

l'autre des ponts qui les font communiquer ; enfin

il crée une voie dans les passes jusqu'ici

impossibles. Avec le temps, ce constructeur aura

accompli l'oeuvre énorme d'un trottoir tout autour

de l'île, dans sa circonférence de cent quatre-vingts

lieues.

Mais c'est spécialement dans l'immensité de la

mer du sud que ces travaux se continuent en grand

par les polypes calcaires, les coraux et madrépores

de tout genre. Végétation animale qu'on pourrait

comparer au travail végétal des mousses de la tourbe,

qui continuent de pousser dans sa partie supérieure

tandis que les inférieures se transforment et se

décomposent. Tout comme des végétaux, ces polypes

et leur oeuvre même, le corail mou et tendre

encore, sont parfois la nourriture de poissons

et de vers qui les paissent, les broutent à la façon

de nos bestiaux, s'en nourrissent, et les rendent en

craie que rien ne ferait supposer avoir jamais eu

vie. Récemment les marins anglais ont découvert

au fond des mers cette manufacture de craie, qui

la fait passer sans cesse de l'état vivant à l'état

inorganique.

Ces causes de destruction n'empêchent pas les

polypes de continuer imperturbablement leurs

travaux immenses, élevant incessamment des îles, des

barrages solides, parfaitement entendus pour

résister à l'action de l'océan. Ils se distribuent

le travail selon leurs espèces. Les uns, plus

paresseux, fonctionnent dans les eaux tranquilles,

ou, plus loin de la lumière, dans les grandes

profondeurs ; d'autres, sous le jour, dans les

brisants même, dont ils deviennent les maîtres.

Mous, gélatineux, élastiques, adhérant à leur

appui, à la masse pierreuse et poreuse, ils

amortissent

la furie de la vague bouillonnante qui userait

le granit, ferait voler le rocher.

Sous les doux vents alizés qui règnent dans ces

climats la mer uniformément irait d'un flot

régulier, si elle ne trouvait ces digues vivantes

qui la forcent de reculer sur elle-même, dissipent

la vague en poussière et lui donnent un éternel

tourment.

L'eau les bat, c'est ce qu'il leur faut. La vague

ne leur fait pas de mal et elle travaille pour eux.

Sa violence ne les use pas ; mais elle use les

brisants, en détache par atomes la chaux dont ils

vivent et bâtissent. Cette chaux, absorbée par eux,

animalisée, se change en cent fleurs brillantes,

vivantes, actives, qui sont nos polypes eux-mêmes

et tout un monde analogue qui émaille le fond des

eaux.

Sur le bord de ces îles, généralement circulaires

comme un anneau, se fait de débris la terre

végétale qui verdoie bientôt, et s'orne du seul

arbre qui tolère l'eau salée, le cocotier. Voilà

l' humus, voilà la vie qui ira toujours

augmentant. L'eau douce y viendra, sollicitée par

la végétation.

Type original d'un monde naissant qui pourra être

habité tout à l'heure. Le cocotier a ses insectes ;

les oiseaux s'y arrêteront ; l'homme en recueillera

les fruits. Les naufrages, les bois flottants,

poussés

par la mer, y amèneront à la longue des habitants de

toute espèce.

Telle de ces îles, étendue, agrandie et affermie,

n'a pas moins de vingt-cinq lieues de circonférence.

Il en est de plus grandes encore, fertiles,

habitées, populeuses, comme sont plusieurs des

Maldives.

L'ambition des architectes pouvait se contenter,

ce semble, de si vastes créations. Mais, pour

assurer la solidité, ils ont augmenté l'étendue. Les

contreforts par lesquels ils étayent leur oeuvre au

fond de la mer, se prolongeant, s'élevant, sont

devenus des bancs qui relient les îles aux îles dans

des longueurs prodigieuses. Sur la ligne de la vie

brûlante, dans la zone des tropiques, ces

constructeurs infatigables ont hardiment coupé la

mer, rompu ses courants ; ils arrêtent déjà les

navigateurs.

La Nouvelle-Calédonie est maintenant entourée

d'un récif de 145 lieues. La chaîne des îles

Maldives a 480 milles anglais. à l'est de la

Nouvelle-Hollande, un banc de polypes a 360 lieues,

127 sans interruption. Enfin, dans la mer pacifique,

ce qu'on appelle l'archipel dangereux a environ

400 lieues de long sur 150 de large.

S'ils continuent de la sorte, reliant toujours leurs

travaux, ils pourront réaliser la prophétie de

M. Kirby qui déjà y voyait un nouveau monde,

brillant et fertile, et peu à peu, avec des siècles,

un passage, un pont immense pour rattacher

l'Amérique à l'Asie.

L'amour et la mort.

Au-dessus de cet infini de la vie élémentaire, de

cette vie quasi végétale où la génération n'est

encore qu'un bourgeonnement, va commencer l'être

distinct, individuel et complet, en qui le réseau

électrique des nerfs fortement centralisé suivra

l'énergie rapide des actes et des résolutions.

Quelque humble que puisse sembler l'apparition

de l'insecte, il est d'abord indépendant de

l'existence immobile, expectante, de tous ces

peuples inférieurs. Il naît dégagé de ce fatalisme

communiste où chacun fut asservi, perdu dans la vie

de tous. Il est par lui-même, il se meut, va, vient,

avance ou retourne, se

détourne à volonté, change de détermination, de

direction, selon ses besoins, ses appétits, ses

caprices. Il se suffit ; il prévoit, pourvoit,

se défend, fait face aux hasards imprévus.

N'y a-t-il pas déjà ici comme une première lueur

de la personnalité ?

L'individu s'est détaché. Il se montre tout d'abord

pourvu admirablement des instruments qui l'aideront

à soutenir et fortifier l'existence individuelle.

Il naît avide, absorbant. Et cette absorption

même, c'est précisément le service que la nature

attend de lui. Il arrive pour épurer et désencombrer

le monde, pour faire disparaître les vies morbides

ou éteintes, qui font obstacle à la vie, pour

sauver celle-ci des excès de sa profonde fécondité,

du danger de la plénitude.

Nul être, nous le montrerons, n'aura autant que

celui-ci puissance sur le globe. Nul n'influera sur

la condition de l'existence générale avec ce degré

d'énergie. Mais cette force extraordinaire,

disproportionnée à la taille, au volume, au poids de

l'insecte, est soumise à une loi dure : le

renouvellement rapide, absolu, complet (à chaque

génération), de l'individu.

L' amour implique la mort. Engendrer et

enfanter, c'est mourir. Celui qui naît, tue.

Sentence commune à tous les êtres, mais qui

n'est accomplie sur aucun plus littéralement que sur

l'insecte.

Pour le père d'abord, aimer, c'est mourir. Il faut

qu'il se donne, s'arrache le meilleur de soi, qu'il

périsse en lui, pour revivre en celui à qui il aura

transmis son germe de résurrection.

Et pour la mère elle-même, dans la plupart des

espèces d'insectes, la condamnation est la même.

Elle aimera, enfantera, et bientôt elle en mourra.

L'amour n'aura pas pour elle son prix et sa

récompense. Elle ne verra pas son fils. Elle n'aura

pas les consolations de la mort, ne se voyant pas

survivre dans un autre elle-même.

Grande et sévère différence entre cette mère et les

mères des animaux supérieurs ! La femme, la femelle

des mammifères, en général, garde en soi son cher

trésor, réchauffé de sa propre flamme, alimenté de

son amour. Que la mère insecte serait envieuse, si

elle connaissait ce suprême bonheur maternel !

Elle, il lui faut chercher dans la froide nature,

demander à un autre être, arbre, plante, fruit

(ou à la terre même), de vouloir bien continuer

sa maternité.

Cela est sévère, non cruel. Regardons-y sérieusement.

Si la mort sépare la mère et l'enfant, c'est

qu'ils ne pourraient vivre ensemble, étant

fortement séparés par les conditions opposées de vie

et de nutrition. Lui, d'abord humble chenille, larve

ou ver, mineur obscur, travailleur caché de la nuit,

doit longtemps encore s'alimenter de pâtures

grossières, et parfois de la mort même. Elle, ailée,

transfigurée, qui est montée à la vie haute et

légère, et ne vit que du miel des fleurs, comment

s'accommoderait-elle des ténèbres, de l'utile

abjection où l'enfant se fortifie ? Ce qui est

salutaire et vital pour ce fils ténébreux de la

terre serait mortel à une mère aérienne qui déjà a

volé dans la tiédeur et la douce lumière du ciel.

Pour que l'enfant vienne à bien, il faut qu'elle lui

crée l'ensevelissement provisoire d'un triple ou

quadruple berceau où elle le déposera non dépourvu

et sans secours, mais muni des premiers aliments,

légers et propres à sa faiblesse, qu'il doit

trouver à son réveil. Cela fait, elle ferme la porte,

la scelle, et s'exclut elle-même, s'interdit d'y

retourner. Elle doit céder ses droits à la mère

universelle, qui la remplacera, la nature.

Que cet enfant vive là fort commodément, que, de

lui encore, il tire une enveloppe soyeuse qui

tapisse sa douce prison, qu'enfin devenu assez fort

il sorte quand la chaleur l'appelle, cela se comprend

et s'explique ; on l'admire sans étonnement. Ce qui

étonne infiniment, c'est que cette mère (papillon,

scarabée, etc.), après tant de changements où elle

a passé, tant de mues, de sommeils transitoires, de

métamorphoses, retrouve pour son enfant la

connaissance du lieu, de la plante, où jadis, n'étant

que chenille, elle se nourrit, grandit, d'où elle

prit son point de départ. Merveille à confondre

l'esprit ! ... ceux que nous croyons les plus

étourdis, la mouche, le papillon à la tête légère,

au moment où la mort prochaine s'éclaire du rayon de

l'amour, ils se posent, ils se recueillent, ils ont

l'air de songer et de se ressouvenir. Puis, sans se

tromper, ils vont. Le voici, ce végétal, qui fut

leur patrie première, leur lieu natal et leur

berceau. Il va le redevenir et protégera leur

enfant.

Ils se montrent tout à coup prudents, prévoyants,

habiles. Ils pratiquent, pour lui ouvrir cette

retraite, des arts inconnus, déploient des adresses

incroyables. Comment cela ? Qu'arrive-t-il ?

Parfois leurs armes de guerre, tournées à d'autres

usages, deviennent des instruments d'amour. Parfois

des appareils nouveaux, jusque-là cachés, apparaissent,

tels d'extrême complication, et pour ce seul acte

pourtant, et pour cet unique jour !

On a fait un curieux livre sur la mécanique et

l'instrumentation infiniment variée dont les insectes

sont pourvus pour cette fonction maternelle. Ces

outils sont souvent charmants de précision, de finesse,

de subtilité. Qu'il suffise de citer celui de la

mouche du rosier, fort bien décrit par Réaumur,

cette scie dont les deux lames agissent en sens inverse, avec

des dents dont chacune est elle-même dentelée.

Puissance inouïe de l'amour ! Soit que ce divin

ouvrier leur prépare leurs petits outils, soit qu'il

leur donne de les faire par l'effort et la

véhémence du brûlant désir maternel, vous les voyez

surgir en eux et fonctionner au moment d'une

manière tout inattendue.

La tâche est simple du moins pour les tribus

d'insectes sociables qui travaillent avec le secours

et la protection d'une république nombreuse ; mais

elle est infiniment laborieuse et pénible pour les

mères solitaires, qui, sans auxiliaire, époux, ni

ami, entreprennent des travaux énormes, parfois des

constructions qui sont des oeuvres de géant. C'est

le nom qu'on peut donner aux nids des guêpes maçonnes.

On est émerveillé de ce qu'une construction pareille

a demandé de patience et de force de volonté.

La mère vieillit en quelques jours dans ce travail

excessif. Elle s'use et n'en a pas le fruit. Ce

berceau laborieux sert fréquemment pour un autre. Une

usurpatrice étrangère ne s'en empare que trop

souvent, profite de l'oeuvre méritante, y établit son

rejeton qui, non-seulement va consommer l'aliment

de l'hôte légitime, mais de cet héritier même va se

faire un aliment.

Qui n'accordera, à ce grand travail, d'un résultat

si peu certain, un regard de compassion ?

Aux jours ardents de juillet, quand l'étroit

cercle de forêts dont cette ville (Fontainebleau)

est environnée y concentrait la chaleur, malgré

la saison paresseuse, nous étions émerveillés du

travail incessant, soutenu, d'une abeille solitaire

qui toujours allait, venait. Les voyages infatigables

la ramenaient toujours près de quelques vases de

camélias et de lauriers-roses. Je la vois encore,

grande et svelte, d'un beau brun mêlé de noir, qui,

à intervalles égaux, à peu près de cinq minutes,

rapportait plié un fragment de feuilles (je crois,

de rosier) qu'elle introduisait par un trou profond dans

la terre du vase où elle avait fait son nid.

Trois jours elle travailla avec la même ferveur.

Rien n'indiquait qu'elle prît la moindre pâture.

Toute à son oeuvre, elle paraissait avoir déjà

abandonné le soin de sa vie.

Si forte était sa préoccupation, si pressée son

action, qu'on pouvait approcher très-près. Elle ne

s'effrayait de rien ; et nous pûmes, à notre aise,

nous établir près du vase, nous y asseoir et

observer avec la même constance qu'elle mettait au

travail.

Le matin du quatrième jour, nous trouvâmes

l'ouverture fermée, et nous ne la revîmes plus. Elle

avait fini. épuisée, mais heureuse d'avoir fini, elle

était restée sans doute au fond de quelque coin

obscur pour y attendre son sort.

Nous procédâmes délicatement à détacher la terre

qui tenait aux parois du vase pour examiner son

travail.

Il y avait au fond, sous la forme à peu près de

deux dés à coudre, deux berceaux, donc deux enfants.

Elles ont toujours ce soin. Autant de petits,

autant de cellules.

Chacune était formée de vingt-six fragments de

feuilles. Réaumur, dans un nid semblable, n'en a

compté que seize. Six de ces fragments qui

fermaient l'entrée étaient parfaitement ronds, chose

remarquable, si l'on songe à l'instrument nullement

approprié à ce travail qui l'a accompli. Ils

avaient cependant la précision identique qu'aurait

donné l'emporte-pièce.

Les autres portions de feuilles, taillées en ovales,

posées très-bien les unes sur les autres en suivant

les contours du nid, étaient comme autant de toits

que l'infatigable mère avait opposés au froid, à la

pluie. Au fond un peu de miel, doux et dernier legs

maternel, laissé par elle à ceux qu'elle

abandonnait pour toujours.

Nous eûmes la satisfaction de les voir filer leur

abri d'hiver. Il leur sera plus doux sous notre toit

qu'au fond du vase. Les intentions de la mère

seront parfaitement remplies. Adoptées, soignées,

portées à Paris, les nymphes de Fontainebleau

prendront, un matin de printemps, leur essor

sur nos fenêtres, et pourront, jeunes abeilles,

récolter, sinon le miel des bruyères, du moins celui

du Luxembourg.

L'orpheline, la frileuse.

nous avons dit le plus facile, le plus doux à

raconter, l'histoire de la créature privilégiée, pour

qui sa mère a prévu, qui est nourrie, vêtue par elle.

Mais beaucoup, le plus grand nombre, viennent

nécessiteux, dépourvus. Ils tombent nus dans

le vaste monde.

Pauvreté l'audacieuse, nécessité l'ingénieuse, le

dur travail intérieur de la faim et du désir, les

stimulent et développent les organes énergiques qui

vont leur venir en aide.

Quels organes ? Le grand Swammerdam, le martyr

de la patience, les démêla le premier. D'un oeil

perçant, sur l'oeuf éclos, sur ce fond douteux,

obscur, il saisit les premiers linéaments de la vie,

et en eux les caractères décisifs et profonds qui

sont le mystère de l'insecte.

Il vit la petite bête, d'un corps mou, pousser en

avant des mandibules ou mâchoires, organe arrêté,

prononcé, placé au-devant de la bouche, destiné

visiblement à nourrir et à défendre cet être si

faible encore.

Derrière cet appareil actif, il vit sur les côtés du

corps un autre appareil passif, une série de petites

bouches ou soupapes qui attendaient l'air et

s'ouvraient pour le recevoir (les stigmates).

Précautions ingénieuses. L'orphelin qui naît tout

nu, qui, seul lancé dans la vie, doit subir sans

protection les plus laborieuses métamorphoses, ne

suffit à ce travail qu'autant que, dès le premier

jour, il mange avidement, absorbe, dévore. Il doit

manger partout, toujours, même dans l'air le moins

respirable, dans les lieux malsains, mortels. Voilà

pourquoi la nature lui donne une circulation et

une respiration plus lentes, plus défiantes, si je

puis ainsi parler, que celle des êtres supérieurs

qui ne vivront que dans l'air pur. Chez ces êtres,

comme chez l'homme, le sang va sans cesse à la

rencontre de l'air pour s'y vivifier. Et chez

l'insecte, au contraire, des appareils protecteurs

qui gardent ses bouches latérales sont disposés de

manière à pouvoir toujours modérer, tamiser, exclure, s'il le

faut, l'air envahisseur. On trouve là une variété

infinie de combinaisons pour le même but, je ne

sais combien d'arts mécaniques, chimiques, des

plus compliqués. On est terrassé de surprise.

Recevoir sans recevoir, respirer sans respirer, rester

maître dans une fonction qui pourtant doit être

passive, se fier et se défier, se livrer et se

garder, c'est le difficile problème que la vie se

posait ici et auquel elle a trouvé d'innombrables

solutions. Donner l'air à une chenille ! Voilà,

orgueilleux humains qui vous dites le centre des

choses, l'effort le plus laborieux où s'est épuisée

la nature.

Sa circulation ressemble à celle de l'embryon

au sein de sa mère. Mais combien la condition de

l'insecte est moins favorable ! Le foetus est en

contact fort médiat avec le monde par le doux

milieu maternel. L'insecte embryon sans mère ne

nage pas, comme l'autre, dans la mer de lait. Il est

dans la rude matrice de la vie universelle ; il y

chemine à grand péril, sur l'âpre terre, de choc en

choc.

Les modernes l'ont reconnu, l'insecte est un

embryon. Mais cela seul semble devoir le

condamner à la mort. Quelle rude contradiction !

Un embryon lancé en pleine guerre, qui sera la proie

de tous, des oiseaux, des insectes même ! Embryon

armé, il est vrai. Rien de plus étrange que de voir

les molles chenilles brandir des mâchoires menaçantes,

tandis que leur faible corps, dépourvu de toute

défense, est exposé de tous côtés.

La fuite leur offre peu de chances. Ce qui les

protége le mieux, c'est la nuit. Donc, elles fuient

la lumière, elles vivent autant qu'elles peuvent sous

la terre, dans le bois, au moins sous la feuille. Si

cela est vrai des larves, des chenilles, de celles

qu'on appelle vers, on peut le dire de l'insecte.

Car son âge premier (celui de larve) dure longtemps,

et celui de nymphe, enfin son troisième âge, durent

généralement très-peu. Chez de nombreuses espèces

(hannetons, cerfs-volants, etc.), trois ans, six

ans de vie ténébreuse sous la terre, et sous le

soleil trois mois.

Même les insectes qui vivent longtemps au soleil,

comme les abeilles et les fourmis, travaillent

volontiers dans l'obscurité ; ils chérissent les

ténèbres de leurs ruches, de leurs fourmilières.

On le peut dire en général : l'insecte est le

fils de la nuit.

la plupart évitent le jour. Mais comment éviter

l'air ? Même dans les pays chauds, le contact de

l'atmosphère variable sur un corps nu et à vif, dont

l'épiderme ne s'est pas durci encore, est infiniment

pénible. Dans nos climats sévères, chaque souffle

d'air doit lui faire la sensation de perçantes

petites

flèches, d'un million de fines aiguilles. Que

serait-ce, grand dieu ! Pour un pauvre foetus

humain, de sortir, à huit jours, quinze jours,

du sein de sa mère, et, au lieu d'y faire en paix

les transformations qui le fortifient, de les subir

nu, sous le ciel ? Quelles seraient ses sensations

en quittant son doux abri et en tombant dans l'air

froid ? Telles doivent être celles de l'insecte,

quand mou, faible, attaquable et pénétrable de

partout, flottant presque encore et gélatineux à

l'oeil, il subit le froid, le vent, le choc de tant

de choses rudes.

Certaines espèces velues sont un peu mieux

garanties. Certaines sont logées dans un fruit.

Quelques-unes (abeilles, fourmis) ont une société

protectrice. Pour l'immense majorité, l'insecte

naît seul et nu.

Quelques-uns de nos lecteurs, toujours bien

vêtus, bien chauffés, diront, j'en suis sûr, que le

froid est une chose excellente qui réveille

l'appétit, rend plus fort, etc. Mais ceux qui ont

été pauvres comprendront très-bien ce qu'on vient

de dire. Pour ma part, mes souvenirs d'enfance me

disent que le froid est proprement un supplice ;

nulle habitude n'y fait ; la prolongation n'en rend

pas l'effet plus doux. Quelle joie intime (dans les

rudes et nécessiteux hivers) je sentais à chaque

dégel qui me tirait de cet état agité, effaré,

farouche, et m'amenait le

bienheureux rétablissement de l'harmonie intérieure !

Je ne conteste pas, du reste, que le froid ne soit

un puissant tonique qui éveille fortement l'esprit,

l'aiguise, et n'en puisse tirer des efforts

d'invention. Le froid, autant que la faim, et plus

que la faim peut-être, est le grand aiguillon des

arts ; la faim alanguit, le froid fortifie.

Il est l'inspirateur puissant des multitudes

infinies de ces petites frileuses qui, en naissant,

cherchent avant tout des moyens de se voiler. La

nourriture ne manque pas ; la nature leur a

préparé partout un ample banquet. Tout le règne

végétal, l'animal en grande partie, sont là qui

attendent ; elles vivraient molles et paresseuses,

comme l'enfant dort à son aise sur le placenta

maternel qui nourrit son oisiveté. Mais le froid

leur cuit, le froid humide les morfond et paralyse

leurs entrailles, enfin la lumière les blesse. Elles

n'ont pas de repos qu'elles ne se soient fait un

abri. Au moindre degré de la vie, la plus infime

chenille est artiste, et par le tissage, le filage,

le décou, a bientôt mis une robe, et, comme une

seconde peau sur sa trop sensible peau, couvert sa

nudité souffrante. Heureuse celle qui se trouve

posée tout d'abord sur un terrain préparé, un

drap de chaude laine, une bonne fourrure, elle ne

manque pas de se faire au plus

vite, dans notre habit, un joli paletot à sa taille,

qu'elle laisse pourtant un peu flottant, comme font

les mères économes aux jeunes enfants qui

grandissent, et pour qui l'habit trop lâche

aujourd'hui sera juste et collant demain.

Celles qui naissent en contact avec les froides et

vertes feuilles, avec leurs glacis lustrés, sont plus

industrieuses encore. Elles pratiquent des arts qui

étonnent. Telles élèvent des masses énormes avec

des câbles imperceptibles, par des procédés

mécaniques analogues à ceux qu'on a employés pour

enlever et dresser l'obélisque de la place de la

concorde. D'autres découpent des figures savamment

irrégulières, que la couture adapte ensuite

dans son ensemble harmonique.

Toutes les corporations d'industrie se retrouvent

ainsi dans ce petit monde : tailleurs, tisseurs,

feutreurs, fileurs, mineurs, etc. Et, dans chaque

corporation, on découvre des espèces qui spécialisent

encore à leur façon, par des procédés divers qui leur

appartiennent en propre.

Les tailleurs coupent des patrons. Ils enlèvent

sur la feuille une pièce convenable. Puis, ils la

transportent sur une autre feuille, la faufilent, en

taillent une seconde sur le premier modèle, et les

cousent ensemble. Cela fait, de leurs têtes

écailleuses, ils aplatissent les nervures, comme

le tailleur

aplatit les coutures avec son fer. Puis, ils

doublent de la plus fine soie cet habit qu'ils

devront transporter avec eux.

D'autres travaillent en mosaïque, d'autres en

marqueterie, en placage. Après avoir filé la robe,

ils la dissimulent en y collant avec art des

matières qui les entourent. Les aquatiques, par

exemple, déguiseront leur robe avec de la mousse, des

lentilles, des moules ou de petits limaçons.

Les mineurs font des galeries entre deux feuilles,

y circulent, se ménagent dans leurs souterrains des

entrées et des sorties.

Grand labeur. Mais il y a entre les espèces une

justice admirable. Qui travaille enfant, agit peu

adulte, et réciproquement. L'abeille qui, à l'état

de larve, est grassement nourrie par ses parents,

toujours voiturée, bercée, l'abeille aura une vie

extrêmement laborieuse.

Au contraire, un autre insecte, qui, chenille,

a fatigué, tissé, filé, n'aura rien à faire plus

tard qu'à conter fleurette aux roses. C'est monsieur

le papillon.

Pour la grande majorité, le dur travail est pour

l'enfance, pour l'état de larve ou chenille. Travail

double et violent. D'une part la recherche constante,

urgente, exigeante, de la pâture que sollicite un

immense besoin intérieur, le besoin de se réparer et

de se renouveler, de refaire les organes acquis et

d'en préparer de nouveaux.

La vie de ces pauvres enfants sans mère est

faite de deux choses sévères : le travail et la

croissance par la maladie.

Les mues ne sont pas autre chose.

Le moment douloureux étant venu pour la petite

bête de changer son vêtement, celui qui adhère à

sa chair, elle se sent prise de malaise, abandonne

sa feuille, et languissante se traîne en quelque

lieu solitaire. à la voir ainsi molle, inerte, flétrie,

si différente d'elle-même, vous diriez qu'elle va

mourir. Et en effet beaucoup succombent dans cette

crise laborieuse.

Passive, suspendue à quelque branche, elle attend

que la nature fasse son oeuvre, que son épiderme

se détache de la seconde peau qui est au-dessous,

appelant à elle seule les énergies de la vie.

C'est alors que l'on voit la robe, si brillante

naguère, se dessécher, se durcir comme une chose

désormais inutile qui va être emportée par le vent.

Mais pour qu'il cède et se rompe, il faut que la

malade, malgré sa faiblesse, s'agite en tous sens,

se torde, se gonfle, se contracte et fasse tous les

actes d'un être en sa plus grande force.

Enfin elle a vaincu, le vieux fourreau éclate et je

la vois qui s'en dégage toute baignée de sueur.

N'y touchez pas encore, le moindre contact la

blesserait. Elle le sent, ne bouge. Elle est pâle et

comme en défaillance ; il faut qu'elle attende pour

se remettre en marche, que sa peau soit moins

sensible et ses jambes affermies. Bientôt

heureusement la nourriture la remettra ; un terrible

appétit lui vient qui lui fait reprendre force,

et la prépare encore à la mue. Tel est son sort. Elle

est condamnée à s'enfanter toujours dans une série

d'accouchements, jusqu'à ce qu'elle arrive enfin à

sa transformation dernière.

Si l'effort ou la douleur lui donne une lueur de

pensée, elle doit se dire à chaque mue : " me voilà

quitte ! ... j'ai fini, je serai tranquille, c'est

mon dernier changement. " à quoi la nature répond :

" pas encore ! Et pas encore ! Tu ne t'es pas

engendrée... qui es-tu ? Rien qu'une larve, un

masque qui va tomber. "

quoi ! Un masque qui veut et travaille, qui

s'ingénie, souffre ! Qui semble parfois plus avancé

que ne sera l'être qui doit en surgir ! ... tant

d'industrie, tant d'adresse dans une peau qui tout

à l'heure doit sécher et voler au vent.

Quoi qu'il en soit, un matin, je ne sais quelle

irritation, quelle inquiétude la saisit, un

aiguillon mystérieux la pousse à un travail nouveau.

On dirait qu'en elle, une autre elle se meut,

s'agite, suit un but tout tracé, et veut devenir... quoi ? Le sait-elle ?

On ne peut le dire, mais enfin vous la voyez agir,

se conduire sagement, tout comme si elle le savait.

Le pressentiment du sommeil qui va la gagner, la

paralyser, la livrer inerte à tous ses ennemis, lui

fait déployer tout à coup une activité nouvelle.

" travaillons bien ! Travaillons vite ! ... ah ! Que je

vais bien dormir ! "

Métamorphose. La momie, nymphe ou

chrysalide.

Respectons l'enfance du monde. Pardonnons aux

premiers âges les consolations et les espérances

qu'ils tirèrent du drame étrange que l'insecte

représente, les pensées d'immortalité qu'y puisa la

grave égypte. Ce drame a calmé plus de coeurs, a

essuyé plus de larmes que tous les mystères de

Canope et les fêtes d'éleusis.

Quand la veuve en deuil, l'éternelle Isis qui se

reproduit sans cesse avec les mêmes douleurs,

s'arrachait de son Osiris, elle reportait son

espoir sur le scarabée sacré, et elle essuyait

ses pleurs.

Qui est la mort ? Qui est la vie ? Qui est la veille

ou le sommeil ? ... ne voyez-vous pas ce petit

miracle, confident muet du tombeau, qui nous joue le

jeu de la destinée ? Il dort dans l'oeuf, et plus

tard il dort encore dans la nymphe. Il naît trois

fois, il meurt trois fois, comme larve, nymphe et

scarabée. Dans chacune de ses existences, il est

la larve ou le masque, la figure de l'existence

suivante. Il se prépare, il s'enfante et il se

couvre lui-même. Du plus rebutant sépulcre il

jaillit étincelant. Sur la poudre, il resplendit ;

sur la grise plaine d'égypte, en son moment

d'aridité, il brille, il éclipse tout. Dans son

aile de pierreries se mire le tout-puissant soleil.

Où était-il ? Dans l'ombre immonde, dans la

nuit et dans la mort. Un dieu a su l'évoquer. Il le

fera bien encore pour cette âme aimée ! ... doux

rayon ! ... l'espoir fondé sur la justice, sur

l'impartial amour du créateur de toute vie.

Donc, la veuve met près de son mort le brillant

gage d'avenir, expression de ce cri de femme :

" dieux bons ! Faites pour lui et pour moi ce que

vous faites à l'insecte ; n'accordez pas moins à

l'homme, n'accordez à mon bien-aimé pas moins

que vous ne donnez à ce frère du moucheron ! "

la science moderne a-t-elle brisé cette antique

poésie ? A-t-elle tout à fait ramené le miracle à la

nature ?

L'inaugurateur de cette science, Swammerdam,

a trouvé que la chenille contenait déjà la nymphe ;

bien plus, le papillon même. Dans la chenille il a

surpris l'aile ébauchée, la trompe de cet être à

venir.

Ce n'est pas tout. Malpighi vit la nymphe du ver

à soie dans son sommeil virginal, déjà pourvue des

attributs de sa maternité future, contenant les

oeufs que, papillon, elle doit féconder.

Et ce n'est pas tout encore. Réaumur, dans la

chenille du chêne (t. I, p. 360), dans une chenille

âgée à peine de quelques heures, trouva les oeufs

du futur papillon. C'est-à-dire que l'insecte

enfant, à cet état où la chenille n'est elle-même

qu'un oeuf mobile (Harvey), cet enfant, cet oeuf

mobile, contenait des enfants, des oeufs.

C'est l'identité des trois êtres. Plus de morts

intermédiaires, ce semble ; une seule vie continue.

Tout semble clair, n'est-il pas vrai ? Le mystère

antique a péri ? L'homme a vu, dans sa plénitude,

le secret des choses ?

Réaumur ne le pense pas ; Réaumur lui-même,

qui nous a menés si loin. En donnant ses

observations, il ne paraît pas satisfait et avoue

" qu'elles laisseront encore beaucoup à désirer. "

(t. I, p. 351.)

Il y a, en effet, de quoi confondre, effrayer

l'imagination, à songer qu'une chenille, d'abord de

la grosseur d'un fil, renferme tous les éléments de

ses mues, de ses métamorphoses ; qu'elle contient ses

enveloppes en nombre triple, et même octuple ; de

plus le fourreau de sa nymphe, et son papillon

complet, le tout replié l'un dans l'autre, avec un

appareil immense de vaisseaux pour respirer, digérer,

de nerfs pour sentir, de muscles pour se mouvoir !

Prodigieuse anatomie ! Suivie pour la première fois

en détail complet dans l'ouvrage colossal de

Lyonnet sur la chenille du saule (un vol

in-folio). Ce monstre double, doué d'un fort

estomac de chenille pour détruire tant de feuilles

dures, aura tout à l'heure un léger et fin appareil

pour baiser le miel des fleurs. La bête velue, qui

contient toute une manufacture de soie, va annuler

tout à l'heure ce système compliqué, etc, etc.

On sait les doux ménagements par lesquels la

nature fait passer le petit des animaux supérieurs

de sa vie embryonnaire à la vie indépendante,

appropriant d'anciens organes à des ouvrages nouveaux.

Ici, ce n'est pas cela. Ce n'est pas un simple

changement d'état. La destination n'est pas

différente seulement mais contraire, dans un contraste

violent. Donc, il faut des instruments de vie tout

nouveaux, et l'abolition, le sacrifice définitif de

l'organisme primitif.

La révolution si bien cachée pour les autres êtres

ici est à nu. Plusieurs chenilles qui se changent

en pleine lumière, et suspendues à un arbre par un

petit câble de soie, nous permettent de voir de

près, de nos yeux, ce prodigieux tour de force.

Effort digne d'admiration et de pitié ! Que cette

nymphe, courte, faible, molle et gélatineuse, sans

bras ni pattes, par la seule adresse qu'elle met à

dilater et contracter ses anneaux, parvienne à se

dégager de la lourde et rude machine qui fut elle,

qu'elle parvienne à jeter là ses jambes, à se

délivrer de sa tête, et, ce qu'on ose à peine dire,

à tirer d'elle et rejeter plusieurs de ses grands

organes intérieurs !

Cette petite masse, échappée ainsi du long masque

pesant (qui tout à l'heure vivait pourtant d'une

vie si énergique), le laisse pendiller, sécher, et

remonte habilement jusqu'à l'attache de soie. Là

elle va se fixer en son nouveau moi de nymphe,

tandis que son ancien moi, battu du vent, va

bientôt s'envoler je ne sais où.

Tout est et doit être changé. Les jambes ne

seront pas les jambes. Il en faut de toutes

légères. Que voudriez-vous que le fils de l'air,

qui posera à peine à la pointe des herbes, fît

de ces grosses courtes pattes, armées de crochets,

de ventouses et de tant d'outils pesants ?

la tête ne sera pas la tête, du moins l'énorme

appareil des mandibules disparaît, et derrière,

celui des muscles qui les ont tant agitées. Tout

cela jeté avec le masque. Chose énorme ! De

masticateur, l'animal devient suceur. Une trompe

flexible surgit.

Si quelque chose paraissait fondamental dans la

chenille, c'était l'appareil digestif. Eh bien !

Cette base de son être n'est plus ! Gosier absorbant,

puissant estomac, avides entrailles, tout cela est

supprimé, ou presque réduit à rien. Qu'en ferait

l'être nouveau qui, dans certaines espèces de

papillons, est dispensé d'aliments, n'a de bouche

que par agrément, si bien affranchi de la digestion

que souvent il n'a pas même d'ouverture inférieure ?

Il quitte sans difficulté un meuble désormais

inutile, expectore la peau de son estomac !

Cela est grand et magnifique, et nul spectacle

plus grand ! Que la vie puisse à ce point changer,

dominer les organes, qu'elle surnage victorieuse,

tellement libre de l'ancien moi ! ... à ceux qui

nous ont révélé ce prodige de transfiguration, du

fond du coeur je dis : " merci ! "

quelle sécurité merveilleuse dans cet être qui

quitte tout, qui laisse là sans hésiter sa forte et

solide existence, l'organisme compliqué qui fut

lui tout à l'heure, sa propre personne ! On dit

sa larve, son masque ; mais pourquoi ? La personnalité

semble au moins aussi énergique dans la chenille

vigoureuse que dans le papillon si mou. Donc, c'est

bien réellement son être personnel qu'elle laisse

courageusement sécher, s'anéantir, pour devenir

quoi ? Rien de rassurant, une courte masse molle,

blanchâtre. Ouvrez la nymphe peu après qu'elle a

filé ; dans son linceul vous ne trouvez qu'une sorte

de fluide laiteux, où rien n'apparaît, à peine de

douteux linéaments qu'on voit ou que l'on croit voir.

Dans quelque temps, vous pourrez, avec une fine

aiguille, isoler ces je ne sais quoi, et vous figurer

que ce sont les membres du futur papillon. Lacune

effrayante. Il y a (pour beaucoup d'espèces) un

moment où rien de l'ancien ne paraît plus, où rien du

nouveau ne paraît encore. Quand éson, taillé en

pièces, fut mis, pour le rajeunir, dans le chaudron

de Médée, vous auriez, en fouillant là, trouvé les

membres d'éson. Mais ici, rien de pareil.

Confiante, cependant, la momie s'entoure de ses

bandelettes, acceptant docilement les ténèbres,

l'inertie, la captivité du sépulcre. Elle sent une

force en elle, et une raison d'être, une cause de

vivre encore, causa vivendi. Et quelle cause ?

Quelle raison ? La vitalité amassée par son travail

antérieur. Tout ce qu'elle a, comme chenille

laborieuse, accumulé, c'est son obstacle à la mort,

son impuissance de périr, ce qui fait que tout à l'heure elle doit

non-seulement vivre, mais d'une vie douce et légère,

dont la facilité est proportionnée précisément aux

efforts qu'elle fit dans l'existence antérieure.

Admirable compensation ! ... en plongeant si bas

dans la vie, je croyais y rencontrer les fatalités

physiques. Et j'y trouve la justice, l'immortalité,

l'espérance.

Oui, l'antiquité eut raison, et la science moderne

a raison. C'est mort, et ce n'est pas mort ; c'est, si

l'on veut, mort partielle. Et la mort est-elle

jamais autrement ? N'est-elle pas une naissance ?

à mesure que j'ai vécu, j'ai remarqué que chaque

jour je mourais et je naissais ; j'ai subi des

mues pénibles, des transformations laborieuses.

Une de plus ne m'étonne pas. J'ai passé mainte

et mainte fois de la larve à la chrysalide et à un

état plus complet, lequel au bout de quelque

temps, incomplet sous d'autres rapports, me mettait

en voie d'accomplir un cercle nouveau de

métamorphoses.

Tout cela de moi à moi, mais non moins de moi

à ceux qui furent encore moi, qui m'aimèrent, me

voulurent, me firent, ou bien que j'aimai, que je

fis. Eux aussi, ils ont été ou seront mes métamorphoses.

Parfois, telle intonation, tel geste que je

surprends en moi, me fait écrier : " ah ! Ceci, c'est

un geste de mon père ! " je ne l'avais pas prévu, et,

si je l'avais prévu, cela ne se fût pas fait ; la

réflexion eût tout changé ; mais, n'y pensant pas, je

l'ai fait. Une émotion attendrie, un élan sacré

me saisit, de sentir mon père si vivant en moi.

Sommes-nous deux ? Fûmes-nous un ? ... oh ! Il fut

ma chrysalide. Moi, je joue le même rôle pour ceux

qui viendront demain, mes fils ou fils de ma pensée.

Je sais, je sens qu'outre le fonds que je tenais de

mon père, de mes pères et maîtres, outre l'héritage

d'artiste-historien que d'autres prendront de moi,

des germes existaient chez moi qui ne furent

point développés. Un autre homme, et meilleur

peut-être, fut en moi, qui n'a pas surgi. Pourquoi

des germes supérieurs qui m'auraient fait grand,

pourquoi des ailes puissantes que parfois je me

suis senties, ne se sont-ils pas déployés dans la vie

et l'action ?

Ces germes ajournés me restent. Tard pour cette

vie peut-être ; mais pour une autre ? Qui sait ? ...

un philosophe ingénieux a dit : " si l'embryon de

l'homme, prisonnier au sein maternel, pouvait

raisonner, ne dirait-il pas : " je me vois pourvu

" d'organes qui ne me servent guère ici, de jambes pour

" ne pas marcher, d'estomac, de dents pour ne pas

" manger. Patience ! Ces organes me disent que la

" nature m'appelle ailleurs ; un temps viendra, et

" j'aurai un autre séjour, une vie où tous ces outils

" trouveront emploi... ils chôment, ils attendent

" encore ! ... je ne suis d'un homme que la chrysalide. "

Le phénix.

Le coup de théâtre est complet. De la momie

grise ou noirâtre qui se sèche et s'accourcit, vous

voyez l'être nouveau, le ressuscité, le phénix,

s'arracher et resplendir dans tout l'éclat de la

jeunesse.

De sorte qu'à l'envers de nous, qui commençons par

les beaux jours et semblons d'abord papillons,

pour traîner plus tard et languir, lui commence par

les années sombres, et d'une longue vie obscure il

surgit à la jeunesse où il meurt glorifié.

Assistons à ce départ. Le souffle tiède du printemps

a éveillé les végétaux ; son banquet est préparé.

Plus d'une fleur l'attend et sécrète son miel. Il

tarde... C'est qu'aujourd'hui cette enveloppe

impénétrable qui faisait sa sûreté fait un moment son

obstacle. Faible, fatigué d'une si grande

transformation, comment percera-t-il ce trop solide

berceau qui risque de l'étouffer ?

Il est des espèces (les fourmis, par exemple) où

la difficulté est telle, que le captif n'arriverait

jamais peut-être à s'élargir sans le travail

secourable de quelqu'un qui du dehors s'efforce de

le tirer de là, de l'accoucher, pour ainsi dire, de

l'arracher de ce maillot obstiné qui l'emprisonne.

Heureuse difficulté qui crée le lien des deux âges,

attache la libératrice à cet enfant délivré,

commence l'éducation et la société elle-même !

Mais, chez la plupart des insectes, la libératrice

n'est autre que la nature. Cette mère, inépuisable

de tendresse et d'invention, donne au petit la clef

magique qui va ouvrir la barrière, percer la prison,

l'introduire au grand jour de la liberté.

" quelle clef ? ... et comment, direz-vous, cet être

mou, peu consistant, va-t-il avoir prise et mordre

sur un tissu ferme et serré, doublé parfois et muré

par les alluvions pluviales pendant le cours d'un

long hiver ? "

vous voilà bien embarrassé : mais la nature ne

l'est pas. De petits moyens tout simples lui

suffisent ; elle élude la difficulté, s'en joue. Le

papillon du bombyx, par exemple, au moment critique, trouve

une lime ; où ? Dans son oeil ! Cet oeil à facettes,

d'une fine pointe de diamant, lime et coupe sa

prison de soie.

Un autre (c'est le hanneton), enfermé sous terre,

se trouve tout à coup ce jour-là un parfait

mécanicien. De lui-même, de tout son corps, il fait

un levier. Son extrémité postérieure se trouve

justement être un pic, une forte pointe. Il l'enfonce

solidement, s'ancre, s'affermit. De ce point d'appui

il tire une force énorme, et de ses épaules robustes

il soulève la motte pesante, l'élargit, trouve enfin

le jour, étend son lourd appareil et d'ailes et de

fourreaux d'ailes, et vole, comme un hanneton.

Un autre mineur difforme, la courtilière ou

grillon-taupe, n'atteindrait jamais la surface, si,

pour remonter du fond de la terre, il n'avait deux

énormes mains, ou plutôt deux puissants râteaux qui

ouvrent sa voie. Pour être laid, il n'en est pas

moins ému du printemps, pas moins amoureux. Mais il

a la précaution de ne hasarder sa figure étrange

qu'aux rayons douteux de la lune. Son cri plaintif

touche celle à qui il s'adresse ; elle y cède,

elle apparaît, mais pour rentrer dans la nuit et

confier à l'ombre protectrice l'espoir de sa

postérité.

Un frêle insecte aquatique, le cousin, dans ce

grand jour, prend le rôle audacieux de navigateur.

Son enveloppe délaissée lui sert encore, et c'est sa

barque. Il s'y pose, s'y dresse, étend pour voiles

ses ailes nouvelles, vogue, et bien souvent sans

naufrage aborde à la rive, où séchées, les mêmes

ailes le porteront à la chasse et au plaisir. En une

heure, il apparaît maître en tous ces arts nouveaux.

C'est le propre de l'amour de savoir sans avoir

appris.

L'amour est ailé. La mythologie a parfaitement

raison. Cela se vérifie au sens propre et sans

métaphore. Dans ce court moment, la nature témoigne

d'une force impatiente pour voler à l'objet aimé.

Tous s'élèvent au-dessus d'eux-mêmes, tous montent

vers la lumière, tous cherchent, sur l'aile du

désir. Le feu du dedans se révèle aussi en charmantes

couleurs. Chacun se pare, chacun veut plaire.

Le papillon, des grands yeux veloutés qui ornent

ses ailes, a l'air de vous regarder. Les scarabées de

tout genre, comme des pierreries mobiles, étonnent

de leurs ardents reflets, de leur vivacité brûlante.

Enfin, du sein des ténèbres, elle-même, nue et

sans voile, en étoiles scintillantes, éclate la

flamme d'amour.

Il se fait à ce moment des transfigurations

étranges, et des masques les plus humbles sortent, en

contrastes violents, telles personnalités superbes.

Une larve obscure des marais, inerte, ne vivant

que par ruse, devient la brillante amazone, la svelte

guerrière ailée qu'on appelle demoiselle (libellula).

C'est le seul être de ce genre qui exprime la

complète liberté du vol, étant parmi les insectes ce

qu'est l'hirondelle parmi les oiseaux. Qui ne l'a

suivie des yeux, dans ses mille mouvements variés,

dans ses tours, détours, retours, dans les cercles

infinis qu'elle fait, de ses ailes bleues, vertes, sur

la prairie ou sur les eaux ? Vol capricieux en

apparence : mais point du tout, c'est une chasse, une

élégante et rapide extermination de milliers

d'insectes. Ce qui vous paraît un jeu, c'est

l'absorption avide dont ce brillant être de guerre

alimente sa saison d'amour.

Ne croyez pas que ces richesses soient de purs

dons des beaux climats, que ces brillants habits de

bal qu'ils prennent pour aimer et mourir soient un

simple regard du soleil, le tout-puissant décorateur,

qui de ses rayons cuirait les émaux, les pierreries

que nous admirons sur leurs ailes. Un autre

soleil encore qui luit pour toute la terre, jusque

dans les frimas du pôle, l'amour, y fait bien

davantage. Il exalte en eux la vie intérieure,

évoque toutes leurs puissances, et, au jour donné, en

fait jaillir la suprême fleur. Ces étincelantes

couleurs, ce sont leurs énergies visibles, qui

deviennent parlantes, éloquentes. C'est l'orgueil

d'une vie complète qui, ayant atteint son sommet,

s'y étale et y

triomphe, qui veut s'épandre et se donner ; c'est la

traduction du désir, la prière impérieuse, le

pressant appel aux objets aimés.

Dans les climats moyens et pâles, vous trouverez

ces livrées brillantes qu'on croirait celles des

tropiques. Qui n'a vu, sous notre ciel terne et

indécis, étinceler la cantharide ? Même aux plus

mornes déserts où l'été n'est qu'un instant, comme

pour faire dépit au soleil, dépit à la terre nue et

pauvre, l'amour suscite des êtres d'une splendeur

somptueuse, opulents d'habits, de parure. La

misérable Sibérie voit tout à coup se promener des

princes et des grands seigneurs dans le peuple

insecte. Le tyrannique climat de la Russie

n'empêche pas d'énormes carabes, impitoyables

chasseurs, plus fiers qu'Iwan Le Terrible, de

se décorer de maroquin vert, noir, violet ou bleu

foncé, à reflets de noirs saphirs. Quelques-uns

même, usurpant les vieilles chapes consacrées des

czars et des porphyrogénètes, se pavanent sous la

pourpre, lisérée d'or byzantin.

Dans nos Sibéries voisines, je parle de nos hautes

montagnes, sous la grêle, par exemple, des

glaciers pyrénéens, sans se laisser décourager par

des coups si rudes, volent encore de nobles insectes,

d'exquise parure, la rosalie en manteau de satin

gris perle, moucheté de velours noir.

Aux hautes Alpes, au Grindelwald, à la redoutable

descente où ce glacier vient à vous, où vous touchez

ses aiguilles, où son souffle aigre vous transit,

j'admirai une timide, mais touchante protestation de

l'amour. Parmi quelques maigres bouleaux, arbres

martyrs qui subissent une flagellation éternelle, une

pauvre petite plante, élégante et délicate, s'obstinait

encore à fleurir ; fleur rose, mais d'un rose violet,

et digne de ces lugubres lieux. Le frère de cette

tragique rose est un très-petit insecte qui monte,

tout faible qu'il est, plus que toutes les espèces,

et qu'on trouve grelottant encore aux grandes neiges

du Mont-Blanc. Là, on ne voit plus que le ciel, et

dessous, le vaste linceul. La poétique créature a

pris justement les deux teintes : le bleu céleste de

ses ailes, d'incroyable délicatesse, semble lustré

légèrement de la blanche poudre des frimas. Les

tempêtes et les avalanches qui renversent les rochers

ne lui font pas peur. Sous le souffle du géant

terrible, dans sa barbe hérissée de glace et dans

son redouté sourcil, il vole hardiment, le petit,

imaginant apparemment que ce roi des éternels hivers

hésitera à détruire la dernière fleur ailée d'amour

qui, dans son empire de la mort, lui conserve un

reflet du ciel.

MISSION ARTS DE L'INSECTE

Swammerdam.

Que savait-on de l'infini, avant 1600 ? Rien du

tout. Rien de l'infiniment grand ; rien de l'infiniment

petit. La célèbre de Pascal, tant citée sur

ce sujet, est l'étonnement naïf de l'humanité si

vieille et si jeune, qui commence à s'apercevoir de

sa prodigieuse ignorance, ouvre enfin les yeux au

réel et s'éveille entre deux abîmes.

Personne n'ignore qu'en 1610 Galilée, ayant

reçu de Hollande le verre grossissant, construisit

le télescope, le braqua et vit le ciel. Mais on sait

moins communément que Swammerdam, s'emparant avec

génie du microscope ébauché, le tourna en bas, et le

premier entrevit l'infini vivant, le

monde des atomes animés ! Ils se succèdent. à

l'époque où meurt le grand italien (1632),

naît ce hollandais, le Galilée de l'infiniment petit

(1637).

Prodigieuse révolution. L'abîme de la vie apparut

dans sa profondeur avec des milliards de milliards

d'êtres inconnus et d'organisations bizarres

qu'on n'eût même osé rêver. Mais le plus fort,

c'est que la méthode même des sciences se trouvait

changée ! Jusque-là nous comptions sur nos sens.

L'observation la plus sévère invoquait leur

témoignage, et croyait qu'on ne pouvait appeler de

leur jugement. Mais voici que l'expérience et les sens

même, rectifiés par un puissant auxiliaire, avouent

que non-seulement ils nous ont caché la plupart

des choses, mais que, sur ce qu'ils ont montré, à

chaque instant ils ont trompé.

Rien de plus curieux que d'observer les impressions

toutes contraires que les deux révolutions

firent sur leurs auteurs. Galilée, devant l'infini

du ciel, où tout paraît harmonique et merveilleusement

calculé, a plus de joie que de surprise encore ;

il annonce la chose à l'Europe dans le style le plus

enjoué. Swammerdam, devant l'infini du monde

microscopique, paraît saisi de terreur. Il recule

devant le gouffre de la nature en combat, se

dévorant elle-même. Il se trouble ; il semble

craindre que toutes ses idées, ses croyances, n'en soient

ébranlées. état bizarre, mélancolique, qui, avec ses

grands travaux, abrége ses jours. Arrêtons-nous

quelque peu sur ce créateur de la science, qui en

fut aussi le martyr.

Le grand médecin Boerhaave, qui, cent ans

après Swammerdam, publia avec un soin pieux sa

bible de la nature, dit un mot surprenant et qui

fait rêver : " il eut une ardente imagination de

tristesse passionnée qui le portait au sublime. "

ainsi ce maître des maîtres dans les choses de

patience, insatiable observateur du plus minutieux

détail, qui poursuivit la nature si loin dans

l'imperceptible, c'était une âme poétique, un

homme d'imagination, un de ces mélancoliques qui

veulent l'infini, rien de moins, et meurent de

l'avoir manqué.

Association remarquable de dons qui, au premier

coup d'oeil, semblent opposés : l'amour du grand

et le goût des recherches les plus délicates, la

sublimité de tendance et l'analyse obstinée qui

voudrait diviser l'atome et ne dit jamais assez. Mais,

dans la réalité, ces dons sont-ils si contraires ?

Nullement. Celui qui a le coeur amoureux de la

nature dira qu'ils vont bien ensemble. Rien de

grand et rien de petit. Pour qui aime, un simple

cheveu vaut autant, souvent plus, qu'un monde.

Il naquit dans un cabinet d'histoire naturelle

(1637). Cela fit sa destinée. Ce cabinet, formé par

son père, apothicaire d'Amsterdam, était un

pêle-mêle, un chaos. L'enfant voulut le ranger et en

faire un catalogue. Cette modeste ambition le mena

de proche en proche à devenir le plus grand

naturaliste du siècle.

Son père était un de ces zélés collecteurs, comme

on commençait à en voir en Hollande, thésauriseurs

insatiables de diverses raretés. Ce n'était

pas de tableaux (quoique Rembrandt fût dans sa

gloire), ce n'était pas d'antiquités que celui-ci

remplissait sa maison. Mais tout ce que les vaisseaux

pouvaient rapporter des deux Indes en minéraux,

plantes, animaux bizarres et extraordinaires, il

l'acquérait à tout prix, l'entassait. Ces merveilles

du monde inconnues, en contraste par leur éclat,

leur magnificence tropicale, avec le terne climat

qui les recevait et la pâle mer du nord, troublèrent

le jeune hollandais d'une vive curiosité et de je ne

sais quelle dévotion passionnée de la nature.

Un fort bon peintre hollandais a fait un charmant

tableau du jeune Grotius, savant universel à

douze ans, entouré d'in-folio, de cartes, de

mappemondes, de tous les moyens de l'érudition.

Combien j'aurais mieux aimé que ce peintre, ou

plutôt Rembrandt, le tout-puissant magicien, nous eût

montré le cabinet mystérieux, ce brillant chaos

des trois règnes, et le jeune Swammerdam aux

prises avec la grande énigme !

La foule, le mouvement prodigieux d'Amsterdam,

favorisaient sa solitude. Ces babylones du

commerce sont pour le penseur de profonds déserts.

Dans ce muet océan d'hommes d'une activité mercantile,

au bord des canaux dormants, il vivait à peu près

comme Robinson dans son île. Isolé dans sa famille

même qui ne le comprenait guère, il sortait peu du

cabinet, et descendait le moins possible dans la

boutique paternelle.

Toute sa récréation était d'aller chercher des

insectes dans ce peu de terre qu'offre la Hollande,

hors des eaux. Les prairies mélancoliques, couvertes

des troupeaux de Paul Potter, ont, l'été,

dans leur chaleur humide, une grande variété de

vie animale. Le voyageur en est frappé quand il

voit la grue, la cigogne, le corbeau, ailleurs

ennemis, que la nourriture abondante réconcilie ici

parfaitement et qui la cherchent ensemble en

bonne intelligence. Cela donne au paysage un

charme particulier. Les bestiaux y ont un air de

sécurité placide qu'on ne trouve guère ailleurs.

L'été est court, et de bonne heure prend la gravité

de l'automne. Homme et nature, tout y paraît

pacifique, harmonisé dans une grande douceur

morale et dans un grand sérieux.

Tout collecteur qu'était son père, il s'affligeait

de voir la jeunesse de Swammerdam se passer ainsi.

Il eût voulu faire de son fils un honorable ministre

qui brillât dans la controverse, un éloquent

prédicateur. Et l'enfant, de plus en plus, semblait

devenir muet. Le père, chagrin, de la gloire se

rabattit à l'argent. Dans cette capitale de l'or,

si fiévreuse et si maladive, nulle carrière plus

lucrative que celle de médecin. Là, obstacle tout

contraire. Swammerdam entra de grand coeur dans les

études médicales, mais à condition de les créer ;

elles n'existaient pas encore. Or, la base sur

laquelle il eût voulu les placer, c'était la

création préalable des sciences naturelles. Comment

guérir l'homme malade sans connaître l'homme en

santé ? Et celui-ci, le connaît-on sans étudier à

côté les animaux inférieurs qui le traduisent et

l'expliquent ? Ces mystères si délicats, les voit-on

bien avec ses yeux ? La faiblesse de ce sens ne nous

donne-t-elle pas le change ? La création sérieuse de

la science supposait une réforme de nos sens et la

création de l'optique.

Véritable création. Regardez le microscope. Est-ce

une simple lunette ? Aux yeux qu'avait l'instrument,

Swammerdam ajouta des bras, dont l'un porte

le verre et l'autre l'objet. Lui-même il dit, en

parlant d'une recherche des plus difficiles, " qu'il

avait essayé de se faire aider d'une autre personne,

mais que ce secours fait obstacle. " c'est alors qu'il

organisa ce muet homme de cuivre, discret serviteur

qui se prête à tout. Grâce à lui, l'observateur

dispose de mains supplémentaires et de plusieurs

yeux de force différente. De même que les oiseaux

font leurs yeux grands ou petits, plus renflés ou

moins renflés, pour voir en gros des ensembles,

ou percer d'un fin regard le menu détail, Swammerdam

créa la méthode du grossissement successif, l'art

d'employer des verres de grandeur diverse et de

diverse courbure, qui permettent et de voir en

masse et d'étudier chaque partie, enfin de revoir

l'ensemble pour remettre les parties en place et

reconstituer l'harmonie totale.

était-ce tout ? Non ; pour observer les choses

mortes il faut du temps : mais le temps nous vole

ces choses. La mort, qui semble se prêter à l'étude

par son immobilité, est trompeuse ; elle fixe un

moment le masque, et l'objet fond en dessous.

Nouvelle création de Swammerdam. Non-seulement il

enseigna à voir et à regarder, mais il trouva des

moyens pour qu'on pût regarder toujours. Par des

injections conservatrices il fixa ces choses

éphémères, obligea le temps de faire halte et força

la mort de durer. Le czar Pierre, qui, longtemps après, vit

chez un de ses disciples le corps charmant, souple

et frais, d'un petit enfant avec sa belle carnation,

crut que cette rose était vivante, et ne put

s'empêcher de l'embrasser.

Tout cela est bientôt dit : mais que ce fut long à

faire ! Que d'essais ! Quels miracles de patience, de

délicatesse, de ménagements habiles ! à mesure

surtout qu'on descend l'échelle de la petitesse,

l'insuffisance de nos moyens entrave de plus en plus.

Nous ne touchons guère sans briser. Nos doigts

énormes ne prennent plus ; ils ont ombre, ils font

obstacle. Nos instruments sont grossiers pour

opérer sur ces atomes ; nous les affinons ; mais

alors comment mettre la pointe invisible dans un

invisible objet ? Les deux termes en présence nous

fuient... la passion seule, l'invincible amour de la

vie et de la nature, le dirai-je ? Je ne sais quelle

tendresse, une sensibilité féminine (dans un mâle

génie scientifique), pouvaient en venir à bout. Notre

hollandais aimait ces petits êtres. Il craignait

tant de les blesser qu'il leur épargnait le scalpel ;

il évitait tant qu'il pouvait l'acier et préférait

l'ivoire, si ferme, mais pourtant si doux !

Il en faisait d'infiniment petites aiguilles

aiguisées au microscope, lesquelles ne

pouvaient aller vite et l'obligeaient d'observer

lentement.

Ce respect pour la nature, cette tendresse, eurent

d'elle leur récompense. Très-jeune et simple étudiant

à l'université de Leyde, il eut sur elle deux prises

profondes au plus haut et au plus bas. Le premier

il vit et comprit la maternité humaine et la

maternité de l'insecte. J'écarte le premier sujet, si

délicat et si grand, où il fut en concurrence avec

ses maîtres de Leyde. Insistons sur le second. Il

disséqua, décrivit les ovaires de l'abeille, les

trouva dans le prétendu roi et montra que c'était une

reine ou plutôt une mère. Il expliqua de même la

maternité de la fourmi. Découverte capitale qui

donna le vrai mystère de l'insecte supérieur, nous

initia au caractère réel de ces sociétés, qui ne sont

point des monarchies, mais des républiques maternelles

et de vastes berceaux publics dont chacun élève un

peuple.

Le fait le plus général de la vie des insectes,

la haute loi de leur existence, c'est la

métamorphose. Les changements, obscurs chez les

autres êtres, sont très-saillants chez ceux-ci. Les

trois âges de l'insecte paraissaient trois êtres. Qui

eût osé soutenir que la chenille, avec ce luxe pesant

d'organes digestifs qu'elle traîne et ses grosses

pattes velues, fût même chose qu'un être ailé, éthéré,

le papillon ?

Il osa dire, et montra par la plus fine anatomie,

que chenilles, nymphes et papillons, c'étaient trois

états du même être, trois évolutions naturelles et

légitimes de sa vie.

Comment l'Europe savante accueillerait-elle cette

science nouvelle des métamorphoses ? C'était la

question. Swammerdam, jeune et sans autorité,

sans position d'académie ou d'université, vivait dans

son cabinet. Presque rien, de son vivant, ne fut

publié de lui, ni même cinquante ans après lui, de

sorte que ses découvertes purent circuler, profiter

à tous, plus qu'à lui et à sa gloire.

La Hollande resta froide. Des professeurs éminents

de l'université de Leyde étaient contre lui et

trouvaient mauvais que ce simple étudiant se plaçât

par ses découvertes à côté d'eux ou au-dessus.

La situation misérable et nécessiteuse où le

laissait son père n'était pas faite non plus pour le

recommander beaucoup en ce pays. Dans ses travaux

assez coûteux, il était soutenu par la générosité de

ses amis. à Leyde, c'était son professeur d'anatomie,

Van Horn, qui en faisait tous les frais.

Deux académies illustres allaient se former, la

société de Londres et notre académie des sciences.

Mais la première, spécialement inspirée du génie

d'Harvey, élève de Padoue, regardait vers l'Italie ;

elle adressait ses questions au très-grand et

très-exact observateur Malpighi, qui donna, à sa

prière, l'anatomie du ver à soie. J'ignore pourquoi ces

anglais se détournaient de la Hollande, et

n'interrogèrent pas aussi le génie de Swammerdam.

Il ne fut accueilli qu'en France. C'est ici, près de

Paris, qu'il fit la première démonstration publique

de sa découverte. Son ami, Thévenot, le célèbre

voyageur et publicateur de voyages, réunissait chez

lui, à Issy, diverses classes de savants, linguistes,

orientalistes, et surtout, comme on disait alors, les

curieux de la nature. Ce fut la première origine de

notre académie des sciences. On peut dire que la

révélation du grand hollandais a inauguré son

berceau.

Un français avait sauvé de l'inquisition les

derniers manuscrits de Galilée. Un français

encore, Thévenot, soutint Swammerdam de sa bourse

et de son crédit. Il eût voulu le fixer à Paris. Et

d'autre part, le grand-duc de Toscane l'appelait à

Florence. Mais le sort de Galilée parlait assez

haut. Même en France, il y avait peu de sûreté. Le

mystique Morin fut brûlé à Paris, en 1664, l'année

où Molière joua les premiers actes du tartufe.

Swammerdam, qui justement y était alors, put

assister aux deux spectacles.

Lui-même, si positif, il se trouvait avoir des

tendances singulières au mysticisme. Plus il entrait

dans le détail, plus il eût voulu remonter à la

source générale de l'amour et de la vie. Effort

impuissant qui le consumait. Dès l'âge de trente-deux

ans, l'excès du travail, le chagrin, la mélancolie

religieuse, le menaient déjà à la mort. Il avait eu de

bonne heure les fièvres, si générales dans ce pays de

marais, et il ne les ménageait guère. Il observait au

microscope chaque jour, de six heures à midi ; le

reste du temps, écrivait. Et pour ces observations, il

cherchait de préférence les jours d'été de forte

lumière et de grand soleil ; il y restait, tête nue,

pour ne pas perdre le moindre rayon, " souvent jusqu'à

être inondé, trempé de sueur. " sa vue se fatiguait

fort.

Il était déjà en cet état en 1669, quand il publia

dans un premier essai le principe de la métamorphose

des insectes. Il était sûr d'être immortel, mais

d'autant plus en péril de mourir de faim. Son père

lui retira désormais toute assistance. Swammerdam,

par ses découvertes (vaisseaux lymphatiques, hernies,

etc), avait très-directement avancé la médecine

et même la chirurgie, mais il n'était pas médecin.

Il avait, par obéissance, essayé de pratiquer ;

il ne put continuer et en fit une maladie. Le foyer

même lui manqua. Son père ferma la maison, se

retira chez son gendre, lui dit de se pourvoir

ailleurs et de loger où il pourrait. Un ami riche

l'avait souvent prié, supplié de venir demeurer chez

lui.

Expulsé de la maison paternelle, Swammerdam fit

l'effort d'aller chez l'ami et de lui rappeler ses

offres ; mais il ne s'en souvint plus.

Tous les malheurs fondaient sur lui. Pauvre,

malade, traînant sur le pavé d'Amsterdam, avec

une grosse collection qu'il ne savait où loger,

il reçut encore un épouvantable coup, la ruine

de son pays... la terre lui manqua sous les pieds.

C'était la funèbre année 1672, où la Hollande

parut anéantie sous l'invasion de Louis Xiv. Elle

n'avait pas, certes, cette patrie, gâté Swammerdam.

Mais enfin, c'était la terre natale de la science, de

la libre raison, l'asile de la pensée humaine. Et

voilà qu'elle s'enfonce engloutie des armées

françaises, engloutie de l'océan qu'elle-même appelle

à son secours. Elle ne survit qu'en se tuant !

Survit-elle ? Elle ne sera plus dès lors que l'ombre

d'elle-même.

La mélancolie infinie d'un tel changement a eu

son peintre et son poëte dans Ruysdaël, qui naît et

meurt précisément au temps de Swammerdam, et,

comme lui, meurt à quarante ans. Lorsque je contemple

au louvre les tableaux inestimables que possède de lui

le musée, l'un me fait penser à l'autre. Le petit

homme qui suit le triste sentier des dunes à

l'approche de l'orage me rappelle mon

chasseur d'insectes ; et la marine sublime de

l'estacade aux eaux rousses, battues si terriblement,

électrisées de la tempête, semble une expression

dramatique de ces tempêtes morales qu'eut le

pauvre Swammerdam quand il écrivait l'éphémère

" parmi les larmes et les sanglots. "

L' éphémère est cette mouche qui naît juste pour

mourir, vit une heure unique d'amour.

Mais Swammerdam n'avait pas eu cette heure,

et il semble qu'il ait passé sa si courte vie dans un

parfait isolement. à l'âge de trente-six ans, il

touchait déjà à sa fin. Le fonds d'imagination et de

tendresse universelle qui était en lui ne pouvait

être alimenté par les sèches controverses du temps.

En cet état, par hasard, il lui tomba sous la main

un livre inconnu, un livre de femme. Cette douce

voix lui alla à l'âme, et le consola un peu. Le

livre était un des opuscules d'une mystique célèbre

du temps, Mlle Bourignon.

Quelque pauvre que fût Swammerdam, il entreprit

le pèlerinage de l'Allemagne, où elle était, et y

alla voir sa consolatrice. Il en tira un secours

très-réel de sortir du moins de sa polémique avec les

savants, ses rivaux, d'oublier toute concurrence,

et de remettre à Dieu seul sa défense et ses

découvertes.

Il eût voulu se retirer dans une profonde solitude.

Pour cela, il fallait vendre ce cher et précieux

cabinet où il avait usé ses jours, mis son coeur,

et qui enfin était devenu lui-même. Il lui fallait

s'en détacher. à ce prix, il calculait qu'il aurait

un revenu qui suffirait à ses besoins ; mais ce

malheur même et cette séparation qu'il voulait, il

ne put l'avoir. Ni en Hollande, ni en France, le

cabinet ne trouva d'acheteurs. Peut-être les

amateurs riches, qui ne songent qu'au vain éclat,

n'y trouvaient pas les espèces brillantes qui nous

donnent un plaisir d'enfant. La collection du grand

inventeur offrait des choses plus sérieuses, la

série, l'enchaînement logique de ses découvertes,

cette méthode parlante et vivante qui eût guidé le

génie aux découvertes nouvelles. Hélas ! Elle périt

dispersée.

Malade depuis longtemps, en 1680, soit faiblesse,

soit dégoût de la vie et des hommes, il s'enferma,

ne voulut plus sortir. Il légua ses manuscrits au

seul ami qu'il eût, ami fidèle de toute sa vie, et

que lui-même, en mourant, il appelle " incomparable, "

le français Thévenot. Il mourut à quarante-trois

ans.

Qui l'avait tué réellement ? Sa science elle-même.

Cette trop brusque révélation le frappa et l'emporta.

Si Pascal vit près de lui s'ouvrir un abîme

imaginaire, que pouvait-il arriver de ce Pascal

hollandais qui voyait l'abîme réel et

l'approfondissement sans

terme de ce monde inattendu ? Il ne s'agissait pas

ici d'une échelle décroissante de grandeurs

abstraites ou d'atomes inorganiques, mais de

l'enveloppement successif, du mouvement prodigieux

des êtres qui sont l'un dans l'autre. Pour le peu

que nous en voyons, chaque animal est la petite

planète, le monde qu'habitent des animaux plus petits

encore, habités par d'autres plus petits. Et cela,

sans fin, sans repos, sauf l'impuissance de nos sens

et l'imperfection de l'optique.

Cet infini, entr'ouvert par la main de Swammerdam,

tous allaient l'approfondir, incessamment y

creuser. Dès ce temps, l'Europe y travaille avec ses

tendances diverses. Lewenhoek s'y précipite, y

trouve et conquiert des mondes. Le positif italien

Malpighi se montre ici le plus audacieux peut-être.

Il prouve que l'insecte a un coeur ! Ce coeur bat

comme le nôtre. On n'a pas loin à aller pour lui

donner bientôt une âme... Swammerdam, qui vivait

encore, en est terrifié. Il s'effraye de cette

pente ; il voudrait s'y retenir ; il voudrait douter

de ce coeur.

Il lui semblait que la science, lancée par lui,

précipitée au courant de ses découvertes, le menait

à quelque chose de grand et de terrible, qu'il

n'aurait pas voulu voir : comme celui qui, se

trouvant dans une barque sur l'énorme mer d'eau douce

qui va faire la chute du Niagara, se sent dans un

mouvement calme, mais invincible et immense, qui le

mène, où ? ... il ne veut pas, il n'ose pas y penser.

le microscope. L'insecte a-t-il une physionomie ?

Armé de ce sixième sens que l'homme vient

d'acquérir, je puis, à ma volonté, marcher dans

l'une ou l'autre voie. Il ne tient qu'à moi de suivre,

d'atteindre et calculer des mondes, de graviter avec

eux par leurs orbites immenses. Mais je me sens

plus vivement attiré vers l'autre abîme, celui de

l'infiniment petit. J'entrevois dans ces atomes une

intensité d'énergie qui me charme et m'émerveille.

Moi-même, ne suis-je pas un atome ? Ni Jupiter,

ni Sirius, ces énormes globes si loin de moi,

si peu en rapport avec moi, ne m'apprendront

le secret de l'existence terrestre. Ceux-ci, au

contraire, m'entourent, me pressent et me servent ou

me nuisent. S'ils ne me sont pas semblables, ils me

sont associés.

Fatalement associés. Et je ne peux pas les fuir :

plusieurs vivent dans l'air que j'aspire, que dis-je ?

Dans mes liquides, au dedans de moi. J'ai intérêt à

les connaître. Mais mon intérêt souverain est

d'échapper à ma triste et misérable ignorance, de ne

pas sortir de ce monde sans avoir entrevu l'infini.

Plein de ces idées, je m'adressai à l'un des

hommes de ce temps qui ont fait le plus grand

usage et le plus heureux du microscope, le célèbre

docteur Robin. Sous sa direction, j'achetai chez

l'habile opticien Nachet un excellent instrument, et

je l'établis devant ma fenêtre sous un très-beau jour.

Je l'ai dit, le microscope, c'est bien plus qu'une

lunette. C'est un aide, un serviteur qui a des mains

pour suppléer les vôtres, des yeux, et des yeux

mobiles qui changent pour faire voir l'objet à la

grosseur désirable, dans tel détail ou dans l'ensemble.

On comprend parfaitement l'absorbant attrait qu'il

exerce ; quelque fatigue qu'il cause, on ne peut

plus s'en détacher. Il débuta, comme on a vu, par

tuer son père, Swammerdam. à combien de travailleurs

n'a-t-il pas ôté depuis, sinon la vie, du moins les

yeux ! Le premier Huber, de bonne

heure a été aveugle. L'illustre auteur du grand

ouvrage sur le hanneton, M Strauss, l'est devenu à

peu près. Notre pâle et ardent Robin est déjà sur

cette pente, et poursuit sans s'arrêter. La séduction

est trop forte. Qui pourrait renoncer au vrai, dès

qu'on l'entrevit une fois ? Qui pourrait rentrer de

bon gré dans le monde d'erreurs où nous sommes ?

Mieux vaut ne plus voir du tout que de voir presque

toujours faux.

Me voici donc face à face de mon petit homme de

cuivre. Je ne perdis pas un instant pour interroger

son oracle. Telle fut sa première réponse assez

rude sur les deux objets que je présentai :

l'un était une main humaine, blanche et délicate,

une main gauche, la plus oisive, d'une personne

qui ne fait rien ;

l'autre une patte d'araignée.

Le premier objet, à l'oeil nu, semblait assez

agréable ; l'autre, une petite lame obscure, d'un

brun sale, plutôt répugnant.

Au microscope, c'était exactement le contraire.

Dans la patte d'araignée, aisément purgée de

quelques villosités, il montrait un peigne

magnifique de la plus belle écaille, laquelle,

bien loin d'être sale, par son extrême poli était

impossible à salir ; tout aurait glissé dessus. Cet

objet paraissait être à deux fins : une très-fine

main avec laquelle la fileuse

se fait glisser à son fil pour monter, descendre ;

d'autre part, un peigne qui sert à l'attentive

ouvrière pour tenir sa toile, pendant le travail,

dans la position voulue, jusqu'à ce que le fil ténu,

qui semble plutôt un nuage, s'affermisse, séché par

l'air, et ne revienne plus flottant sur lui-même.

Pour la main humaine, le point qu'on en pouvait

présenter sous le microscope semblait, même au

verre le plus faible, un objet immense, vague,

incompréhensible à force de grossièreté. Même à une

loupe moyenne, qui grossit seulement douze ou

quinze fois, elle paraissait un tissu jaunâtre et

rosâtre, rude et sec, mal tendu, une sorte de taffetas

à réseau, dont chaque maille boursouflait d'une

manière inégale.

Rien de plus humiliant.

Cet impitoyable juge, sévère même pour les

fleurs, est terrible à la fleur humaine. La plus

fraîche et la plus charmante fera sagement de n'en

pas tenter l'expérience. Elle frémirait d'elle-même.

Ses fossettes seraient des abîmes. Le léger duvet de

pêche qui est pour sa belle peau comme un

couronnement de délicatesse offrirait de rudes

broussailles, que dis-je ? De sauvages forêts.

Sur cette première expérience, je sentis que ce

trop véridique oracle ne changeait pas seulement

nos idées sur les grandeurs, mais non moins sur

les aspects, les couleurs, les formes, transfigurant

toute chose, il faut le dire, du faux au vrai.

Résignons-nous. Quoi que nous dise cet organe

de la vérité, je le remercie et je le salue, dût-il

me déclarer un monstre. Mais il n'en est pas ainsi.

S'il change de manière sévère nos idées sur telle

surface, en revanche, il nous révèle des mondes

vraiment infinis de beauté en profondeur. Cent

choses que la vue simple trouve horribles en

anatomie deviennent d'une délicatesse touchante,

attendrissante, d'un charme poétique qui va au

sublime. Ce n'est pas le lieu d'insister. Mais une

simple goutte de sang, d'un rouge brique peu

agréable à la simple vue, lourde, épaisse, opaque,

si vous la regardez, séchée, au verre grossissant,

vous offre une délicieuse arborescence rose, avec

de fins ramuscules aussi mignons que ceux du

corail sont mousses et grossiers.

Mais tenons-nous aux insectes. Prenons le

plus misérable, le tout petit papillon de la mite

qui mange nos draps, ce papillon d'un blanc sale

qui paraît le dernier des êtres. Prenez son aile

seulement. Non, bien moins, seulement un peu de

poussière, de cette farine légère qui couvre son

aile. Vous êtes stupéfait de voir que la nature,

épuisant la plus ingénieuse industrie pour que ce

rebut de la création vole à son aise et sans fatigue,

a semé son aile, non pas de poussière, mais d'une

multitude de petits ballons. Ce sont, si vous aimez

mieux, autant de parachutes, instruments de vol

fort commodes, qui, ouverts, soutiennent le petit

aéronaute sans fatigue, indéfiniment, qui, plus ou

moins tendus, le font monter ou baisser, et, pliés,

le mettent au repos. Le moindre des papillons,

soutenu ainsi, a une faculté de vol aussi illimitée

que le premier oiseau du ciel.

On s'intéresse vivement à ces curieux appareils

où ils ont devancé nos arts. On observe leurs

étranges et surprenants modes d'action, comme on

ferait des habitants d'une autre planète, par

miracles apportés ici. Mais ce qu'on voudrait voir le

plus, ce qu'on brûle de saisir, c'est quelque reflet

du dedans, quelque lueur du flambeau qui est

contenu en eux, quelque semblant de la pensée.

Ont-ils une physionomie ? Saisirai-je dans leur face

étrange quelque trace de cette intelligence qui

ressemble tant à la nôtre, si nous en jugeons par les

oeuvres ? L'expression qui me touche dans l'oeil du

chien et des autres animaux rapprochés de moi,

n'en retrouverai-je pas quelque chose dans l'abeille,

dans la fourmi, dans ces êtres ingénieux, créateurs,

qui font des choses dont le chien est incapable ?

Un homme d'esprit me disait : " enfant, j'étais

fort curieux d'insectes, je cherchais les chenilles

et j'en faisais collection. Ma curiosité était

surtout de les voir au visage, et je n'y parvenais

pas. Tout ce que j'en distinguais était confus, morne,

triste. Cela me découragea. Je laissai les

collections. "

moi aussi j'étais enfant dans cette étude nouvelle,

je veux dire neuf et curieux. Ma grande curiosité

était d'interroger le visage de ce petit monde

muet, d'y surprendre, au défaut de voix, la pensée

silencieuse. Pensée ? Le rêve, du moins, l'instinct

obscur et flottant.

Je m'adressai à la fourmi.

être humble de forme et de couleur, mais doué

à un degré prodigieux d'instinct social et du sens

de l'éducation. Je ne parle pas de leur vif esprit de

ressources, de l'extemporanéité qui leur permet de

faire face aux périls, aux embarras, aux hasards.

Je pris donc une fourmi de l'espèce la plus

commune, fourmi neutre, de ces ouvrières dispensées

d'amour, en qui le sexe, atrophié au profit du

travail, développe d'autant plus l'instinct, qui

seules font tous les métiers dans la petite cité,

pourvoyeuses, nourrices, architectes, inventives de

cent façons.

Je choisis un très-beau jour, un jour serein,

lumineux, non d'une lumière crue d'été, mais d'une

calme lumière d'automne (1er septembre 1856).

J'étais seul, dans un grand repos et un silence

profond, dans ce complet oubli du monde que nous obtenons

rarement. Après tant d'agitations du présent

et du passé, mon coeur un moment se taisait.

Jamais je ne fus plus prêt à entendre les voix

muettes qui ne s'adressent point à l'oreille, à

pénétrer d'un esprit calme et bienveillant dans le

mystère du petit monde qui nous entoure de tous côtés,

et qui reste pourtant jusqu'ici hors de nos

communications et par delà notre portée.

Tête à tête avec ma fourmi, armé d'une assez

bonne loupe qui la grossissait douze fois, je la

posai délicatement sur une grande et belle feuille de

papier blanc qui couvrait presque ma table.

Au microscope, je n'eusse vu qu'une partie, et

non l'ensemble. Un grossissement très-fort m'aurait

exagéré aussi des détails un peu secondaires, comme

les poils assez rares dont la fourmi est pourvue.

Enfin sa mobilité n'eût pas permis de la tenir au

foyer du microscope. La loupe, mobile aussi bien

qu'elle, la suivait dans ses mouvements.

Non sans peine cependant. Elle était vive et

alerte, inquiète, fort impatiente de sortir de là. Je

la regardais au centre de la feuille, lorsque déjà

elle était presque à l'extrémité. Je fus obligé de

l'éthériser quelque peu pour l'engourdir et la

rendre moins mobile.

Elle paraissait très-propre, extrêmement vernissée.

Quoique neutre, et non femelle, elle avait le

ventre assez fort. Le ventre joignait le corselet

par deux petits renflements. Du corselet se

dégageait nettement, finement, la tête, forte et

presque ronde.

Cette tête, vue ainsi en masse, semblait celle d'un

oiseau. Mais point de bec ; à la place, un

prolongement circulaire, dans lequel un regard

attentif me fit voir la réunion de deux petits

croissants, rejoints par la pointe. C'étaient ses

dents ou mandibules, dents qui n'agissent pas, comme

les nôtres, de haut en bas, mais horizontalement et

de côté. L'insecte de ses mandibules fait l'usage le

plus varié ; ce ne sont pas seulement des armes et

des instruments de manducation, mais des outils

pour tous les ars, suppléant en partie les mains,

pour maçonner, gâcher, sculpter, pour enlever et

porter les petits, parfois même de grands et

d'énormes poids.

Bien lui prit de se trouver si bien cuirassée.

L'éther glissa, entra fort peu, et l'étourdit

seulement. Après un moment d'immobilité, elle revint

à moitié et fit quelques mouvements, comme ceux

d'une personne ivre, ou frappée d'une forte migraine.

Elle avait l'air de se dire : " où suis-je ? " et elle

tâchait de reconnaître le terrain où elle marchait,

la grande feuille de papier. Elle fit quelques pas

chancelants, tombant presque de droite et de gauche.

Elle portait

en avant deux instruments que d'abord je croyais

être des pattes, mais qui, mieux vus, en étaient

essentiellement différents.

Ils prenaient naissance à côté des yeux, et, comme

eux, c'étaient manifestement des instruments

d'observation. Ces antennes, comme on les appelle,

longues, fortes, délicates, vibrantes au contact le

plus léger, sont charnues, articulées d'une

vingtaine de pièces mobiles, agencées l'une dans

l'autre. Instrument infiniment propre à palper et

tâtonner. Mais il a bien d'autres usages ; par lui, les

fourmis se transmettent en une seconde des avis

assez compliqués, puisqu'ils changent leur direction

et les font rétrograder, prendre tout à coup un

autre chemin ; c'est évidemment un langage, comme

celui du télégraphe. Ce merveilleux organe du tact

est de plus probablement une sorte d'ouïe, étant

tellement mobile qu'il doit frémir aux moindres

vibrations de l'air et sentir toute onde sonore.

L'accord de ces mouvements, de ce fin et délicat

appareil tactile et télégraphique, cette forte tête

enfin qui semblait penser, le tout faisait illusion.

Ses attitudes, ses tâtonnements, ses efforts pour

se rendre compte de la situation, la montraient

précisément ce que nous aurions été dans une

circonstance semblable. La reine Mab de

Shakspeare, dans son char de coque de noix, me

revenait à l'esprit. Plus

encore, les histoires d'Huber, histoires saisissantes,

et presque effrayantes, qui feraient croire ces

êtres si avancés dans le bien et dans le mal.

Elle me tournait le dos obstinément, comme si

elle avait craint de voir son persécuteur. Elle

devait m'envisager comme un horrible géant, et,

malgré cet état d'ivresse, elle faisait de constants

et d'énergiques efforts pour s'éloigner de moi et se

mettre en sûreté.

Je la ramenais doucement et avec précaution.

Mais je ne pouvais obtenir qu'elle me montrât sa

face. Trop grande était son antipathie, sa terreur,

sans doute. Je me décidai alors à la prendre avec

une petite pince, et à la tenir sur le dos, en

serrant le moins possible. Ce serrement, quoique

léger, comprimant les petits trous latéraux

(stigmates) par lesquels elles respirent, lui fut

infiniment pénible, à juger par sa résistance. Des

petits ongles de ses pattes, de ses mandibules, elle

pinçait si fortement la pince que j'entendais vibrer

l'air à chaque coup qu'elle donnait. Je profitai

avec hâte de l'attitude pénible où je tenais ma

fourmi : je regardai son visage.

Ce qui désoriente le plus et lui donne un aspect

étrange, ce sont principalement les dents ou

mandibules, placées en dehors de la bouche, et

partant l'une de droite, l'autre de gauche,

horizontalement, pour se rencontrer ; les nôtres

sont verticales. Ces

dents en avant menacent et semblent présenter le

combat. Cependant, comme nous l'avons dit, elles

ont des usages pacifiques et servent aussi de

mains.

derrière ces dents apparaissent de petits filets ou

palpes, à l'entrée de la bouche. Ce sont en réalité

comme de petites mains de la bouche, qui

palpent, manient, retournent ce qu'on y apporte.

Du front partent les antennes, autres mains, mais

du dehors, mobiles à l'excès, sensibles, des mains

électriques.

derrière la tête, au corselet, commencent les

pattes, deux d'abord, de grande dextérité, et que

M Kirby a nommées justement les bras.

Un appareil si compliqué, mis à la partie antérieure

du corps, ne peut manquer d'obscurcir, d'embrouiller

sa physionomie. Que serait-ce de la nôtre, si de nos

yeux, de notre bouche, partaient six mains, sans

préjudice de celles qui viendraient des épaules, et

de quatre autres qui seraient placées plus bas ?

Tout est donné à l'action et à la défense. La face

que montre l'insecte, c'est son crâne résistant, sa

boîte osseuse, laquelle ne peut remuer. Elle

enchâsse, encadre et fixe les yeux qui ne remuent

pas non plus ; mais ils n'en ont pas besoin, étant

extérieurs et multiples ; ceux de la fourmi sont

divisés en cinquante facettes qui lui montrent

tout, devant

et derrière. Donc, une vue admirable, mais point

de regard. Nul muscle extérieur qui mobilise le

masque. Donc, point de physionomie.

La pantomime, en récompense, était extrêmement

expressive, je dirai même fort touchante. Quand elle

vit qu'elle était si peu ferme, si peu capable de

marcher, elle fit ce qu'aurait fait l'homme

prudent et sagace : elle travailla à se remettre par

les moyens mêmes que nous employons. Elle procéda

à un massage méthodique de toute sa personne en

allant du haut au bas. Assise comme un petit singe,

elle se passait adroitement dans la bouche les

bras ou pattes antérieures, et les tournait de

manière à lisser son dos et ses reins. De moment

en moment, elle revenait à la tête, la prenait par

ses deux mains, comme si elle eût voulu secouer et

mettre dehors cette fatale ivresse qui la rendait si

peu propre à pourvoir à son salut. On eût dit qu'elle

s'interrogeait, se redemandait sa pensée, se disait,

comme nous faisons dans un mauvais songe : " est-ce

vrai ? Est-ce faux ? ... pauvre tête ! ... hélas !

Qu'est-elle donc devenue ? "

je sentais à ce moment que nous vivions dans deux

mondes. Et nul moyen de nous entendre. Quel

langage pour la rassurer ? Moi, la voix ; elle, les

antennes. Pas une de mes paroles ne pouvait avoir

accès à son télégraphe électrique qui lui sert d'ouïe.

Cette boîte osseuse continue qui enveloppe les

corps, isole aussi de nous l'insecte, nous le

cache. Il a un coeur, qui bat aussi bien que le

nôtre ; mais sous son épaisse armure on n'en voit

pas le battement. Ce langage sans parole qui nous

touche dans tant d'êtres muets, lui, il ne l'a

même pas. Il est tout enveloppé de mystère et de

silence.

Il respire, ou plutôt reçoit l'air par le côté, non

de face, non par la tête. On ne sent pas en lui le

souffle, l'élan de la respiration. Dès lors,

comment parlerait-il et comment se plaindrait-il ?

Il n'a rien de tous nos langages. Il a des bruits,

non une voix.

Ce masque fixe, immobile, condamné à ne rien

dire, est-ce celui d'un monstre ou d'un spectre ?

Non. D'après ses mouvements, et tant d'actes

empreints de réflexion, d'après ses arts plus

avancés que ceux des grands animaux, on est bien

tenté de croire qu'en cette tête il y a quelqu'un.

Et, du plus haut au plus bas de l'échelle de la vie,

on sent l'identité de l'âme.

L'insecte comme agent de la nature

dans l'accélération de la mort et de la vie.

L'insecte n'a pas mes langages. Il ne parle ni par

la voix, ni par la physionomie. Par quoi donc

s'exprime-t-il ?

Il parle par ses énergies :

1-par l'action immense de destruction qu'il

exerce sur le trop-plein de la nature, sur une foule

d'existences trop lentes ou morbides qu'elle a hâte

de faire disparaître.

2-il parle encore par ses énergies visibles,

surtout au moment de l'amour, ses couleurs, ses

feux, ses poisons (dont plusieurs sont nos remèdes).

3-il parle enfin par ses arts, qui pourraient

féconder les nôtres.

C'est tout le sujet de ce second livre.

Abordons d'abord le sujet par où il nous blesse le

plus et semble l'auxiliaire de la mort, son immense,

son ardente et infatigable destruction. Envisageons-la

dans l'histoire et reprenons-la de plus haut.

Pour répondre à nos petitesses, à nos dégoûts, à

nos terreurs, aux jugements étroits, égoïstes, que

nous portons sur ces choses, il faut rappeler les

grandes et nécessaires réactions de la nature.

Elle n'a pas marché avec l'ordre d'un flot continu,

mais avec des retours, des reculs sur elle-même,

qui lui permettaient de s'harmoniser. Notre vue

myope, qui s'arrête quelquefois sur ces mouvements

rétrogrades en apparence, s'alarme, s'effraye,

méconnaît l'ensemble.

C'est le propre de l'amour infini, qui va créant

toujours, à chaque création qu'il fait, de la porter à

l'infini. Mais, dans cet infini même, il suscite une

création d'antagonismes qui réduira la première. Si

nous lui voyons produire de monstrueux destructeurs,

soyons sûrs qu'ils arrivèrent, comme remède

et répression, pour arrêter des monstres de

fécondité.

Les insectes herbivores ont été la répression de

l'épouvantable encombrement végétal du monde

primitif.

Mais, ces herbivores débordant toute loi et toute

raison, arrivèrent pour les réprimer les insectes

insectivores.

Ceux-ci, robustes et terribles, tyrans de la

création, par leurs armes et par leurs ailes, eussent

été vainqueurs des vainqueurs, et auraient poussé à

bout les espèces les plus faibles, si, sur tout le

peuple insecte et sur son vol le plus fier, ne fût

survenu la grande aile, un tyran supérieur, l'oiseau.

La demoiselle orgueilleuse fut enlevée par

l'hirondelle.

Par ces destructions successives, la production a

été non supprimée, mais contenue, et les espèces

équilibrées. De sorte que tous durent et vivent. Plus

une espèce est émondée, plus elle est féconde.

Déborde-t-elle ? à l'instant ce trop-plein est

balancé par la fécondité nouvelle qu'elle ajoute à

ses destructeurs.

Hommes de cette époque tardive, fils du maigre

et sobre occident, élevés dans ces petits jardins

serrés, soignés, épluchés, que vous appelez grandes

cultures, agrandissez, je vous prie, étendez vos

conceptions et tâchez d'imaginer autre chose que ces

miniatures, si vous voulez comprendre un peu les

forces primitives du globe, l'abondance et

surabondance

que put déployer la terre, quand, trempée de

chauds brouillards, elle poussa de son sein le flux

de sa première jeunesse. Les plus chaudes contrées

du globe actuel en montrent encore quelque chose,

mais une pâle décadence. L'Afrique qui, en majeure

partie, a perdu ses eaux, garde pour souvenir

d'alors dans ses zones les mieux conservées cette

herbe énorme et ventrue, arbre herbacé, le baobab.

Les forêts inextricables de la Guyane et du Brésil,

dans leur enchevêtrement, dans leurs chaos de plantes

folles qui, sans règles ni mesure, enveloppent des

arbres géants, les étouffent, les pourrissent, les

enterrent dans les débris, voilà des images

imparfaites de ce grand chaos antique. Les seuls

êtres assez impurs pour en souffrir l'impureté, en

aspirer les souffles mortels, c'étaient les reptiles

à gros ventres, les lourds crapauds, les caïmans

verts, les serpents gonflés de boue, de venin. Et

tels auraient été les habitants de la terre. Ne

pouvant reprendre haleine, sous cet horrible

étouffement, elle n'eût jamais pu souffler cet air

pur qui nous a fait vivre.

Alors, d'en haut, fondit l'oiseau qui, plongeant au

gouffre, rapportait au ciel sur la pointe des hautes

forêts quelqu'un de ces monstres. Mais son combat

incessant serait resté à jamais au-dessous de

l'abominable fécondité de ces races, si, par en

bas, des milliards de rongeurs n'eussent éclairci

l'encombrement, dénudé ces affreux repaires, rouvert

aux traits du soleil la bourre sous laquelle

haletait la terre. Les plus humbles des insectes

firent l'ouvrage le plus énorme qui rendit le monde

habitable ; ils dévorèrent le chaos.

" petits moyens, grand résultat ! Direz-vous. Comment

ces petits vinrent-ils à bout d'un infini ? " vous

ne garderiez pas ce doute, si seulement vous aviez

été témoin une fois du réveil de nos vers à soie,

quand un matin ils éclosent, avec cette faim immense

qu'aucune abondance de feuilles ne peut satisfaire.

Leur hôte se croyait en mesure de les contenter avec

une belle et riche plantation de mûriers. Mais ceci

n'est rien encore. Vous leur apportez des forêts et ils

demandent toujours. à vingt pas et davantage, vous

entendez un bruissement étrange et non interrompu,

comme de ruisseaux qui couleraient toujours et

toujours, en frottant, usant le caillou. Et

vous ne vous trompez pas, c'est un ruisseau, c'est

un torrent, un fleuve infini de matières vivantes

qui, sous cette grande mécanique de tant de petits

instruments, bruit, résonne et murmure, passant de

la vie végétale à celle d'insectes, et doucement,

invinciblement, se fond dans l'animalité.

Pour revenir au premier âge, les destructeurs les

plus terribles, les rongeurs les plus implacables,

qui percèrent la pourriture inférieure du grand

chaos, qui plus haut délivrèrent l'arbre de l'étreinte

de ses parasites, enfin s'en prirent aux rameaux,

éclaircirent l'ombre livide, ceux-là furent

les bienfaiteurs des espèces à venir. Leur travail

non interrompu d'indomptable destruction mit à la

raison l'orgie végétale où s'était perdue la nature.

Elle eut beau produire, ils vainquirent, ils firent

de superbes clairières, et les monstres, exilés des

gouffres où ils pullulaient, devinrent de plus en

plus stériles, livrés par cette grande révélation

des forêts au fils de la lumière, l'oiseau.

Profond accord et beau traité entre celui-ci et son

opposé, le fils de la nuit, l'insecte, qui lui fit

jour dans l'abîme, lui livra ses ennemis. Ajoutez

qu'à mesure qu'une nourriture exubérante fortifia,

exalta l'insecte, quand son sang fut enivré de tant

de brûlants végétaux, une âpreté inconnue commença,

et des espèces hardies, féroces, ne s'amusèrent plus

à ronger les abris des monstres. Elles s'en prirent

aux monstres mêmes. Aiguillons, tarières, ventouses,

dents tranchantes, pinces acérées, un arsenal

d'armes inconnues qui n'ont pas de noms encore,

naquirent, s'allongèrent, s'aiguisèrent pour

travailler la matière vive. Il le fallait. Ce fut le

rasoir qui trancha la gourme immonde du monde

naissant. Elle avait nourri, multiplié la gent,

faiblement animalisée, des vers engourdis, des

larves à sang blême, une vie pâle, infime encore, qui

gagna à traverser ce brûlant creuset de vie âpre,

qui fut l'insecte supérieur.

Je ne connais rien sur terre qui semble plus fort,

plus ferme, plus durable et plus redoutable, que ces

miniatures cuirassées du rhinocéros, qui courent sur

la terre aussi vite que ce mammifère est lourd et

pesant. Les carabes, les nasicornes, les cerfs-volants,

qui emportent avec tant d'agilité des armures plus

redoutables que toutes celles du moyen âge, ne nous

rassurent que par leur taille. La force est

épouvantable ici, relativement. Si vous supposiez

un homme aussi fort en proportion, il emporterait

dans ses bras l'obélisque de Luqsor.

Ces énergies d'absorption, concentrant en ces

insectes d'énormes foyers de forces, se traduisirent

dans la lumière par des énergies de couleur. à

celles-ci, dans les espèces où la vie s'exalta le

plus, succédèrent les énergies morales. Ces superbes

héros barbares, les scarabées, furent effacés par les

modestes citoyens, fourmis et abeilles, où la beauté

fut l'harmonie.

C'est toute l'histoire des insectes. Mais, quelque

haut que ces derniers doivent nous conduire, ne

méprisons pas le point de départ, les utiles rongeurs

et mineurs, qui ont travaillé, préparé le globe.

Leur oeuvre est-elle terminée ? Nullement. Des

zones immenses restent pour ainsi dire antiques,

condamnées à une fécondité terrible et malsaine.

Au centre de l'Amérique, les plus riches forêts du

monde semblent toujours repousser l'homme qui

n'y vient que pour mourir. Ses bras, amaigris de

fièvre, n'ont pas même assez de force pour en

recueillir les trésors. Qu'un arbre tombe sur la voie,

c'est pour l'homme nonchalant un insurmontable

obstacle. Il le tourne, et vous voyez le circuit

marqué dans les hautes herbes. Heureusement les

termites ne reculent pas si aisément. S'ils viennent

en face de l'arbre, ils ne l'évitent point, n'en

font pas le tour. Ils l'attaquent bravement de front,

y mettent autant de travailleurs qu'il faut, quelques

millions, et en deux jours ou trois jours l'arbre

est dévoré, la voie libre.

La haute loi de la nature, la loi de salut, dans de

telles contrées, c'est la destruction rapide de tout

ce qui est décroissant, languissant, stagnant, donc

nuisible, sa purification brûlante par le creuset de

la vie. Ce creuset, c'est surtout l'insecte. Il ne

faut pas accuser sa furie d'absorption. Qui songe à

accuser la flamme ? La flamme n'est accusable que

quand elle ne brûle pas. Et de même, ce feu vivant,

l'insecte, est fait pour dévorer. Il faut qu'il

soit ardent, cruel, aveugle, d'un appétit implacable.

Loin de lui la sobriété, la modération, la pitié !

Toutes ces vertus de

l'homme et des êtres supérieurs seraient des

non-sens qu'on ne peut même imaginer. Concevez-vous

un insecte avec la sensibilité et la tendresse du

chien ? Qui pleurerait comme un castor ? Qui aurait

les aspirations, la poésie du rossignol ? Enfin, la

pitié de l'homme ? ... mais ce serait un insecte

incapable, très-impropre à son métier d'anatomiste,

de disséqueur et destructeur, disons mieux, de

traducteur universel de la nature, qui, précipitant la

mort, en supprimant les langueurs, accélère par

cela même le brillant retour de la vie. Par lui,

dégagée et légère, elle dit, d'une joie sauvage :

" nulle maladie, nulle vieillesse ! Fi de toute

décroissance ! ... salut à l'éternelle jeunesse ! ...

meure ce qui vécut plus d'un jour ! "

notez que cette furie d'insectes ailés qui semblent

des agents de mort est souvent une cause de vie.

Leur persécution acharnée des troupeaux malades,

alanguis de chaleur humide, est le salut de ceux-ci.

Ils resteraient stupidement résignés, et, d'heure en

heure, moins capables de bouger, mornes, liés par

la fièvre, et ne se relèveraient plus. L'inexorable

aiguillon sait bien les remettre debout ; tremblants

sur leurs jambes, ils fuient ; l'insecte ne les

quitte pas, les presse, les pousse, et, sanglants,

les amène aux régions salubres des terres sèches et

des eaux vives, où, moins satisfait lui-même, leur

furieux guide les quitte, et retourne aux vapeurs malsaines,

à son royaume de mort.

En Afrique, dans le Soudan, un petit insecte, la

mouche Nâm, dirige souverainement les migrations

des troupeaux. Aux temps de la sécheresse, elle

sévit contre le chameau ; elle s'introduit hardiment

dans l'oreille de l'éléphant. Les géants,

invinciblement poussés par ce pasteur ailé, échappent

aux feux du midi, et s'en vont, en grande hâte,

chercher la brise du nord. Les boeufs, au contraire,

ménagés par elle, avec l'arabe, leur maître, restent

paisibles au midi.

Les plus terribles des insectes, les grosses fourmis

de la Guyane, sont bénis précisément pour

leur puissance dévorante. Nul moyen sans elle de

purger à fond les habitations de toute sorte

d'engeance obscure qui pullule dans les ténèbres,

dans les planchers, les charpentes, dans les moindres

fentes. Mais un matin, l'armée noire se présente aux

portes des habitations ; ce sont les fourmis de

visite. On se retire, on leur fait place, on

évacue la maison. " entrez, mesdames, allez, venez ;

faites ici comme chez vous... " il y aurait peu de

sûreté pour les maîtres à rester ; car ces visiteuses

exactes ont pour loi de ne laisser où elles passent

nulle chose vivante. Tout insecte périt d'abord,

les plus gros, les invisibles, les oeufs même les

mieux cachés. Puis, les petits animaux, crapauds, couleuvres, mulots,

rien n'échappe. La place est nette, sans débris ;

les moindres restes sont consciencieusement dévorés.

Les grosses araignées des Antilles, sans se piquer

d'arriver à une purification si terrible et si

complète, travaillent cependant très-bien à la

propreté de la maison. Nul insecte dégoûtant n'est

souffert par elles. Ce sont de très-bonnes servantes,

plus propres que les esclaves. Aussi on les apprécie,

et on les achète comme domestiques indispensables.

Il est des marchés où l'on fait la traite des

araignées.

L'araignée, en Sibérie, jouit de la considération

qu'elle mérite partout à tant de titres. Ce monde de

l'extrême nord, dont l'été si court n'en est pas moins

infesté de cousins, de moucherons, voit son

bienfaiteur dans l'utile insecte qui oppose à cette

armée une chasse industrieuse au profit de l'homme.

Sa prudence consommée, son habileté supérieure, la

prescience qu'elle a des variations de l'atmosphère

et des phases du climat, ont porté si haut l'idée

que s'en font les sibériens, que plusieurs de leurs

tribus rapportent la création du monde à une

gigantesque araignée.

Insectes auxiliaires de l'homme.

Un chasseur de petits oiseaux, dans un ingénieux

mémoire académique, a émis ce paradoxe : " que

leur multiplication récente est la cause de la

maladie de la vigne, de la pomme de terre, etc. "

comment cela ? Cette maladie, qui éclata la première

fois en septembre 1845, est venue, dit l'auteur,

des animalcules microscopiques et des végétations

parasites que les insectes détruisaient jusque-là.

Mais ces insectes protecteurs de l'agriculture auraient

péri, dévorés par les oiseaux, en 1844. La fatale loi

de mai 1844, qui protége les oiseaux, aurait

multiplié ceux-ci au point que les insectes, chassés

et détruits par eux, ne purent continuer à nos

plantes le secours qu'ils leur prêtaient contre les ennemis

invisibles.

Cette hypothèse, exposée avec esprit et talent, et

qui semble même appuyée de faits et de dates, porte

tout entière sur un point. Si ce point manque, elle

s'écroule.

Elle suppose que les oiseaux ont été efficacement

protégés par la loi, et que depuis douze ans

ils ont pu multiplier, devenir maîtres du

terrain, tyrans, exterminateurs des espèces utiles

d'insectes, qu'enfin malheureusement ces insectes

auraient à peu près disparu.

à cela il y a trois réponses :

1-les oiseaux n'ont nullement multiplié. Ce n'est

pas au bulletin des lois qu'il faut le demander,

c'est aux oiseleurs, aux chasseurs. Or, voici ce

qu'ils répondent : " on a tant détruit d'oiseaux

depuis que la loi les protége, qu'en certains pays

la chasse est effectivement impossible, parce qu'il

n'y a plus rien à tuer. "

dans la Provence, aux lieux mêmes où les cousins

sont le plus insupportables (donc les oiseaux plus

précieux), dans la Camargue, les chasseurs, au

défaut d'oiseaux mangeables, tuent maintenant les

hirondelles. Ils se placent à l'affût aux points où

elles sont en files, et réussissent à en tuer plusieurs

d'un même coup de fusil.

2-les insectes n'ont nullement été détruits par

les oiseaux. Demandez aux agriculteurs quelle est

cette classe d'insectes qui a disparu. Ils ont beau

chercher, ils ne trouvent pas qu'une seule espèce

ait diminué. Au contraire, on les a vus, dans les

années en question, multiplier, croître, fleurir, et

rien ne les empêchait de faire la guerre à leur aise

aux animalcules invisibles.

Pas une espèce d'insectes ne manque ; mais, en

revanche, d'excellents observateurs nous apprennent,

dans leurs livres de chasse ou d'histoire naturelle,

que plusieurs espèces d'oiseaux auront bientôt

disparu.

3-les oiseaux ne sont pas, autant que le dit

l'auteur du mémoire, d' inintelligents assassins.

loin de là, ils assassinent de préférence les

insectes qui nous sont le plus nuisibles. L'époque

où ils leur font une guerre réellement meurtrière,

c'est celle où ils en nourrissent leurs petits. Que

leur portent-ils ? Bien peu d'insectes insectivores ;

ceux-ci armés, cuirassés, des carabes, des

cerfs-volants, couverts d'écailles métalliques,

armés de pinces et de crocs, d'une vie indestructible,

seraient un manger effrayant pour les petits de la

fauvette ; ces petits fuiraient plutôt devant un

pareil aliment. Ce n'est pas cela du tout que la

judicieuse mère cherche et donne à ses enfants.

Ce sont des insectes mous et quasi-laiteux, des larves grasses et

succulentes, de bonnes petites chenilles tendres,

tous animaux herbivores, fructivores, légumivores,

justement ceux qui font du tort à nos jardins, à nos

campagnes.

Donc, le travail capital de l'oiseau contre l'insecte

coïncide précisément avec le travail de

l'agriculteur.

Du reste, nous sommes loin de dire, comme l'auteur

nous le fait dire, que l'oiseau soit le seul

épurateur de la création. Il faudrait être bien

aveugle et bien inintelligent pour ne pas voir qu'il

partage ce rôle avec l'insecte. L'action même de

celui-ci est sans doute plus efficace dans la

poursuite d'un monde d'atomes vivants, que l'insecte,

dont les yeux sont des microscopes, distingue,

atteint, dans beaucoup de lieux obscurs, inaccessibles

à l'oiseau. Celui-ci, d'autre part, est l'épurateur

essentiel pour ce qui demande et la vue lointaine

et le vol, pour les nuées effroyables d'autres

animalcules invisibles qui flottent et nagent dans

l'air, et de là dans nos poumons.

L'équilibre des espèces est désirable, en général.

Toutes ont leur utilité. Nous nous joignons

volontiers à l'auteur du mémoire dans le voeu qu'on

distingue spécialement et qu'on épargne surtout les

insectes aptes à détruire des insectes plus petits.

Le paysan les détruit tous, sans savoir qu'en tuant, par

exemple, la libellule ou demoiselle, la brillante

meurtrière qui tue mille insectes en un jour, lui,

il travaille pour eux ; il est l'auxiliaire des

insectes, le conservateur et propagateur de ceux

qui mangent son bien. La terrible cicindèle, sans

avoir un si haut vol, avec les poignards croisés,

ou plutôt les deux cimeterres qui lui servent de

mâchoires, fait des ravages d'insectes rapides,

inouïs. Ménagez-la, respectez-la. N'écoutez pas

l'enfant séduit par la richesse de ses ailes, et

n'allez pas, pour lui plaire, mettre à la pointe

d'une épingle votre excellent chasseur d'insectes,

auxiliaire si efficace des travaux de l'agriculture.

Les carabes, tribus immenses de guerriers armés

jusqu'aux dents, qui, sous leurs lourdes cuirasses,

ont une activité brûlante ; ce sont les vrais gardes

champêtres qui, jour et nuit, sans fête ni repos,

protégent vos champs. Jamais ils ne se permettront

d'y toucher la moindre chose. Ils procèdent

uniquement à l'enlèvement des voleurs, et ne veulent

de salaire que le corps du voleur même.

D'autres travaillent sous la terre. L'innocent

lombric, qui la perce, la remue, prépare à

merveille les terres glaises et argileuses qui ont

peu d'évaporation. D'autres, en compagnie de la

taupe, poursuivent dans les profondeurs la cruelle

ennemie de l'agriculture, la larve horriblement vorace,

destructive, du hanneton, qui, trois ans durant,

eût coupé la racine des plantes en dessous.

Les insectes insectivores ont des droits trop

évidents à la protection de l'homme, dont ils sont

les alliés. Mais, parmi les herbivores même, il y

a d'excellents destructeurs de plantes nuisibles.

L'ortie, inutile, piquante, désagréable en tout sens,

est respectée des quadrupèdes ; à peine un seul

daigne y toucher : et cinquante espèces d'insectes

travaillent, d'accord avec nous, pour nous en

débarrasser.

Une fort belle classe d'insectes, les uns riches de

costumes, les autres d'intelligence, sont les

nécrophores, ceux qui nous rendent le service de

faire disparaître toute chose morte du sol. La

nature, à qui ils sont si utiles, les a traités en

véritables favoris, les honorant de beaux habits

et les rendant industrieux, ingénieux dans leurs

fonctions. Chose remarquable, avec ce métier sinistre,

loin d'être plus farouches, ils sont remarquablement

sociables au besoin ; ils savent réunir leurs

forces, combiner leur action et agir avec concert.

Bref, ces honnêtes croque-morts sont, dans le peuple

des insectes, une brillante aristocratie.

La nature évidemment n'a pas les mêmes idées

que nous. Elle comble les plus utiles, quelles que

soient leurs fonctions. Le bousier, par exemple, qui

fait disparaître la fiente, en payement de ce

service est habillé de saphir. Le célèbre bousier

d'égypte, l'attacus sacré des tombeaux, apparaît

glorifié d'une auréole d'émeraude.

Qui dirait tous les services que rendent ces

expurgateurs ? Mais on n'est guère juste pour eux.

Il m'arriva, en avril, quand je voulais mettre au

jardin des dahlias qui avaient passé l'hiver au

verger, que l'humidité du climat (de Nantes), le

sol de terre glaise compacte et sans écoulement,

avaient pourri les tubercules. Nombre d'insectes

étaient là, fort utilement occupés à purger ce

foyer choquant de dissolution. Et cela à la grande

indignation du jardinier, tout près de les accuser

du mal qu'ils faisaient disparaître.

L'ennemi des jardins humides, le limaçon, est

poursuivi par un insecte, le drilus, qui le guette,

et pour mieux le suivre, monte sur lui, se fait

porter, saisit le moment favorable, et le limaçon

rentrant, entre aussi, vit chez lui, de lui. Un

limaçon lui dure quinze jours. Alors il passe à un

autre, plus gros, puis à un troisième, plus gros

encore. Il lui en faut trois. Au troisième, comme

il va se changer en nymphe, le drilus fait place

nette, et, pour dormir commodément, prend la solide

maison de l'ennemi qui l'a nourri.

Rien ne serait plus utile que d'éclairer le

paysan sur la distinction à faire entre les

insectes utiles et les insectes nuisibles à l'agriculture ; sur ceux

dont les arts divers peuvent tirer parti,

spécialement les arts chimiques, qui trouveront

probablement des ressources inattendues dans des

êtres doués d'une vie si riche et si intense. Une

très-honorable initiative, en ce genre, revient

à l'éminent naturaliste qui a si bien organisé le

muséum de Rouen. Tous ses élèves en ont gardé une

mémoire reconnaissante ; et je dois à l'un d'eux la

reproduction d'une leçon originale et instructive,

sur l'insecte comme comestible.

" un regrettable préjugé, un raffinement ridicule

a éloigné notre occident d'une source d'alimentation

des plus riches et des plus exquises. Quel droit

les mangeurs de gibier faisandé, d'oiseaux non

vidés, quel droit encore les mangeurs d'huîtres, de

ce mollusque glaireux, auraient-ils de repousser

l'alimentation de l'insecte ?

" la Bourgogne a le bon sens de profiter, sans vain

dégoût, du mollusque excellent dont les vignes sont

peuplées, je veux dire du limaçon, qu'elle

accommode au beurre et aux fines herbes, mets aussi

sain pour la poitrine qu'il est agréable à la

bouche et profitable à l'estomac.

" un savant célèbre, Lalande, osa faire un pas de

plus, et passer à la chenille, s'élevant d'un degré

encore au-dessus du préjugé. Nous lui devons de

savoir que la chenille a le goût d'amande et

l'araignée de noisette. Il s'habitua à celle-ci,

qu'il trouvait plus délicate. " je le crois bien.

En tout sens l'araignée est un être supérieur.

" plusieurs insectes sont tellement savoureux et

substantiels, qu'entre tous les aliments ils avaient

été choisis par les dames, comme renouvellement

de vie, de beauté, de jeunesse. Les romaines de

l'empire vieilli reprenaient les formes amples des

cornélia de la république, par l'usage du cossus.

Les sultanes de l'orient, des pays voluptueux où

l'amour cherche les contours arrondis, se font

apporter des blaps, et oisives dans les jardins, au

bruit des eaux jaillissantes, puisent dans le

succulent insecte une jouvence éternelle.

" au Brésil, la portugaise tire des malalis du

bambou, quand l'arbre a sa fleur nuptiale, un

beurre frais pour les aliments, et mange en

bonbons les fourmis, au moment où l'aile les

soulève dans les airs comme une aspiration d'amour.

" mais généralement, l'insecte, à part sa valeur

réelle, a été recherché des peuples dont il

détruisait la culture. Il leur ôtait les aliments ;

ils l'ont pris pour aliment. La terrible sauterelle

dont la multiplication a mis tant de fois l'orient

en péril, a d'autant plus été poursuivie, dévorée

par l'orient. On dit que le calife Omar, à sa

table de famille, vit tomber une sauterelle et lut sur son aile : " nous

" pondons quatre-vingt-dix-neuf oeufs ; et, si nous

" en pondions cent, nous dévasterions le monde. "

" heureusement la sauterelle est la manne de

l'Asie. Qui ne sait que les prophètes, dans les

grottes du Carmel, ne vivaient pas d'autre chose ?

Les prophètes de l'islamisme suivaient le même

régime. On disait un jour à Omar : " que pensez-vous

des sauterelles ? que j'en voudrais un plein

panier. " un jour, elles lui manquèrent. à grand'peine

un serviteur lui en trouva une, et, reconnaissant,

charmé, il s'écria : " Dieu est grand ! "

" aujourd'hui encore, on vend des sauterelles

dans tout l'orient, et on les mange au café comme

dessert et friandise. On en charge des vaisseaux ;

on en trafique à pleins tonneaux.

" nous avons ici des insectes bien autrement

substantiels et plus riches d'alimentation. Qui nous

arrête ? Et quel scrupule avons-nous de prendre

contre eux de si utiles représailles ? "

à ce point de son discours, l'orateur trouva dans

son auditoire, où affluaient les paysans intelligents

de Normandie, une attention profonde, comme aux

endroits où retentit dans le parlement britannique

le cri d'usage ! " hear ! Hear ! écoutez !

écoutez ! "

il avait prévu ce moment ; car, ayant mis sur sa

table quelques-uns des insectes les plus redoutés

de l'agriculture, il les prit, les mit sous sa dent,

les avala gravement avec cette forte parole qui ne

perdra pas son fruit : " ils nous ont mangés...

mangeons-les ! "

La fantasmagorie des couleurs et

des lumières.

Si l'insecte ne nous parle pas et ne veut pas nous

parler, est-ce à dire qu'il n'exprime pas la

brûlante intensité de la vie qui est en lui ?

Nul être ne se révèle plus clairement, mais de lui

à lui, d'insecte à insecte. Ils sont entre eux ;

c'est un monde fermé qui ne dit rien en dehors, ne

se parle qu'à lui-même.

Pour les usages ordinaires, une télégraphie

électrique existe dans leurs antennes. Mais le grand,

l'éloquent langage, apparaît chez eux vers la fin,

pour un moment court, il est vrai, qui de près

annonce la mort, la grande fête de l'amour.

Ils parlent par l'insigne ornement qu'ils revêtent

alors, par l'aile, le vol et la vie légère, " par la

fantaisie qui leur vient (dit le bon du tertre) de

se faire oiseaux. " ils parlent par ces brillants

hiéroglyphes de couleurs, de dessins bizarres, cette

coquetterie étrange de toilettes extraordinaires.

Ils parlent par la lumière même, et quelques

espèces révèlent leur flamme intérieure par un

visible flambeau.

Ils dépensent magnifiquement, royalement, ces

derniers jours. Et pourquoi les ménager ? Ils

mourront demain. éclate donc la vie splendide !

étincellent l'or et l'éméraude, le saphir et le

rubis ! Et qu'elle ruisselle elle-même, cette

incandescente ardeur, torrent d'existence, torrent

de lumières prodigués dans un commun et rapide

écoulement.

L'espace manque dans nos musées pour étaler la

variété prodigieuse, infinie, des parures dont la

nature a voulu maternellement glorifier l'hymen de

l'insecte et lui paradiser ses noces. Un amateur

distingué ayant eu la patience de me montrer de

suite, genre par genre, espèce par espèce, son

immense collection, je fus étourdi, stupéfié, comme

épouvanté de la force inépuisable, j'allais dire de

la furie d'invention que déploie ici la nature. Je

succombai, je fermai les yeux et demandai grâce ;

car mon cerveau se prenait, s'aveuglait, devenait

obtus. Mais, elle, elle ne se lassait pas ; elle

m'inondait et m'accablait d'êtres charmants, d'êtres bizarres,

de monstres admirables, en ailes de feu, en

cuirasses d'émeraudes, vêtus d'émaux de cent sortes,

armés d'appareils étranges, aussi brillants que

menaçants, les uns en acier bruni, glacé d'or, les

autres à houppes soyeuses, feutrées de noirs velours ;

tels à fins pinceaux de soie fauve sur un riche fond

acajou ; celui-ci en velours grenat, piqué d'or ;

puis des bleus lustrés, inouïs, relevés de points

veloutés. Ailleurs des rayures métalliques, alternés

de velours mats.

Il en était qui semblaient dire : " nous sommes

toute la nature, à nous seuls. Si elle périt, nous en

jouerons la comédie, et nous simulerons tous les

êtres. Car, si vous voulez des fourrures, nous voici

en palatines, telles que n'en porta jamais

l'impératrice de Russie ; et, si vous voulez des

plumes, nous voici tout emplumés pour défier

l'oiseau-mouche ; et, si vous voulez des feuilles,

nous sommes feuilles à s'y tromper. Le bois même,

toutes les substances, il n'est rien que nous

n'imitions. Prenez, je vous prie, cette branche, et

tenez... c'est un insecte. "

alors, je défaillis vraiment. Je fis une humble

révérence à ce peuple redoutable, je sortis de

l'antre magique, la tête en feu, et longtemps ces

masques étincelants dansaient, tournaient, me

poursuivaient, continuant sur ma rétine leur bal

effréné.

Je les avais vus là pourtant sous des cadres et dans

des boîtes, aussi morts que dans la nature ils

furent ardents et fourmillants. Qu'eût-ce donc été

de les voir dans l'animation, vivants, surtout dans

les climats de feu où ils abondent et surabondent,

où tout s'harmonise avec eux, où l'air, où l'eau,

où la flore, imprégnés de flammes fécondes, rivalisent

avec l'âpre ardeur des légions animales pour la

fureur de l'amour, la production précipitée et

renouvelée sans cesse par la mort impatiente ?

Les forêts américaines du Brésil et de la Guyane

sont les redoutables officines où se brasse

incessamment le grand échange des êtres. La féerie

bizarre du règne végétal s'accorde à celle des

forces animées. Des cris sauvages, âpres, plaintifs,

non des chants, en sont le concert. Des voix étranges

d'oiseaux, dans les bois, dans les savanes, se

relayent vibrantes, rauques, mais régulières et

comme pour indiquer les heures. Elles sont l'horloge

du désert. Autres de jour, autres de nuit,

parfaitement distinctes aussi en ces trois moments,

du matin, du midi et du soir. Elles inquiètent, en

ce qu'elles reproduisent nos voix ou nos bruits ;

elles semblent ironiques et moqueuses. Tel crie, tel

siffle et tel soupire. Celui-ci sonne la cloche,

celui-là frappe du marteau, et un autre fait

entendre les sons de la cornemuse. L'immensité des

campos retentit de la grande voix du cariama. Et celle du vainqueur des

serpents, du courageux kamichi, âpre et forte, sur

les marécages, fait tressaillir le sauvage, qui a cru

ouïr passer les esprits.

Le soir, au chant de la cigale, au coassement des

grenouilles, au cri des chouettes, aux lamentations

des vampires, s'unit le hurlement des singes. Mais

un sifflement arraché comme d'une poitrine

déchirée les fait taire, répand la terreur. Il

indique la présence du rôdeur aux griffes aiguës,

du rapide jaguar.

Du reste, rien ne rassure ici. Ces eaux vertes, si

paisibles, d'où s'entendent par moments quelques

soupirs étouffés, si vous y mettiez le pied, vous

verriez avec terreur que ce sont des eaux solides.

Des caïmans, de leurs dos verdâtres, comme des

mousses ou herbes aquatiques, en font la superficie.

Qu'un être vivant paraisse, tout lève la tête, tout

grouille ; on voit dans toute sa terreur se dresser

l'étrange assemblée. Est-ce tout ? ... ces monstres

eux-mêmes qui règnent à la surface, ils ont en

dessous des tyrans. Le piranga, poisson rasoir,

aussi rapide que le caïman est lourd, de la fine scie

de ses dents, avant qu'il ait pu se tourner, lui

coupe la queue et l'emporte. Le caïman, presque

toujours ainsi mutilé, périrait, si sa cuirasse

n'empêchait son ennemi de le disséquer. Ce terrible

anatomiste, d'un éclair de son scalpel, ampute au passage, au

vol, les oiseaux qui rasent les flots. Nombre

d'oiseaux aquatiques qu'on prend sont ainsi mutilés.

Qu'est-ce donc des quadrupèdes ? Les plus puissants

sont dévorés. Un horrible combat se passe sans cesse

dans ces eaux profondes, eaux vivantes et combles

de vie, mais combles de mort aussi, où se réalise

à la lettre un rapide et furieux suicide de

la nature, se dévorant pour se refaire.

Les insectes sont au niveau en furie et en beauté.

L'exaltation de la vie, manifestée chez les taons,

les moustiques, par la soif du sang, se révèle en

d'autres espèces par de ravissantes couleurs, des

bizarreries de dessin, des singularités de formes,

qui étonnent ou qui effrayent. Le charançon

impérial, fier dans sa verte cuirasse pointillée de

poudre d'or, semble avoir traversé les mines de

cette terre des métaux, et s'être enrichi au

passage. Les buprestes, d'un vert plus jaune,

semblent des pierreries toutes montées qui vont

et qui marchent. L'arlequin de la Guyane, faucheur

gigantesque, armé d'antennes démesurées et de

prodigieuses jambes, pour courir par les obstacles

innombrables d'herbes hautes, l'arlequin est

marqueté sur fond jaune de virgules noires,

d'inexplicables hiéroglyphes, être doublement

étrange, doublement énigmatique. Il rappelle

singulièrement la combinaison des tissus

indiens, où, pour accorder des couleurs qui n'iraient

pas toujours ensemble, l'artiste fait des lignes

brisées, ondulées, qui en adoucissent, en achèvent

l'harmonie.

Les papillons, doux insectes qui aiment la société,

couvrant les rives de leurs tribus ailées,

transforment toute la prairie en ravissants tapis de

fleurs. Le papillon par excellence, le glorieux

papillon du Brésil, d'un bleu riche à reflets

changeants, plane mollement, aux heures brûlantes,

sur les eaux que couvre le dôme impérial des forêts

en fleurs. être pacifique et splendide, qui semble

le roi innocent de cette puissante nature. D'autres

le suivent, non moins beaux, et toujours d'autres

encore. La magnifique légion suit, de son azur

flottant, le courant des eaux.

Voilà les langues de l'amour. L'iris infinie de

tant de couleurs n'est pas autre chose ; c'est sa

traduction variée. Mais quoi ? Si l'amour lui-même

paraissait sans intermédiaire.

Déjà, chez nous, la timide luciole, immobile sous

le buisson, laisse voir sa petite lampe qui doit

guider dans la nuit l'amant vers l'amante. En Italie,

elle s'agite, et sa flamme a pris des ailes. J'en

fus frappé, dès le Piémont, aux eaux brûlantes

d'Acqui, où le soufre était partout ; la danse

effrénée des lumières semblait aiguillonnée des feux

que la terre

a dans ses entrailles. Au Brésil, des feuilles

même sont inondées de phosphore. Comment

manquerait-il à l'insecte pour l'illumination des

noces ? Cette merveille, sous les tropiques, brille

partout et enchante tout. On en connaît deux cents

espèces à qui la nature a donné la poétique faculté

d'expirer la flamme et d'enchanter leur grande

fête par cette poésie de lumière.

Une charmante femme allemande, Mlle Mérian,

transplantée sous ces zones de feu, nous a conté

naïvement l'effroi qu'elle eut de leurs merveilles.

Fille, petite-fille d'excellents et laborieux

graveurs, elle-même artiste et très-lettrée, elle

nous a donné en latin, en hollandais et en français,

un admirable ouvrage pittoresque sur les insectes

de Surinam. La savante dame, dans une vie

exemplaire de malheurs et de vertus, n'eut qu'une

folie (qui n'a la sienne ? ) : ce fut l'amour de la

nature. Elle quitta l'Allemagne pour la Hollande,

attirée par ses collections uniques, brillantes des

trésors des deux mondes. Puis cela ne lui suffit pas,

elle passa à la Guyane et y peignit plusieurs

années. Elle unissait dans le même tableau (méthode

excellente) l'insecte, la plante dont il vit, le

reptile qui vit de l'insecte. Consciencieuse comme

elle était, elle cherchait et faisait poser ses

redoutables modèles, dont pourtant elle avait peur.

Une fois que les indiens sauvages lui

avaient apporté un panier d'insectes, elle s'endort

après le travail. Mais un rêve étrange lui trouble

son chaste sommeil. Il lui semble entendre une lyre,

une amoureuse mélodie. Puis, cette mélodie

s'enflamme, ce n'est plus un chant, c'est un

incendie. Toute la chambre est pleine de feu...

elle s'éveille, et tout était vrai. Le panier était

la lyre, le panier était le volcan. Elle vit bien

vite heureusement que ce volcan ne brûlait pas. Les

captifs étaient des fulgores ; leur chant était

celui des noces, et leur flamme la flamme d'amour.

Dans ces contrées, on voyage beaucoup la nuit

pour échapper à la chaleur. Mais on n'oserait

s'engager dans les ténèbres peuplées des profondes

forêts, si les insectes lumineux ne rassuraient le

voyageur. Il les voit briller au loin, danser,

voltiger. Il les voit de près posés sur les buissons

à sa portée. Il les prend pour l'accompagner, les

fixe sur sa chaussure pour lui montrer son chemin

et pour faire fuir les serpents. Mais, quand l'aube

se fait voir, reconnaissant et soigneux, il les pose

sur un buisson, les rend à leur oeuvre amoureuse.

C'est un doux proverbe indien : " emporte la

mouche de feu ; mais remets-la où tu l'as prise. "

qui ne s'attendrirait à cette flamme ? Elle suit le

mouvement de la vie, elle flamboie, elle pâlit en

cadence avec le flux, le reflux de notre respiration ;

elle va juste au rhythme du coeur. Il se dilate ou se

contracte en accord avec elle, et le trouble de la

passion trouble aussi ce tremblant flambeau.

Qu'est-ce au fond ? Le désir visible, l'effort de

plaire et d'être aimé, traduit de cent manières

diverses dans les langues de la lumière. L'un, d'un

bleu incomparable, à la tête de rubis, efface en

scintillation le charbon ardent. L'autre, plus

mélancolique, s'enfonce dans un rouge sombre. Tel,

du jaune de la flamme, pâlissant encore et passant

au vert, semble exprimer les langueurs, les

abattements, les orages des violents amours du midi.

La fille ardente d'Espagne, plus âpre sous le ciel

d'Amérique, met la main sur l'être de flamme, elle

le saisit comme sien. Elle en fait un talisman, son

bijou et sa victime. Brûlant, elle se le pose sur

son sein brûlant ; il doit y mourir.

Nul usage qu'elles n'en fassent. Par une coquetterie

hardie, liant de soie, emprisonnant de gaze ces

flammes animées, elles les tournent en ardents

colliers, les roulent autour de la taille en ceintures

de feu. Elles arrivent reines au bal sous un

diadème infernal de topazes vivantes, de sensibles

émeraudes, qu'on voit flamboyer ou pâlir (de leur

amour ? De leur souffrance ? ). Parure brillante

et funèbre d'un magnétisme sinistre, où le charme

s'augmente d'un sentiment de mort. Elles dansent ;

la flamme moins vive associe ses doux reflets, qui

paraissent s'attendrir, aux langueurs d'un profond

oeil noir. Elles dansent, sans fin et sans raison,

sans pitié ni souvenir de la lumière amoureuse qui

meurt et s'éteint sur leur sein, muette et sans

voix pour leur dire : " remets-moi où tu m'as

prise. "

La soie.

" l'idéal des arts humains dans le filage et le

tissage, me disait un méridional (fabricant, mais

inspiré), l'idéal que nous poursuivons, c'est un

beau cheveu de femme. Oh ! Que les plus douces

laines, que le coton le plus fin sont loin de

l'atteindre ! à quelle énorme distance de ce cheveu

tous nos progrès nous laissent et nous laisseront

toujours ! Nous nous traînons bien loin derrière, et

regardons avec envie cette perfection suprême que

tous les jours la nature réalise en se jouant.

" ce cheveu fin, fort, résistant, vibrant d'une

légère sonorité qui va de l'oreille au coeur, et

avec cela doux, chaud, lumineux et électrique...

c'est la fleur de la fleur humaine.

" on fait de vaines disputes du mérite de la

couleur. Qu'importe ? Le noir brillant contient et

promet la flamme. Le blond la montre avec les

splendeurs de la toison d'or. Le brun chatoyant au

soleil s'approprie le soleil même, s'en sert, le

mêle à ses mirages, flotte, ondoie, varie sans

cesse dans ses reflets ruisselants, par moments

sourit de lumière et par moments s'assombrit,

trompe toujours, et, quoi qu'on en dise, vous

donne un démenti charmant.

" l'effort capital, infini, de l'industrie humaine, a

combiné tous les moyens pour rehausser le coton.

Entre les Vosges et le Rhin, le rare accord des

capitaux, des machines, des arts du dessin, enfin

des sciences chimiques, a produit ces beaux

résultats de l'indienne d'Alsace, auxquels

l'Angleterre elle-même rend hommage en les

achetant. Hélas ! Tout cela ne peut pas déguiser

encore la pauvreté originaire du tissu ingrat qu'on

a tant orné. Si la femme qui s'en revêt avec vanité

et s'en croit plus belle veut laisser tomber ses

cheveux et en dérouler les ondes sur cette

indigente richesse de nos plus brillants cotons,

qu'adviendra-t-il ? Et combien ce vêtement sera-t-il

humilié !

" monsieur, il faut l'avouer, une seule chose se

soutient à côté du cheveu de femme. Un seul

fabricant peut lutter. Ce fabricant est l'insecte, le

modeste ver à soie. "

Un charme particulier entoure les travaux de la

soie. Elle ennoblit ce qui l'entoure. En traversant

nos plus rudes contrées, les vallées de l'Ardèche,

où tout est rochers, où le mûrier, le châtaignier,

semblent se passer de la terre, vivre d'air et de

caillou, où de basses maisons en pierre sèche

attristent les yeux de leur teinte grise, partout je

voyais à la porte, sous une espèce d'arcade, deux

ou trois charmantes filles, au teint brun, aux

blanches dents, qui souriaient au passant et

filaient de l'or. Le passant leur disait tout bas,

emporté par la voiture : " quel dommage, innocentes

fées, que cet or ne soit pas pour vous ! Au lieu

de le déguiser d'une couleur inutile, de le

défigurer par l'art, qu'il gagnerait à rester lui

et sur ses belles fileuses ! Combien mieux qu'aux

grandes dames ce royal tissu vous irait ! "

il suffit de voir la soie pour dire qu'elle n'est pas

d'ici, pas plus que toute chose douce. Le doux,

l'exquis, vient d'orient. Notre occident, ce dur

soldat, ce forgeron, ce mineur, n'est que pour

fouiller. C'est la bonne mère Asie, dédaignée de

son rude fils, qui lui a donné les choses où paraît

l'essence du globe. Avec le cheval arabe et le

rossignol, elle lui a donné le café, le sucre et la

soie, les ravivements de l'existence et la vraie

parure d'amour.

Quand la soie arriva à Rome, les impératrices

sentirent qu'avant d'avoir ce vêtement elles étaient

restés plébéiennes. Elles l'assimilèrent, pour son

doux éclat, aux perles orientales, la payant, sans

marchander, au prix des perles et de l'or.

La Chine y tenait tellement que, pour en garder

le monopole, elle avait mis peine de mort pour celui

qui oserait exporter le ver à soie. Ce ne fut qu'à

grand péril, en le cachant dans une canne creuse

qu'on réussit à l'en sortir pour le porter à

Byzance, d'où il passa en occident.

Le moyen âge, l'âge d'indigence et de disputes

stériles, où la laine était un luxe pour les

riches, où le pauvre portait de la toile en hiver,

n'eut garde de songer à la soie. L'Italie la

fabriqua seule.

C'est l'or des soies de Vérone qui, dans le

Giorgion, au puissant début de l'art vénitien, ou

dans le fort Titien, le maître des maîtres, pare

d'un rutilant rayon leurs blondes et leurs rousses

admirables, les premières beautés du monde.

D'autre part, dans un âge de déclin, lorsque

l'Espagne et la Flandre avaient pâli, le peintre

mélancolique qui préféra entre toutes les femmes

entamées par la vie, la fleur malade, le fruit trop

tôt piqué, muri par l'aiguillon, Van Dyck revêt

de blanche soie, comme d'un consolant rayon de la

lune, ses belles inclinées, languissantes. Sous

leurs satins aux plis si doux, elles troublent encore les coeurs

de vains rêves et de regrets.

La femme qui sut rester belle jusqu'au dernier

déclin de l'âge, dont le chiffre inscrit partout nous

enseigne que l'amour peut vaincre le temps, Diane

De Poitiers, dans son art profond, fit exactement

le contraire de nos étourdies, qui changent sans

cesse, comme pour amuser les passants, ne laissent

nulle trace au coeur et ne font nulle impression.

Elle laissa ces iris se délecter elles-mêmes de

leur fugitif arc-en-ciel. Elle, comme la Diane du

ciel, elle garda même costume, blanc ou noir, et

toujours la soie.

Ce fut pour lui plaire qu'Henri Ii porta les

premiers bas de soie, et le fin juste-au-corps

de soie, qui marquait dans toute sa grâce une

taille svelte et nerveuse. On sait l'ardente

passion qu'Henri Iv montra plus tard pour cette

noble industrie, plantant des mûriers partout, sur

les routes, sur les places, dans les cours de ses

palais et jusque dans ses tuileries. La soie de

tenture, de décoration, de meubles, d'étoffes à

fleurs, prit bientôt son essor à Lyon, qui en

fournit toute l'Europe.

Le dirai-je cependant ? Les grands et profonds

effets ne sont nullement ceux de la soie ornée. La

soie laissée en nature et pas même teinte est dans

un rapport plus intime avec la femme et la beauté.

L'ambre et les perles, un peu jaunes, avec les

guipures et dentelles, pas trop jeunes, sont les

seuls objets que la soie aime pour voisins.

Noble parure, nullement voyante, qui prête un

charme de douceur à la trop vive jeunesse, et donne

à la beauté pâlie son plus attendrissant reflet.

Il y a là un vrai mystère qui nous charme. La

couleur ou le brillant ? Le coton a bien son brillant,

et, sous l'apprêt, il prend souvent une agréable

fraîcheur. La soie n'est pas proprement brillante,

mais lumineuse, d'une douce lumière électrique,

tout naturellement concordante à l'électricité de

femme. Tissu vivant, elle embrasse volontiers la

personne vivante.

Les dames de l'orient, avant qu'elles adoptassent

les sottes modes d'occident, n'avaient que deux

vêtements, dessus le vrai cachemire (si fin que le

plus vaste châle devait passer par un anneau), et

dessous une belle tunique de soie, d'un blond pâle,

ou plutôt paillé, d'un reflet d'ambre magnétique.

Ces deux vêtements étaient moins des vêtements

que des amis, de doux esclaves, de souples et

charmants flatteurs : le cachemire chaud, caressant,

se prêtant à tout, se roulant de lui-même après le

bain sur la baigneuse frissonnante ; la tunique de

soie, au contraire, légère, aérienne, pas trop

diaphane. Sa blonde blancheur la mariait parfaitement

au mat de la peau ; on aurait dit volontiers qu'elle tenait

cette couleur de sa constante intimité et de sa

tendre accoutumance. Inférieure à la peau sans

doute, elle semblait pourtant un peu soeur, ou

plutôt elle finissait par faire partie de la

personne et s'y fondre, en quelque sorte, comme

un rêve mêlé à toute l'existence et qu'on n'en

détache plus.

Les instruments de l'insecte et ses énergies chimiques,

pourpre, cantharide, etc.

Ai-je insisté trop là-dessus ? Nullement, je suis

au fond, au plus profond de mon sujet.

La soie n'en est pas un aspect particulier, mais

général. Presque tout insecte fait de la soie.

On s'est tenu jusqu'ici à une soie, celle du

bombyx, même à celle d'une espèce de bombyx assez

peu fécond. Espérons que la méritante société

d'acclimatation nous donnera le bombyx chinois

qui vit sur le petit chêne, dont la soie forte, à

bon marché, peut habiller les plus pauvres. Tous dès

lors pourront revêtir un habit chaud et léger,

imperméable, solide ; ajoutez beau, brillant, noble.

Un tel changement serait, aux yeux, l'ennoblissement

général, la transfiguration du peuple.

Réaumur a dit dès longtemps que nombre de

chrysalides fourniraient une belle soie. L'araignée

en donnerait une, aussi fine que résistante. Voir

l'admirable voile de soie d'araignée que l'on

conserve au muséum.

Arachné, si délicate, au fil léger comme un nuage,

si fin, et pourtant si fort, qui sort de ses

mamelons, Arachné est par excellence la tisseuse.

Mais l'insecte, en général, est la fileuse, vouée à

cet art féminin. J'allais dire : l'insecte est femme.

Chez nous, féminin veut dire faible ; chez eux,

c'est le synonyme de la force et de l'énergie. C'est,

comme maternité surtout, pour défendre et nourrir

l'enfant, pour approvisionner le berceau où il va

rester seul et orphelin, c'est pour cela

spécialement que l'insecte est un être de guerre,

muni d'armes redoutables.

Pour les instruments qui percent, taillent,

scient, etc., malgré tous nos progrès, l'insecte a

peut-être encore aujourd'hui un peu d'avance sur

l'homme. L'instinct de la maternité, le besoin

d'ouvrir à l'enfant, à son futur orphelin, l'abri

protecteur des corps les plus durs, lui a fait faire

évidemment des efforts extraordinaires pour développer,

affiner ses outils. Quelques-uns, assez bizarres,

n'ont pas encore d'analogues chez Charrière ni chez

sir Henri.

Bien avant que Réaumur n'organisât le thermomètre,

les fourmis, soignant leurs oeufs délicats,

hygrométriques, sensibles au froid, au soleil,

divisaient leurs habitations en échelle de trente ou

quarante étages, descendant ou remontant les petites

créatures, juste au degré de chaleur, de sécheresse

ou d'humidité, que la température du jour, et de

l'heure du jour, leur rend nécessaire. Infaillible

thermomètre sur lequel on peut se régler avec

autant de certitude que sur celui des physiciens.

Dans ces comparaisons de l'industrie des insectes

avec la nôtre, les différences qu'on remarque ne

tiennent pas aux méthodes mêmes, mais à la

spécialité de leurs besoins, de leur situation. Ils

varient leurs arts à propos. L'araignée, par

exemple, qui, dans son filet de chasse chaque jour

improvisé, mêle le collage au tissage pour alléger

l'opération, suit un procédé différent dans son

travail solennel des cocons durables, doux, chauds,

qui doivent recevoir ses petits. Ce nid semblerait

plutôt en partie tissu, en partie feutré, comme

la plupart des nids d'oiseaux.

On sait que l'araignée aquatique nous a donné le

modèle des cloches à plongeur ; mais on ne sait pas

encore généralement qu'un ingénieux paysan de

Normandie vient d'imiter parfaitement le procédé

de la larve des syrphes, qui, par un appareil

respiratoire extrêmement prolongé, reste en

communication avec l'air pur et sain, alors même

qu'elle travaille au fond des eaux les plus putrides.

Il semble qu'une pharmacie, une chimie, une

parfumerie tout entière, soit dans les insectes. Les

sciences s'en sont-elles assez occupées ? La vie

puissante qui donne aux muscles de ces êtres si

petits des forces extraordinaires, semble aussi

douer leurs liquides de propriétés énergiques que

n'ont pas les grands animaux, d'énergies brûlantes.

Plusieurs ont, pour se défendre, des caustiques qu'ils

lancent au moment où vous approchez, ou comme des

poudres fulminantes. Plusieurs, des venins qui

coulent où est entré l'aiguillon. Quelques-uns ont,

de surcroît, un art pour magnétiser ou éthériser

l'ennemi. D'autres, comme certaines fourmis qui

travaillent dans les bois humides, assainissent

leurs demeures en les brûlant pour ainsi dire par

la force de l'acide formique.

Le genre entier des cérambyx exhale une odeur

de rose, forte, qui s'annonce au loin, durable, qui

reste après la mort. Même chez des carnassiers,

même chez des mangeurs de fumier (coprophages),

on trouve des insectes parfumés, ou qui, du moins,

s'ils sont en danger d'être pris, pour vous

distraire ou comme pour demander grâce, jettent des

odeurs agréables.

D'autres éclatent par des teintures admirables.

Les rouges sombres de la cochenille du nopal ont

fourni la pourpre des rois.

Par un mélange, on obtient encore de la cochenille

la couleur gaie par excellence, souriante, le

carmin avec les teintes et nuances innombrables de

la rose.

Un art souverain des insectes, c'est de porter par

la piqûre et de concentrer sur un point les liquides

qui courent dans la plante, dans l'être vivant. C'est

l'art même de l'irritation. Les applications en sont

innombrables en industrie, en médecine ; teintures,

peintures, ornements variés, cent choses bizarres

et jolies nous viennent de la piqûre des galles, des

excroissances et gibbosités qu'ils font lever

habilement.

Une cochenille, en travail pour tirer par ce

procédé, de végétaux exotiques, l'enveloppe de

gomme solide où elle veut passer son sommeil, nous

donne le rouge des rouges, l'écarlate de la laque,

qui colorera les vernis, la cire, une foule d'objets.

En mal, en bien, les piqûres d'insectes sur la

chair vivante, sont de violents dérivatifs pour

troubler le cours de la vie, ou le rétablir. Rien de

médiocre en eux. Quelques-uns, sans aiguillon, vous

brûlent par leur âcreté intérieure.

Qui n'a vu dans une campagne poudreuse, devant

la moisson altérée, la cantharide, en émail vert,

croiser âprement le sentier d'un pas saccadé et

farouche ? Brûlant élixir de vie, où l'amour se

change en poison. Ce n'est guère impunément qu'on

l'emploie en médecine. Cette pharmacie du moyen âge,

dangereuse à l'homme, n'est pas innocente, ce

semble, pour les animaux eux-mêmes. Une chatte,

très-intelligente, mais d'une ardeur excentrique,

que j'ai eue longtemps, entre autres caprices

violents, faisait la chasse aux cantharides. L'âcreté

du bel insecte semblait l'attirer, comme la flamme le

papillon. C'était un enivrement. Mais quand, à

travers les fleurs, elle avait saisi, broyé sa

dangereuse victime, celle-ci semblait se venger.

L'inflammable nature féline, piquée de cet

aiguillon, éclatait en cris, en fureurs, en bonds

étranges. Elle expiait cette orgie de feu par

d'atroces douleurs.

Tout au contraire, un autre insecte, le ver du

bambou, ou le malalis, si vous en ôtez la tête qui

est un mortel poison, vous offre une crème exquise,

dont l'effet doux et sopitif est, disent les indiens

du Brésil, d'endormir l'amour. Deux jours, deux

nuits, la jeune fille qui y a goûté, assoupie sous

l'arbre en fleurs, n'en court pas moins en esprit la profondeur

des forêts vierges, le mystère des fraîches rives qui

n'ont jamais vu le soleil ni le pas de l'homme, rien

que le vol solitaire du grand papillon d'azur. Mais

elle n'y est pas seule ; l'amour y étanche sa soif

des fruits les plus délicieux.

MISSION ARTS DE L'INSECTE

De la rénovation de nos arts

par l'étude de l'insecte.

Les arts proprement dits, les beaux-arts,

profiteraient encore plus que l'industrie de l'étude

des insectes. L'orfévre, le lapidaire, feront bien

de leur demander des modèles et des leçons. Les

insectes mous, les mouches, ont spécialement dans

leurs yeux des iris vraiment magiques, près

desquelles aucun écrin ne soutient la comparaison.

Ce sont toujours en passant d'une espèce à l'autre,

et même, si je ne me trompe, d'un individu à

l'autre, des combinaisons nouvelles. Notez que les

mouches aux ailes brillantes ne sont pas toujours

les plus

avantagées du côté des yeux. Prenez la mouche aux

chevaux, terne, grise, poudreuse, odieuse, qui ne

vit que de sang chaud : son oeil, au verre

grossissant, offre la féerie étrange d'une mosaïque

de pierreries, telle qu'à peine l'eût trouvée tout

l'art de Froment-Meurice.

Si vous descendez plus bas, des insectes qui

ne vivent pas, comme cette mouche, de matière

vivante, mais de choses mortes, d'ordure et de

décompositions, étonnent par la richesse de leurs

reflets, que nos émaux devraient tâcher de

reproduire. Le bousier, lourd insecte noir à le

regarder par le dos, offre au ventre un sombre

saphir, comme on n'en a jamais vu dans la couronne

des rois. Et que dire du fils des morts, du

scarabée de l'égypte, vivante émeraude, mais

tellement supérieur à cette pierre par la gravité,

l'opulence, la magie du reflet ! L'imagination est

saisie, et l'on ne s'étonne point que ce peuple

tendre et pieux, si amoureux de la mort, plein des

rêves de l'éternité, lui ait donné pour symbole ce

petit miracle animal, jet brûlant de vie sorti du

sépulcre.

Il faut un art de regarder, un choix du jour et des

lumières. Ce n'est ni au même jour ni à la même

heure qu'on peut observer l'insecte des tropiques et

celui de nos climats. Le premier ne doit être vu que

par un temps favorable, de ciel pur et de grand

soleil, sous un vif et chaud rayon, analogue à la

lumière où il baignait dans son pays. L'autre,

parfois nul à la vue, mais déjà plus beau sous le

microscope, peut réserver ses grands effets à

l'éclairage du soir, à la lumière artificielle. Le

hanneton, rude et prosaïque au premier aspect,

promet peu. Cependant son aile écailleuse, mise au

foyer du microscope, bien éclairée en dessous du

petit miroir, et vue ainsi par transparence, offre

une noble étoffe d'hiver, feuille morte, où

serpentent des veines d'un très-beau brun. Et le soir,

c'est bien autre chose : plus de brun, la partie

jaunâtre de l'écaille a pris le dessus ; elle paraît

seule à la lumière un or (triste comparaison ! ), un

or étrange, magique, or de paradis, comme on le

rêve pour les murs de la Jérusalem céleste ou pour

les vêtements de lumière que les âmes portent devant

Dieu. Soleil plus doux que le soleil, et qui, on ne

sait pourquoi, charme et attendrit le coeur.

Mirage étrange ! ... et qu'ai-je dit ! ... toute cette

fête de lumière, c'était l'aile d'un hanneton !

Maintenant, il est tel insecte que ni le jour, ni la

nuit, ni à l'oeil nu, ni au microscope, n'exciterait

d'intérêt ; mais, si vous prenez la peine, avec un

scalpel patient, délicat, de soulever dans l'épaisseur

de son aile écailleuse les feuillets qui la

composent, vous trouverez le plus souvent des

dessins inattendus,

parfois de courbes végétales, de légers rameaux,

parfois de figures angulaires, striées, comme

hiéroglyphiques, qui rappellent l'alphabet de

certaines langues orientales. Vrai grimoire, en

réalité, qu'on ne peut ramener, comparer à aucune

forme connue.

Ces étranges caractères, qui attirent fortement

l'oeil, le ramènent toujours, inquiètent l'esprit,

sont très-dignes de cet intérêt. Ce qu'ils disent et

expriment dans leurs langues saillantes, c'est la

circulation de la vie. Les unes sont les tubes par

lesquels l'air passe dans l'aile et la distend pour

le vol ; les autres, les petites veines où circulent

les puissants liquides qui donnent à l'être

imperceptible ses couleurs et son énergie.

Les formes les plus charmantes, ce sont les formes

vivantes. Tirez-vous une goutte de sang ;

regardez-la au microscope. Cette goutte en

s'étendant vous offre une arborescence délicieuse,

la finesse, la légèreté qu'ont certains arbres

l'hiver, quand ils se révèlent en leur figure vraie

et ne sont plus ombrés de feuilles.

Ainsi, l'infinie puissance de beauté qu'a la nature

ne se borne pas aux surfaces, comme l'avait cru

l'antiquité. Elle ne s'occupe pas de nos yeux ; elle

travaille pour son oeuvre même, non pour le regard.

De la surface au dedans, elle va augmentant souvent

la beauté en profondeur. Elle rend éminemment

belles des choses absolument cachées, que la mort

seule dévoilera. Parfois, comme pour nous

contredire et confondre nos idées, elle fait

ravissants de formes des organes qui, selon nous,

accomplissent de basses fonctions. Je pense à

l'extrême beauté, à la tendre délicatesse de cet

arbre de corail qui pompe incessamment le chyle de

nos intestins.

Pour revenir aux insectes, la beauté abonde chez

eux, au dehors et au dedans. Il n'est nullement

nécessaire de fouiller loin pour la trouver. Prenons

un insecte fort peu rare, que je trouve à chaque

instant sur le sable de Fontainebleau, dans les

endroits bien soleillés. Prenons, non sans précaution,

car elle est fort bien armée, la brillante cicindèle.

Très-agréable à l'oeil nu, elle apparaît au

microscope le plus riche objet peut-être, le plus

varié que l'art puisse étudier. Créatures vraiment

surprenantes ! Chaque individu diffère ; tous

émaillés, tous parés à l'excès, sans se ressembler.

à chacun que l'on peut prendre et étudier à part, ce

sont nouvelles découvertes.

C'est un animal chasseur des autres insectes,

très-ardent et très-meurtrier, pourvu d'armes

admirables, ayant devant, pour mandibules, deux

redoutables croissants qui se ferment l'un dans

l'autre et transpercent profondément, et de deux

côtés, sa

proie. Cette nourriture vivante et riche semble

peindre la cicindèle de ses merveilleuses couleurs.

Tout y est. Sur les ailes, un semis varié d'yeux de

paons. Au corselet, des vermicels diversement et

doucement nués serpentent sur un fond sombre. Le

ventre, les jambes, sont glacés dans des tons si

riches qu'aucun émail ne soutiendrait la comparaison ;

l'oeil à peine en supporte la vivacité. L'étrange,

c'est que, près des émaux, vous trouvez les tons

mats des fleurs et de l'aile du papillon. à tous ces

éléments divers, ajoutez des singularités qu'on

croirait de l'art humain, dans les genres orientaux,

persan, turc, ou du châle indien, où les couleurs, un

peu éteintes, ont pris une basse admirable ; le

temps, à leur harmonie, a mis peu à peu la sourdine.

Franchement, quoi de semblable, ou qui approche de

loin, dans nos arts ? Combien ils auraient besoin,

fatigués qu'ils semblent, alanguis, de reprendre à

ces sources vives !

En général, au lieu d'aller directement à la

nature, à l'intarissable fontaine de beauté et

d'invention, ils ont demandé secours à l'érudition,

aux arts d'autrefois, au passé de l'homme.

On a copié les vieux bijoux, parfois ceux des

peuples barbares qui les tiraient de nos marchands.

On a copié les vieilles robes, les étoffes de nos

aïeules. On a copié surtout les vitraux gothiques,

dont les formes et les couleurs ont été prises au hasard,

transportées sur les objets qui pouvaient le moins

s'y prêter, par exemple, sur les châles.

Ces vieux vitraux, si l'on voulait les comprendre

et les refaire, certains émaux de scarabées en

auraient donné leçon. Ils offrent au microscope des

effets fort analogues, justement parce qu'ils ont ce

qui en faisait la beauté. Les vitraux du XIIIe

siècle (voyez à Bourges, et spécialement au musée

de cette ville) étaient doubles. La lumière y restait,

ne les traversait pas, leur donnait des effets

magiques de pierreries. Telles sont ces ailes

d'insectes composées de plusieurs feuillets, entre

lesquels, au microscope, vous voyez courir un

réseau de caractères mystérieux.

Le gothique, si peu en rapport avec nos besoins,

nos idées, est sorti de l'ameublement. Mais il est

resté dans le châle. Riche et coûteuse industrie

qui, entrée une fois dans cette voie bizarre d'imiter

en laines opaques les vitraux dont la transparence

est tout le mérite, a grand'peine à en sortir.

On n'a pas consulté les femmes. Les hommes, pour

faire de l'art et des dessins compliqués, entassant

arceaux et vitraux, condamnant nos dames à porter

des églises sur le dos, ont, à ces pesants dessins,

donné la base pesante des plus fortes laines. Le

tout expédié de Londres, de Paris, pour être

tissu servilement par les indiens, qui ont désappris leurs arts.

Nos intelligents marchands de Paris, qui ont

suivi à regret la voie qu'imposaient les grands

producteurs, pourront fort bien un matin échapper

aux genres lourds et riches. quelqu'un perdra

patience, et, tournant le dos aux copistes de

vieilleries, ira demander conseil à la nature

elle-même, aux grandes collections d'insectes, aux

serres du jardin des plantes.

La nature, qui est une femme, lui dira que pour

parer ses soeurs, au tissu doux, léger, de l'ancien

cachemire, il faut inscrire, non pas les tours de

notre-dame, mais cent créatures charmantes, si vous

voulez, ce petit prodige, si commun, de la cicindèle,

où tous les genres sont mêlés ; moins que cela,

le scarabée de pourpre glorifié dans son lis ; ou

la verte chrysomèle, que ce matin j'ai trouvée

sensuellement blottie au fond d'une rose.

Est-ce à dire qu'il faille copier ? Point du tout.

Ces êtres vivants, et dans leur robe d'amour, par

cela seul ont une grâce, je dirai une auréole

animée, qu'on ne traduit pas. Il faut les aimer

seulement, les contempler, s'en inspirer, en tirer

des formes idéales, et des iris toutes nouvelles,

de surprenants bouquets de fleurs. Ainsi transformés,

ils seront, non pas tels que dans la nature, mais fantastiques et

merveilleux, comme l'enfant qui les désire les vit

en dormant, ou la fille amoureuse d'une belle

parure, ou comme la jeune femme enceinte dans ses

envies les a rêvés.

L'araignée, l'industrie, le

chômage.

Avant de passer aux sociétés d'insectes qui

rempliront le dernier livre, parlons ici d'un

solitaire.

Plus haut, plus bas que l'insecte, l'araignée s'en

sépare par l'organisation, s'en rapproche par les

instincts, les besoins, l'alimentation.

être fortement spécialisé en tous sens, elle se

trouve hors des grandes classes, et comme à part

dans la création.

Dans les pays plantureux des tropiques, où le

gibier surabonde, elle vit en société. On en cite qui

tendent autour d'un arbre un vaste filet commun,

dont elles gardent les avenues en parfait concert.

Bien plus, ayant souvent affaire à des insectes

puissants,

même à de petits oiseaux, elles coopèrent dans

le péril et elles se prêtent main-forte.

Mais cette vie sociétaire est tout exceptionnelle,

bornée à certaines espèces, aux climats les plus

favorisés. Partout ailleurs l'araignée, par la

fatalité de sa vie, de son organisme, a le

caractère du chasseur, celui du sauvage qui, vivant

de proie incertaine, reste envieux, défiant,

exclusif et solitaire.

Ajoutez qu'elle n'est pas comme le chasseur

ordinaire qui en est quitte pour ses courses, ses

efforts, son activité. Sa chasse, à elle, est

coûteuse, si j'ose dire, et exige une constante

mise de fonds. Chaque jour, chaque heure, de sa

substance elle doit tirer l'élément nécessaire de

ce filet qui lui donnera la nourriture et

renouvellera sa substance. Donc, elle s'affame pour

se nourrir, elle s'épuise pour se refaire, elle se

maigrit sur l'espoir incertain de s'engraisser.

Sa vie est une loterie, remise à la chance de

mille contingents imprévus. Cela ne peut manquer

de faire un être inquiet, peu sympathique à ses

semblables, où elle voit des concurrents ;

tranchons le mot, un animal fatalement égoïste. S'il

ne l'était, il périrait.

Le pis, pour ce pauvre animal, c'est qu'il est laid

foncièrement. Il n'est pas de ceux qui, laids à

l'oeil nu, se réhabilitent par le microscope. La

spécialité trop forte du métier, nous le voyons chez

les hommes,

atrophie tel membre, exagère tel autre, exclut

l'harmonie ; le forgeron souvent est bossu. De même

l'araignée est ventrue. En elle la nature a tout

sacrifié au métier, au besoin, à l'appareil

industriel qui satisfera le besoin. C'est un ouvrier,

un cordier, un fileur et un tisseur. Ne regardez pas

sa figure, mais le produit de son art. Elle n'est

pas seulement un fileur, elle est une filature.

Concentrée et circulaire, avec huit pattes autour

du corps, huit yeux vigilants sur la tête, elle

étonne par la proéminence excentrique d'un ventre

énorme. Trait ignoble, où l'observateur inattentif

et léger ne verrait que gourmandise. Hélas ! C'est

tout le contraire ; ce ventre, c'est son atelier,

son magasin, c'est la poche où le cordier tient

devant lui la matière du fil qu'il dévide ; mais,

comme elle n'emplit cette poche de rien que de sa

substance, elle ne la grossit qu'aux dépens

d'elle-même, à force de sobriété. Et vous la verrez

souvent, étique pour tout le reste, conserver

toujours gonflé ce trésor où est l'élément

indispensable du travail, l'espérance de son

industrie, et sa seule chance d'avenir. Vrai type

de l'industriel. " si je jeûne aujourd'hui, dit-elle,

je mangerai peut-être demain ; mais si ma fabrique

chôme, tout est fini, mon estomac doit chômer,

jeûner à jamais. "

mes premiers rapports avec l'araignée ne furent

rien moins qu'agréables. Dans ma nécessiteuse

enfance, lorsque je travaillais seul (comme je l'ai dit

dans le peuple ) à l'imprimerie de mon père,

alors ruinée et désertée, l'atelier temporairement

était dans une sorte de cave, suffisamment

éclairée, étant cave par le boulevard où nous

demeurions, mais rez-de-chaussée sur la rue basse.

Par un large soupirail grillé, le soleil venait

à midi égayer un peu d'un rayon oblique la sombre

case où j'assemblais mes petites lettres de plomb.

Alors, à l'angle du mur, j'apercevais distinctement

une prudente araignée qui, supposant que le rayon

amènerait pour son déjeuner quelque étourdi

moucheron, se rapprochait de ma case. Ce rayon qui

ne tombait point dans son angle, mais plus près de

moi, était pour elle une tentation naturelle de

m'approcher. Malgré le dégoût naturel, j'admirai

dans quelle mesure progressive de timide, lente et

sage expérimentation, elle s'assurait du caractère

de celui auquel il fallait qu'elle confiât presque

sa vie. Elle m'observait certainement de tous ses

huit yeux, et se posait le problème : " est-ce,

n'est-ce pas un ennemi ? "

sans analyser sa figure, ni bien distinguer ses

yeux, je me sentais regardé, observé ; et

apparemment l'observation, à la longue, me fut

tout à fait favorable. Par l'instinct du travail

peut-être (qui est si grand dans son espèce), elle

sentit que je devais être un paisible travailleur,

et que j'étais là aussi occupé,

comme elle, à tisser ma toile. Quoi qu'il en soit,

elle quitta les ambages, les précautions, avec une

vive décision, comme dans une démarche hardie et un

peu risquée. Non sans grâce, elle descendit sur son

fil, et se posa résolûment sur notre frontière

respective, le bord de ma case, favorisé en ce

moment d'un blond rayon de soleil pâle.

J'étais entre deux sentiments. J'avoue que je ne

goûtai pas une société si intime ; la figure d'une

telle amie me revenait peu ; d'autre part, cet être

prudent, observateur, qui certainement ne prodiguait

pas sa confiance, était venu là me dire " eh !

Pourquoi ne prendrais-je pas un tant soit peu

de ton soleil ? ... si différents, nous arrivons

cependant ensemble du travail nécessiteux et de la

froide obscurité à ce doux banquet de lumière...

prends un coeur et fraternisons. Ce rayon que tu

me permets, reçois-le de moi, garde-le... dans un

demi-siècle encore, il illuminera ton hiver. "

comme la noire petite fée le disait en son langage,

bas, très-bas, on ne peut plus bas (ainsi parlent

les araignées), j'en gardai l'effet vaguement. Mais

cela dormait en moi. Puis, la chose eut un réveil,

court, en 1840, et se rendormit encore jusqu'à ce

jour, 15 mai 1857, où je viens pour la première fois

de l'expliquer et de l'écrire.

Donc, en 1840, après une perte de famille, je passai

les vacances à Paris, et seul me promenais tout

le jour dans mon petit jardin de la rue des postes.

Les miens étaient à la campagne. Je me mis

machinalement à regarder les belles étoiles

concentriques que les araignées faisaient autour

de mes arbres, qu'elles raccommodaient, refaisaient

sans cesse avec une louable industrie, se donnant une

peine immense à garder le peu que j'avais de fruits,

de raisins, me soulageant aussi moi-même de

l'importunité des mouches et de la piqûre des

cousins. Elles rappelèrent à ma mémoire la noire

araignée domestique qui, dans mon enfance, entra

en conversation avec moi. Celles-ci étaient fort

différentes. Filles de l'air et de la lumière,

toujours exposées, toujours sous les yeux, sans

abri que le dessous d'une feuille où il est aisé de

les prendre, elles ne pouvaient avoir les réserves,

la diplomatie de mon ancienne connaissance. Tout

leur travail était visible, tout leur petit mystère

au vent, leurs personnes à discrétion ; elles

n'avaient de protection que la pitié ou les services

si positifs qu'elles rendent, l'intérêt bien

entendu.

Celles qui tendent aux branches des arbres, comme

celles qui tendent aux fenêtres, ont une attention

visible à prendre le vent, à se bien poser dans un

courant d'air qui amènera les insectes, ou au

passage du rayon lumineux dans lequel viendra

danser le moucheron. La toile ne tombe pas d'aplomb,

ce qui ne donnerait qu'un courant ; l'araignée, en parfait

marin, lui donne une grande obliquité, qui lui

permet de recevoir deux courants ou davantage.

à l'extrémité de son ventre, quatre filières ou

mamelons, pouvant sortir ou rentrer (à la façon des

lunettes d'approche), lancent, par leur mouvement,

un tout petit nuage qui grossit de minute en

minute. Ce nuage, ce sont des fils d'une ténuité

infinie ; chaque mamelon en sécrète mille, et les

quatre en se rejoignant font de leurs quatre mille

fils le fil unique, assez fort, dont sera tissue la

toile.

Notez bien que les fils de l'intelligent fabricant

ne sont pas de même nature, mais de qualité, de

force différentes, selon leur destination. Il en

est de secs pour ourdir, d'autres visqueux pour

coller. Ceux du nid qui recevra les petits sont un

coton, et ceux qui protégeront le cocon où sont les

oeufs ont toute la résistance nécessaire à leur

sûreté.

Quand elle a fourni un jet suffisant de fils pour

entreprendre la toile, d'un point élevé elle se

laisse glisser et dévide son écheveau. Elle y reste

suspendue, et de suite remontant au point de départ

à l'aide de son petit cordage, elle se porte vers

un autre point, et continue traçant ainsi une

série de rayons qui partent tous du même centre.

La chaîne ourdie, elle s'occupe à faire la trame

en croisant le fil. Courant de rayon en rayon, elle

touche chacun de ses filières qui y attachent le fil

circulaire. Le tout n'est pas un tissu serré, mais

un véritable filet, de telle proportion géométrique

que toutes les mailles du cercle sont toujours de

même grandeur.

Cette toile, sortie d'elle, vivante et vibrante, est

bien plus qu'un instrument, c'est une partie de son

être. Circulaire elle-même de forme, l'araignée

semble s'étendre en ce cercle et prolonger les

filaments de ses nerfs aux fils rayonnants qu'elle

ourdit. C'est au centre de sa toile qu'elle a sa

plus grande force pour l'attaque ou pour la défense.

Hors de là elle est timide ; une mouche la ferait

reculer. Cette toile est à la fois pour elle un

télégraphe électrique qui sent le tact le plus léger,

lui révèle la présence d'un gibier imperceptible,

presque impondérable ; et en même temps, comme elle

est quelque peu visqueuse, elle lui retient cette

proie, retarde même et empêtre de dangereux

ennemis.

S'il fait du vent, l'agitation continuelle de la

toile l'empêcherait de se rendre compte de ce qui

s'y passe ; alors, elle se tient au centre. En

temps ordinaire, elle reste près de là sous une

feuille pour ne pas effrayer la proie, ou ne pas

être elle-même celle de ses nombreux ennemis.

La prudence et la patience est son caractère plus

que le courage. Elle a trop d'expérience, elle a eu

trop d'accidents, de mésaventures, elle est trop habituée

aux sévérités du sort pour avoir beaucoup d'audace.

Elle a peur même d'une fourmi. Celle-ci, souvent

mauvaise tête, inquiète et âpre rôdeuse, qui n'a

peur de rien, s'obstine parfois à explorer cette

toile dont elle ne peut rien faire. L'araignée alors

lui cède la place, soit qu'elle craigne le contact

de l'acide de la fourmi, qui brûle comme de

l'eau-forte, soit qu'en bonne travailleuse elle calcule

qu'une lutte longue et difficile lui emploiera

plus de temps qu'il n'en faut pour faire une toile.

Donc, sans y mettre la moindre susceptibilité

d'amour-propre, elle la laisse se pavaner là, et

s'établit un peu plus loin.

Tout vit de proie. La nature va se dévorant

elle-même ; mais la proie n'est pas toujours

achetée et méritée par une industrie patiente, qui

mérite d'être respectée. Aucun être cependant plus

que celui-ci n'est le jouet du sort. Comme tout bon

travailleur, elle lui fournit double prise, et son

oeuvre et sa personne. Une infinité d'insectes, le

meurtrier carabe, la demoiselle, élégante et

magnifique assassine, n'ont que leurs corps et leurs

armes, et passent joyeusement leur vie à tuer.

D'autres ont des asiles sûrs, faciles à défendre,

où ils craignent peu de dangers. L'araignée des

champs n'a ni l'un ni l'autre avantage. Elle est

dans la position de l'industriel

établi, qui par sa petite fortune, mal garantie,

attire et tente la cupidité ou l'insulte. Le

lézard d'en bas, l'écureuil d'en haut, donnent la

chasse au faible chasseur. L'inerte crapaud lui

darde sa langue visqueuse qui le colle et

l'immobilise. C'est le bonheur de l'hirondelle, dans

son cercle gracieux, d'enlever sans se déranger

l'araignée et la toile, et tous les oiseaux la

considèrent comme une grande friandise ou une

excellente médecine. Il n'est pas jusqu'au

rossignol, fidèle, comme les grands chanteurs, à

une certaine hygiène, qui, de temps en temps, ne

s'ordonne, pour purgatif, une araignée.

Ne fût-elle gobée elle-même, si l'instrument de

son métier périt, c'est la même chose. Que la toile

soit défaite coup sur coup, le jeûne un peu

prolongé la met hors d'état de fournir du fil, et

bientôt elle meurt de faim. Elle est constamment

serrée dans ce cercle vicieux : pour filer, il faut

manger ; pour manger, il faut filer. Ce fil, c'est

pour elle celui de la Parque, celui de la destinée.

Nous fîmes une fois l'expérience d'enlever trois

fois de suite la toile à une araignée. Trois fois,

en six heures, elle la refit avec une admirable

patience et sans se désespérer. Expérience fort

cruelle, que nous nous sommes reprochée. On n'en

rencontre que trop de ces malheureuses, que des

accidents de ce genre ont jetées dans le chômage, et

désormais trop épuisées pour relever leur industrie.

On les voit, squelettes vivants, essayer en vain un

autre métier auquel elles réussissent mal, et

douloureusement envier les longues jambes des

faucheuses qui gagnent leur vie à la course.

Quand on parle de l'avidité gloutonne de l'araignée,

on oublie qu'elle doit manger double, ou bien

périr, manger pour refaire son corps, manger pour

refaire son fil.

Trois choses contribuent à l'user : l'ardeur du

travail incessant, la susceptibilité nerveuse, vive

au dernier point chez elle, enfin son double

système de respiration. Car elle n'a pas seulement la

respiration passive de l'insecte qui subit l'air

introduit par ses stigmates, elle a de plus une

sorte de respiration active, analogue au jeu des

poumons dans les animaux supérieurs. Elle prend

l'air et s'en empare, le transforme et le décompose,

s'en renouvelle incessamment. Rien qu'à voir ses

mouvements, on sent que c'est plus qu'un insecte ;

le flux vital y doit courir dans une circulation

rapide, le coeur battre bien autrement qu'en la

mouche ou le papillon.

Supériorité, mais péril. L'insecte brave impunément

les miasmes méphitiques, les fortes odeurs.

L'araignée n'y résiste pas. Immédiatement frappée,

elle tombe en convulsions, s'agite et expire. Je le

vis un jour à Lucerne ; le chloroforme, dont le

cerf-volant, quinze jours durant, avait enduré

l'action sans pouvoir mourir, tout d'abord, au

premier contact, foudroya une araignée. Elle était

de première force, et je la voyais occupée à

manger un moucheron. Je voulus l'observer, et je

versai sur elle une seule goutte. L'effet fut

terrible. On n'eût vu rien de plus saisissant dans

une asphyxie humaine. Elle tomba à la renverse, se

redressa, puis s'affaissa ; tous les appuis lui

manquèrent, et ses membres parurent désarticulés.

Une chose fut très-pathétique ; c'est qu'en ce

moment suprême la fécondité de son sein apparut ;

dans l'agonie, ses mamelons laissaient aller le

petit nuage de toile, de sorte qu'on eût cru qu'en

mourant elle allait travailler encore.

J'en fus triste, et dans l'espoir que l'air la

remettrait peut-être, je la posai sur ma fenêtre ;

mais ce n'était plus elle-même. Je ne sais comment

cela s'était fait, elle avait comme fondu, et ce

n'était plus qu'une anatomie. Sa substance évanouie

ne laissait qu'une ombre légère. Le vent l'emporta

au lac.

La maison de l'araignée, ses

amours.

L'araignée dépasse de loin tout insecte solitaire.

Elle n'a pas seulement le nid ; elle n'a pas

seulement l'affût, la station passagère de chasse,

elle a (dans certaines espèces du moins) une

maison régulière, une vraie maison très-compliquée :

vestibule et chambre à coucher, avec une issue par

derrière ; la porte enfin, pour comble d'art, que

dis-je ? Une porte faite pour se fermer d'elle-même,

retombant par son propre poids.

La porte ! Voilà ce qui manque même aux grandes

cités des abeilles et des fourmis ; ces républiques

industrieuses ne se sont pas élevées jusque-là.

Les fourmis sont précisément au point où en

sont restés la plupart de nos africains. Chaque

soir, elles ferment leur habitation par le travail

immense et toujours renouvelé d'une clôture à

claire-voie, peu solide, qui ne dispense pas de

poser des sentinelles. Il est vrai que ces grands

peuples, si vaillants et si bien armés, n'ont guère

peur de l'invasion, et, comme Lacédémone, peuvent

n'avoir ni fossés ni murs. Leur fière intrépidité a

limité leur industrie.

Au contraire, la pauvre ouvrière qui vit seule,

toujours épuisée de l'épanchement de son fil et de

son travail continu, ne compte guère sur sa

vaillance. Elle a dû, dans certains pays et certaines

circonstances où elle craignait davantage,

s'ingénier profondément, et elle a trouvé ce petit

miracle de prudence, de combinaison, qui a éclipsé

et l'insecte et l'homme sauvage. Je ne parle pas des

gros animaux, si peu industrieux, sauf le seul

castor peut-être.

Dans les environs de Lucerne, nous vîmes pour

la première fois les maisons de l'araignée

(l'agelène). C'était un fourreau, fort bien fait,

dont le vestibule tourné au midi s'épanouissait au

dehors à la façon d'un entonnoir. Cette partie

extérieure, formant un petit abri soleillé, était le

piége et l'affût. La dame du logis se tenait tout

au fond de l'entonnoir ; mais derrière ce fond

lui-même, à l'extrémité inférieure du fourreau,

était pratiquée une arrière-chambre,

petite et fort sûre, dans un cocon blanc bien solide.

Elle s'y fiait tellement que, pendant que nous

détachions les soies qui reliaient tout l'édifice

au buisson, elle n'essaya pas d'en sortir. Nous

n'avions ni détruit ni endommagé, mais déplacé

seulement cette demeure. Le lendemain, nous la

retrouvâmes réparée et amarrée au buisson de tous

côtés. L'exposition n'était plus si favorable ; mais

sans doute l'ouvrière, dans une saison avancée

(en septembre et sous les Alpes), ne se sentait pas

en fonds pour recommencer ce grand ouvrage de l'été.

Dans les forêts du Brésil, une petite araignée a

sa case suspendue juste au milieu de sa toile. Au

moindre danger, elle y court, et n'y est pas plutôt

entrée, dit Swainson, que la porte brusquement se

ferme par un ressort.

Mais le chef-d'oeuvre du genre se voit, surtout en

Corse, chez la mygale pionnière. Son habitation

est un petit puits, industrieusement maçonné, aux

parois lisses et unies, avec double tapisserie, gros

tapis rude du côté de la terre, et fin tapis satiné

du côté qu'habite l'artiste. Le puits est fermé à son

orifice d'une porte. Cette porte est un disque plus

large en haut qu'en bas, et reçu dans un évasement

de manière à clore hermétiquement. Le disque, qui

n'a que trois lignes d'épaisseur, contient cependant

trente doubles de toiles, et entre les

toiles existent, en même nombre, des couches ou

enduits légers de terre, de sorte que la porte

entière est formée de soixante portes. Voilà bien de

la patience ; mais voici l'ingénieux : toutes ces

portes de toile et de terre vont s'emboîtant l'une

dans l'autre. Celles de toile, sur un point, se

prolongent dans le mur, reliant la porte au mur et

en formant la charnière. Cette porte s'ouvre en

dehors quand l'araignée la soulève pour sortir, et se

referme par son poids. Mais l'ennemi pourrait venir

à bout de l'ouvrir. Cela est prévu. à l'endroit

opposé à la charnière, de petits trous sont pratiqués

dans la porte ; l'araignée s'y cramponne et devient un

verrou vivant. (voy. Audouin et Walckenaër.)

qu'adviendrait-il si cette étonnante ouvrière,

placée dans des circonstances particulières et

gênantes (comme les abeilles l'ont été par les

expériences d'Huber), était appelée à varier son

art et à innover ? Le ferait-elle ? A-t-elle enfin

l'esprit de ressources, et au besoin, d'innovation,

que déploient en certains cas les insectes supérieurs ?

Cela vaut la peine d'être essayé. Ce qui est sûr,

c'est que les simples épéires (araignées de nos

jardins) savent fort bien, si vous leur ôtez

l'espace nécessaire pour tendre leur toile

géométrique, en construire une à réseaux irréguliers,

décroissant proportionnellement selon le resserrement

de l'espace.

Expériences du reste difficiles. L'araignée est si

nerveuse, que la peur qui la rend artiste peut aussi

la paralyser et lui faire perdre la tête. Sa toile

seule lui donne courage. Hors de sa toile, toute

chose la fait frissonner. En captivité, n'ayant pas

de toile, c'est elle qui fuit devant sa proie ; elle

n'a pas le courage de faire front à une mouche.

Sa condition misérable, qui est l'attente passive,

explique tout son caractère. Attendre en agissant,

en courant, en combattant, c'est tromper le temps

et la faim ; mais rester là immobile, ne pouvoir

bouger sans faire peur au gibier, le voir venir,

souvent tout près, mais passer, et rester le ventre

vide ! Assister aux danses infinies, insouciantes du

moucheron, qui, dans son rayon de soleil, s'amuse,

se balance des heures sans se rendre aux voeux

avides de celle qui lui dit tout bas : " viens, petit ! ...

viens, mon petit ! " c'est un supplice, une suite

d'espérances et de mortifications.

Il suit sa danse et n'en tient compte.

Le fatal mot : " dînerai-je ? " revient, creuse les

entrailles. Puis l'autre mot, plus sinistre : " si je

ne dîne aujourd'hui, plus de fil ; bien moins encore

puis-je espérer dîner demain ! "

il résulte de tout cela un être souffreteux, inquiet,

mais prodigieusement éveillé, attentif, et qui

perçoit non-seulement le moindre contact, mais le

moindre bruit. L'araignée n'y est que trop sensible.

Une commotion assez légère paraît la mettre hors

d'elle-même. Elle semble s'évanouir ; vous la voyez

tout à coup tomber du haut d'un plafond, foudroyée

par la frayeur.

Cette sensibilité, comme on peut croire, éclate

surtout quand elle est mère. Misérable et gagne-petit,

elle n'en est pas moins infiniment tendre,

large pour les siens, généreuse. Tandis que les

oiseaux de proie, chasseurs ailés qui ont tant de

ressources, chassent leurs enfants de bonne heure,

y voient des concurrents gloutons et les forcent à

coups de bec d'habiter hors du domaine qu'ils se

réservent en propre, l'araignée ne se contente pas

de porter ses oeufs en cocon, mais dans certaines

espèces, elle les nourrit vivants, avides, les

garde, les porte sur son dos ; ou bien elle les

fait marcher en les retenant par un fil ; s'il y a

danger, elle tire le fil, ils sautent sur elle,

elle les sauve. Si elle ne le peut, elle aime mieux

périr. On en a vu qui, pour ne pas les abandonner,

se laissaient engloutir au gouffre du formica-leo.

On en a vu, d'une espèce lente, qui, ne pouvant les

sauver, ne fuient pas, se font prendre avec eux.

Leurs nids souvent sont des chefs-d'oeuvre. J'en

avais admiré en Suisse, à Interlaken, longs tubes,

doux, chauds à l'intérieur, bien tapissés, et au

dehors habilement dissimulés par un pêle-mêle

artiste de petits fragments de feuilles,

d'imperceptibles branchettes, de débris de plâtre

gris, de façon à se fondre parfaitement pour la

couleur avec le mur où ils s'appuient. Mais tout

cela n'était rien en comparaison d'une oeuvre

d'art que j'ai ici à Fontainebleau. Le 22 juillet

1857, j'aperçus dans une remise un joli panier rond,

d'un pouce environ en tout sens, mêlé de tous

matériaux, sans couvercle (n'ayant pas à craindre

la pluie). Il était très-gracieusement suspendu

à une poutre par d'élégants liens de soie, que

j'appellerais de petites mains, comme en ont les

plantes grimpantes. Dedans, posée sur ses oeufs,

dans une incubation constante, se voyait une

araignée. Elle n'en bougeait jamais, sauf peut-être

un moment la nuit, pour chercher sa nourriture. Il

n'y eut jamais animal si craintif. Aux plus douces

approches, la peur la faisait fuir, tomber même.

Une fois qu'on la dérangea un peu brusquement, elle

en prit un si grand effroi qu'elle ne reparut plus

de tout le jour. Elle couva pendant six semaines, et,

sans ces inquiétudes, peut-être elle fût restée

plus longtemps.

Mère admirable, artiste ingénieuse et délicate,

femelle surtout, femelle nerveuse et craintive au

plus haut degré, cette étrange sensitive

m'expliquait parfaitement les sentiments tout contraires que

nous inspire l'araignée : répulsion, attraction.

On s'en éloigne, on s'en rapproche. Elle est si

âpre et en même temps si prodigieusement sensible !

Elle respire à notre manière. Et les mamelons

délicats d'où elle sécrète sa soie, comme un nuage

de lait (à la voir au microscope), sont l'organe le

plus féminin qui peut-être soit dans la nature.

Hélas ! Elle est solitaire. Sauf quelques espèces

(mygales) où le père aide un peu la mère, elle n'a

nul secours à attendre. Le mâle, après l'amour,

est plutôt un ennemi. Cruels effets de la misère !

Il s'aperçoit que ses enfants peuvent être un

aliment. Mais la mère, plus grosse que lui, fait la

même réflexion, pense que le mangeur est mangeable,

et parfois croque son époux.

Ces événements atroces n'arrivent pas, j'en suis

sûr, dans les climats où l'aisance et une vie

abondante ne dépravent pas leur naturel. Mais en nos

pays, si nombreuses, avec un gibier bien plus rare,

dans une violente concurrence, ces malheureuses

sont entre elles comme les naufragés du radeau de

la Méduse.

Un cruel tyran, le ventre, domine toute la nature.

Il dompte jusqu'à l'amour. Chez un être soucieux,

inquiet, comme l'araignée, l'amour est très-défiant.

Au plus fort de la passion, le mâle, faible

et maigre, n'approche qu'avec de grandes réserves,

un respect craintif, de la majestueuse dame. Il

avance et il recule, il observe ; il semble se

demander à lui-même s'il a quelque peu fléchi un

être si fier. Il emploie les moyens timides d'un

lent magnétisme, surtout une patience extrême.

Il croit peu aux premiers signes, ne se livre qu'à

bon escient. Enfin, quand l'objet adoré fait grâce

et se montre sensible, ardent même dans ses

épanchements, il ne s'y fie pas tellement que,

tout à coup, sous je ne sais quelle panique, sans

compliments, il ne s'évade et s'enfuie à toutes

jambes.

Telle est la terrible idylle des noires amours de

nos plafonds. Chez les araignées des jardins, il y a

moins de défiance. La nature adoucit les coeurs, et

l'âpre industrialisme lui-même mollit dans la vie

des champs. Nous en voyons sur nos arbres qui

traitent assez bien leurs maris, et ne se

souviennent pas trop qu'ils sont leurs concurrents de

chasse. Elles les laissent demeurer en même lieu,

quoique un peu à part et les tenant à distance. Un

léger plancher les sépare. La princesse consent

qu'il habite sous elle, au rez-de-chaussée, tandis

qu'elle vivra au premier, le tenant dessous et

subordonné, de sorte qu'il n'aille pas se croire le

roi, mais le prince-époux et le mari de la

reine.

Ont-elles quelques sympathies hors de leur espèce ?

On l'a dit et je le crois. Elles sont isolées de

nous bien moins que les vrais insectes. Elles vivent

dans nos maisons, ont intérêt à nous connaître et

semblent nous observer. Elles font grande attention

aux voix et aux bruits, les perçoivent à merveille.

Si elles n'ont pas les organes d'audition des

insectes (qui sembleraient les antennes), c'est

qu'en elles tout est antenne. Leur vigilance

excessive, l'irradiation nerveuse qui se sent

partout chez elles, leur donnent la plus vive

réceptivité.

On a parlé souvent de l'araignée musicienne de

Pélisson. Une autre anecdote moins connue n'est

pas moins frappante. Une de ces petites victimes

qu'on fait virtuoses avant l'âge, Berthome, illustre

en 1800, devait ses étonnants succès à la

réclusion sauvage où on le faisait travailler. à

huit ans, il étonnait, stupéfiait par son violon.

Dans sa constante solitude, il avait un camarade

dont on ne se doutait pas, une araignée... elle

était d'abord dans l'angle du mur, mais elle s'était

donné licence d'avancer de l'angle au pupitre, du

pupitre sur l'enfant, et jusque sur le bras si

mobile qui tenait l'archet. Là, elle écoutait de

fort près, dilettante émue, palpitante. Elle était

tout un auditoire. Il n'en faut pas plus à l'artiste

pour lui renvoyer, lui doubler son âme.

L'enfant malheureusement avait une mère adoptive,

qui, un jour, introduisant un amateur au sanctuaire,

vit le sensible animal à son poste. Un coup

de pantoufle anéantit l'auditoire... l'enfant tomba

à la renverse, en fut malade trois mois, et il

faillit en mourir.

SOCIETES DES INSECTES

La cité des ténèbres ; les

termites.

M. De Préfontaine (cité par Huber, fourmis )

raconte que, voyageant en Guyane, il vit des nègres

faire le siége de certains édifices bizarres qu'il

appelle fourmilières. Ils n'osaient les attaquer que

de loin et avec des armes à feu, ayant eu de plus la

précaution de creuser un petit canal dont l'eau

arrêtât l'armée assiégée et noyât les bataillons qui

voudraient faire des sorties.

Ces édifices ne sont point des habitations de

fourmis, mais celles des termites, autre espèce

d'insectes. On les trouve non-seulement à la

Guyane, mais dans l'Afrique, à la Nouvelle-Hollande

et dans les savanes de l'Amérique du nord.

Une foule de voyageurs ont parlé de ces insectes.

L'ouvrage spécial et le plus instructif est celui de

Smeathman, que nous avons sous les yeux, avec les

excellentes planches dont il est orné. Les dessins

ont été pris sur des termitières d'Afrique.

Qu'on se figure une butte de terre de douze pieds

(quelquefois on en a trouvé de vingt), que de loin on

pourrait prendre pour une cabane de nègres. Mais

de près, on voit fort bien que c'est le produit d'un

art supérieur. La forme, très-singulière, est celle

d'un dôme pointu, ou, si l'on veut, d'une aiguille

obtuse qui domine tout. Mais l'aiguille a pour

support quatre, cinq, six clochetons de cinq ou six

pieds de haut. à ceux-ci sont adossés de bas clochers

d'à peu près deux pieds de hauteur. L'ensemble

pourrait passer pour une sorte de cathédrale

orientale, dont l'aiguille principale aurait une

double ceinture de minarets, décroissants de

hauteur ; le tout d'une solidité extrême, étant

d'une argile dure qui au feu fait la meilleure

brique. Non-seulement plusieurs hommes y montent

sans rien ébranler, mais les taureaux sauvages

eux-mêmes s'y établissent en vedette pour voir,

par-dessus les hautes herbes qui couvrent la plaine,

si le lion ou la panthère ne surprend pas le

troupeau.

Cependant ce dôme est creux, et le plancher

inférieur qui le porte est lui-même soutenu par une

construction demi-creuse que forme la rencontre

de quatre arches de deux ou trois pieds, arches de

forme très-solide, étant pointues, ogivales et

comme de style gothique. Plus bas encore, s'étendent

des passages ou corridors, des espaces plafonnés

qu'on pourrait nommer des salles, enfin des

logements commodes, amples, salubres, qui peuvent

recevoir un grand peuple ; bref, toute une cité

souterraine.

Un large couloir en spirale tournoie et monte

doucement dans l'épaisseur de l'édifice. Nulle

ouverture, ni porte, ni fenêtre ; les entrées et les

sorties sont dissimulées, éloignées ; elles

aboutissent loin dans la plaine.

C'est la construction la plus considérable, la plus

importante qui témoigne du génie des insectes ;

travail d'infinie patience et d'un art audacieux.

Il ne faut pas oublier que ces murs devenus si durs

ont été d'abord friables et sujets à s'écrouler. Il

a donc fallu pour monter si haut ce titanique édifice

une continuité d'efforts, de constructions

provisoires, démolies successivement quand elles

avaient servi à permettre de construire plus haut. Les

maçons ont commencé par les pyramides extérieures

d'un pied et demi ou de deux pieds, puis par celles

du second rang. Mais celles-ci étant solides et

durcies, on en a intrépidement miné la base pour

faire les couloirs, les corridors et l'escalier

en spirale.

Même opération sous le dôme, qu'on a évidé au

dedans, de façon que la grande voûte creuse avec

son plancher inférieur portât sur les voûtes étroites

des quatre arches qui font le centre et la base de

l'édifice.

Notez que le dôme porte sur lui-même, et que ses

substructions lui suffiraient à la rigueur, les

pyramides latérales n'étant que ses auxiliaires non

indispensables. C'est là le principe de l'art

véritable, franc, courageux, qui, comptant sur soi

et sur son calcul, ne demande pas secours aux

appuis extérieurs, n'a pas besoin d'arcs-boutants

ni de contre-forts. C'est le système même de

Brunelleschi.

Qui a porté l'art jusque-là ? Il faut le dire, c'est

l'utilité même. Le dôme aigu, les clochetons ou

aiguilles, sont combinés à merveille pour résister

aux pluies terribles des tropiques. Ce dôme tient

l'eau à distance et la fait écouler vite. Fût-il

crevé, le plancher sur lequel il porte la ferait

encore déborder, comme d'un toit, sur l'enceinte

extérieure qui la verserait à terre. Le dôme, creux

comme un four, se réchauffe vite et s'imprègne de la

puissante chaleur qu'il communique aux souterrains

pour l'éclosion des oeufs et pour le bien-être d'un

peuple fort nu, et d'autant plus ami d'une

température élevée.

Ce monument est un chef-d'oeuvre d'art, justement

parce qu'il est celui de l'utilité. Le beau et le

bien se tiennent. Maintenant, on voudra savoir quels

sont ces étonnants artistes ; nous osons à peine le

dire : les plus méprisés de la nature.

On leur a donné plusieurs noms, entre autres

celui de termites, et encore de fourmis de bois :

nom peu exact, à coup sûr ; les fourmis sont leurs

ennemis, et leur corps, extrêmement mou, est

exactement l'opposé du corps sec et dur des fourmis.

On les nomme aussi poux de bois ; et ils semblent

en effet une molle et faible vermine, qui s'écrase

sans résistance. Risée magnifique de Dieu, qui aime

à exalter les moindres ! La Memphis et la

Babylone, le vrai Capitole des insectes, est bâti

par qui ? Par des poux. Quoique leur luxe de

mâchoires, leurs quatre étages de dents, en fassent

d'admirables rongeurs, toutefois, si l'on excepte des

individus d'élite (leurs soldats), il n'ont pas

d'armes sérieuses. Leurs dents faites pour ronger

sont impuissantes à combattre. La destination des

termites est visible ; malgré les noms redoutables

qu'on a donnés à leurs espèces (bellicosus, mordax,

atrox), ce sont de simples ouvriers.

Tout insecte est plus fort qu'eux, ou du moins

plus dur, plus garanti, mieux cuirassé. Tous,

spécialement les fourmis, leur donnent la chasse et

en mangent des légions. Les oiseaux en sont avides ;

les basses-cours en absorbent d'effroyables

quantités. Tous (même l'homme qui les fait cuire) y

trouvent une saveur agréable ; les nègres ne

peuvent s'en rassasier.

Ils travaillent sans y voir. Ils n'ont point d'yeux,

du moins visibles. Très-probablement, les ténèbres

où ils vivent atrophient en eux cet organe, comme

il l'est par l'obscurité dans l'espèce de canards

qu'on trouve sur les lacs souterrains de la

Carinthie. Les rares espèces de termites qui se

hasardent au jour ont des yeux très-observables et

parfaitement conformés.

Les ténèbres, la proscription qui les poursuit

sous la lumière, semblent avoir développé leur

singulière industrie. Contre le monde du jour qui

leur est tellement hostile, ils ont bâti, quand ils

ont pu, ce petit monde de la nuit, où ils exercent

leurs arts. Ils n'en sortent que pour chercher leurs

provisions, la gomme et d'autres substances dont ils

font des magasins.

Leur attachement est extrême pour ces villes de

ténèbres. Ils les défendent obstinément. Au premier

coup qu'on y donne, chacun résiste à sa manière :

les ouvriers en poussant du dedans un mortier qui

ferme les trous, les soldats en attaquant les

agresseurs mêmes, et les perçant jusqu'au sang de

leurs pinces acérées, s'attachant à la blessure et

se faisant écraser plutôt que de lâcher prise. Tout homme nu

(comme sont les nègres) se rebute sous ces morsures,

se décourage, est vaincu.

Si vous persistez pourtant, si vous pénétrez, vous

admirez le palais, ses circuits, les passages, les

ponts aériens, les salles où loge le peuple, les

nourriceries pour les oeufs, les caves, celliers ou

magasins. Mais enfin, allez au centre. Là est le

mystère de ce petit monde ; là est son palladium,

son idole, entourée sans cesse des soins d'une

foule empressée. Objet étrange et choquant, qui

n'en est pas moins servi et visiblement adoré.

C'est la reine ou la mère commune, épouvantablement

féconde, d'où sort non interrompu un flux

d'environ soixante oeufs par minute, ou quatre-vingt

mille oeufs par jour !

Rien de plus bizarre. Ces bêtes étranges, que l'on

compare à la vermine, n'en ont pas moins le moment

de suprême poésie, l'heure d'amour ; un

moment les ailes leur poussent, et presque à

l'instant elles tombent. Les couples dépouillés

ainsi, n'ayant ni abri, ni force, nul moyen de

résister, sont une proie pour tous les insectes, une

manne sur laquelle ils se jettent. Les termites

ouvriers, qui n'ont eu ni amour ni ailes, tâchent

de sauver un couple de ces victimes, les accueillent,

faibles, déchus, misérables, et ils les font rois.

On les porte, on les établit au centre de la cité,

dans la salle où aboutissent toutes les salles et

tous les passages. Là on les ravive, on les refait,

on les nourrit jour et nuit, et la femelle peu à peu

prend une énorme grosseur, jusqu'à devenir deux mille

fois plus grosse de corps et de ventre ; par un

contraste hideux, la tête ne grossit pas. Du reste

immobile, et dès lors captive, les portes où elle

passe sont devenues infiniment trop étroites pour

un tel monstre. Donc, elle restera là, versant,

jusqu'à ce qu'elle crève, ce torrent de matière vive

qu'on recueille nuit et jour, et qui demain sera le

peuple.

Cette bête molle et blanchâtre, un ventre plutôt

qu'un être, est grosse au moins comme le pouce ; un

voyageur prétend en avoir vu une de la taille de

l'écrevisse. Plus grosse elle est, plus féconde,

plus intarissable, cette terrible mère des poux

semble d'autant plus adorée de sa vermine fanatique.

Elle paraît leur idéal, leur poésie, leur

enthousiasme. Si vous l'emportez avec un débris,

une ruine de la cité, vous les voyez sous le bocal

se mettre à l'instant au travail, bâtir une arche

qui protége la tête vénérée de la mère, lui refaire

sa salle royale, qui deviendrait, si les matériaux le

permettaient, le centre, la base de la cité

ressuscitée.

Je ne m'étonne pas, au reste, de la rage d'amour

que montre ce peuple pour cet instrument de fécondité.

Si toutes les espèces ensemble ne travaillaient

à les détruire, cette mère vraiment prodigieuse les

ferait maîtres du monde, et que dis-je ? Ses seuls

habitants. Les poissons resteraient seuls ; mais les

insectes eux-mêmes périraient. Il suffit de se

rappeler que la mère abeille ne fait en un an que ce

que la mère termite peut faire en un jour. Par elle,

ils engloutiraient tout ; mais ils sont faibles et

savoureux, et c'est tout qui les engloutit.

Quand les espèces de termites qui vivent et logent

dans le bois s'approchent malheureusement de nous,

il n'est guère de moyen d'arrêter leurs ravages. Ils

travaillent avec une rapidité, une vigueur

incroyables. On les a vus en une nuit percer en

longueur tout un pied de table, puis la table même

dans son épaisseur, et toujours perçant descendre

par le pied opposé.

On s'imagine aisément l'effet d'un pareil travail

poussé à travers les solives et la charpente d'une

maison. Le pis, c'est qu'on est longtemps avant de

s'en apercevoir. On continue de se fier à des appuis

minés qui tout à coup croulent un matin ; on dort

paisible sous des toits qui demain ne seront plus.

La ville de Valencia, dans la Nouvelle-Grenade,

minée par les souterrains qu'ils ont faits dans la

terre, est suspendue maintenant sur ces dangereuses

catacombes.

Nous-mêmes avons vu, à La Rochelle, les

commencements redoutables des travaux qu'ils exécutent

dans les charpentes d'une partie de la ville où les

vaisseaux les ont apportés. Des édifices entiers s'y

trouvent ainsi maintenant rongés, sans qu'il y

paraisse, tous les bois creusés, évidés, jusqu'aux

rampes des escaliers ; n'appuyez pas trop ; elles

cèdent, s'affaissent sous votre main. Ces terribles

rongeurs semblent pourtant vouloir se tenir

jusqu'ici dans un quartier de la ville et ne pas

entamer le reste. Autrement, cette cité, historique,

importante encore par la marine et le commerce, se

trouverait à l'état d'Herculanum et de Pompeïes.

Les fourmis leur ménage ; leurs noces.

Les fourmis ont sur tous les insectes une

supériorité, c'est qu'elles sont moins spécialisées

par leur vie, leur nourriture et leurs instruments

d'industrie. Généralement elles s'accommodent de

tout et travaillent partout : nul agent plus

énergique d'épuration, d'expurgation. Elles sont,

pour ainsi dire, les factotums de la nature.

Les termites, du moins la plupart, travaillent

dans les ténèbres, sous la terre ; les fourmis

dessus et dessous.

Comme les termites, elles font, sous les zones

tropicales,

de remarquables édifices, des dômes sous

lesquels leurs chrysalides reçoivent la chaleur du

soleil sans la piqûre de ses cuisants rayons. Mais

ce ne sont pas des forteresses ; les fourmis n'en

ont pas besoin. Elles sont, dans ces contrées, reines

et tyrans de tous les autres êtres. Les carabes

exterminateurs, les nécrophores ensevelisseurs, qui

chez nous jouent, comme insectes, le rôle de l'aigle

et du vautour, osent à peine paraître dans les

latitudes brûlantes où dominent les fourmis. Toute

chose qui gît à terre est à l'instant dévorée par

elles. Lund (mémoire sur les fourmis) dit qu'il

eut à peine le temps de ramasser un oiseau qu'il

venait de voir tomber. Les fourmis y étaient déjà

et s'en emparaient. La police de salubrité est

faite par elles avec une énergique, une implacable

exactitude.

Ces grosses fourmis du midi, bien plus âpres que

les nôtres, se sentant dames et maîtresses, craintes

de tous, ne craignant personne, vont devant elles

imperturbablement, sans se détourner pour aucun

obstacle. Qu'une maison soit sur leur passage, elles

entrent, et tout ce qui est vivant, même les

énormes, venimeuses et redoutables araignées, même de

petits mammifères, tout est dévoré. Les hommes

leur quittent la place. Mais si l'on ne peut pas

quitter, l'invasion est fort à craindre. Une fois,

à la Barbade, on en vit une longue colonne défiler

pendant plusieurs jours dans un nombre épouvantable.

Toute la terre en était noire, et le torrent se

dirigeait précisément du côté des habitations. On les

écrasait par centaines sans qu'elles y fissent

attention ; on en détruisit des milliers et elles

avançaient toujours. Nul mur, nul fossé n'eût servi ;

l'eau même n'eût pu les arrêter : on sait qu'elles

font des ponts vivants, en s'accrochant les unes

aux autres comme en grappes ou en guirlandes.

Heureusement, on imagina de semer d'avance sur le

sol de petits volcans, de petits amas de poudre qui,

de distance en distance, sautaient sous elles,

emportaient des files et dispersaient les autres, les

couvrant de feu, de fumée, les aveuglant de

poussière. Cela réussit. Du moins elles se

détournèrent un peu et passèrent d'un autre côté.

Linné appelle les termites le fléau des deux Indes ;

et l'on pourrait également donner ce nom aux

fourmis, si l'on ne considérait que le dégât qu'elles

causent dans les travaux et les cultures de

l'homme. En quelques heures, elles dépouillent un

grand oranger, le déménagent entièrement de toutes

ses feuilles. Elles ravagent en une nuit un champ

de coton, de manioc ou de cannes à sucre. Voilà

leurs crimes. Leurs vertus, c'est de détruire

encore mieux tout ce qui nuirait à l'homme, comme

insecte ou chose insalubre.

Bref, sans elles, on ne pourrait habiter certains

pays.

Pour les nôtres, en conscience, je ne vois pas

qu'elles fassent le moindre mal à l'homme, ni aux

végétaux qu'il cultive. Loin de là, elles le

délivrent d'une infinité de petits insectes. Je les

ai vues souvent en longue file emportant chacune à

sa bouche une toute petite chenille qu'elles

portaient précieusement au garde-manger de la

république. Ce tableau les eût fait bénir de tout

honnête agriculteur.

Les fourmis maçonnes, qui travaillent en terre et

entièrement sous terre, sont difficiles à observer.

Mais celles qu'on appellerait charpentières peuvent

être aisément suivies, du moins dans la partie

supérieure de leurs constructions. Elles sont

obligées d'exhausser et de réparer sans cesse le

dôme de leur édifice, sujet à crouler. Au peu de

terre qu'elles emploient, elles mêlent les feuilles,

les aiguilles de sapins, des chatons de pins. Si

un brin se trouve arqué, coudé, noueux, c'est un

trésor : elles s'en servent comme arcade, mieux

encore, comme ogive ; car l'arc pointu est plus

solide. Les avenues nombreuses qui mènent au

dehors rayonnent en éventail ; elles partent d'un

point concentrique et s'épanouissent à la

circonférence. Des salles basses, mais spacieuses,

divisent la masse de l'édifice. La plus vaste est

au centre et sous le dôme, salle aussi

plus élevée et destinée, ce semble, aux

communications publiques. Vous y trouveriez à toute

heure des citoyens affairés qui, par le contact

rapide de leurs antennes (sorte de télégraphe

électrique), paraissent se communiquer les nouvelles,

se donner des avis ou des directions mutuelles. C'est

une espèce de forum.

Rien de plus curieux à observer que les mouvements

et les travaux divers de ce grand peuple. Tandis

que des pourvoyeuses s'en vont traire les

pucerons, chasser aux insectes ou se fournir de

matériaux, d'autres, sédentaires, se livrent

entièrement aux soins de la famille, à l'éducation

des enfants. Occupation immense, incessante, si l'on

en juge par le mouvement continuel des nourrices

autour des berceaux. Qu'il tombe une goutte de pluie,

qu'il fasse un rayon de soleil, c'est un remuement

général, un déménagement de tous les enfants de

la colonie, et cela avec une ardeur qui ne se lasse

jamais. On les voit enlever délicatement ces gros

enfants qui pèsent autant qu'elles, et, d'étage en

étage, les placer au point nécessaire.

Cette échelle de chaleur, en quarante degrés,

qu'est-ce autre chose que le thermomètre ?

Ce n'est pas tout. Les soins de l'alimentation, et

ce qu'on appellerait l'allaitement, sont aussi

beaucoup plus compliqués que chez les abeilles. Les

oeufs doivent recevoir de la bouche des berceuses

une humidité nourrissante. Les larves prennent la

becquée. Celle qui a filé sa coque et devient

nymphe n'aurait pas la force d'en sortir, si les

surveillantes, attentives, n'étaient là pour ouvrir

cette coque, délivrer la petite fourmi et l'initier

à la lumière. Dans les fourmilières artificielles

que nous nous sommes procurées pour voir de plus

près, nous avons été à même d'observer un détail

qu'Huber regrette de n'avoir pu saisir.

De légers mouvements imprimés par l'enfant à

son maillot avertissent que son heure est venue.

Nous prenions plaisir à regarder les nourrices

assises sur leurs reins comme de petites fées,

immobiles et dressées, épiant visiblement sous ce

voile muet le premier désir de liberté.

Comme chez toute race supérieure, cet enfant

naît faible, inhabile à tout. Ses premiers pas sont

si chancelants, qu'il tombe à chaque instant sur ses

genoux. Il faut, pour ainsi dire, le tenir à la

lisière. Sa grande vitalité ne se trahit que par un

besoin incessant de nourriture. Aussi, quand les

chaleurs sont fortes et qu'il faut ouvrir un grand

nombre de maillots par jour, on parque les

nouveau-nés dans un même point de la cité.

Un jour, pourtant, j'en vis une montrer sa tête,

un peu pâle encore, à l'une des portes de la ville,

puis dépasser le seuil et marcher sur le faîte de la

fourmilière. Mais on ne lui permit pas longtemps

cette escapade. Une nourrice, la rencontrant, la

saisit par le sommet de la tête, et l'achemina

doucement vers une des portes les plus voisines.

L'enfant fit résistance ; il se laissa traîner, et

dans la route ayant rencontré une poutrelle, il en

profita pour se roidir et épuiser les forces de sa

conductrice. Celle-ci, toujours douce, lâcha prise

un instant, fit un tour, et revint à la charge

auprès de son nourrisson, qui, lassé enfin, finit

par obéir.

Quand celui-ci est fortifié, il faut le diriger, lui

apprendre à connaître le labyrinthe intérieur de la

cité, les faubourgs, les avenues qui mènent au

dehors et les sentiers de la banlieue. Puis on le

dresse à la chasse, on l'habitue à se pourvoir, à

vivre de hasard et de peu, de tout aliment. La

sobriété est la base de toute république.

La fourmi, qui n'est point dédaigneuse et accepte

toute nourriture, est, pour cela même, moins

inquiète et moins égoïste. C'est bien à tort qu'on

l'appelait avare. loin de là, elle ne semble

occupée qu'à multiplier dans sa ville le nombre

des copartageants. Dans sa maternité généreuse pour

ceux qu'elle n'a pas enfantés, dans sa sollicitude

pour ces petits d'hier qui deviennent aujourd'hui

de jeunes citoyens, naît un sens tout nouveau, fort

rare chez les insectes, celui de la fraternité. (Latreille,

Huber.)

Le point le plus obscur, le plus curieux de cette

éducation, c'est sans doute la communication du

langage, qui rappelle les formes de la

franc-maçonnerie. Il leur permet de transmettre à

des foules des avis souvent compliqués, et de

changer en un moment la marche de toute une colonne,

l'action de tout un peuple. Ce langage consiste

principalement dans le tact des antennes, ou dans

un choc léger des mandibules. Elles insistent

(peut-être pour persuader) par des coups de tête

contre le thorax. Enfin, il leur arrive d'enlever

l'auditeur, qui ne fait aucune résistance, et de le

transporter au lieu, à l'objet désigné. Dans ce cas,

qui sans doute est celui d'une chose difficile à

croire ou à expliquer, l'auditeur convaincu s'unit

à l'autre, et tous deux vont enlever d'autres

témoins qui, à leur tour, font sur d'autres, en

nombre toujours croissant, la même opération. Nos

mots parlementaires, enlever la foule, transporter

l'auditoire, etc., ne sont nullement

métaphoriques chez les fourmis.

A cette vive gesticulation, elles joignent beaucoup

d'autres mouvements peu explicables. Ce sont des

cavalcades où elles courent montées l'une sur

l'autre, de légers défis par de petits coups sur

les joues. Elles se dressent alors et luttent deux

à deux, se tirant

par une jambe, par une mandibule ou par une

antenne. On a appelé cela des jeux ; mais je ne sais

qu'en croire. Chez un peuple si appliqué, si

visiblement sérieux, cette gymnastique a peut-être

un but hygiénique que nous ne savons pas.

Nous avions si bien ménagé nos prisonnières,

qu'elles s'étaient habituées à leur nouveau

domicile, et travaillaient sous nos yeux comme elles

l'eussent fait dans leur propre cité. Elles s'étaient

refait une petite ville en miniature avec des portes

dont elles augmentaient soigneusement le nombre,

dans les jours de fortes chaleurs surtout, sans

doute pour donner de l'air aux petits, qu'on avait

soin de placer près des ouvertures.

Le soir, consciencieusement, selon leur invariable

usage, elles procédaient au travail de la fermeture

des portes, comme ayant toujours à craindre

quelque nocturne invasion des vagabonds sans

industrie. Spectacle fort intéressant, dont nous

allions souvent jouir devant les grandes fourmilières

en activité.

Nul tableau plus varié ; de toutes parts, à grandes

distances, on les voyait venir en longues files,

apportant toutes quelque chose, l'une un long fétu

de paille, l'autre un joli chaton de pin, ou

(selon les pays) de noires feuilles de sapin en

aiguille. Telle, comme un petit bûcheron revenant

à la tombée du jour, rapportait une branchette, un

imperceptible

fagot ; d'autres enfin, qui semblaient revenir à vide,

n'en étaient que plus chargées : elles venaient de

traire les pucerons, et rapportaient aux petits

comme l'allaitement du soir.

Aux approches de la cité, aux points où commençait

la pente, c'était plaisir de voir la vigueur,

l'ardeur, le zèle avec lesquels on faisait gravir

tant de pesants matériaux. Dès qu'une lâchait, n'en

pouvait plus, une ou deux autres succédaient. Et la

solive, la poutre, vivement enlevée, semblait comme

animée, montait. L'adresse et le coup d'oeil

suppléaient à la force. Arrêté ici, on tournait et

l'on avançait par là un peu plus haut qu'il ne

fallait ; alors on dévalait le poids précisément sur

l'ouverture qu'on voulait masquer ; un vif et léger

mouvement faisait pirouetter la masse, qui tombait à

point. Nombre de problèmes de statique et de

mécanique étaient résolus par une heureuse audace et

dans une grande économie d'efforts. Peu à peu,

tout se trouvait clos. Le vaste dôme, embrassant

d'une courbe douce et je dirais moelleuse tout un

grand peuple travailleur dans son légitime repos,

n'offrait plus aucun jour, ni porte ni fenêtre, et

paraissait un simple monticule de petits débris de

sapin. Est-ce à dire que tout reposât en pleine

confiance ? On aurait eu tort de le croire. Quelques

sentinelles erraient ; au plus léger contact d'une

baguette,

au frôlement d'une feuille, quelques gardes

sortaient, couraient autour, et, rassurés, rentraient,

mais sans nul doute pour continuer la veille et

rester en faction.

La scène la plus surprenante à laquelle on puisse

assister, c'est un mariage de fourmis.

Les folies, comme on sait, les plus folles sont

celles des sages. L'honnête, l'économe, la

respectable république donne alors (un seul jour, il

est vrai, par année) un prodigieux spectacle,

d'amour ? De fureur ? On ne sait, mais plein de

vertige, et, tranchons le mot, de terreur. M Huber

y trouve l'aspect d'une fête nationale. Quelle fête !

Et quelle scène d'ivresse ! Mais non, rien d'humain

ne donne l'idée de cette tourbillonnante

effervescence.

Je l'observai, un jour d'orage, entre six et sept

heures du soir. Ce jour avait été mêlé d'ondées et

de chaude lumière. L'horizon était fort chargé, et

cependant l'air calme. Il y avait une halte pour la

nature avant la reprise des grandes pluies.

Sur un toit bas et incliné, je vois, d'une même

averse, tomber tout un déluge d'insectes ailés qui

semblaient étourdis, ahuris, délirants. Dire leur

agitation, leurs courses désordonnées, leurs

culbutes et leurs chocs pour arriver plus tôt au but,

serait chose impossible. Plusieurs se fixèrent et

aimèrent. Le plus grand nombre tournait, tournait

sans s'arrêter. Tous étaient si pressés de vivre, que

cela même y faisait obstacle. Ce désir fiévreux

faisait peur.

Terrible idylle ! On n'eût pas su, en conscience,

ce qu'ils voulaient. S'aimaient-ils ? Se

dévoraient-ils ? à travers ce peuple éperdu de fiancés

qui ne connaissaient rien, erraient d'autres fourmis

sans ailes, qui s'attaquaient surtout aux gens les

plus embarrassés, les mordaient, les tiraient si

bien que nous pensâmes les voir croquer les

amoureux. Mais point. Elles voulaient seulement s'en

faire obéir et les rappeler à eux-mêmes. Leur vive

pantomime, c'était le conseil de la sagesse traduit

en action. Les fourmis non ailées étaient les sages

et irréprochables nourrices, qui, n'ayant pas

d'enfants, élèvent ceux des autres, et portent tout

le poids du travail de la cité.

Ces vierges surveillaient les amoureuses et

paresseuses, inspectaient sévèrement les noces

comme l'acte public qui, chaque année, refait le

peuple. Leur crainte naturelle était que ces fous

envolés n'allassent faire l'amour ailleurs, créer

d'autres peuplades, sans souci de la mère patrie.

Plusieurs ailées cédaient, se laissaient ramener en

bas, vers la patrie et la vertu. Mais beaucoup

s'arrachaient, et décidément s'envolaient, ne

voulant suivre que l'amour et le caprice.

Ce fut une étonnante vision, un songe fantastique,

à ne sortir jamais du souvenir.

Au matin, rien qui rappelât les fureurs de la

veille, sauf des débris d'ailes arrachées, où

l'on n'eût deviné la trace d'une unique soirée

d'amour.

Les fourmis. Leurs troupeaux et

leurs esclaves.

Quand, pour la première fois, j'appris par la

lecture d'Huber ce fait bizarre, prodigieux, que

certaines fourmis ont des esclaves, je fus bien

étonné (tout le monde l'a été à cette étrange

révélation) ; mais je fus surtout attristé et

blessé.

Quoi ! Je quitte l'histoire des hommes pour

chercher l'innocence ; j'espère trouver tout au

moins chez les bêtes la justice égale de la nature,

la primitive rectitude du plan de la création ; je

cherche chez ce peuple, que jusque-là j'aimais et

estimais, peuple laborieux, peuple sobre, image

sévère et touchante des vertus de la république... et j'y

trouve cette chose sans nom !

Quelle joie et quelle victoire pour les partisans

de l'esclavage, pour tous les amis du mal ! ... enfer

et tyrannie, riez et réjouissez-vous... une tache

noire s'est révélée dans la lumière de la nature.

J'avais jeté Huber, et jamais livre ne me parut

plus odieux. Pardon, illustre observateur, votre

aïeul, votre père, m'avaient ravi, charmé. Le

premier Huber, le grand historien des abeilles, a

ajouté à la religion des hommes ; il a relevé nos

coeurs. Mais l'Huber des fourmis avait brisé le

mien.

C'était cependant un devoir de reprendre le livre

et d'examiner de plus près. Un insecte immoral,

machiavélique et pervers ! Cela vaut d'être

examiné.

Mais, d'abord, distinguons. Une partie des

prétendus esclaves pourrait n'être que des bestiaux.

Il suffit de voir les fourmis, maigres à ce point,

brillantes et vernissées, pour supposer qu'elles

sont les plus adustes, les plus brûlés de tous les

êtres. Leur singulière âcreté est constatée par la

chimie, qui a su tirer de leur corps le mordant

acide formique. Elles le lancent parfois, quand

elles sont en péril, comme un venin, à leurs

ennemis. Elles l'emploient, dans certaines espèces,

à sécher, noircir, brûler presque, les arbres où

elles se font des demeures. Une substance si

corrosive pour les

autres ne l'est-elle pas pour elles-mêmes ? Je

serais tenté de le croire, et j'attribuerais à

cette âcreté l'avidité extrême qu'elles témoignent

pour le miel et autres choses qui l'adoucissent. Je

soumets cette hypothèse aux savants.

Les fourmis du Mexique, dans un climat favorisé

entre tous, ont deux classes d'ouvrières, les unes

qui vont chercher les provisions, les autres

inactives et sédentaires, qui les élaborent et en

font une espèce de miel dont elles se nourrissent

toutes.

Les fourmis de nos climats, pour la plupart

incapables de faire du miel, satisfont au besoin

qu'elles en ont en léchant ou trayant une sorte

de miellée sur les pucerons, inertes animaux qui,

sans travail, par le seul fait de l'organisation,

tirent des liquides sucrés de toutes sortes de

plantes. La transmission de ce miel aux fourmis se

fait sans violence et comme d'un consentement

mutuel.

Elle s'opère par une sorte de chatouillement ou

de traction douce, comme celle que nous exerçons

sur une vache. Ces pucerons, placés à l'extrême

limite de la vie animale, très-flottants

d'organisation, vivipares en été, ovipares en

automne, sont de très-humbles créatures,

prodigieusement inférieures en intelligence aux

fourmis. Le verre grossissant vous les montre

toujours courbés, toujours à paître. Leur attitude

est celle des bestiaux. Ce sont

pour les fourmis leurs vaches laitières. Pour en

profiter en tout temps, elles les transportent

souvent dans la fourmilière, où ils vivent à

merveille ensemble. Elles soignent les oeufs des

pucerons, en ménagent l'éclosion, repaissent les

dans les situations où il y aurait difficulté pour

les transporter et les mettre à l'étable, elles les

parquent sur place, construisent, tout autour des

rameaux, des cylindres de terre qui enveloppent avec

eux leur arbre de pâture. On peut appeler cela les

parcs, les chalets des fourmis. Elles y vont traire

leurs bêtes à certaines heures, et parfois portent

leurs petits au milieu du troupeau pour leur

distribuer plus aisément la nourriture. J'assiste

bien souvent, le soir surtout, à ces scènes

hollandaises, auxquelles il ne manque jusqu'ici

qu'un Paul Potter des fourmis.

Notez que ces pucerons, transportés ou parqués

sur place, ont l'avantage inappréciable d'avoir la

garantie et la défense de la redoutable république.

Le lion des pucerons (on appelle ainsi un petit

ver) et autres bêtes sauvages, s'ils osaient

approcher du bétail des fourmis, sentiraient

cruellement les fortes mandibules et le brûlant

acide formique.

Jusque-là donc, point de reproche : ce sont des

bestiaux et non des esclaves. Elles font ce que nous

faisons ; elles usent du privilége des êtres

supérieurs, et elles en usent avec douceur et plus

de ménagement que l'homme.

Mais voici le plus délicat. Il y a deux espèces

de fourmis, assez grosses, du reste, nullement

distinguées, qui emploient comme servantes,

nourrices et cuisinières, de petites fourmis qui

ont bien plus d'art et plus d' ingegno.

ce fait bizarre, qui semble devoir changer toutes

nos idées sur la moralité animale, a été trouvé au

commencement de ce siècle. Pierre Huber, fils du

célèbre observateur des abeilles, se promenant dans

une campagne près de Genève, vit à terre une forte

colonne de fourmis roussâtres qui étaient en

marche, et s'avisa de la suivre. Sur les flancs,

quelques-unes empressées allaient et venaient, comme

pour aligner la colonne. à un quart d'heure de

marche, elles s'arrêtent devant une fourmilière de

petites fourmis noires ; un combat acharné

s'engage aux portes.

Les noires résistent, en petit nombre ; la grande

masse du peuple attaqué s'enfuyait par les portes

les plus éloignées du combat, emportant leurs

petits. C'était précisément de ces petits qu'il

s'agissait ; ce que les noires craignaient avec

raison, c'était un vol d'enfants. Il vit bientôt

les assaillants qui avaient pu pénétrer dans la

place en ressortir chargés d'enfants

des noires. On eût cru voir sur la côte d'Afrique

une descente de négriers.

Les rousses, chargées de ce butin vivant, laissèrent

la pauvre cité dans la désolation de cette

grande perte, et reprirent le chemin de leur

demeure, où les suivit l'observateur ému et retenant

presque son souffle. Mais combien son étonnement

s'accrut quand, aux portes de la cité rousse, une

petite population de fourmis noires vint recevoir

les vainqueurs, les décharger de leur butin,

accueillant avec une joie visible ces enfants de

leur race, qui, sans doute, devaient la continuer

sur la terre étrangère.

Voilà donc une cité mixte, où vivent en bonne

intelligence des fourmis fortes et guerrières et de

petites noires. Mais celles-ci, que font-elles ?

Huber ne tarda pas à voir qu'elles seules, en

effet, faisaient tout. Seules elles construisaient ;

seules elles élevaient les enfants des rousses et

ceux de leur espèce qu'elles leur apportaient ;

seules elles administraient la cité, l'alimentation,

servaient et nourrissaient les rousses, qui, comme

de gros enfants géants, indolemment se faisaient

donner la becquée par leurs petites nourrices. Nul

travail que la guerre, le vol et leur piraterie de

négriers. Nul mouvement, dans les intervalles, que

de vagabonder oisives, et de se chauffer au soleil

sur la porte de leurs casernes.

Le plus curieux, c'est de voir ces ilotes civilisés

aimer leurs gros guerriers barbares et soigner leurs

enfants, accomplir avec joie les oeuvres de

servage, que dis-je ? Pousser à l'extension du

servage, encourager les vols d'enfants. Tout cela

n'a-t-il pas l'apparence d'un libre consentement

à l'ordre de choses établi ?

Et qui sait si la joie, l'orgueil de gouverner les

forts, de maîtriser les maîtres, n'est pas pour ces

petites noires une liberté intérieure, exquise et

souveraine, au-dessus de toutes celles que leur

aurait données l'égalité de la patrie ?

Huber fit une expérience. Il voulut voir ce qu'il

adviendrait, si ces grosses rousses se trouvaient

sans serviteurs, et si elles sauraient se servir

elles-mêmes. Il pensa que peut-être ces dégénérées

pourraient se relever par l'amour maternel, si fort

chez les fourmis.

Il en mit quelques-unes dans une boîte vitrée, et

avec elles quelques nymphes. Instinctivement, elles

se mirent d'abord à les remuer, à les bercer à leur

manière ; mais bientôt elles trouvèrent (fort grosses

et bien portantes qu'elles étaient ! ) que c'était un

poids trop lourd ; elles les laissèrent là, par terre,

et les abandonnèrent. Elles s'abandonnaient

elles-mêmes. Huber leur avait mis du miel dans un

coin, et elles n'avaient qu'à prendre. Misérable

dégradation !

Cruelle punition dont l'esclavage atteint les

maîtres ! Elles n'y touchèrent pas ; elles semblaient

ne plus rien connaître ; elles étaient devenues si

grossièrement ignorantes, indolentes, qu'elles ne

pouvaient plus se nourrir. Elles moururent, en

partie, devant les aliments.

Alors, Huber, pour compléter l'expérience,

introduisit une seule petite noire. La présence de

ce sage ilote changea tout, et rétablit la vie et

l'ordre. Il alla droit au miel, et nourrit les gros

imbéciles mourants ; il fit une case dans la terre,

un couvoir, y mit les petits, prépara l'éclosion,

surveilla les maillots (ou nymphes), amena à bien

un petit peuple, qui, bientôt laborieux à son tour,

devait seconder sa nourrice. Heureuse puissance de

l'esprit ! Un seul individu avait recréé la cité.

L'observateur comprit alors qu'avec une telle

supériorité d'intelligence, ces ilotes, en réalité,

devaient, dans la cité, porter légèrement le servage

et peut-être gouverner leurs maîtres. Une étude

persévérante lui montra qu'en effet il en était

ainsi. Les petites noires, en beaucoup de choses,

pèsent d'une autorité morale dont les signes sont

très-visibles ; elles ne permettent pas, par

exemple, aux grosses rousses de sortir seules pour

des courses inutiles, et elles les forcent à

rentrer. Même en corps, ces guerriers ne sont pas

libres de sortir, si

leurs sages petits ilotes ne jugent pas le temps

favorable, s'ils craignent l'orage, ou si le jour

est avancé. Quand une excursion réussit mal et que

les rousses reviennent sans enfants, les petites

noires sont à la porte de la cité pour les

empêcher de rentrer et les renvoyer au combat.

Bien plus, on les voit empoigner ces lâches au

collet, et les forcer de se remettre en route.

Voilà des faits prodigieux, tels que les vit

l'illustre observateur. Il n'en crut pas ses yeux,

et il appela un des premiers naturalistes de la

Suisse, M Jurine, pour examiner de nouveau et

décider s'il se trompait. Ce témoin, et tous ceux

qui observèrent ensuite, trouvèrent qu'il avait

très-bien vu.

Oserai-je le dire ? Après des témoignages si graves,

je conservais quelque doute. Tranchons le mot,

j'espérais que le fait, sans être absolument

faux, avait été mal observé. Le dimanche 2 août

1857, je l'ai vu, de mes yeux vu, dans le parc de

Fontainebleau. J'étais avec un savant illustre,

excellent observateur, et qui vit tout comme moi.

C'était une journée très-chaude. Il était quatre

heures et demie de l'après-midi. Nous vîmes sortir

d'un tas de pierres une colonne de fourmis, quatre

à cinq cents fourmis rousses ou rougeâtres,

précisément de la couleur des élytres du hanneton.

Elles marchaient rapidement vers un gazon, maintenues

en colonne par leurs sergents ou serre-files que

l'on voyait sur les flancs, et qui ne permettaient

pas que l'on s'écartât (c'est ce que tout le monde

a pu voir sur une file de fourmis en marche). Mais

ce qui me parut nouveau et qui m'étonna, c'est que

peu à peu celles qui étaient à la tête, se

rapprochant les unes des autres, n'avançaient plus

qu'en tournant ; elles passaient et repassaient

par la foule tourbillonnante, et décrivaient des

cercles concentriques ; manoeuvre évidemment propre

à produire l'exaltation, à augmenter l'énergie,

chacune, par le contact, s'électrisant de l'ardeur

de toutes.

Tout à coup, la masse tournante semble s'enfoncer,

disparaît. Dans le gazon, où rien n'indiquait

qu'il y eût une fourmilière, se trouvait un

imperceptible trou où nous les vîmes s'engloutir en

moins de temps qu'il n'en faut pour écrire cette

ligne. Nous nous demandions si c'était une entrée

de leur domicile, si elles rentraient dans leur

cité... en une minute au plus, elles nous donnèrent

la réponse, nous montrèrent que nous nous trompions.

Elles sortirent à flots brusquement, chacune

emportant une nymphe sur ses mandibules.

Qu'il fallût si peu de temps, cela disait

suffisamment qu'elles avaient su d'avance les

localités, la place des oeufs, l'heure où ils

sont concentrés,

enfin la mesure des résistances qu'elles avaient à

attendre. Peut-être n'était-ce pas leur premier

voyage.

Les petites noires sur qui les rousses faisaient la

razzia sortirent en assez grand nombre ; mais j'en

eus vraiment pitié. Elles n'essayaient pas de

combattre. Elles semblaient effarées, éperdues. Elles

tâchaient seulement de retarder les ravisseurs en

s'y accrochant. Une rousse fut ainsi arrêtée, mais

une autre rousse qui était libre la débarrassa du

fardeau ; et dès lors, la noire la lâcha. La scène

enfin fut lamentable pour les noires. Elles ne firent

nulle sérieuse résistance. Les cinq cents rousses

réussirent à enlever trois cents enfants à peu près.

à deux ou trois pieds du trou, les noires cessèrent

de les poursuivre, désespérèrent, se résignèrent.

Tout cela ne dura pas dix minutes pour l'aller et

le retour. Les deux parties étaient trop inégales.

C'était évidemment un facile abus de la force,

très-probablement une avanie souvent répétée, une

tyrannie des grosses, qui levaient sur leurs

pauvres petites voisines des tributs d'enfants.

Ce fait choquant et hideux, tâchons du moins de

le comprendre. Il est propre à quelques espèces ; il

est un incident particulier, un cas exceptionnel,

mais rentrant au total dans une loi générale de la

vie des fourmis. Leurs sociétés reposent sur le

principe

de la division du travail et de la spécialité

des fonctions. la fourmilière à l'état normal

comprend, comme on sait, trois classes :

1-la grande masse, composée des vierges laborieuses,

qui s'en tiennent à l'amour des enfants communs à la

république et font tous les travaux de la cité ;

2-des femelles fécondes, faibles, molles,

inintelligentes ; 3-de petits mâles chétifs qui ne

naissent que pour mourir.

La première classe, en réalité, c'est véritablement

le peuple. Or, dans ce peuple, vous trouvez deux

divisions industrielles, deux grands corps de métiers.

L'un fait toutes les oeuvres de force, transports

d'objets pesants, quête lointaine et périlleuse de

vivres, et au besoin la guerre. L'autre, presque

toujours à la maison, reçoit les matériaux, fait le

ménage, toute l'économie intérieure, mais surtout

l'oeuvre capitale de la cité, l'éducation des

enfants.

Les deux corporations, celle des pourvoyeuses et

guerrières, celle des nourrices et gouvernantes,

sont (dans chaque tribu) de taille inégale, mais

identiques d'espèce, de couleur, d'organisation.

L'égalité morale semble parfaite entre ces guerrières

de grande taille et ces petites industrieuses.

S'il y avait quelque différence, on pourrait dire

que la classe des petites, qui fait la cité et qui

fait le peuple par l'éducation, est vraiment la

partie essentielle, la vie, le génie, l'âme ; celle qui seule, au

besoin, pourrait constituer la patrie.

Or, voici que M Huber découvre deux espèces

(rousse et rouge) à qui manque justement cette

classe essentielle, cet élément fondamental des

cités de fourmis. Si la classe accessoire, la

classe guerrière, manquait, cela surprendrait moins.

Mais ici, en réalité, c'est la base qui fait défaut,

le fond vital, la raison d'être. On est moins étonné

de la ressource dépravée par laquelle subsistent

ces rousses que de la monstrueuse lacune qui les

force d'y recourir.

Il y a là un mystère qu'on ne peut guère expliquer

aujourd'hui, mais que l'histoire générale de

l'espèce, de ses migrations, de ses changements, si

on pouvait la refaire, éclaircirait probablement.

Qui ne sait combien les animaux se modifient au

dehors, au dedans, dans leurs formes et dans leurs

moeurs, par les déplacements ? Qui, par exemple,

reconnaîtrait le frère de nos bouledogues, du

chien du saint-Bernard, du chien géant de Perse

qui étranglait les lions, dans le chien avorton de

la Havane, si frileux qu'en ce climat même la

nature l'a vêtu d'une toison épaisse, qui le cache

et en fait une énigme ?

L'animal transplanté peut devenir un monstre.

Les fourmis aussi ont pu avoir leurs révolutions,

leurs changements physiques et moraux, à mesure

que le globe, partout habitable, a favorisé leurs

migrations. Plusieurs espèces, dans les beaux

climats de l'Amérique, ont gardé l'industrie de

faire du miel ; les nôtres n'en savent pas faire,

et elles ont été obligées de recourir aux pucerons ;

de là un art et un progrès, l'industrie d'élever,

de garder, de parquer ce bétail.

Telles espèces ont pu avancer, mais telles

rétrograder. Et c'est ainsi que j'expliquerais ce

brigandage des rousses. Ce sont probablement des

classes dépaysées et démoralisées, des fragments

de cités déchues qui ont perdu leurs arts, et qui

ne vivraient pas sans ce moyen barbare et désespéré

de l'esclavage. Elles n'ont plus la caste artiste,

éducatrice, sans laquelle tout peuple périt.

Réduites à la vie militaire, elles ne vivraient pas

deux jours, si elles ne s'ajoutaient des âmes. Elles

vont donc, pour ne pas périr, voler ces petites

âmes noires, lesquelles les soignent, il est vrai,

mais aussi les gouvernent. Et cela non-seulement

dans l'intérieur de la cité, mais au dehors, décidant

leurs expéditions ou bien les ajournant, enfin

réglant la guerre, tandis que les rousses, loin de

régler les affaires de la paix, ne semblent même pas

les comprendre.

Triomphe singulier de l'intelligence ! Puissance

invincible de l'âme !

Les fourmis. La guerre civile ;

l'extermination de la cité.

Une punition du tyran, c'est que, le voulût-il, il

ne peut aisément délivrer son captif. Aussi

longtemps que mon rossignol chante, je vois qu'il

sent bien peu sa cage, et je porte légèrement sa

captivité ; mais, dès que le temps du chant passe,

je partage sa mélancolie, et toujours me revient la

question : " comment le délivrer ? " il ne sait plus

voler et il est à peu près sans ailes. Libre, il

périrait à deux pas. Les libertés qu'il prend à

Paris dans une grande chambre, et ici, à

Fontainebleau, dans un petit jardin, sont peu de

chose en vérité. Il n'en profite

guère ; presque toujours il reste caché dans un

groseillier, à songer et à écouter. Ce qu'il entend,

les chants vifs des fauvettes, des voix d'amour et

de maternité, redouble, je crois, sa tristesse. Si

bien qu'ici, en plein air, sous le ciel, dans une

liberté relative, il perdait l'appétit et ne

voulait plus manger. Nous avisâmes de lui rendre son

régime naturel et de l'alimenter des insectes qui le

nourrissent dans les bois. Autre difficulté. Qui

n'aurait répugnance de chercher, d'apporter des

proies vivantes à dévorer ? Nous aimions mieux lui

donner des insectes à venir, des oeufs d'insectes,

d'inertes nymphes endormies. On en fait commerce à

Fontainebleau, où nos seigneurs les faisans, race

féodale, ne daignent manger autre chose que des

oeufs de fourmis.

Donc, le 8 juin au soir, on m'apporta de la forêt

un gros morceau de terre mêlé de petites bûchettes

de bois et surtout de petits débris d'arbres du nord,

des aiguilles de sapins ou menues feuilles piquantes

qui semblent des épines.

Au milieu, les habitants pêle-mêle, de toute taille

et de tout état, oeufs, larves, nymphes, ouvrières

fort petites, grandes fourmis qui semblaient être

des guerrières et des protectrices, enfin, quelques

femelles qui venaient de prendre leurs habits de

noces, les ailes qu'elles portent pour le moment de

l'amour. C'était ainsi un spécimen très-complet

de la cité, varié, mais bien marqué d'un même

signe, tout ce peuple brunâtre ayant au corselet

une même tache d'un rouge obscur. Comme classe

et profession de fourmis, elles étaient aisément

caractérisées par leur logis même, quoique

bouleversé : c'étaient des fourmis charpentières,

de celles qui étayent leurs étages supérieurs avec

des bûchettes de bois.

Ce peuple, dans ce grand changement de situation,

n'était nullement abattu. Il continuait ses

affaires. Le capital, c'était de soustraire les

oeufs et les nymphes à l'action d'un soleil trop

fort. Le mouvement général les avait tirés de leurs

souterrains et les avait mis au-dessus. Les petites

fourmis s'en occupaient activement. Les grosses

allaient, venaient, faisaient des rondes, et même

extérieurement, autour d'un grand vase de terre

qui contenait ce fragment démembré de la cité. Elles

marchaient d'un pas ferme, ne reculaient devant rien.

Nous-mêmes ne leur faisions pas peur. Quand nous

présentions devant elles quelque obstacle, une

branchette ou notre doigt, elles s'asseyaient sur

leurs reins, manoeuvraient à merveille leurs petits

bras, et nous tapaient à la façon d'un jeune chat.

Dans leurs rondes autour du vase, elles rencontrèrent

sur le sable des noires-cendrées qui ont pris

possession de notre jardin et y ont fait en dessous

de grands établissements. Celles-ci n'ont pas

recours au bois, mais bâtissent en maçonnerie, ayant

pour cimenter la terre leur salive, et pour sécher et

assainir, leur acide formique.

Ce qui leur rend le lieu fort agréable, c'est que

les rosiers, les pommiers, les pêchers, leur

présentent en abondance les troupeaux de pucerons

dont elles tirent la miellée pour elles et leurs

petits.

La rencontre fut peu amicale. Quoique les grosses

charpentières eussent parmi les leurs des fourmis

de taille assez petite, elles différaient fort des

noires par leurs hautes jambes et la tache rouge du

corselet. Elles furent impitoyables. Peut-être

soupçonnaient-elles que ces rôdeuses noires étaient

des espions envoyés pour observer, pour préparer des

embûches à la colonie émigrante qui venait de

débarquer. Bref, les grosses charpentières tuèrent

les petites maçonnes.

Cet acte eut des résultats terribles et incalculables.

Le vase était malheureusement placé près d'un

pommier couvert de ces pucerons lanigères, qui

font la désolation des jardiniers et la joie des

fourmis. Nos maçonnes venaient de prendre possession

du précieux troupeau sucré et s'étaient campées

dans les racines même de l'arbre, à portée de cette

grande exploitation. Elles y étaient, sous terre, en

corps de peuple, dans un nombre infini.

Le meurtre eut lieu à onze heures. à onze heures

un quart, au plus tard, tout le peuple noir était

averti, soulevé, il était debout, monté de tous

ses souterrains, sorti par toutes ses portes. Sous

ces longues colonnes sombres, le sable avait

disparu ; nos allées étaient noires, vivantes. Le

soleil, qui tombait d'aplomb dans le petit jardin,

piquait, brûlait la multitude qui n'en avançait que

plus vite. Vivant toujours sous la terre, elles

doivent avoir le cerveau très-sensible. La furie

de la chaleur, surtout la crainte que ces géants

envahisseurs n'entreprissent sur leurs familles,

tout cela les poussait intrépides au-devant de la

mort.

D'une mort qui nous semblait certaine, car chacune

des grosses charpentières, pour la taille et

l'épaisseur, valait bien huit ou dix de ces petites

maçonnes. Aux premières rencontres, nous avions

vu qu'une grosse sur une petite l'exterminait d'un

coup.

Les maçonnes avaient le nombre. Mais quoi ? Si

les premiers rangs étaient arrêtés, périssaient, puis

les seconds, puis les troisièmes, si l'armée, avançant,

ne faisait que fournir de nouvelles victimes ? Telles

étaient nos inquiétudes. Nous craignions tout pour

les petites indigènes de notre jardin, troublées par

cette intrusion d'un peuple étranger que nous

avions amené, peuple mal appris et brutal, qui,

sans provocation aucune, avait débuté par des

meurtres sur les habitants du pays.

Nous n'avions comparé, il faut l'avouer, que les

forces matérielles, et non tenu compte des forces

morales.

Nous vîmes, au premier choc, une adresse et une

entente du côté des petites noires qui nous étonna.

Six par six, elles s'emparaient d'une des grosses,

chacune tenant, immobilisant une patte ; et deux

encore, lui montant sur le dos, sautaient aux

antennes, ne les lâchaient plus : de sorte que ce

géant, ainsi lié par tous les membres, devenait un

corps inerte. Il semblait perdre l'esprit, s'hébéter,

n'avoir plus conscience de son énorme supériorité de

forces. D'autres alors venaient, qui, dessus, dessous,

sans danger le perçaient.

La scène, regardée de près, était effroyable.

Quelque intérêt que les petites méritassent par leur

héroïsme, leur furie faisait horreur. Il était

impossible de voir sans pitié ces pauvres géants

garrottés, misérablement traînés, tiraillés à droite

et à gauche, nageant comme en pleine mer dans ces flots

de rage et d'acharnement, aveugles, impuissants et

sans résistance, comme de faibles moutons à la

boucherie.

Nous aurions voulu, pour beaucoup, les séparer.

Mais comment faire ? Nous étions devant l'infini.

Les forces de l'homme expirent en présence de

pareilles multitudes. Nous pouvions, à la rigueur,

faire un déluge universel, un petit moment de

noyade. Mais cela n'eût pas suffi. Elles n'auraient

pas lâché prise, et, le torrent écoulé, le massacre

eût continué. Le seul remède, mais atroce, et pire

que le mal, eût été, à force de paille, de brûler les

deux peuples, les vainqueurs et les vaincus.

Ce qui nous frappa le plus, c'est qu'en réalité il

n'y avait de garrottées, de prises, que bien peu de

grosses. Si celles qui restaient libres fussent

tombées sur les assaillantes, elles en pouvaient

faire aisément un épouvantable carnage, leur action

étant si rapide et donnant la mort d'un coup. Mais

elles ne s'en avisaient point. Elles couraient

éperdues, et justement fuyaient au fond du danger

même, au plus épais des masses ennemies. Hélas !

Elles n'étaient pas vaincues seulement, elles

paraissaient devenues folles. Tandis que les petites,

se sentant chez elles, sur leur sol, se montraient

si fermes, les grosses étrangères, sans racine,

fragment désespéré d'une cité anéantie, ne

connaissant rien au pays où elles étaient

transplantées, sentaient que tout leur était

hostile, tout embûche et rien abri... état lamentable

d'un peuple où la patrie a péri, et qui a perdu ses

dieux !

Ah ! Je les excuse. Nous-mêmes, nous avions presque

terreur à voir ces légions de la mort, cette

terrible armée de petits squelettes noirs qui

avaient tous escaladé le malheureux vase de terre,

et, dans ce lieu resserré, étouffé, brûlant, n'ayant

pas même de place, furieux, montaient les uns sur

les autres. à mesure que la déroute des grosses

devenait certaine, des appétits effroyables se

révélaient chez les noires. Nous en vîmes le

moment... ce fut un coup de théâtre. Dans leur

pantomime muette, mais horriblement éloquente, nous

entendîmes ce cri : " leurs enfants sont gras ! "

la gloutonne armée de maigres se jeta sur les

enfants. Ceux-ci, d'une race supérieure, étaient

assez lourds ; de plus, leur enveloppe oblongue de

nymphes, aux contours arrondis, offrait peu de

prise. Deux, trois, quatre petites noires, réunissant

leurs efforts, parvenaient difficilement à en faire

remonter un seul du fond du vase de terre sur ses

parois vernissées. Elles prirent alors brusquement

une résolution terrible : ce fut d'arracher ces

maillots, d'emporter les enfants nus. Arrachement

difficile, car le petit adhère fortement, et ses

membres repliés sont de plus soudés entre eux ; de

sorte que ce développement violent et subit ne se

faisait que par blessures, écartèlement. Elles les

emportaient tels quels, palpitants et déchirés.

Nous avions cru, au commencement de cette saisie

d'enfants, voir simplement une scène d'enlèvement

d'esclaves, comme ils ne sont que trop communs

chez les hommes et chez les fourmis. Mais

nous comprîmes alors qu'il s'agissait de toute

autre chose. En les tirant cruellement de cette

enveloppe, qui est pour elles la condition de vie,

on annonçait trop bien qu'on se souciait peu qu'ils

vécussent. C'était de la chair, de la viande que

l'on emportait, une proie tendre pour les jeunes

restés au logis, les enfants gras livrés vivants

à la furie des enfants maigres.

Pour comprendre l'horreur de la scène, il faut

savoir ce que c'est que les gros oeufs de fourmis,

qu'on appelle oeufs improprement, mais qui sont

leurs nymphes ou chrysalides, petites fourmis

organisées qui, sous le voile, affermissent leur

délicate existence, tendre et molle encore. Elles y

restent pour accomplir un progrès de solidification,

de coloration successive.

Ce voile très-fin et très-doux qu'elles se filent

est, comme on sait, d'un blanc mat, teinté à peine

d'un jaune délicat, qui, plus fort, irait au nankin.

Si vous l'ouvrez un peu avant la sortie de l'insecte

parfait, vous trouvez un être justement de même

couleur, tout replié sur lui-même comme l'embryon

humain l'est au sein de sa mère. Déplié, il offre bien

l'aspect de la future fourmi, mais il en diffère

singulièrement par le caractère : la tête est tout

innocente ; si vous relevez les antennes qui

semblent alors des oreilles, cette jeune blanche

tête semble celle d'un petit lapin. Les yeux seuls,

qui sont deux points noirs, marqués assez fortement,

annoncent la coloration prochaine. Du reste, rien ne

fait pressentir que ce petit animal, faible et dénué,

fort touchant et intéressant, doive, en huit jours,

devenir l'être noir si énergique, âpre de vie, âcre

de sang, qui va courir sur la terre avec cette furie

de travail et de brûlante activité.

On comprend qu'à cet état les nymphes de fourmis,

laiteuses, succulentes, soient un mets fort

appétissant pour l'oiseau et pour une infinité

d'êtres qui les recherchent avidement.

Je n'ai ouvert qu'une nymphe des derniers jours

et près de l'éclosion. Mais j'en eus assez. Cette vue

(avec une loupe qui grossissait douze fois) était

fort pénible. L'être était formé et complet, déjà

noir au ventre, jaune au corselet. La tête était

intelligente, comme celle d'une vieille fourmi, mais

pâle, passant du jaune au noir. Cette tête, lourde

et faible encore, et comme pleine de vertige,

tombait à droite et à gauche, avec un effet singulier

de somnolence et de douleur. On aurait cru qu'elle

disait ; " ah ! Si tôt ! ... m'avoir appelée si

cruellement, avant l'heure,

de mon doux berceau au dur travail de la vie ! ...

mais c'en est fait de moi ! " elle s'efforçait

cependant, pour faire face aux chances inconnues de

sa situation nouvelle, de dégager vivement ses

pattes adhérentes. Les antennes l'étaient déjà

parfaitement et s'agitaient pour percevoir le monde

nouveau ; cet organe, tout cérébral, disait assez

l'inquiétude et l'agitation du cerveau. Sa plus

grande contrariété était de ne pouvoir délivrer ses

deux bras (ou pattes antérieures). Elle y travaillait

violemment. Ils étaient collés de je ne sais quoi

qu'on aurait dit du sang pâle, et l'on suait à voir

le pauvre petit être, déjà prudent et craintif, ne

pouvant pas arriver à compléter ses moyens de défense,

et tirer, tirer (ce semble à les arracher) ses deux

bras sanglants.

J'ai expliqué ceci un peu longuement, pour faire

comprendre l'intérêt passionné que les fourmis

portent à ces boules que notre oeil trouverait

insignifiantes. Elles sentent, sous la transparence de

ce fin tissu, palpiter l'enfant sous ces deux formes

touchantes, ou la créature innocente, dénuée, qui

rêve encore, ou l'être déjà formé, intelligent, qui

perçoit tout et ne peut se défendre, qui, même avant

de voir le jour, peut avoir toutes les craintes et

les agitations de la vie.

L'impression la plus pénible, pour les petits des

insectes, c'est le froid subit, du moins la nudité,

l'exposition à l'air et à la lumière. Cela leur est

tellement antipathique et douloureux que, dans

certaines espèces, c'est la source de leurs arts,

de leurs plus ingénieuses inventions. Les oeufs et

nymphes de fourmis dans leur petit maillot transparent,

et plus encore la larve qui en est privée, ressentent

avec une extrême sensibilité toutes les variations

atmosphériques. De là les soins délicats, incessants

de leurs nourrices pour les porter, les monter,

descendre, aux degrés bien ménagés de leurs trente

ou quarante étages, pour bien garder leurs chères

frileuses du froid, de l'humidité, et aussi de

l'excès du chaud. Un degré de plus ou de moins, c'est

pour elles la vie ou la mort.

Cruel et tragique changement pour ces filles de

l'amour, traitées jusque-là avec une gâterie

excessive, et ménagées beaucoup plus que des

princesses, d'être brusquement mises nues, dépouillées

à coups de pinces, de dents, de tenailles,

déshabillées par le bourreau. Jetées tout à coup au

soleil brûlant, traînées, poussées, roulées par toutes

les aspérités d'un sable grossier, sensibles,

infiniment sensibles, dans leur nudité nouvelle, aux

chocs, aux heurts, aux sauts brusques que leurs

violents ennemis ne leur épargnaient guère.

On a vu, dans les villes prises par un ennemi

furieux, que la rage ouvrait les tombeaux des morts.

Mais ici, nous assistons à l'exhumation des vivants,

au dépouillement de ces innocentes et si vulnérables

créatures, pauvres chairs sans épiderme, pour qui

le plus léger contact eût été déjà la douleur.

Cette immense exécution sur le peuple et sur les

enfants fut tellement précipitée, qu'à trois heures

de l'après-midi tout était fini à peu près : la cité,

dans tous les sens dépeuplée et saccagée, et son

avenir éteint sans résurrection.

Nous crûmes que quelque fugitive pouvait se cacher

encore, que peut-être les vainqueurs abandonneraient

ce désert si nous les dépaysions en les transportant

avec la cité détruite dans une remise pavée hors du

jardin, et qu'alors se réveillerait en elles la

pensée de leur famille, à qui d'ailleurs elles

ne pouvaient plus porter rien à dévorer. Cela en

effet se réalisa.

Le matin du 10 juin, on les voyait dispersées sur

toutes les routes qui s'acheminaient vers leur

demeure, à l'autre bout du jardin. Mais la destinée

des vaincus semblait accomplie. La ville défunte et

muette n'était qu'un cimetière où, avec quelques

corps épars, on ne voyait que du bois mort, de vieux

chatons d'arbres du nord, et ces funèbres aiguilles

(de pins et sapins jadis verts) aussi mortes que la

cité.

J'avoue qu'une telle vengeance, si disproportionnée

à l'acte qui en fut la cause ou le prétexte, m'avait

fortement indigné, et mon coeur, changeant de parti,

était tout aliéné de ces barbares petites noires.

Tout autant que j'en vis qui se promenaient encore

implacables sur les ruines, je les fis rudement

sauter par-dessus les murs (je veux dire les bords

du vase). En vain l'on me remontrait avec douceur

que ces noires avaient été provoquées, qu'elles

avaient montré le plus grand courage, ayant bravé

un tel péril qu'on les croyait perdues d'avance.

C'étaient des tribus sauvages, cruelles, mais

héroïques, comme les iroquois, les hurons, les héros

vindicatifs qui peuplaient jadis les forêts du

Mississipi et du Canada. Ces raisons si bonnes

ne me calmaient pas. J'avais trop cette énormité

sur le coeur. Sans vouloir les écraser, j'avoue que,

si ces noires féroces se trouvaient parfois sous

mon pied, je ne le détournais pas.

Le malheureux vase vide me retenait, me rappelait

toujours. Le soir du 11, nous y étions encore,

assis par terre, le menton dans la main et tout

pensifs. Nos regards plongeaient au fond. Sur

l'immobilité parfaite, nous nous obstinions à vouloir

un signe de vie, quelque chose qui dît encore que

tout n'était pas fini. Cette volonté fixe sembla

avoir la force d'une évocation, et, comme si nos

désirs avaient rappelé au jour quelque misérable esprit de

la cité veuve, une des victimes échappées apparut,

se précipita hors du champ de mort, courut... et

nous aperçûmes qu'elle emportait un berceau.

La nuit venait, et elle était dans un lieu tout

étranger, profondément hostile, pavé de ses

ennemis. Quelques trous rares, qu'on pouvait croire

des asiles, étaient justement les bouches de l'enfer

des noires. L'infortunée fugitive, avec le poids de

cet enfant dont elle surchargeait son malheur,

courait éperdue et sans savoir où. Je la suivais

des yeux, du coeur ; mais l'obscurité me la déroba.

Les guêpes. Leur furie d'improvisation.

Quand la guêpe, un jour d'été, vous entre par la

fenêtre, avec ce fort zou ! Zou ! Zou ! agressif

et menaçant, chacun se met sur ses gardes. L'enfant a

peur, la femme suspend son ouvrage, l'homme

même lève les yeux : " insolente ! Impudente

mouche ! " et il s'arme d'un mouchoir.

Cependant l'animal superbe, ayant volé par tous

les coins, jeté sur toute la chambre un regard

méprisant, rapide, part à grand bruit, sans daigner

remarquer ce mauvais accueil. Tout ce qu'il a en

pensée, c'est ceci : " pauvre maison ! Pas un fruit,

point d'araignée, point de mouche, pas le moindre

morceau de viande ! "

alors, elle fait une descente à l'étal du voisinage,

chez le boucher de campagne : " boucher, tu as ma

pratique. Je veux bien me fournir chez toi. N'hésite

pas, sot avare. Coupe-moi un joli morceau, et je te

rendrai service. Je tuerai tes mouches à viande.

Traitons, et soyons amis. Tous deux nous sommes

nés pour tuer. "

les animaux lourds et lents, dans le genre de

l'homme, sont tous fort scandalisés des procédés de

la guêpe. Elle agit, ne parle pas. Mais si elle

daignait parler, son apologie serait simple. Un mot

y suffit. C'est l'être à qui la nature impose le

destin terrible d'avoir à supprimer le temps. On

parle de l' éphémère qui vit quelques heures ;

c'est assez pour qui ne fait rien. La vraie

éphémère, c'est la guêpe. Elle doit dans un court

été (de six mois, qui se réduit à quatre d'activité)

accomplir, non-seulement le cercle de la vie

individuelle, naître, manger, aimer, mourir, mais, ce

qui est bien plus fort, le cercle d'une longue vie

sociale, la plus compliquée qu'ait l'insecte. Ce

que l'abeille élabore à la longue en plusieurs

années, la guêpe doit le réaliser à l'instant. Bien

plus que l'abeille ! Car celle-ci fait ses rayons

dans une maison préparée (ruche, creux de roche,

tronc d'arbre) ; mais la guêpe doit

improviser le dehors comme le dedans, les remparts

de la cité avec la cité elle-même.

Quatre mois pour tout créer, pour faire et défaire

un peuple, peuple très-organisé !

Apprenez, races paresseuses qui dites qu'en

quatre-vingts ans on n'a pas de temps, apprenez à le

mépriser. C'est chose toute relative. Il n'y a

jamais de temps pour la limace à plat ventre, dût-elle

traîner des siècles. Il y a toujours du temps pour

l'activité héroïque, la grande volonté, l'énergie.

La guêpe meurt. Sa cité de 30000 âmes,

révolutionnairement improvisée, comme par un coup

foudroyant de génie et de courage, sa cité subsiste

et témoigne d'elle. Solide, éminemment solide,

travaillée en conscience et comme pour une éternité.

Voyons le point de départ. Une misérable mouche,

qui, l'hiver, a survécu à la destruction du

peuple, sort poudreuse de sa cachette. Grâce à

Dieu, c'est le printemps. Va-t-elle se chauffer

au soleil ? Non, pas un jour de repos. Quel premier

devoir ? Aimer, d'un amour brûlant, rapide, aller

au but, prendre au passage cette force de vitalité

qui va créer tout le peuple. L'amour au vol, nul

arrêt, tout au grand but social.

Seule et sauvage, avec son idée, son espérance,

cette mère de la patrie future fait d'abord les

citoyens,

quelques milliers de travailleurs. On sait

déjà qu'entre insectes, tout travailleur est femelle.

Celles-ci sont donc des ouvrières, mais l'âpre

besoin du travail supprime en elles le sexe. Elles

aiment du grand amour. Vierges austères, elles

n'auront d'autre époux que la cité.

Le fil du travail ardent passe de la mère aux filles.

Son travail fut d'enfanter ; le leur est d'édifier.

Même furie d'improvisation. Selon les lieux et les

climats, la tribu, l'espèce, le travail varie. Ici,

elles creuseront sous terre l'antre où l'on

placera l'édifice, mais en l'isolant de la terre, le

gardant de l'humidité. Là, on le suspend à l'air,

en fort et dur cartonnage, à braver toutes les

pluies. Pour faire ce papier, ce carton, on se rue

à la forêt, on choisit quelque bois bien préparé,

longtemps mouillé, que la nature a déjà roui

préalablement comme nous rouissons le chanvre.

Là dedans, d'une dent âpre, aiguë (car ce ne sont

pas ici les jolies trombes d'abeilles, arrangées

pour baiser les fleurs), là on mord profondément,

on arrache et on détache, on scie les filaments

rebelles, on les charpit comme nous faisons

de la toile, on les pétrit d'une langue forte. La

pâte mêlée d'une salive visqueuse et agglutinante,

on l'étale en lames minces. Les dents fermées

comme un pressoir consomment l'oeuvre. L'élément

du carton est préparé.

Alors, commence un second art. La papetière devient

maçonne. Elle n'a pas la queue du castor pour

truelle, mais chez la guêpe d'Amérique une palette

à la jambe sert au même usage. L'opération n'est

pas la même ici et à la Guyane. La maçonne de

Cayenne, ayant fait les murs, n'a qu'à y suspendre

une succession de plafonds ; elle suit, dans ce

pays plus sec, le type de nos maisons humaines. Mais

la maçonne d'Europe, qui opère en cartonnage sous

un climat humide où l'été même a parfois de longues

pluies, suit un autre plan : une maison dans la

maison, une ruche tout à fait isolée de

l'enveloppe qui la contient. C'est ce qui préserve

le mieux ce peuple ardent et frileux, dont il faut

bien garder la flamme.

Tel dehors, donc tel dedans. Telle maison, donc

tel habitant. On ne sait pas encore assez, parmi

les humains, combien l'habitation influe sur nos

dispositions morales. Cette duplication de muraille,

ce puissant enveloppement d'un peuple ainsi serré en

lui sous sa double et forte enceinte, ne contribuera

pas peu à l'unité de la cité.

Autre singularité, petite, dira-t-on ? Non, grande

pour l'observateur sérieux. Cette cité a deux portes ;

on entre par l'une, et on sort par l'autre. Ainsi,

nul encombrement ; on ne se rencontre jamais. C'est

ce que fait tout peuple qui économise le temps

et veut aller vite en affaires. à Londres, on fait

comme les guêpes : ici, les allants, et là les

venants ; chacun prend sa droite, ceux-ci un

trottoir, ceux-là l'autre. Le Strand n'offre pas

l'embarras des flâneurs de la rue Vivienne, qui se

font sans cesse obstacle et nagent laborieusement

dans les embarras qu'ils créent.

Mais revenons. Pourquoi ces constructions ? Cet

être si robuste et d'une vie si intense a-t-il donc

plus peur de l'air que tant d'insectes délicats, que

la nerveuse araignée qui n'a que sa maison de toile

ou même vit sous une feuille ? C'est là le haut

mystère de vie pour l'insecte supérieur, c'est ce

qui fait l' ingegno universel de la fourmi sur

la terre et sous la terre, c'est ce qui fait

l'activité et le persévérant travail, l'économie

de l'abeille. Quoi donc ? l'amour de l'avenir,

le désir de perpétuer et d'éterniser ce qu'on aime.

Tout leur amour, c'est l'enfant.

Aimer l'enfant et l'avenir, travailler en vue du

temps et de ce qui n'est pas encore, s'épuiser,

mourir de travail, pour que la postérité ait moins

à travailler, et vive ! Noble idéal certainement de

la société, quelle qu'elle soit. On le comprend

bien chez ceux qui ont du temps devant eux, une vie

à employer, comme les hommes et les abeilles. Mais

que celle qui n'a point de temps, qui meurt ce soir,

aime le temps qui ne sera pas le sien, qu'elle

immole

ce peu de vie à la vie qui vient derrière, dévoue

à l'enfant de demain son seul et unique jour,

cela est propre à la guêpe ; c'est original et

sublime.

Pas une minute à perdre ; la mère augmente

incessamment leur charge. Elle fait, outre les

travailleuses, des mâles qui ne travaillent guère,

dont la petite fonction, fort courte, obtient à peine

grâce pour leur inactivité. Chez ces peuples sérieux,

tragiques, des insectes, la nature, comme pour

s'égayer un moment par une distraction comique, a

fait les pauvres petits mâles, généralement trapus,

ventrus, innocents petits Falstaff, qu'on garde comme

un sérail de serviteurs sans conséquence. La caricature

est complète chez les mâles de l'abeille, qui,

alléguant qu'ils ne savent ni récolter au dehors, ni

édifier au dedans, passent le temps à jaser devant la

ruche (comme nos jeunes gens à fumer).

Chez les guêpes, la vie est tellement tendue, brûlante,

âpre, que les mâles eux-mêmes, quelque fainéants qu'ils

soient, n'osent rester à rien faire. Ces dames, qui

ne plaisantent pas et qui ont des aiguillons dont les

mâles sont dépourvus, pourraient le trouver mauvais,

et les relancer à coups de poignard. Aussi ils ont

imaginé de travailler sans travailler ; ils ont

l'air de faire quelque chose, un peu de ménage

intérieur, de propreté, de balayage. Si quelqu'un

meurt, l'enterrement leur sert de prétexte ;

pour enlever un léger poids, ils suent, ils se

mettent plusieurs. Bref, ils sont très-ridicules. Et

leurs terribles compagnes, j'en suis sûr, en rient

elles-mêmes.

Elles ont vraiment fort à faire. Vingt ou trente

mille bouches à nourrir, c'est une bien grosse

maison. Si elles avaient seulement une sage activité

d'abeilles, leur cité mourrait de faim. Il leur faut

une rapidité violente, furieuse, meurtrière ; il

leur faut les apparences d'une gloutonnerie immense,

il leur faut le culte et l'amour que Sparte avait

pour le vol. Mais ce qui fait leur puissance, ce

qu'on sent chez elles, pour peu qu'on les observe un

moment, c'est leur magnifique insolence, le mépris

superbe qu'elles ont de tous les autres êtres, et

leur forte conviction que ce bétail leur appartient.

Si l'on considère, il est vrai, leur énergie, près

de laquelle les lions et tigres sont des races de

moutons, et leur prodigieux effort d'improvisation

chaque année, et enfin leur dévouement absolu au

bien public, on ne voit guère dans la nature de

créature relativement plus puissantes ni qui aient

droit de s'estimer davantage.

Nos coeurs modernes pourtant ont quelque peine

à admettre la violence des vertus antiques. Leur

amour de la cité, illimité, va jusqu'au crime. Qui

n'a vu leur ardeur féroce à poursuivre les abeilles ?

Il est des espèces de guêpes qui savent pourtant

faire du miel ; mais c'est dans les beaux climats

qui, ne connaissant pas d'hiver, laissent aux

guêpes un peu de temps et de paisible travail. Ici,

il n'en est pas ainsi. Leur vie, étranglée en six

mois, leur fait chercher des moyens de simplification

cruelle. Il faut du miel à leurs enfants. Donc, elles

tombent sur l'abeille, la saisissent ; de leur

corps si svelte, où la taille est un simple fil,

elles recourbent l'extrémité, de sorte que la

prisonnière reçoit par dessous l'aiguillon ;

poignardée, la guêpe la scie en trois coups

de dents, laisse là la tête et le corselet se

débattre longtemps encore : mais le ventre plein de

miel, la barbare l'emporte et la donne à ses petits.

Nul remords. La mort des autres ne coûte rien

apparemment à celle qui sait que demain elle va

mourir elle-même.

Que dis-je ? Ces vierges de Tauride n'attendent

pas que la nature mette sur elles sa main pesante

et l'ignoble plomb de l'hiver. Elles ont porté

l'épée ; elles veulent mourir par l'épée. La cité

finit par un grand massacre. Les enfants, si chers

naguère, si chers encore, on les tue. Enfants tardifs

que le froid, la misère, tuerait demain, leurs

soeurs, tantes et bonnes nourrices, leur donnent au

moins l'avantage de mourir par ce qui les aime. Ce

dernier don, une mort courte, est libéralement

octroyé à bon nombre

d'infortunés qui ne pensaient pas à le demander, de

petits mâles inutiles, même de jeunes ouvrières

qui naquirent tard et ne peuvent justifier d'un

tempérament assez fort pour résister à l'hiver.

Qu'il ne soit pas dit que l'on voie la race héroïque

chercher l'humiliante hospitalité des toits enfumés

de l'homme, et, pour vouloir vivre un peu plus,

étaler sa triste dépouille aux charniers d'une

araignée ! Non, enfants ! Non, soeurs ! Mourez. La

république est immortelle. Telle de nous, favorisée

par le miracle annuel et la loterie de la nature,

pourra tout recommencer. Qu'il en reste une, c'est

assez. Dût périr le monde, un grand coeur suffirait

pour refaire un monde.

Les abeilles de Virgile.

Tous les modernes ont triomphé de l'ignorance

de Virgile et de sa fable d'Aristée, qui tire

la vie de la mort et fait naître ses abeilles du

flanc des taureaux immolés. Moi, je n'en avais

jamais ri. Je sais, je sens, que toute parole de

ce grand poëte sacré a une valeur très-grave, une

autorité que j'appellerais augurale et pontificale.

Le quatrième livre des géorgiques, spécialement,

fut une oeuvre sainte, sortie du plus profond du

coeur. C'était un pieux hommage au malheur et à

l'amitié, l'éloge d'un proscrit, de Gallus, le

plus tendre ami de Virgile. Cet éloge fut

effacé, sans doute, par le prudent Mécène. Et

Virgile y substitua sa résurrection des abeilles,

ce chant plein d'immortalité, qui, dans le mystère des

transformations de la nature, contient notre

meilleur espoir : que la mort n'est pas une mort,

mais une nouvelle vie commencée.

Aurait-il pris le vain plaisir de faire un conte

populaire à ce lieu consacré du poëme qu'avait

occupé le nom d'un ami ? Je ne le croirai jamais.

La fable, si c'en est une, a dû avoir quelque base

sérieuse, un côté de vérité. Ce n'est pas ici le

poëte mondain, le chanteur urbain, comme Horace,

l'élégant favori de Rome. Ce n'est pas l'improvisateur

charmant de la cour d'Auguste, le léger, l'indiscret

Ovide, qui trahit les amours des dieux. Virgile

est l'enfant de la terre, la noble et candide figure

du vieux paysan italique, religieux interrogateur,

soigneux et naïf interprète des secrets de la nature.

Qu'il se soit trompé sur les mots, qu'il ait mal

appliqué les noms, cela n'est pas impossible ; mais

pour les faits, c'est autre chose : ce qu'il dit, je

crois qu'il l'a vu.

Un hasard me mit sur la voie. Le 28 octobre 1856,

nous montions au cimetière du Père-Lachaise pour

visiter avant l'hiver les sépultures de ma famille, la

tombe qui réunit mon père et son petit-fils. Ce

dernier né m'était venu l'année même qui terminait

la première moitié de ce siècle, et je l'avais

nommé Lazare dans mon espoir religieux du

réveil des nations. J'avais cru voir sur son

visage comme une lueur des pensées fortes et tendres

qui me remplissaient le coeur à ce dernier moment

de mon enseignement. Vanité de nos espérances !

Cette fleur de mon automne, que j'aurais voulu

animer de la vitalité puissante qui a commencé tard

pour moi, elle disparut presque en naissant. Et il

me fallut déposer mon enfant aux pieds de mon

père, déjà mort depuis quatre années. Deux cyprès

que je plantai alors dans cette mauvaise terre

d'argile n'en ont pas moins pris en si peu de temps

une étonnante croissance. Deux fois, trois fois

plus hauts que moi, ils dressent des branches

vigoureuses d'un jeune et riche feuillage qui veut

toujours pointer au ciel. Qu'on les baisse avec

effort, elles se relèvent fières et fortes, vivantes

d'une incroyable séve, comme si ces arbres avaient

bu dans la terre ce que j'y mis, le cher trésor de

mon passé et mon invincible espérance.

Au milieu de ces pensées, montant la colline,

avant d'arriver à la tombe qui est dans l'allée

supérieure, je faisais cette observation, qu'ayant

eu tant d'occasions de fréquenter ce beau et triste

lieu, ayant été à un autre âge le plus assidu

visiteur des morts, je n'avais presque jamais

vu d'insectes au Père-Lachaise. à peine, au

grand moment des fleurs, lorsque tout en est

couvert et que même nombre

de vieux tombeaux abandonnés sont comme engloutis

dans les roses, je n'ai pas remarqué que la

vie animale y abondât, comme elle fait ailleurs.

Peu d'oiseaux, très-peu d'insectes. Pourquoi ? Je ne

pourrais le dire.

En faisant cette réflexion, nous avions achevé de

gravir la colline ; nous étions devant la tombe. J'y

trouvai avec admiration, le dirai-je ? Avec une

sorte de saisissement, un surprenant démenti à ce

que je venais de dire.

Une vingtaine environ de très-brillantes abeilles

voletaient sur le jardinet, aussi étroit qu'un

cercueil, dépouillé et pauvre de fleurs, attristé de

la saison. Il ne restait guère dans tout le

cimetière que les dernières fleurs d'automne,

quelques défaillantes roses du Bengale,

demi-effeuillées. Le lieu même où nous étions, plein

de constructions nouvelles, de maçonnage et de

plâtre, était une Arabie déserte. Sur la tombe

enfin, il n'y avait, vers la tête du grand-père,

que quelques blancs asters, fort pâles, et sur mon

enfant les cyprès. Il fallait bien que ces asters,

dans ce mauvais sol argileux, nourris ou des

souffles de l'air, ou des esprits de la terre,

gardassent un peu de miel, puisque ces petites

glaneuses y venaient récolter encore.

Je ne suis pas superstitieux. Je ne crois qu'à un

miracle, le miracle permanent de la providence

naturelle. J'éprouvai pourtant combien une vive

surprise du coeur peut ébranler l'esprit. Je me

sentis reconnaissant de voir les mystérieux petits

êtres animer cette solitude, où moi-même, hélas !

Je viens rarement. L'entraînement croissant du

travail où les jours poussent les jours, la flamme

haletante de cette forge où l'on forge de plus en

plus vite, doutant si l'on vivra demain, tout cela

nous tient plus loin des tombeaux que nous n'y fûmes

aux temps rêveurs de la jeunesse. Je fus saisi de

voir celles-ci me suppléer, tenir ma place. En mon

absence elles peuplaient, vivifiaient le lieu,

consolaient mes morts, les réjouissaient peut-être.

Mon père leur aurait souri avec sa bonté indulgente ;

elles auraient fait le bonheur, la première joie de

mon enfant.

L'intérêt ne les menait guère. Il y avait si peu à

prendre pour elles ! Cependant, quand nous

suspendîmes aux cyprès des couronnes d'immortelles

que nous apportions, elles eurent la curiosité

d'aller voir si ces nouvelles fleurs avaient en

elles quelque chose. La dure et piquante corolle

les rebuta vite, et les renvoya aux asters fanés.

J'en fus triste, et je leur dis : " tard, bien tard,

vous venez, amies, et sur la tombe du pauvre ! ...

que n'ai-je à vous récompenser d'un petit banquet

d'amitié, qui vous soutienne et vous réchauffe aux

premiers froids qui déjà soufflent sur ces hauteurs glaciales, exposées

au vent du nord ! "

Comme si elles m'avaient compris, leurs mouvements

répliquèrent juste. J'en vis qui, de leurs petits

bras, adroitement tournés en arrière, se frottaient

le dos au soleil ; elles voulaient s'imbiber à

fond de ce rayon tiède et s'en pénétrer. Elles

profitaient de l'heure malheureusement bien courte où

le soleil tourne si vite ; on le sent à peine, et il

est passé. Leur geste, très-significatif, disait

manifestement : " oh ! La froide matinée que nous

avons eue ! ... hâtons-nous ! ... avant une heure

commence la soirée non moins froide, la nuit glacée,

qui sait ? L'hiver ! Et bientôt la mort pour nous. "

elles étaient très-vives encore, merveilleusement

propres et nettes, je dirais presque lumineuses, sous

leurs ailes lustrées, glacées d'or. Je ne vis jamais

de plus beaux insectes, plus visiblement animés

d'une vie supérieure. Une chose m'embarrassait,

c'est qu'elles étaient trop belles, trop luisantes,

n'ayant point leur costume industriel, leur habit

velu, leurs pinceaux, leurs brosses. Enfin, j'aperçus

une chose, c'est qu'elles n'avaient pas non plus les

quatre ailes de l'abeille, mais seulement deux.

Je reconnus mon erreur. Celles-ci sont justement

celles qui trompèrent aussi Virgile. Comme moi,

il les crut abeilles et leur a donné ce faux nom.

Réaumur avoue que lui-même il y fut un moment

trompé.

Mais le fait conté par Virgile n'est pas inexact.

On comprend qu'il ait vivement ému l'antiquité et

qu'elle y ait vu un type de résurrection. Elles

semblent les filles de la mort. Des trois âges de

leur existence, elles passent le premier dans les

eaux morbides et mortelles, funestes à tous les

autres êtres, que laissent échapper les résidus de

la vie en dissolution ; par une tendresse ingénieuse,

la nature les y préserve, les maintient vivantes et

les fait respirer en pleine mort. Le second âge, elles

le passent sous la terre, dans les ténèbres, pour y

dormir leur sommeil de chrysalide. Mais, quittes de

cette sépulture, elles sont bien dédommagées de leur

abaissement antérieur ; une vie légère, aérienne,

exempte des travaux de l'abeille, glorifiée par des

ailes d'or, comme celle-ci n'en eut jamais, leur

est accordée, avec des moeurs douces. Innocentes et

sans aiguillon, elles vivent leur saison d'amour

sous le soleil et dans les fleurs. Loin de rougir

de leur origine, nobles abeilles virgiliennes, elles

ne dédaignent pas les fleurs du cimetière, elles

font société aux morts, et, pour les vivants,

recueillent ce miel de l'âme, l'espoir de l'avenir.

L'abeille aux champs.

" quand la plante arrive à la fleur, au plus haut

point de sa vie, qu'elle prend des formes

symétriques, des parfums, des couleurs, une

irritabilité quasi animale, elle sort de l'isolement,

et se lie davantage avec le tout. Mais elle est fixée

dans un lieu et sans rapprochement d'amour. L'animal,

au contraire, c'est le mouvement ; il annonce sa

joie de vivre par sa mobilité capricieuse. Alors la

plante captive jette un regard d'amicale confiance

sur la vie libre de l'animal, lui offre l'abondance

de sa substance, et, pour salaire, attend de lui

qu'il opère sa fécondation. Alors aussi, comme

pourrait le faire un frère plus âgé, l'animal aide

à la plante, et prête à sa dépendance les secours de la

liberté. Mais, pour cela, il faut l'animal tout à

fait libre, je veux dire ailé, lié avec la vie

végétale qui fut sa bonne nourrice. Voilà l'insecte,

messager et médiateur de l'amour des plantes, leur

propagateur, instrument zélé de leur fécondation.

" avec un soin maternel, la plante, en son propre

corps, donne un lieu où l'oeuf de l'insecte se

développe. Elle nourrit la jeune larve qui ne peut

agir encore, mais qui enfin, sortant de sa végétation

dans l'oeuf, se meut librement, se nourrit.

La fécondité créatrice de la plante répare aisément

ce que lui a soustrait l'insecte, et tous deux ainsi,

l'animal et la plante, arrivent harmoniquement au

point le plus haut de la vie. L'animal, de sa basse

sphère de nutrition, s'élève à une sphère plus

élevée, le pur besoin du mouvement, et la poursuite

de l'amour. La plante, il est vrai, ne monte pas si

haut ; mais sa fleur est un beau rêve d'une

existence supérieure : rêve qui, bien que passager,

va, par les fruits, assurer la conservation de l'espèce.

La plante en fleurs, l'insecte ailé, atteignent,

comme de concert, un développement analogue, manifesté

par les couleurs, les belles formes symétriques, le

raffinement de la substance. Des fleurs papilionacées,

par exemple, on dirait presque des insectes devenus

plantes.

" cette existence harmonique va et marche au

même rhythme des moments de la journée. Chaque

fleur au suc de laquelle est assigné un insecte

s'épanouit à l'heure où il vit de la vie la plus

active, se ferme à l'heure de son repos. Ils sentent

ainsi leur unité ; l'amour les attire l'un vers

l'autre. La plante ici joue la femelle, base fixe

de création, engagée dans la nature. L'insecte

semble le petit mâle qui se détache de la terre,

voltige en l'air ; rappelé toutefois par la plante

à l'unité du tout terrestre. Il est une anthère

ailée, qui répand la vie aux fleurs. " (Burdach,

livre II, ch III.)

Ce que le vent fait au hasard, jetant, par ondées,

par caprice, les éléments générateurs, l'insecte le

fait par amour, amour direct de son espèce, amour

indirect et confus de cette aimable auxiliaire qui

l'accueille et qui le nourrit, qui nourrira même

encore ses oeufs après lui et continuera sa maternité.

Aussi son action n'est pas, comme était celle

du vent, extérieure et superficielle. Elle est

intérieure, pénétrante ; l'insecte, ardent et

curieux, ne se laisse pas arrêter par ces légers

petits obstacles dont la pudeur végétale entoure le

seuil de ses mystères ; il écarte hardiment les

voiles, il entre au ménage des fleurs. Il prend,

il pille, il emporte, sûr d'être approuvé de tout.

La fleur, dans son expansion impuissante, est trop

heureuse de ces larcins

libérateurs qui vont transporter son désir où

il voulait aller lui-même. " prends, dit-elle, et

prends davantage. " l'insecte y fait tout son effort ;

chacun de ses poils devient une petite flèche

magnétique qui attire et veut attirer. Puisse-t-il

se couvrir de ces pointes, et de toute sa surface

(à l'instar du paratonnerre) concentrer sur soi ce

trésor d'électricité végétale ! C'est son voeu. Voeu

réalisé dans l'insecte supérieur, dans l'abeille,

toute hérissée de cet appareil attractif, l'abeille

prédestinée, par les outils qui lui sont propres,

et à sa petite industrie personnelle de faire le

miel, et à la très-grande industrie, générale,

universelle, de la fécondation des plantes.

Excellente créature, à qui s'adresse surtout ce

que le grand physiologiste vient de dire de ces

amours de la fleur et de l'insecte ; mais avec une

spécialité admirable de l'abeille. Elle ne prend

à la fleur que ce noble luxe de vie que celle-ci

prodigue à l'amour. Elle n'établit pas son fruit

dans la plante pour l'alimenter et pour manger sa

nourrice. Au lieu d'y déposer son oeuf aux hasards

de la vie végétale, comme fait le papillon de sa

future chenille, l'abeille ménage la plante et, sans

l'attaquer, lui emprunte les précieux matériaux dont

son art tire les palais d'albâtre, d'ambre ou d'or,

où vont dormir ses enfants.

Cette innocence de l'abeille est un de ses hauts

attributs, autant que son art admirable. Son

aiguillon n'est qu'une arme défensive et

très-nécessaire, non contre l'homme auquel

d'elle-même elle n'aurait pas affaire, mais contre

les guêpes cruelles, ses terribles ennemies.

L'abeille, tout au contraire, ne fait de mal à

personne. Elle ne vit point de la mort ; sa vie

inoffensive ne demande point d'autres vies.

Elle suscite des existences innombrables, elle

vivifie, elle féconde. Il n'est pas d'inculte

désert, de lieu sauvage où elle n'anime, n'active la

végétation languissante, pressant les plantes

d'éclore, les veillant, les épiant. Elle leur

reproche leur paresse, et, dès qu'elles s'ouvrent

à l'amour, ces pauvres vierges muettes, elle

établit de l'une à l'autre comme les pourparlers

nécessaires, emporte dans ses murmures leurs

poussières et leurs parfums, met en rapport les

aromes qui sont leurs pensées de fleurs.

Cela commence au mois de mars. Quand un soleil

incertain, mais déjà puissant, réveille la séve

endormie, de petites fleurs des champs, la violette

sauvage, la pâquerette des gazons, le bouton d'or

des haies, la giroflée hâtive, s'épanouissent et

parfument l'air. Mais cela pour un moment. à peine

ouvertes à midi, dès trois heures elles se replient

et voilent leurs frissonnantes étamines. A ce court

moment de douce chaleur, vous voyez un petit être

blond, tout velu, mais bien frileux, qui se hasarde

aussi à déplier ses ailes. L'abeille quitte sa cité,

sachant que la manne est prête pour elle et pour ses

petits.

Peu de chose alors, il est vrai, mais la plupart

des berceaux sont vides à cette époque. La grande

fécondité de la mère abeille est encore cachée dans

son sein. La ponte régulière, rapide, qui doit créer

un monde, ne commencera que plus tard, aux beaux

jours de mai.

Admirable correspondance. La plupart des fleurs

frileuses, de même que la frileuse abeille,

attendent une saison plus fixe pour déployer au

soleil leurs corolles, trop délicates pour les

caprices d'avril.

C'est plaisir de voir le commerce de ces êtres

charmants. La fleur docile s'incline et se prête

aux mouvements inquiets de l'insecte. Le sanctuaire

qu'elle avait fermé aux vents, au regard, elle

l'ouvre à sa chère abeille qui va, toute imprégnée

d'elle, porter son message d'amour. Les précautions

délicieuses que la nature a prises pour voiler aux

profanes le mystère qui se passe là n'arrêtent pas

un moment la chercheuse hardie qui est comme de la

maison et ne craint pas d'être en tiers. Telle

fleur, par exemple, se trouve protégée par deux

pétales qui

se rejoignent et font dôme (comme l'iris du bord

des eaux, qui protége ainsi de la pluie ses délicats

petits maris). Telle autre, comme le pois de

senteur, se coiffe d'une espèce de casque dont il

faut lever la visière.

L'abeille s'établit au fond de ces réduits dignes

des fées, tendus des plus doux tapis, sous des

pavillons fantastiques, des murailles de topaze et

des plafonds de saphirs. Mais, pauvres comparaisons

empruntées aux pierreries mortes ! ... celles-ci

vivent, et elles sentent, elles désirent, elles

attendent. Et si l'heureux conquérant du petit

royaume caché, si l'impérieux violateur de leurs

innocentes barrières, l'insecte, mêle et confond

tout, elles lui diront merci, le combleront de leurs

parfums et le chargeront de leur miel.

Il y a des lieux favorisés, et il y a des heures

bénies, où l'abeille, en récoltant, accomplit, chaste

travailleuse, des milliers de mariages. Sur les côtes

par exemple, et près de la sauvage mer où l'on

n'irait guère chercher ces pacifiques idylles, s'il

est un repli bien caché, garanti, soleillé, la

nature ne manque pas, dans la douceur chaude et

humide de cet abri maternel, de faire un petit monde

élu où la fleur distille à l'abeille le plus doux de

son nectar, où l'abeille soulage la fleur comble et

courbée de son désir.

Chaude, humide et douce aussi est l'heure qui

précède le soir. Caressée du dernier soleil dont elle

garde en soi la tiédeur, humectée dans sa corolle de

la brume légère qui déjà blanchit, la fleur se sent

vivre deux fois et d'une double électricité ; elle

est pressée d'aimer, elle aime. Les étamines

éclatent, secouent leur nuage d'encens. Vienne la

médiatrice, à cette heure charmante et sacrée, qu'elle

vienne la secourable abeille ! Qu'elle s'empare de

ces parfums que le vent du soir aurait dispersés,

qu'elle les répartisse sagement, prenne ici et

donne là. Les fleurs ne sont plus solitaires ; la

prairie est devenue par elle une société où tous

s'entendent et tous s'aiment, initiés à l'hymen par

leur petit pontife ailé.

C'est un devoir non moins grave pour l'abeille de

se lever de bonne heure et d'assister au moment

où la fleur qui sommeillait sous la rosée pénétrante

(dégagée par son divin maître, père et amant, le

soleil), s'éveille, revient à elle-même. Frappée

du rayon sympathique, elle n'y résiste pas ;

elle laisse aller, attendrie, tout ce qu'elle a de

meilleur ; elle est comme une petite source où le

miel vient goutte à goutte. Prenez-le, il en revient.

à point se trouve alors l'abeille ; son oeuvre est

ici presque faite ; le doux trésor, bien préparé dans

cette heure de perfection, lui coûtera peu de

travail.

Elle l'apporte à ses enfants : " mangez, c'est

l'âme des fleurs. "

à midi, dans la chaleur, restera-t-elle inactive ?

Le hâle et la sécheresse ont tari les fleurs de la

plaine. Mais celles des bois, abritées par de

fraîches ombres, ont la coupe pleine ; celles des

ruisseaux murmurants, des muets et profonds marais,

sont alors en pleine vie. Le pensez à moi rêve et

pleure de petites larmes de miel. Le blanc nénuphar

lui-même, de sa pâle virginité, donne un doux trésor

d'amour.

" le chaud ne nuit pas à l'abeille, mais le froid

extrêmement. Elle est si consciencieuse que, pour

ne pas perdre un jour de travail dans nos courts

étés, elle n'a pas assez égard aux brusques retours

d'hiver, aux aigres caprices de bise, qui nous

viennent parfois dans les plus beaux jours. Des

insectes moins intelligents, mais aussi moins

laborieux, savent parfaitement s'y soustraire. Dans

leur prudence paresseuse, ils se disent : " à

demain ! ... chômons. " et ils attendent patiemment un

jour, deux jours ou davantage, que ce méchant vent du

nord ait calmé sa mauvaise humeur. Mais ceux qui

ont charges d'âmes, une grosse famille à nourrir,

ceux qui savent qu'un hiver doux peut venir qui

tienne ce peuple éveillé (donc affamé), ceux-là,

dis-je, se feraient scrupule de prendre un seul

jour de repos.

" aussi, par des matins très-froids d'un juin qui

valait un mars, elles n'hésitaient pas à se mettre

intrépidement en campagne. Mais elles sont plus

vaillantes que robustes ; le froid les prenait, et je

les voyais languissantes et comme paralysées, qui

se traînaient à mes fenêtres. Elles n'essayaient pas

de fuir et se laissaient prendre. Elles étaient à

l'état sacré, je veux dire portant les signes de leur

courageux et infatigable travail, imprégnées de

poussière de fleurs, et leurs petites corbeilles

chargées, surchargées de pollen. Elles avaient l'air

de dire : " nous ne sommes point des fainéantes. Loin

de là, aux froides heures du matin, où plus d'une

sommeille, nous avions déjà journée faite. Mais,

hélas ! Les temps sont si durs, et si pénétrante est

la bise ! Nous voilà transies. Un moment, je vous

prie, d'hospitalité ! "

" qui ne respecterait l'infortune de ces

irréprochables et trop ardentes ouvrières ? Je leur

prêtais non-seulement un toit, la tiédeur d'un

appartement fermé au vent, ouvert au soleil ; mais,

je leur improvisais un repas d'amie, sans façon.

Où ? Au fond d'un sucrier.

" la frileuse, ayant ravivé à un beau et chaud

rayon sa chaleur perdue, et remis en bon état tout

ce petit monde électrique de poils dont elle est

hérissée, commençait à s'informer de sa prison

momentanée

et trouvait avec une surprise agréable que ce cristal

était une salle à manger. De bon appétit, se

mettant à table, elle attaquait un morceau de sucre,

et de sa trompe en suçait tout ce qu'elle en

pouvait prendre. Le repas fini, quand l'abeille,

tout à fait ressuscitée, remuait, allait, venait,

demandait la porte, sans lui faire perdre un

moment d'une journée déjà avancée, je l'élargissais...

d'un plein vol, charmée d'un soleil meilleur, elle

retournait à ses affaires, bourdonnant

très-distinctement : " adieu, madame, et grand merci. "

Les abeilles architectes. La cité.

Si le guêpier tenait de Sparte, la ruche est,

dans le monde insecte, la véritable Athènes. Ici,

tout est art. Le peuple, l'élite artiste du peuple,

crée incessamment deux choses, d'une part la cité,

la patrie, de l'autre la mère universelle qui doit

non-seulement perpétuer le peuple, mais de plus

être son idole, son fétiche, le dieu vivant de la

cité.

Ce qui est commun aux abeilles avec les guêpes,

les fourmis, tous les insectes sociables, c'est la

vie désintéressée des tantes et soeurs, vierges

laborieuses,

qui se dévouent tout entières à une maternité

d'adoption.

Et ce qui sépare l'abeille de ces peuples analogues,

c'est qu'elle a besoin de se faire une idole

nationale dont l'amour l'invite au travail.

Tout cela a été longtemps méconnu. On croyait

d'abord que cet état était une monarchie, qu'il

avait un roi. point du tout ; ce roi est une

femelle. Alors, on s'est rabattu à dire : cette

femelle est une reine. erreur encore.

Non-seulement elle ne règne pas, ne gouverne pas,

ne dirige rien, mais elle est gouvernée en certaines

choses, parfois mise en charte privée. C'est plus et

moins qu'une reine. C'est un objet d'adoration

publique et légale ; je dis légale et constitutionnelle,

car cette adoration n'est pas tellement aveugle qu'en

tels cas l'idole ne soit, comme on verra, traitée

très-sévèrement.

" donc, ce gouvernement serait au fond démocratique ? "

oui, si l'on considère l'unanime dévouement du

peuple, le travail spontané de tous. Nul ne commande.

Mais, au fond, on voit bien que ce qui domine en

toute chose élevée, c'est une élite intelligente,

une aristocratie d'artistes. La cité n'est

point bâtie ni organisée par tout le peuple, mais

par une classe spéciale, une espèce de corporation.

Tandis que la grande foule des abeilles va chercher

aux champs la nourriture commune, certaines abeilles

plus grosses, les cirières, élaborent la cire, la

préparent, la taillent, l'emploient habilement.

Comme les francs-maçons du moyen âge, cette

respectable corporation d'architectes travaille et

bâtit sur les principes d'une profonde géométrie.

Ce sont, comme ceux de nos vieux temps, les

maîtres des pierres vives. mais combien ces

dignes abeilles méritent mieux encore ce nom ! Les

matériaux qu'elles emploient ont passé par elles,

ont été élaborés par leur action vitale, vivifiés de

leurs sucs intérieurs.

Ni le miel ni la cire ne sont des substances

végétales. Ces petites abeilles légères qui vont

chercher le suc des fleurs, le rapportent déjà

changé, enrichi de leur vie virginale. Doux et pur,

il passe de leur bouche à la bouche de leurs grandes

soeurs. Celles-ci, les graves cirières, ayant reçu

cet aliment vivifié et doté de la charmante douceur

qui est comme l'âme du peuple, elles l'élaborent à

leur tour, l'affermissent de leur vie propre, qui

est la solidité. Sages et sédentaires, du liquide,

elles font un miel sédentaire, un miel à la seconde

puissance ; j'allais dire, un miel réfléchi. Ce

n'est pas tout, cette substance deux fois élaborée et

deux fois dotée de suc animal, elles ne l'emploieront

encore qu'en l'humectant incessamment de leur salive,

qui la rend plus molle pendant le travail et plus résistante

après.

Avais-je tort tout à l'heure de dire que cette

construction est vraiment celle des pierres

vives ? pas un atome de ces matériaux qui ne passe

trois fois par la vie, et ne s'en imprègne trois

fois. Qui dira, dans cette ruche, si c'est la fleur

qui a fourni le plus, ou si c'est l'abeille ?

Celle-ci y est pour une grande part. Ici, la

maison du peuple, c'est la substance du peuple et

son âme visible ; il a tiré de lui sa propre cité,

et il est sa cité même. Abeilles et ruche, même

chose.

Mais observons-les au travail.

Seule, au centre de la ruche encore vide et à créer,

la docte cirière s'avance. Sous ses anneaux elle

prend délicatement une plaque de cire que ses mains

portent à sa bouche. La plaque est broyée de ses

dents, et, comme ses dents sont des filières, la

cire en sort sous forme de ruban. Huit plaques sont

ainsi fournies, travaillées et imbibées ; huit petits

blocs en résultent qu'elle pose comme premiers

jalons de la construction première, comme assises

mères de la cité.

D'autres continuent sans s'écarter de ce qu'a

commencé la première. Si quelque novice

inintelligente ne suit pas le plan adopté, les

maîtresses abeilles, savantes et expérimentées,

sont là pour saisir le défaut et y porter remède

(Huber).

Dans le bloc total, bien posé, aligné, où plusieurs

ont harmoniquement déposé leur tribut de cire,

il faut maintenant creuser, donner une forme.

Une encore, une seule, se détache des autres,

et de sa langue cornée, de ses dents, de ses pattes,

dans cette matière assez ferme, elle parvient à

faire une cavité, comme une voûte renversée. Fatiguée,

elle se retire, d'autres arrivent pour modeler.

à deux, elles amincissent et affinent les murs.

Le seul point à observer, c'est de ménager toujours

habilement l'épaisseur. Mais comment

l'apprécient-elles ? Qui les avertit de l'instant où

un coup de trop ferait une ouverture dans la cloison ?

Jamais cependant elles ne prennent la peine de faire

le tour et d'aller observer l'autre côté. Les yeux

leur sont inutiles ; elles jugent de tout par leurs

antennes, qui sont leurs sondes et leurs compas.

Elles palpent, et, par un tact infiniment délicat,

elles sentent à l'élasticité de la cire, ou au son

qu'elle rend, s'il y a sûreté à creuser, ou s'il

faut s'en tenir là et ne pas aller plus avant.

La construction, comme on sait, est à deux fins.

Les alvéoles sont généralement l'été des berceaux,

l'hiver des réservoirs de pollen et de miel, un

grenier d'abondance pour la république. Chacun de

ces vases est clos et scellé de son couvercle de cire.

Clôture religieusement respectée de tout le peuple,

qui ne prend pour sa subsistance qu'à un seul

rayon ouvert. Ce rayon fini, on passe à un autre,

mais toujours avec grande réserve et grande

sobriété.

On a dit et répété que la construction était

absolument uniforme. Buffon va jusqu'à prétendre que

l'alvéole n'est que la forme même de l'abeille qui

s'établit dans la cire, et qui, du frottement de son

corps, par une manoeuvre aveugle, obtient une

empreinte, un creux, une alvéole identique. Vaine

hypothèse, que la moindre réflexion ferait juger

improbable, quand même l'observation ne la

démentirait pas.

En réalité, leur travail est extrêmement varié,

incidenté de diverses manières.

Premièrement, les rayons sont percés au centre

de corridors ou petits tunnels qui dispensent de

tourner autour des deux surfaces. économes en

toute chose, elles sont avares de temps.

Deuxièmement, la forme des alvéoles n'est nullement

identique. Elles préfèrent l'hexagone, la forme

précisément la meilleure pour donner le plus

d'alvéoles dans le plus petit espace. Mais elles ne

sont nullement esclaves de cette forme. Le premier

rayon qu'elles collent au bois n'y tiendrait que

faiblement et seulement par les saillies, s'il se

composait d'alvéoles à six pans. Elles le font à

cinq seulement, le

composent d'alvéoles pentagones, pour ménager de

larges bases qui s'attachent au bois solidement sur

une ligne continue. Le tout agglutiné, scellé, non

pas avec de la cire, mais avec leur gomme (ou

propolis), qui, en séchant, devient dure comme du

fer.

Les grandes cellules royales ou berceaux des

mères futures, qu'on voit au côté des rayons, ne

sont point à six pans, mais dans une forme

d'oeuf oblong, ce qui donne à ces favorites une

aisance considérable et une grande facilité de

développement.

Enfin, dans le commun même des alvéoles hexagones,

analogues au premier coup d'oeil, avec un

peu d'attention, on voit de graves différences. Elles

sont petites pour les ouvrières glaneuses, plus

grandes pour les artistes cirières, grosses et

larges pour les mâles. Cette largeur s'obtient au

moyen d'une petite pièce arrondie que l'on met dans

le fond, et qui le rend un peu circulaire, j'allais

dire ventru. Telle maison, tel habitant ; le mâle

naîtra trapu, ventru, prédestiné qu'il fut à cette

forme par celle de son berceau.

Ainsi, elles varient d'elles-mêmes le dessin et

l'étendue des cellules. Elles les varient plus

encore selon les obstacles qu'on leur oppose. Si on

leur refuse la place, elles réduisent leurs

hexagones proportionnellement avec une adresse

extrême.

C'est ce qu'Huber vérifia par d'ingénieuses

expériences. Il imagina de les contrarier en posant,

au lieu de bois, une plaque de verre à l'un des murs

de la ruche où elles attachent leurs rayons. Elles

virent de loin ce verre glissant où rien n'eût pu se

fixer, et, prenant dès lors leurs mesures, elles

coudèrent leur gâteau de façon qu'il évitât le verre

et allât rejoindre le bois. Mais, pour couder ces

rayons, il fallait changer le diamètre des cellules,

rendre plus grand celui de la partie convexe, plus

petit celui de la partie concave. Délicat problème

qui fut résolu sans difficulté par ces habiles

architectes.

En plein hiver, dit-il encore, dans leur saison

d'inertie, un gâteau trop lourd croula, fut arrêté

au passage par les gâteaux du dessous. L'éboulement

était imminent. Elles inventèrent des renforts, des

cordons en fort mastic qui, tenant au gâteau tombé

et aux parois de la ruche, empêchèrent cette ruine

dangereuse d'entraîner l'édifice inférieur. Puis,

pour prévenir des malheurs semblables, elles

créèrent des pièces nouvelles, inusitées,

d'architecture, arcs-boutants, contre-forts, piliers,

solives, etc.

nouvelles et inusitées ! ceci réfutait assez la

théorie de Buffon. Que des machines innovassent, que

des automates inventassent ! Chose difficile à

expliquer. Cependant l'autorité souveraine de ce

grand dictateur de l'histoire naturelle aurait prévalu peut-être

sur les faits, sur l'observation, si, vers la fin du

dernier siècle, les abeilles elles-mêmes, par un

coup imprévu, n'avaient définitivement tranché la

question.

C'était vers le temps de la révolution américaine,

peu avant la révolution française. On vit apparaître

et se répandre un être inconnu à notre Europe,

d'une figure effrayante, un grand et fort papillon de

nuit, marqué assez nettement en gris fauve d'une

vilaine tête de mort. Cet être sinistre, qu'on

n'avait vu jamais, alarma les campagnes et parut

l'augure des plus grands malheurs. En réalité, ceux

qui s'en effrayaient l'avaient apporté eux-mêmes. Il

était venu en chenille avec sa plante natale, la

pomme de terre américaine, le végétal à la mode que

Parmentier préconisait, que Louis Xvi protégeait,

et qu'on répandait partout. Les savants le baptisèrent

d'un nom peu rassurant : le sphinx Atropos.

Cet animal était terrible en effet, mais pour le

miel. Il en était fort glouton, et capable de tout

pour y arriver. Une ruche de trente mille abeilles

ne l'effrayait pas. En pleine nuit, le monstre

avide, profitant de l'heure où les abords de la

cité sont moins gardés, avec un petit bruit

lugubre, étouffé, comme étoupé par le duvet mou qui

le couvre (comme toutes les bêtes de nuit),

envahissait la

ruche, allait aux rayons, se gorgeait, pillait,

gâchait, bouleversait les magasins et les enfants.

On avait beau s'éveiller, se rassembler, s'ameuter,

l'aiguillon ne perçait pas l'espèce de couverture,

de matelas mou et élastique, dont il est garni

partout, comme ces armures de coton que portaient

les mexicains du temps de Cortès, et qu'aucune

arme espagnole ne pouvait percer.

Huber avisait aux moyens de protéger ses abeilles

contre ce pillard effronté. Ferait-il des grilles,

des portes ? Et comment ? C'était son doute. Les

clôtures les mieux imaginées avaient toujours

l'inconvénient de gêner le grand mouvement d'entrée,

de sortie qui se fait au seuil de la ruche. Leur

impatience leur rendait intolérables ces barrières

où elles pourraient s'embarrasser et briser leurs

ailes.

Un matin, l'aide fidèle qui le secondait dans ses

expériences lui apprit que les abeilles avaient déjà

elles-mêmes résolu le problème. Elles avaient, en

diverses ruches, imaginé, essayé des systèmes

divers de défense et de fortifications. Tantôt elles

construisaient un mur de cire, avec d'étroites

fenêtres, où le gros ennemi ne pouvait passer.

Tantôt, par une invention plus ingénieuse, sans

boucher rien, elles plaçaient aux portes des arcades

entrecroisées, ou de petites cloisons les unes

derrière les

autres, mais qui se contrariaient, c'est-à-dire qu'au

vide laissé par les premières, répondait le plein des

secondes. Ainsi nombre d'ouvertures pour la foule

impatiente des abeilles qui pouvaient, comme à

l'ordinaire, entrer, sortir, sans autres obstacles

que d'aller un peu en zigzag. Mais clôture, absolue

clôture, pour le grand et gros ennemi qui ne

pouvait plus entrer avec ses ailes déployées, ni

même glisser sans froissement par ces corridors

étroits.

Ce fut le coup d'état des bêtes, la révolution des

insectes, exécuté par les abeilles, non-seulement

contre ceux qui les volaient, mais contre ceux qui

niaient leur intelligence. Les théoriciens qui la

leur refusaient, les Malebranche et les Buffon,

durent se tenir pour battus. L'on dut revenir à la

réserve des grands observateurs, des Swammerdam,

des Réaumur, qui, loin de contester le génie des

insectes, nous donnent nombre de faits pour prouver

qu'il est flexible, qu'il peut grandir par les

dangers, les obstacles, quitter les routines, faire

des progrès inattendus dans certaines circonstances.

Comment les abeilles créent le

peuple et la mère commune.

Tout, dans la vie des abeilles, est combiné pour

l'enfant. Voyons donc cet objet d'amour. Voyons

ce que sera au fond de l'alvéole, qui vient d'être

édifié, la petite vierge du travail.

D'abord elle naît très-pure, à ce point qu'elle n'a

pas même l'organe des nécessités inférieures. Sur

une fine bouillie de miel et de poussière de fleurs,

qu'on lui renouvelle, vous ne voyez d'abord qu'une

virgule, puis un c, une spirale. Mais déjà elle vit,

elle est organisée, active, si bien qu'au huitième

jour, fileuse habile, elle tisse son filet de

métamorphose.

Ses nourrices, pour qu'elle ait un parfait

repos au moment sacré, ont l'attention de fermer

sa cellule ; elles y posent un petit dôme, de

couleur fauve et veloutée. Elle est nymphe dix jours,

enveloppée d'un voile d'une extrême blancheur,

très-fin, qui vous laisse voir une miniature de

mouche, yeux, ailes et pattes. Vingt et un jours

suffisent à son développement. Elle entame alors le

petit dôme, le pousse de sa tête ; puis, de ses

premières pattes posées au bord, elle tire avec

force pour dégager le tout. Grand effort. Mais le

miel est là pour la refaire ; à la première cellule,

elle y plonge sa trompe, s'initie elle-même à la vie.

Elle est humide encore, grise et très-faible. Elle

va se sécher au soleil, durcir ses ailes plissées et

molles. Là, elle est accueillie de ses nombreuses

tantes, qui l'essuient et la lèchent amoureusement,

lui donnent le baiser maternel.

Nul être n'est mieux ustensilé ni plus manifestement

appelé à une spécialité d'industrie. Chaque

organe lui dit sa leçon et ce qu'elle a à faire.

éclairée de cinq yeux et dirigée par deux antennes,

elle porte en avant, au dehors de sa bouche, un

unique et merveilleux instrument de dégustation,

la trompe, longue langue extérieure, délicate et

demi-velue pour mieux s'imprégner et s'imbiber.

Protégée, au repos, d'un bel étui d'écaille, la

trompe

tire sa fine pointe pour toucher un liquide, et cette

pointe mouillée, elle la ramène au fond de sa

bouche où réside la langue intérieure, juge intime

de la sensation, et qui en décide en dernier

ressort.

A cet appareil délicat, joignez des attributs plus

rudes qui accusent sa vocation : des poils de tous

côtés pour s'empreindre des poussières des fleurs,

des brosses aux jambes pour concentrer cette

récolte, des corbeilles pour la serrer en pelotes de

toutes couleurs. Tout cela mis ensemble, c'est

l'insigne du métier... va, ma fille, et sois

moissonneuse.

Tu n'auras nul autre désir et tu ne voudras rien

de plus. Les vierges fées qui ont préparé ton

berceau et t'alimentent par jour, te font ce qu'elles

furent. Sobres, laborieuses et stériles, elles

épargnent sur elles-mêmes ; elles maintiennent en elles

et en toi la virginité par le jeûne, du moins la

faible nourriture, tandis qu'elles traitent

splendidement la mère future, encore enfant, et sont

même très-larges pour la tribu nombreuse des mâles,

la plupart inutiles.

C'est ici que l'on touche le fond de la cité,

l'aristocratie du dévouement et de l'intelligence.

Les cirières, ou abeilles architectes, si elles

consultaient la mère vivante, ne lui prépareraient

jamais une

héritière. Elle est aveuglément jalouse, et ne

demande qu'à la tuer, dès qu'elle naîtra. On ne

l'écoute point. Ces sages et fortes têtes, songeant

que nous mourons tous, avisent à la perpétuer. Donc,

à côté des alvéoles, ou petits berceaux resserrés qui

reçoivent tous les enfants de la république, elles

bâtissent de très-larges loges, quinze fois, vingt

fois plus amples, où l'oeuf ordinaire qu'on y met,

favorisé par l'aisance et la liberté, pourra grossir

et grandir, développer à plaisir toutes ses facultés

naturelles. Pour mieux assurer la croissance

supérieure de l'oeuf élu, on lui prodigue une

nourriture plus forte, plus généreuse, qui donnera

l'essor à son sexe et le douera de fécondité. Telle

est l'efficacité de cette puissante liqueur, que si

les nourrices en laissent par mégarde tomber des

gouttes sur les berceaux voisins, les petites

abeilles, heureuses de ce hasard, participent à la

fécondité, quoique à un degré inférieur.

j'ai fait des rois, madame, et n'ai pas voulu

l'être.

Ce vers de la tragédie caractérise parfaitement le

désintéressement de ces sages nourrices. Elles

donnent à la favorite tous les dons de ce monde, un

beau et ample local, une nourriture supérieure, et

ce paradis des femelles, la maternité ! Aux autres,

au contraire, à leurs soeurs, qui naîtront semblables

à elles, les berceaux serrés, les aliments grossiers,

le travail incessant, la peine. Les unes iront aux

champs, sueront pour le peuple et la mère ; les

autres, enfermées au logis, bâtiront incessamment,

soigneront la progéniture. Nulle récréation ; je ne

vois pas qu'elles aient, comme les fourmis, de fêtes,

ni de jeux gymnastiques. Toute leur fête sera le

travail (dont cette mère est dispensée). à une seule,

elles donnent l'amour, et ne gardent que la sagesse.

L'attribut caractéristique de cet enfant de la grâce,

dont tout le peuple est amoureux, est spécialement

d'avoir de belles longues pattes d'or, ou plutôt

d'ambre transparent, d'un jaune doré. Cette riche

couleur ennoblit son ventre, et se retrouve encore

au bord de ses anneaux dorsaux. élégante, svelte et

noble, elle est dispensée de traîner l'appareil

industriel qui surcharge l'ouvrière, les brosses et

les corbeilles. Comme toute abeille, elle porte

l'épée, je veux dire l'aiguillon, mais ne le fait

sortir guère (sauf un duel personnel) ; elle en a

peu d'occasions, étant entourée, obsédée, accablée

plutôt d'un excès d'amour.

Cette mère est fort timide ; un rien suffit pour

l'effrayer ; au moindre danger, elle fuit et se

cache au fond de la ruche. Sa tête n'est pas bien

grosse, et son unique fonction qui la spécialise

tellement, n'est pas de celles qui peuvent élargir beaucoup le

cerveau. Les autres ont plus d'occasions d'acquérir

des connaissances et de varier leurs aptitudes. Les

petites moissonneuses prennent une grande expérience

de la campagne et de la vie. Les abeilles architectes

qui, de plus, règlent mille affaires imprévues de

l'intérieur, sont bien obligées de songer et de

développer leur intelligence. La mère n'a que deux

choses à faire.

Par un beau jour de printemps, au soleil, vers

les trois heures de l'après-midi, elle sort, et sur

un millier, ou davantage, de mâles, elle se choisit

un époux, l'enlève un moment sur ses ailes, puis

le rejette mutilé ; il ne survit pas au bonheur.

Elle rentre, et tout est fini. Elle est fécondée

pour quatre ans, le terme ordinaire de sa vie. Point

d'amours plus courtes et plus chastes. Tout son

travail, de jour, de nuit, sans distinction de

saison, sauf trois mois d'engourdissement dans les

hivers rigoureux, est de pondre partout, sans

cesse. Elle va de cellule en cellule, et dans

chacune laisse un oeuf. C'est tout ce qu'on lui

demande. Elle est aimée pour cela, et précisément en

proportion de sa fécondité. Si elle devenait stérile,

tout languirait, et l'activité, et le travail, et

l'amour qu'on a pour elle. Le sentiment qu'on lui

témoigne n'est pas tellement personnel que l'idée

de l'utilité,

de la conservation et de la perpétuité du peuple, n'y

domine très-visiblement.

Cette mère, disent nos auteurs, a la tête un peu

légère. comme tous ceux qui n'ont rien à faire,

elle est capricieuse, volage. Au bout d'une année de

ponte et de vie sédentaire au fond de la ruche, il

lui prend envie du grand air, d'aller voir un peu le

monde, de visiter de nouveaux pays. Elle a cependant

un motif plus sérieux qu'ils ne disent. Elle

voit ces vastes loges où l'on élève de jeunes mères

qui pourront la remplacer. Elle sent là ces rivales,

et elle en est fort jalouse. Sans cesse, elle rôde

autour, et, sans la garde assidue qui les protége et

l'en éloigne, à travers les minces parois, elle

darderait son aiguillon. Qu'est-ce donc quand les

jeunes captives, ignorantes de sa fureur et de leur

danger, font des efforts imprudents pour s'élargir

de leurs berceaux, bruissent, se mettent à faire

entendre le petit chant de cigale, qui est propre

aux mères des abeilles, et qui dit si clairement à

l'ancienne que les prétendantes sont là ? ... la

prévoyance des abeilles qui, à tout événement, ont

fait éclore ainsi ces jeunes mères, les met alors

dans l'embarras. Un affreux duel est possible, un

massacre des innocents ; l'ancienne, si on la laissait

faire, n'épargnerait pas une de ces odieuses

femelles. Mieux vaut le divorce que la guerre civile.

L'ancienne, agitée,

effarée, court partout, et paraît dire : " eh bien !

Qui m'aime me suive ! " elle entonne un chant de

départ. Tout travail est suspendu.

Déterminées à la suivre, nombre d'abeilles se

mettent en devoir de se préparer ; elles mangent

pour plusieurs jours. L'agitation excessive se trahit

par un changement subit de température ; de 28

degrés la chaleur de la ruche monte jusqu'à 30 ou 32.

Chose intolérable pour elles ; c'est un trait

particulier de leur organisation de transpirer

aisément. Dans cette chaleur élevée, elles sont toutes

trempées de sueur. Donc, il faut partir ou mourir.

La mère sort, on se précipite. Elles tourbillonnent

un moment sur la patrie abandonnée, s'élancent un

peu plus loin, en décrivant dans l'air des

entre-croisements bizarres, incroyables. L'air en

est comme obscurci. Quelques-unes enfin se fixent

sur la branche d'un arbre voisin, puis beaucoup

d'autres avec la reine. Elles s'accrochent les unes

aux autres et pendent en une grosse grappe. Le

calme se rétablit. Les autres cités d'abeilles qui

avaient pris l'alarme, craignant l'invasion de ces

fugitives, qui gardaient leurs portes, centuplaient

leurs postes ordinaires, respirent, les voyant fixées,

et retournent à leurs travaux.

Cependant des messagers prudents et fidèles se

sont détachés de la grappe, et vont vérifier tout

autour quelles sont les localités qui favoriseraient

un nouvel établissement. M Debeauvoys a observé

le premier cette prévoyance, et cet envoi spécial de

maréchaux des logis qui doivent instruire et diriger

la colonie nouvelle. Un arbre creux, un rocher

cave, protégés du vent du nord, la proximité d'un

ruisseau où l'on puisse commodément boire, c'est

ce qui décide le plus nos sages émigrantes. Une

ruche toute préparée et déjà garnie de miel ne leur

est pas indifférente. Elles sont fort positives,

guidées par un sens excellent.

Est-ce à dire qu'on ait quitté sans regret ce lieu

natal où l'on a si bien travaillé ? Et que, parti une

fois, on ne s'en souvienne ? Nullement. La mère

surtout, tête légère, a des caprices de retour,

et deux fois, trois fois (on l'a vu), elle peut

s'obstiner à revenir, ramenant avec elle la colonie

trop dévouée.

Que serait-ce si, dans ses retours, elle se

retrouvait tête à tête avec la mère nouvelle que le

peuple non émigrant a dû lui substituer ? Il y

aurait un duel. Et il arrive de même, sans émigration,

quand, malgré toute l'attention qu'on a de l'en

empêcher, une jeune mère a percé sa loge et vient

présenter à l'ancienne l'objet détesté de sa

jalousie. Le combat est infaillible. Cependant,

comme chacune sait l'autre armée d'un dard mortel,

leur poltronnerie naturelle pourrait modérer leur fureur et borner la

lutte à quelques secousses innocentes, à une vaine

prise de corps, comme un pugilat d'athlètes payés.

Mais le peuple qui fait cercle et les regarde de

près, ce peuple est très-sérieux ; il entend que

l'affaire soit telle. La division dans la cité serait

le dernier des maux. Elles sont aussi si économes,

sobres pour elles-mêmes, pour autrui parcimonieuses,

qu'elles tiennent compte, j'en suis sûr, de

l'énormité de la dépense, s'il y avait deux mères à

entretenir. Chacune d'elles, royalement nourries

comme elles sont, grève assez la république. L'état

serait ruiné, s'il payait double budget. Donc, il

faut qu'une des deux meure. Et l'on voit ce spectacle

étrange qui caractérise à fond l'esprit singulier de

ce peuple, que cet objet d'adoration, naguère gorgé,

brossé, léché, s'il recule, on le ramène au combat,

on l'y pousse, jusqu'à ce que l'une des deux étant

parvenue à sauter sur l'autre, de son abdomen

recourbé et ramené sous l'ennemie, lui plonge au

fond des entrailles l'irrémissible poignard.

L'unité est ainsi gagnée. La survivante qui,

vaincue, eût été jetée sans regret, victorieuse

devient l'idole, le dieu vivant de la cité ; mais,

qu'elle y songe, à cette expresse condition de

perpétuer le peuple et de rester toujours féconde.

Posons le cas déplorable où toute mère aurait

péri. Qu'arriverait-il de ce monde orphelin ?

Tomberait-il, comme on l'a dit, en démoralisation

complète ? Ce malheur entraînerait-il une furieuse

anarchie, un pillage universel de la cité par

elle-même ? Nullement, dit M Debeauvoys. Il y a

quelques heures de trouble, de douleur et de colère,

d'apparent délire. On va, on vient, on s'agite, on

suspend le travail ; on néglige même un moment les

nourrissons. Mais ce peuple, essentiellement sérieux,

revient à sa dignité, se ressouvient de lui-même.

La mère est morte ? Vive la mère ! Nous saurons en

refaire une autre. Ce que nous fûmes hier, nous le

sommes encore aujourd'hui.

La dernière sera la première. C'est la plus jeune

enfant du peuple, qui à peine a ouvert sa coque, qui

n'a pas eu le temps de subir le serrement d'un étroit

berceau, qui n'a pas encore maigri au maigre aliment

de l'ouvrière. Cet aliment n'est pas le miel, c'est

la simple poussière des fleurs qu'on nomme le pain

des abeilles. celles qui ont déjà vécu au pain

sec resteront petites ; elles n'ont plus la faculté

de transformation.

Mais celle-ci, si molle et si tendre, deviendra ce

qu'on voudra. Pour qu'elle soit une vraie femelle,

une abeille d'amour, et féconde, que faut-il ? La

liberté. Qu'on lui fasse un vaste berceau où sa

jeune vie flotte, s'agite et végète à l'aise. Il en

coûtera trois berceaux qu'on détruit au profit du sien, trois

enfants qui ne naîtront point. Qu'importe, si

celle-ci dans un an vous en fait dix mille ?

Son sacre, à la mère du peuple, c'est cette

nourriture vivante que le peuple tire de lui-même

et où il ajoute sa douceur d'abeille à l'esprit

embaumé des fleurs. Haute et forte nourriture, riche

du parfum enivrant des herbes aromatiques, plus

riche du virginal amour que trente mille soeurs ont

mis là pour le merveilleux enfant qui leur appartient

à toutes.

Au troisième jour, l'enfant voit son berceau étendu

d'un ornement combiné pour la rendre plus libre

encore, une pyramide renversée. Au cinquième

seulement on y met le sceau, pour qu'elle y dorme

paisible, et tranquillement accomplisse sa

métamorphose. Dès lors, plus d'inquiétude. On garde

la chère endormie qui sera demain l'âme commune et

donnera par l'amour l'élan au travail du peuple. Il

la garde et il la sert, mais avec la fierté digne

d'un peuple qui n'adore que son oeuvre, élue de lui,

nourrie de lui, faite par lui, pouvant se défaire.

C'est son orgueil que de savoir au besoin se créer

son dieu.

CONCLUSION

L'abeille et la fourmi nous donnent la haute

harmonie de l'insecte.

Toutes deux, hautement intelligentes, sont élevées

comme artistes, architectes, etc. L'abeille, de plus,

géomètre. La fourmi, remarquable surtout comme

éducatrice.

La fourmi est franchement, fortement républicaine,

n'ayant nul besoin d'un symbole visible et

vivant de la cité, estimant peu, gouvernant assez

rudement les femelles faibles et molles qui

perpétuent le peuple. L'abeille, au contraire, plus

tendre, ce semble, ou moins raisonneuse et plus

imaginative, trouve un soutien moral dans le culte

de la

mère commune. C'est, pour ces cités de vierges,

comme une religion de l'amour.

Chez les fourmis, chez les abeilles, la maternité

est le principe social ; mais la fraternité y prend

racine, y fleurit, s'élève très-haut.

Ce livre, commencé en si grande obscurité, se

termine en grande lumière.

Pour bien juger les insectes, regardez, appréciez

leurs travaux, leurs sociétés. Si leur organisation

se classe aussi bas qu'on le dit, ils sont d'autant

plus admirables d'accomplir des oeuvres si hautes

avec des organes tellement inférieurs.

Notez que les travaux souvent les plus avancés

sont exécutés par ceux (tels que les fourmis par

exemple) qui n'ont point d'outils spéciaux qui les

facilitent, mais doivent y suppléer par l'adresse et

l'invention.

Si ces artistes n'étaient si petits, quelle

considération on aurait pour leurs arts et leurs

travaux ! Quand

on comparerait les cités des termites aux cabanes

du nègre, les travaux souterrains des fourmis aux

petites excavations de nos tourangeaux de la Loire,

combien on ferait ressortir les arts supérieurs des

insectes ! C'est donc la grosseur qui change vos

jugements moraux ? Quelle taille faut-il avoir pour

mériter votre estime ?

Du reste, si ce livre ne modifie pas l'opinion du

lecteur, il a fort modifié la nôtre. Elle a changé

considérablement dans le cours de ce travail. Nous

crûmes étudier des choses, et nous trouvâmes des âmes.

L'observation quotidienne, familière, nous initiant

à leur vie, développa en nous un sentiment qui

animait notre étude, mais la compliquait aussi :

le respect de leurs personnes et de leurs vies.

" quoi donc ? Une vie d'insecte ? Une existence de

fourmi ? La nature en fait bon marché, les

renouvelle

sans cesse, prodigue les êtres, les sacrifie

les uns aux autres... "

oui, mais c'est qu'elle les fait. Elle donne et

retire la vie, elle a le secret de leurs destinées,

celui des compensations dans la suite du progrès

possible. Nous, nous ne pouvons rien sur eux, sinon

de les faire souffrir.

Cela est grave. Ce n'est pas là une sensibilité

d'enfant. Au contraire, ni les enfants, ni les

savants n'y prendront garde. Mais un homme, l'homme

habitué à compter avec lui-même et à estimer ses

actes, n'ôtera pas légèrement à un être ce don de la

vie, qu'il est tellement au-dessus de nous de pouvoir

donner aux moindres.

Cette pensée prit force en nous. Et d'abord une

personne plus impressionnable que moi et plus

scrupuleuse, qui était venue ici avec le projet de

faire la petite entomologie des insectes de

Fontainebleau, hésita, ajourna, puis, sa conscience

interrogée, crut devoir y renoncer. Sans condamner

aucunement les collections scientifiques, tout à fait

indispensables, il est sûr qu'il ne faut pas faire de

la mort un amusement. Notez que beaucoup de ces

êtres sont beaucoup moins importants par la forme

et la couleur que par l'attitude et le mouvement,

qui ne se conservent pas au bout d'une épingle.

Notre première délibération en ce genre eut lieu

sur le sort d'un fort remarquable papillon (un

sphinx, si je ne me trompe) que nous prîmes au filet

pour l'examiner un moment. Je l'admirais depuis

plusieurs jours allant, venant sur les fleurs, non

pas, comme la plupart, voletant à l'étourdie, mais

les choisissant de haut, puis avec une très-fine

trompe, très-longue, et dardée de loin, il suçait à

petits coups, et se retirait très-vite, comme il eût

fait ramené d'un ressort d'acier. Mouvement de

grâce incomparable, d'une sobriété coquette, qui

semblait toujours dire : " assez... pour ce jour,

assez... à demain ! " -je n'ai rien vu de plus joli.

Ce n'est qu'un papillon gris, et point du tout

remarquable. Qui devinerait, à le voir mort, qu'il

est, en prestesse charmante, le favori de la nature

où sa grâce s'est épuisée ?

Nous ouvrîmes le filet. Et nous eûmes, quelques

jours après, le plaisir de revoir le même papillon,

qui, dans un mauvais temps, vint le soir prendre

abri chez nous, et se posa dans la chambre. Au

matin, il voulut jouir du soleil et s'envola.

Je dois dire, au reste, que tous les naufragés de

l'arrière-saison, avertis par un instinct très-sûr,

mais bien surprenant, venaient volontiers,

quelques-uns temporairement, tels pour rester avec

nous. Un jeune bouvreuil, en mauvais état et qui

visiblement avait eu plus d'une aventure, arriva

tout effaré, et, dès le premier jour, mangea dans

la main. C'est ce qui était arrivé à une créature

plus misérable encore, un tout petit rouge-queue, à

qui on avait barbarement arraché l'aigrette pour le

vendre comme rossignol. Cet être, si maltraité des

hommes et qui devait en avoir peur, se trompa si

peu, que non-seulement il prit tout d'abord la

graine à la main, aux lèvres, mais ne voulut plus

dormir que sur le doigt de sa maîtresse.

Quant aux insectes, la domestication en est impossible.

Mais plusieurs semblent pourtant pouvoir vivre avec

l'homme, apprécier les gens paisibles et la douceur

du caractère. L'hiver dernier, deux jolies

coccinelles rouges avaient élu domicile sur

notre table, parmi nos papiers et nos livres, remués

constamment. On ne savait que leur donner. Elles

passèrent toute la saison sans manger et paraissant

ne pas s'en porter plus mal. La chaleur de

l'appartement semblait leur être agréable.

Voici le grand vent de septembre qui, hier même,

jette chez nous une fort belle chenille rousse.

Quoiqu'elle ne fût pas arrivée librement, mais

poussée malgré elle, nous crûmes devoir respecter le

naufrage. Nous ignorions de quelle plante elle venait,

mais nous supposions par ses allures qu'elle en

avait été enlevée au moment où elle allait filer. On

lui présenta diverses feuilles, mais pas une ne lui

plaisait. Elle allait, venait, témoignant d'une

agitation extraordinaire. On supposa qu'elle voulait

se suspendre à une branche, mais la pluie tombait par

torrents. Ce qui ne l'arrangea pas. Comme il est

beaucoup de chenilles ou de larves qui travaillent

dans la terre, on lui apporta de la terre. Mais ce

n'était pas cela. Pensant qu'au moment de faire

un tissu, elle aimerait un tissu, on la posa sur la

toile d'un bourrelet qui fermait une fenêtre. Cette

toile, froide et grossière, ne lui plut point.

D'ailleurs, le vent, le peu de vent qui passait,

l'aurait cruellement gelée pendant tout l'hiver.

Enfin, par une intuition féminine, on imagina,

puisqu'elle allait faire de la soie, qu'elle

aimerait le velours de soie qui tapisse la boîte

de notre microscope.

Visiblement, c'était cela qu'elle aurait choisi.

Installée le soir, au matin, elle avait adopté ce

lieu si doux, si chaud, si abrité. Elle avait déjà

filé, déjà tendu à la hâte ses fils à droite et à

gauche, avec précipitation, comme craignant d'être

dérangée. Puis, dans le jour, son travail ayant été

respecté, elle vit qu'elle avait mal pris ses

mesures, que la coque était trop courte ; elle en

détruisit un tiers pour reprendre l'oeuvre de loin

sur de meilleures proportions.

Donc, voilà le microscope, le scalpel, nos

instruments expulsés. Que ferons-nous ? Cet animal

confiant s'est établi à notre foyer et ne s'en retirera pas.

La vie a chassé la science. Sévère étude, attendez,

soyez ajournée pour un temps. Nous respecterons

dans l'hiver le sommeil de la chrysalide.

ÉCLAIRCISSEMENTS

Note 1. le sens de ce livre. Il est tout sorti

du coeur. On n'a rien donné à l'esprit, rien aux

systèmes. on s'est abstenu d'entrer dans les

disputes scientifiques.

Si la formule suivante vous semblait trop

systématique, passez outre. On n'y a cherché rien de

dogmatique. On aurait voulu seulement simplifier

le point de vue, mettre le lecteur à même d'embrasser

l'ensemble du livre :

le point de départ est violent. C'est la guerre

immense et nécessaire que fait l'insecte à toute vie

morbide ou encombrante qui serait un obstacle à

la vie. Guerre terrible, travail d'enfer, qui fait le

salut du monde.

Ce puissant accélérateur du passage universel doit

détruire comme le feu. Mais pour qu'il ait l'âpreté

d'action qu'exige un tel rôle, il faut que son

passage à lui-même soit accéléré, sa vie resserrée,

que de l'amour à la mort, et de la mort à l'amour,

il tourne en un cercle brûlant. Quelque bref que soit

ce cercle, il ne l'accomplit qu'au prix de

métamorphoses pénibles qui semblent une série de

morts successives.

Chez la plupart des insectes, l'hymen c'est la

mort du père ; la maternité, pour la mère, c'est la

mort prochaine. Ainsi les générations passent, et

ne se connaissent pas. La mère aime et prévoit sa

fille ; elle s'immole souvent pour elle, mais ne la

verra jamais.

Cette contradiction cruelle, ce dur refus opposé

par la nature aux plus touchants voeux de l'amour,

l'enflamme et l'irrite, ce semble. Il donne tout sans

réserve, sachant que c'est pour mourir. Il tire de

lui deux puissances : d'une part, des langues

inouïes de couleur et de lumière,

fantasmagories ravissantes, où l'amour ne se

traduit plus, mais se découvre sans voile, en rayons,

en phares, en fanaux, en brûlantes étincelles. C'est

l'appel au présent rapide, l'éclair, la foudre du

bonheur. Mais l'amour de l'avenir, la tendresse

prévoyante pour ce qui n'est pas encore, s'exprime

d'une autre manière, par la création

étonnamment compliquée et ingénieuse d'un

ustensilage immense (où tous nos arts mécaniques

ont leurs plus parfaits modèles). Ce grand appareil

d'outils, le plus souvent, ne sert qu'un jour ; il

leur permet, au moment où ils délaissent l'orphelin,

d'improviser le berceau qui continuera la mère,

perpétuera l'incubation quand la mère ne sera plus.

Mais quoi ! Faut-il qu'elle meure ? Et l'impitoyable

loi n'aura-t-elle pas d'exception ? Dans les

climats chauds, surtout, bien des mères peuvent

survivre. Si ces mères se réunissaient, si elles

trompaient la destinée en associant ces vies courtes

dans une vie commune et durable où nos enfants

trouveraient une mère éternelle ?

Comment éluder la mort ? ... créons la société.

La société des mères. L'insecte est essentiellement

une femelle et une mère. Le mâle est une exception,

un accident secondaire, souvent même un avorton,

une caricature d'insecte.

Le rêve de la femelle, qui est la maternité et le

salut de l'enfant, la conservation de l'avenir, lui

fait créer la cité, qui fait son salut à elle-même.

Cette société ne se perpétue qu'en assurant son

existence pour la saison stérile. Donc, nécessité

d'amasser. Donc, travail, économie, épargne,

sobriété.

Mais la nature, éludée par l'effort et le travail

(j'allais dire par la vertu), ne perd pas ses droits.

Vaincue d'un côté, elle rentre par l'autre dans la

cité et y pèse terriblement. Cette société protectrice,

dérobant des multitudes immenses à la mort,

prolongeant la vie commune, multiplie ainsi les

bouches à nourrir, et se trouve très-chargée. Pour ne

pas mourir de faim, il faut vivre de très-peu, il

faut ne garder que très-peu de femelles fécondes,

condamner la majorité, la presque totalité des

femelles au célibat. élevées pour la virginité et

pour le travail, stérilisées dès le berceau dans

leurs puissances maternelles, elles ne le sont pas

pour l'esprit. L'extinction de certaines facultés

semble profiter à d'autres.

Telle est l'institution, ingénieusement sévère, des

tantes ou mères d'adoption. Trop peu de sexe pour

désirer l'amour, assez pour vouloir des enfants,

pour les aimer, les adopter. Moins que mères, et

plus que mères. Dans la ruche et la fourmilière, s'il

y a invasion ou ruine, les vraies mères se sauvent

seules ; les tantes, les soeurs se dévouent, ne

songent qu'à sauver les enfants.

élevé par la maternité fictive et l'amour désintéressé

au-dessus de lui-même, l'insecte dépasse tous

les êtres, même ceux qui par l'organisation sont

évidemment supérieurs, comme les mammifères.

Il nous apprend que l'organisme n'est pas tout, et

que la vie a quelque chose en elle encore qui agit

fort au delà et en dépit des organes. Ceux qui,

comme la fourmi, n'ont pas d'instruments spéciaux

qui leur facilitent le travail, sont justement les

plus avancés.

La plus haute oeuvre du globe, le but le plus

élevé où tendent ses habitants, c'est sans contredit

la cité. J'entends une société fortement solidaire.

Le seul être, au-dessous de l'homme, qui semble

atteindre ce but, est sans contredit l'insecte.

Nul des autres n'y atteint. Le plus charmant, le

plus sublime, l'oiseau, est par cela même le plus

individuel. Sa société, c'est la famille ; sa cité,

le nid ; ses associations ne sont guère que des

rapprochements de nids dans une vue de sécurité. Les

mammifères si près de nous, si touchants pour nous,

en leur société la plus avancée, celle des

castors, combinent le travail à merveille ; mais, hors

du travail, ils vivent par maisons et par familles,

isolés par la tendresse même de leur affections

domestiques. Ces réunions des castors sont des

villages de constructeurs, d'ingénieurs, où chacun

vit à part chez soi ; mais ils ne sont pas citoyens,

et ce n'est pas une cité.

La cité n'est que chez l'insecte. Séparé de l'homme

à plusieurs degrés, si l'on regarde l'organisme, il le

touche de plus près que nul être, si l'on considère

son oeuvre, l'oeuvre suprême de la vie, qui est de

vivre à plusieurs. Il n'a pas les signes touchants de

la proche parenté qui nous rendent si intéressants

les hauts animaux ; il n'a pas le sang ; il n'a pas

le lait. Mais je le reconnais parent à un plus haut

attribut : il a le sens social.

Une ignorance dogmatique avait professé longtemps

que la perfection même de ces sociétés d'insectes

tenait à leur automatisme. Mais l'observation moderne

a constaté qu'en variant les circonstances,

en leur opposant des obstacles, des difficultés

imprévues, ils y font face avec la vigueur et le sens

froid, les ressources du libre ingegno.

c'est un monde régulier, mais qui se prouve

libre au besoin.

Un monde qui, tout à l'heure, dans sa mission

originaire de combat, de destruction, nous semblait

une force atrocement fatale, et qui devient, par

l'effort du coeur maternel, un monde d'harmonie

sociale, hautement moralisateur.

La maternité ? est-ce tout ? Non, la vie commune

introduit l'insecte au seuil d'un ordre plus haut

encore de sentiments. Même chez ceux qui sont

isolés, chez les nécrophores, par exemple, et les

scarabées pilulaires, la coopération fraternelle

commence. Ils se rendent des services, vont au

secours les uns des autres, s'aident pour certains

travaux. La chose va bien plus loin chez les insectes

sociables ; les abeilles se nourrissent l'une l'autre de la

bouche à la bouche, et se privent pour leurs soeurs.

Un observateur très-sûr et nullement romanesque,

Latreille, a vu une fourmi panser une fourmi

amputée d'une antenne, en versant sur sa blessure la

miellée qui devait la fermer, l'isoler de l'air.

Que nous voilà loin du point de départ, où l'insecte

nous apparut comme un pur élément vorace, une

machine d'absorption !

Grande, sublime métamorphose, plus merveilleuse que

celle des mues et des transformations qui menèrent

l'oeuf, la chenille, la nymphe, à prendre des ailes.

C'est un monde étranger à l'homme, et sans langue

commune avec lui, mais singulièrement parallèle

au nôtre. Nous n'inventons presque rien qui n'ait

été préalablement, et longtemps à notre insu,

créé chez l'insecte.

Les grands animaux, qu'ont-ils trouvé ? Rien. Il

semble que la chaleur de vie, le sang rouge qui est

en eux, offusque leur lumière mentale.

Au contraire, le monde insecte, libre du lourd

appareil des chairs et de l'ivresse sanguine, plus

finement aiguisé, et mû d'une électricité nerveuse,

semble un monde effrayant d'esprits.

Effrayant ? Non. Si la terreur fut à l'entrée de la

science, la sécurité est au fond. L'énergie vivante

des imperceptibles put faire peur au premier regard.

On s'épouvanta de voir chez l'atome des semblants,

des lueurs de personnalité, je ne sais quoi qui

parut une contrefaçon de l'homme.

Ces lueurs, qui troublèrent tant le grand

Swammerdam et qui le firent reculer, sont

précisément ce qui m'encourage. Oui, tout vit, tout

sent et tout aime. Merveille vraiment religieuse.

Dans l'infini matériel qui s'approfondit sous mes

yeux, je vois, pour me rassurer, un infini moral.

La personnalité, jusqu'ici réclamée comme monopole

par l'orgueil des espèces élues, je la vois

généreusement étendue à tous et donnée aux moindres.

Le gouffre de vie m'eût semblé désert, désolé, stérile

et sans dieu, si je n'y retrouvais partout la

chaleur et la tendresse de l'amour universel dans

l'universalité de l'âme.

Note 2. nos sources. dans un livre qui n'a

aucune prétention scientifique, livre d'ignorant

dédié aux ignorants, nous ne ferons aucune difficulté

d'avouer que notre méthode d'études fut fort

indirecte. Si nous avions commencé par les subtils

classificateurs ou les minutieux anatomistes,

ou par de secs manuels d'enseignement, peut-être

nous nous serions arrêté au premier pas. Mais

nous avons goûté à cette science par le côté

attrayant des grands historiens de l'insecte, qui

ont réuni la peinture des moeurs à la description

des organes. Un coup fort et décisif nous avait été

porté à l'esprit (si l'on peut parler ainsi) par les

livres des deux Huber sur les abeilles et les

fourmis. Impression telle que dès lors nous lûmes

avec intérêt ce qu'on ne lit guère de suite, les

six volumes in 4 des mémoires de Réaumur. Livre

immortel, qui est toujours d'une autorité capitale.

Ni la réaction dédaigneuse de Buffon, ni les travaux

anatomiques d'une précision supérieure sur quelques

points, qu'on a faits depuis, ne doivent le faire

oublier. Réaumur fut comme le centre de notre étude,

et de lui tantôt nous remontâmes aux maîtres

illustres du XVIIe siècle, Swammerdam et Malpighi ;

tantôt nous descendîmes à ceux du XVIIIe, les

Lyonnet, les Bonnet, les De Geer ; enfin à nos

modernes, Latreille, Duméril, Lepelletier,

Blanchard, à l'école hardie et féconde des

Geoffroy Saint-Hilaire, Audouin, glorieusement

appuyés d'Ampère et de Goethe. En profitant des

beaux ouvrages qui résument la science, comme celui

de Lacordaire, nous ne négligeâmes nullement les

monographies admirables qu'a données le siècle,

celles de Léon Dufour, (dispersées dans les

annales des sciences naturelles et

autres collections), le grand ouvrage de Walckenaër

sur les araignées, le colossal travail des Strauss

sur le hanneton, monument de premier ordre qu'on

ne peut comparer qu'à la chenille de Lyonnet.

Quant aux détails tirés des voyageurs, nous aurons

quelques occasions de les citer sur la route. Nous

y reconnaîtrons aussi ce que nous devons aux

étrangers, Kirby, Smeathman, Lund, etc. Pour

l'anatomie de l'insecte, comme pour l'anatomie

générale, on ne peut trop recommander les spécimens

admirables, et si utilement grossis, qu'a

confectionnés notre excellent maître et imitateur,

le docteur Auzoux.

Note 3, chap III, sur les insectes

embryonnaires, animalcules invisibles, infusoires

prédécesseurs ou préparateurs de l'insecte, etc.

Le travail des vermets, en Sicile, a été observé

par M De Quatrefages. -quant aux fossiles

microscopiques, infusoires, etc., leur grand coup de

théâtre a été la découverte d'Ehrenberg. Voy ses

mémoires dans les annales des sciences naturelles,

2e série, t I, II, VI, VII, VIII. Au t I, p 134,

année 1834, il spécifie le point où Cuvier laissa

la science, et ce que sa découverte y a ajouté.

Sur le monde vivant, sur les procédés qu'il suit

encore aujourd'hui pour se créer de petits mondes,

sur ces humbles constructeurs qui font de si grandes

choses, nous devons tout aux navigateurs anglais,

aux Nelson, aux Darwin, etc. Ce sont ces

observateurs minutieux et très-exacts, timides

ordinairement dans leurs assertions, qui ont été

les plus hardis, ayant vu le mystère même, et pris

la nature sur le fait. Lire Darwin (résumé avec génie

par Lyell) pour cette prodigieuse manufacture de

craie, disputée alternativement par les poissons

et les polypes, qui en construisent des îles, et

bientôt des continents.

L'Angleterre, ce polype immense dont les bras

enserrent la planète, et qui la palpe incessamment,

pouvait seule la bien observer dans ses solitudes

lointaines, où elle continue à l'aise son éternel

enfantement. Les grandes théories sur les crises, les

époques, les révolutions de la terre, en perdront

peut-être quelque peu de leur importance. Nous

savons maintenant que tout est crise et constante

révolution.

S'aperçoit-on en Europe qu'une littérature tout

entière est sortie de la Grande-Bretagne depuis

vingt années ? Je la qualifie une immense enquête

sur le globe, par les anglais. Eux seuls

pouvaient la faire. Pourquoi ? Les autres nations

voyagent, mais les seuls anglais séjournent.

ils recommencent tous les jours sur tous les points de

la terre l'étude de Robinson, et cela par une foule d'observateurs

isolés, menés là par leurs affaires, et d'autant

moins systématiques.

Note 4, chap IV, . (l'amour et la mort.)

sur cet appareil des femelles. Réaumur et

tous les auteurs avaient admiré que des armes de

guerre devinssent des outils d'amour maternel.

M Lacase, dans une fort belle thèse, toute

d'observations, et qui continue les travaux analogues

d'un maître éminent, Léon Dufour, a traité ce

sujet avec une grande précision anatomique. Un

point original et capital sans doute de ce travail,

c'est de montrer, conformément aux vues de

Geoffroy Saint-Hilaire, Serres, Audoin, etc.,

" que ces armures si variées qui prolongent

l'abdomen impliquent la modification, ou même le

sacrifice d'un ou deux de ces derniers anneaux. "

qu'ainsi la nature semble opérer comme sur une

quantité déterminée de substance, n'augmentant une

partie qu'aux dépens des autres, qui sont

abrégées ou transformées.

Note 5, , chap V. la frileuse. " mais,

dira-t-on, que de travail ! Quelle terrible loi

d'efforts continuels imposés à des êtres jeunes,

fort mal

ustensilés encore, qui n'ont pas acquis l'arsenal

superbe d'outils qu'on admire plus tard dans

l'insecte ! Voilà des moyens bien longs de les

garantir. S'ils naissaient moins mous, un peu fermes,

un peu moins impressionnables, cela serait plus tôt

fait. "

Oui, mais ils seraient justement impropres à la

chose essentielle qui assure leur développement. La

nature les veut mous, très-mous, pour se prêter

plus aisément aux mues, aux changements pénibles

qu'ils doivent subir, lesquelles mues, s'ils

devenaient durs, seraient d'affreux déchirements. Ils

sentent cela d'instinct, et craignent extrêmement

de durcir. Les chenilles processionnaires, par

exemple, quoique vêtues et velues, se gardent du

soleil sous d'amples rideaux. Et elles ont encore

l'attention de ne sortir que le soir, quand l'air

humide et plein de brume ne peut que leur conserver

une salutaire humidité.

Note 6, pages 80, 85, chap VII. l'apparition de

l'insecte parfait. L'anatomie de l'insecte a

été l'une des plus grandes disputes de notre âge.

Quelqu'un ayant visité Goethe, peu après la

révolution de juillet : " eh ! Bien, dit l'illustre

vieillard, la question est donc tranchée ? " et

comme le voyageur

paraissait comprendre la question politique :

" oh ! C'est bien plus que cela ! Dit Goethe. Il

s'agit du grand duel de Cuvier et de Geoffroy. "

Le monde se partagea. Strauss et d'autres

restèrent fidèles à Cuvier. Le grand physicien

Ampère, dans un article anonyme inséré au tome

Ier des annales des sciences naturelles,

adopta les idées de Geoffroy, Audouin et Serres,

et même les exprima avec une juvénile audace,

que ces anatomistes, dans leur modestie, n'avaient

pas montrée.

Tout le détail compliqué du procès avait été

extrait et préparé pour ce livre, avec une patience,

un amour persévérant, tels qu'en donne une

religion tendre et vraie de la nature. Il me faut

(barbare que je suis) sacrifier ce grand travail

qui peut-être serait peu goûté du public auquel je

m'adresse.

La place que l'insecte occupe entre les êtres, est

très-bien déterminée dans cet excellent résumé de

Lacordaire : " égal aux vertébrés par l'énergie de la

fibre musculaire, à peine au-dessous d'eux pour

l'organisation du canal digestif, supérieur même à

l'oiseau par la quantité de sa respiration, il tombe

au-dessous des mollusques par l'imperfection de son

système circulatoire. Son système nerveux présente

moins de concentration que celui de beaucoup de

crustacés. " (Lacordaire, tome II, p 2.)

l'insecte a-t-il un cerveau ? La chose est controversée.

L'appareil nerveux qui, chez les mollusques,

n'a pas trouvé de centre encore, tend, il est vrai,

chez l'insecte, à la centralisation. Deux cordons

longitudinaux de nerfs, qui suivent tout le corps,

aboutissent aux nerfs de la tête, qui ne sont pas

massés, comme chez l'animal supérieur. Dans la

guêpe, nous avons trouvé une forte masse blanchâtre,

fort analogue au cerveau. Mais ceci paraît

une exception. Chez des insectes étonnants par

l'intelligence, vous ne trouverez à la tête que de

simples ganglions nerveux, nullement différents de

ceux qui composent les deux cordons.

Cette infériorité d'organisation n'en rend que plus

surprenante la supériorité d'art et de sociabilité

que l'insecte a sur tous les êtres, même sur les

premiers mammifères (un seul excepté). Ici plus haut,

là plus bas, au total, il est un milieu, et comme un

médiateur énergique de vie et de mort, dans

l'échelle des existences.

Note 7, , chap VIII. Swammerdam. Nous

donnons l'inaugurateur et le martyr de la science,

le créateur de l'instrument qui a permis de suivre

ses découvertes, grand inventeur en plusieurs sens,

spécialement pour la préparation des pièces

anatomiques.

Il faut lire sa biblia naturae, dans l'édition

de Boerhaave, ornée de si belles planches (2 vol

in-folio), et non dans l'extrait incomplet qu'on en a

fait en français. (mémoires publiés par l'académie de

Dijon.) on n'y donne que les résultats scientifiques,

mais l'homme y a disparu. Nous n'entreprenons

pas de faire l'histoire de l'entomologie. On en

trouvera un bon abrégé à la fin de l' introd à

l'entom de M. Th. Lacordaire.

Note 8, , chap XI. insectes auxiliaires de

l'homme. -l'ingénieux ouvrage que je réfute ici

et qu'on lira certainement avec plaisir est intitulé :

les insectes, ou réflexions d'un amateur de la

chasse aux petits oiseaux, par E Gand,

lecture faite à l'académie d'Amiens (26

décembre 1856).

Ce que je dis un peu plus loin sur la nécessité

d'un enseignement populaire de l'histoire naturelle,

mériterait bien d'être étendu. La richesse et

la moralité du monde doubleraient si cet enseignement

pouvait être universel. L'important ouvrage

de M émile Blanchard, zoologie agricole

(in-folio, 1854), donne l'histoire si utile des

principaux insectes nuisibles à nos plantes utiles

ou d'ornement. Le savant M Pouchet, dans son

excellent mémoire sur le hanneton, indique les

principaux

auteurs qui ont décrit les insectes nuisibles. Le

congrès des états-Unis vient de conférer à M Harris

la mission de faire l'histoire de ces insectes.

Note 9, chap XII. couleurs et lumières. Ce que

je dis ici des climats tropicaux est tiré d'un grand

nombre de voyageurs, Humboldt, Azara, Auguste

Saint-Hilaire, Castelneau, Wedell, Watterton,

etc. Pour le Brésil et la Guyane surtout, nous

devons beaucoup à l'obligeance extrême de

M Ferdinand Denis, qui a une connaissance si

parfaite de ces contrées. Paris possède plusieurs

belles collections d'insectes, outre celle du

muséum. L'une des plus connues est celle de M le

docteur Bois Duval (lépidoptères). Il existe pour

la vente des insectes une maison toute spéciale

(rue des saints-pères, 17). La collection

magnifique dont je parle à la , est celle

de M Douë, qui voulut bien nous la montrer

et l'interpréter avec une complaisance infinie. Le

fait qui termine le chapitre XII (la parure des

flammes vivantes) est rapporté, pour les femmes

de Santa-Crux en Bolivie, par le très-exact

docteur Wedell, t VI, p 12 (à la suite de

Castelneau).Le dicton indien : " remets-la où

tu l'as prise, " est relaté par Watterton.

Note 10, chap XV. rénovation de nos arts par

l'étude de l'insecte. Qui ne voit que depuis

longtemps l'ornement ne trouve plus, qu'il tourne

incessamment sur lui-même ? Quand un motif a dix

années, on le reprend rajeuni par quelques

variations. Dans une vie d'un demi-siècle, j'ai

déjà vu plusieurs fois ce roulement de la mode qui

paraîtrait fort monotone, si nous n'avions à un si

haut degré le don d'oublier. L'ornement, au lieu

de chercher sa rénovation dans les vieilleries,

gagnera à s'inspirer d'une infinité de beautés

répandues dans la nature. Elles abondent et

surabondent : 1 - dans les formes si accentuées des

végétaux des tropiques. Les nôtres n'ont guère leur

effet que par masses, en grand ; 2 - dans celles

d'un grand nombre d'animaux inférieurs, rayonnés,

etc., de beaucoup de petits mollusques flottants,

fleurs vivantes, imperceptibles, mais dont

la figure grossie peut donner des motifs

très-originaux ; 3 - dans certaines parties d'êtres

les plus dédaignés, spécialement dans les yeux des

mouches ; 4 - dans les formes, dessins et couleurs

qu'on surprend dans l'épaisseur des tissus vivants,

par exemple en levant avec le scalpel les couches

qu'offre l'élytre des scarabées. La nature, qui a

tant paré la surface, a mis peut-être encore plus

la beauté en profondeur. Rien de plus beau que

les fluides vivants, vus dans la mobilité de leur

circulation et dans les canaux délicats où elle

s'accomplit et se précise. De là l'attraction

qu'exercent sur nous les dessins charmants,

singuliers, qu'on voit sur beaucoup d'insectes

(et qui sont ces canaux mêmes). Ils nous parlent,

nous saisissent, moins encore par l'éclat des

feuillets étincelants entre lesquels ils circulent,

que par leurs formes expressives où nous devinons

le mystère de vie. Ce sont leurs énergies visibles.

Note 11, chap XVI et XVII. l'araignée. Ces deux

chapitres sont sortis en majeure partie de nos

propres observations. Cependant nous avons profité

de plusieurs ouvrages, surtout de l'ouvrage

capital et classique, le grand travail de Walckenaër,

important et pour la description, et pour la

classification, et pour l'histoire des moeurs.

Azara nous apprend qu'au Paraguay, on file le

cocon d'une grosse araignée orangée d'un pouce de

diamètre. Staunton (voyage à Java, ambass. à la

Chine, t. I, p 343) nous apprend que des épéires

d'Asie font des toiles si fortes, qu'on ne peut les

couper qu'avec un instrument tranchant ; aux

Bermudes, leurs toiles sont capables d'arrêter un

oiseau gros comme une grive (Richard Stafford, Coll. acad.

t. II, p 156). M. le docteur Lemercier, notre

savant bibliographe, m'a prêté (de sa collection

personnelle) une brochure rare et fort ingénieuse

de Quatremère sur la sensibilité hygrométrique des

araignées, sur leur prescience des variations de la

température, dont nous pourrions si utilement

profiter, et sur l'habile orientation de leurs toiles.

-la formation de leurs belles toiles d'automne, si

poétiques, qu'on appelle les fils de la vierge,

est fort bien expliquée par Des étang, mémoires

de la société agricole de Troyes, 1839. Sur le

plus terrible ennemi de l'araignée, l'ichneumon,

on trouve des détails curieux au tome iv des

mémoires de la société américaine. pour la garder

à ses petits, il ne la tue pas. Il l'éthérise, si

l'on peut parler ainsi, en la piquant et lui

distillant un venin qui semble la paralyser. Ce que

j'ai dit de la terreur du mâle dans ses approches

amoureuses, se trouve particulièrement dans De Geer,

et dans Lepelletier, nouveau bulletin de la

société philomathique, 67e cahier, p. 257. Enfin,

le chef-d'oeuvre de l'araignée, la maison et la

porte ingénieuse de la mygale pionnière de Corse, a

été parfaitement décrit et dessiné par un observateur

qui peut donner toute confiance, Audouin, suivi

par Walckenaër, etc.

Note 12, chap. XVIII. les termites. Les belles

planches de Smeathman mériteraient d'être

reproduites, et la traduction de son livre (1784),

rare aujourd'hui, devrait être réimprimée. On pourrait

y ajouter les détails intéressants que donnent de

plus Azara, Auguste Saint-Hilaire, Castelneau

et autres, de manière à en faire une monographie

complète. -il n'est nullement indifférent de voir

que le grand et vrai principe de l'art, méconnu si

longtemps du moyen âge, a été toujours suivi à la

lettre par des êtres si peu élevés, dans leur

étonnante construction. Ce que j'ai dit de

Valencia, minée en dessous par les termites, se

trouve dans M De Humboldt, régions

équinoxiales. Quant à La Rochelle, lire

l'intéressant chapitre de M De Quatrefages, dans

ses souvenirs d'un naturaliste.

note 13, chap. XIX. les fourmis. Les migrations

des fourmis des tropiques, disent Azara et

Lacordaire, durent parfois deux ou trois jours. On

ne peut les comparer pour la continuité, le nombre

effroyable, qu'aux nuages de pigeons qui, dans

l'Amérique du nord, obscurcissent le ciel plusieurs

jours de suite (voy. Audubon, trad. de M Bazin).

Lund (Ann. des sc. naturelles, 1831, t. XXIII,

p. 113) donne un curieux tableau de ces migrations de fourmis.

Elles sont terriblement guerrières, et l'on s'amuse

en Amérique à faire combattre en duel la fourmi

de visite (atta) avec la fourmi araraa.

celle-ci, moins forte, prévaut par la force de son

venin.

Quant à nos fourmis d'Europe, mon beau-frère,

M Hippolyte Mialaret, me transmet un fait curieux,

qui, je crois, n'a pas été observé. Il leur donnait

pêle-mêle des grains de diverses espèces, froment,

orge, seigle, qu'elles employaient dans leurs

constructions. Ayant ouvert la fourmilière, il trouva

les grains classés soigneusement et distribués à

différents étages, le froment par exemple au

second, l'orge au troisième, etc., sans mêler jamais

les espèces.

Une fort bonne dissertation italienne de M

Giuseppe Gené, qu'a bien voulu me donner le

docteur Valerio, de Turin, ferait croire qu'Huber,

si exact, s'est trompé en disant que la mère fourmi

peut fonder seule une cité. Après sa fécondation,

elle va seule tomber dans quelque coin où elle

s'arrache les ailes, et attend. Là, des fourmis rôdeuses

la trouvent, la palpent, la reconnaissent, elle et

ses oeufs semés à terre, avec beaucoup de prudence,

même de défiance visible. Elles explorent ensuite

les lieux d'alentour avec une circonspection

infinie, revenant toujours à la mère, et tardant à

se décider. Enfin,

leur nombre croissant, elles l'adoptent définitivement

et se mettent au travail.

La persévérance indomptable des fourmis est célébrée

dans une belle légende orientale de je ne sais

quel prince d'Asie, Tamerlan, je crois. Battu,

repoussé plusieurs fois dans une guerre, et presque

désespéré, il était au fond de sa tente. Une fourmi

montait aux parois. Il la fit tomber plusieurs fois ;

toujours elle remonta. Il fut curieux de voir

jusqu'où elle s'obstinerait, et la fit tomber

quatre-vingts fois sans pouvoir la décourager.

Lui-même était las, et d'ailleurs plein d'admiration.

La fourmi vainquit. Il se dit : " imitons-la. Nous

aussi, nous vaincrons de même. " sans la fourmi, le

conquérant eût manqué l'empire de l'Asie.

Note 14, chap. XX. troupeaux des fourmis.

Presque toutes les plantes nourrissent des

pucerons. Ils ont les couleurs les plus variées,

souvent les plus éclatantes. Celui du rosier, vu au

microscope, me parut d'un vert clair, fort agréable.

Jeté sur le dos, il étalait un ventre très-gros, une

très-petite tête informe qui ne semble qu'un suçoir,

et remuait toutes ses pattes qu'on eût dit plutôt

de longs bras d'enfants. Au total, un être innocent,

et qui n'inspire aucune répugnance. On comprend

que les fourmis prennent la miellée sur son corps.

(voir Bonnet, etc., sur leur fécondation

prodigieuse.)

note 15, chap. XXII. les guêpes. Avant de

parler de cette espèce terrible, où se voit peut-être

la plus haute énergie de la nature, j'aurais dû

parler de ses humbles voisins, les pacifiques

bourdons. Réaumur, qu'on ne connaît pas assez comme

écrivain, et qui a souvent de la grâce, dit fort

joliment que ces pauvres bourdons, en petites

sociétés grossières, si on les compare aux royales

cités des guêpes et des abeilles, sont des rustiques,

des sauvages, et leurs nids des hameaux, mais qu'on

peut prendre plaisir, même après avoir visité de

grandes capitales, à se reposer les yeux en voyant

de simples villages et des villageois. (Réaumur,

Mém., t. VI, p. III de la préface, et 4 du texte.)

les bourdons, dans leur simplicité, ne sont pas sans

industrie ; ils ont des moeurs et des vertus. Les

pauvres mâles, si méprisés ailleurs, s'emploient

mieux ici dans une société où la haute spécialité

d'art, moins frappante dans les femelles, les

humilie moins ; ils sont à peu près égaux à leurs

dames, qui ne les massacrent point, comme font les

guêpes et les abeilles des maris destitués.

Note 16, p. 330. les abeilles cirières. une

aristocratie d'artistes. Je suis ici

principalement l'autorité de M Debeauvoys

(guide de l'apiculteur, 1853). Dans ce petit

livre si important, il a fait la distinction

capitale qui avait échappé à Huber, séparé les

grosses cirières architectes des petites moissonneuses

et nourrices. Mais je lui demande la permission

d'en croire plutôt M Dujardin sur le caractère

général des abeilles. Elles sont colériques sans

doute, très-adustes de tempérament ; les liqueurs et

les parfums des fleurs les irritent et les obligent

de se désaltérer souvent. Mais d'elles-mêmes, elles

sont assez douces et peuvent s'humaniser. M

Dujardin, ayant renouvelé tous les jours les

provisions d'une ruche pauvre, était fort bien

reconnu des abeilles, qui volaient à lui et

couraient sur ses mains sans le blesser. La

destruction qu'elles font tous les ans des mâles

leur est commune avec les guêpes et autres tribus

nécessiteuses qui craignent la famine, à

l'époque où les fleurs deviennent plus rares. En

Amérique, on les regarde comme le signe de la

civilisation. Les indiens voient dans les abeilles

les avant-coureurs de la race blanche, et dans le buffle

celui de la race rouge. (Washington Irwing,

voyage dans les prairies.)

les abeilles, tantes et soeurs, font penser à la

Germania de Tacite : " la tante y est plus que la

mère. " c'était comme un pays d'abeilles.

M Pouchet, que j'ai déjà cité plusieurs fois, a

bien voulu me transmettre un détail fort intéressant

sur les abeilles maçonnes. " dans l'égypte

et la Nubie, que je parcourais il y a quelques

mois, ces hyménoptères et leurs constructions sont

tellement abondants, que les plafonds de certains

temples et ceux de quelques hypogées en sont

totalement couverts, et qu'ils masquent absolument

les sculptures et les hiéroglyphes. Ces nids

forment souvent là plusieurs couches qui se

recouvrent, et dans certains endroits, superposés

les uns au-dessus des autres en nombre assez

considérable, ils forment des espèces de stalactites

qui pendent aux voûtes des monuments. L'abeille

n'emploie pour leur construction que du limon du

Nil, et quand elle y a déposé sa progéniture elle

les bouche avec un opercule d'un travail délicat,

que la jeune mouche, après avoir subi ses diverses

métamorphoses, soulève pour s'envoler. Mais ces

nids sont assez souvent brisés par une espèce de

lézard qui, à l'aide de ses ongles infiniment

acérés, court sur les plafonds. Là, il fait une

guerre incessante aux abeilles maçonnes, tandis

qu'elles construisent leurs nids, ou bien on le voit

en défoncer les parois pour dévorer leur jeune

progéniture. " (lettre de M Pouchet, 22

septembre 1857.)

note 17, . une intuition féminine.

Une grande question de méthode qu'éclaircira

l'avenir, c'est de savoir jusqu'à quel point les

femmes entreront un jour dans les sciences de la vie,

et comment l'étude de ces sciences se partagera

entre les deux sexes. Si la sympathie pour les

animaux, la longue et patiente douceur, la

persévérante observation des objets les plus délicats,

étaient les seules qualités que demandât cette

étude, la femme semblerait devoir être le premier

naturaliste. Mais les sciences de la vie ont un

autre aspect plus sombre qui l'éloigne et l'effraye :

c'est qu'elles sont en même temps les sciences de

la mort.

Cependant, en ce siècle même, la découverte

importante, capitale, pour la connaissance des

insectes supérieurs, appartient à une demoiselle,

la fille d'un savant naturaliste de la Suisse

française, Mlle Jurine. Elle a trouvé que les

ouvrières des abeilles, qu'on croyait neutres

(n'ayant ni l'un ni l'autre sexe), étaient des

femelles, atrophiées par leurs berceaux

plus étroits et leur nourriture inférieure. Or,

comme ces ouvrières forment à peu près tout

le peuple (moins cinq ou six élevées pour devenir

mères, et quelques centaines de mâles), il en résulte

que la ruche de vingt ou trente mille abeilles

est femelle. la prédominance du sexe féminin,

loi générale de la vie des insectes, a trouvé là

sa plus haute confirmation. point de neutres,

ni dans les abeilles, ni dans les fourmis, ni dans

toutes les tribus supérieures des insectes. Les

mâles sont une petite exception, un accident

secondaire. J'ai cru pouvoir dire : au total,

l'insecte est femelle. La découverte de

Mlle Jurine nous a révélé aussi le vrai caractère

de la maternité d'adoption, admirable originalité de

ces insectes, la haute loi de désintéressement et

de sacrifice qui est la dignité de leurs cités.

Un mérite inférieur sans doute à celui des

grandes découvertes, mais très-haut encore, est

celui de nous représenter les êtres par le style

ou par le pinceau dans la vérité de leurs formes,

de leurs mouvements, et dans l'harmonie générale

des choses auxquels ils sont associés. Nul art ne

semble devoir appartenir plus naturellement aux

femmes. Une femme l'a commencé.

On a justement admiré l'illustre Audubon pour

avoir représenté l'oiseau dans ses harmonies

complètes, dans son milieu végétal, animal, sur les

plantes qui le nourrissent, près de l'ennemi qui lui

fait la guerre. Mais on a trop oublié que le modèle

de ces peintures harmoniques qui font si bien

sentir la vie, a été l'ouvrage d'une femme, Sibylle

De Mérian. Son beau livre (métamorphoses des

insectes de Surinam, in-folio, en trois

langues, 1705) est le premier où cette méthode

admirable ait été inventée et appliquée avec talent.

On l'appelle mademoiselle, quoiqu'elle ait été

mariée. Le nom de dame était encore réservé aux

femmes nobles. Et elle reste demoiselle ; on ne

la cite pas autrement que sous ce nom virginal. Ses

livres de si grande science, de si grande

persévérance, donnent l'idée d'une personne hors du

monde des passions, toute dans l'art et dans la

nature.

J'en ai dit un mot, mais sans parler de sa vie.

Originaire de Bâle, fille, soeur, mère de graveurs

célèbres, et elle-même excellent peintre de fleurs

sur velours, elle avait longtemps travaillé à

Francfort et à Nuremberg. Elle avait eu de grands

malheurs, son mari s'étant ruiné et séparé d'elle.

Elle avait cherché un refuge dans une société

mystique, analogue à celle qui avait jadis consolé

Swammerdam. L'étincelle religieuse de la science

nouvelle, la théologie des insectes, comme

l'appelle un contemporain, vint la frapper là. Elle

connut la grande idée de Swammerdam, l'unité de

métamorphoses,

et celle dont Malpighi avait étonné l'Europe dans

son livre du ver à soie : " les insectes ont un

coeur. "

quoi ! Ils ont un coeur, comme nous ! Comme le

nôtre, il bat et s'agite, au mouvement de leurs

désirs, de leurs craintes, de leurs passions !

Quelle idée touchante et propre à émouvoir une

femme ! ... mais cela est-il bien sûr ? Beaucoup l'ont

nié longtemps. Il n'est plus permis d'en douter

depuis qu'en 1824 la chose a été démontrée dans

le hanneton de M Strauss.

Mme de Mérian partit donc du ver à soie. Mais

sa curiosité, son avidité d'artiste s'étendit à

tout. De son Allemagne, morne et terne, la Hollande,

avec ses riches collections américaines, orientales,

lui apparaissait comme le grand musée des tropiques.

Elle alla s'y établir, et s'appropria ces

collections par le pinceau. Ces féeriques nécropoles,

parées de la beauté des morts, ne firent qu'aiguiser

en elle le désir d'observer la vie aux pays où elle

triomphe. à l'âge de cinquante-quatre ans, elle

partit pour la Guyane, et, dans un séjour de deux

ans sous ce dangereux climat, elle recueillit les

dessins, les peintures, qui devaient inaugurer l'art

dans l'histoire naturelle.

L'écueil, en ce genre d'ouvrage, pour l'artiste qui

n'est qu'artiste, c'est de faire trop bien, de faire

la nature coquette, d'ajouter au beau le joli, les grâces

et les mignardises qui feront qu'un livre de science

trouve grâce devant les belles dames. Rien de tout

cela dans l'ouvrage de Sibylle De Mérian. Partout

une noble vigueur, une simplicité forte, une

gravité virile. En même temps, à bien regarder,

surtout dans les exemplaires qu'elle a coloriés

elle-même, la douceur, la largeur et le gras des

plantes, leur fraîcheur lustrée, veloutée, les tons

ou mats ou émaillés et quasi fleuris qu'offrent les

insectes, font sentir une main de femme, consciencieuse,

tendre, qui n'a touché à tout cela qu'avec un respect

plein d'amour.

Nous avons vu (), au chapitre des mouches

de feu, les étonnements de la timide allemande

dans un monde si nouveau, quand les sauvages lui

apportaient ses matériaux vivants, herbes vénéneuses,

lézards et serpents, insectes bizarres. Mais

l'étrangeté même de cette nature, les émotions du

peintre tremblant devant ses modèles, l'inquiète

attention qu'elle mettait à en saisir la physionomie

changeante et les allures mystérieuses, en

troublant fortement son coeur, éveillèrent son

génie. Insatiable, jamais satisfaite dans ses

représentations des réalités fugitives, elle ne crut

faire connaître chaque insecte qu'en le peignant

sous toutes ses formes (chenille, nymphe et papillon.)

puis, cela ne lui

suffisant pas encore, elle mit dessous le végétal

qu'il mange, et, à côté, le lézard, le serpent,

l'araignée qui le mangera. Ainsi la mutualité,

l'échange de la nature apparaît ; on touche au

doigt sa circulation redoutable, si rapide en ces

climats. Chacune de ces belles planches, si

harmoniques et si complètes, n'instruit pas seulement

par des détails vrais, mais par l'ensemble elle

donne un sentiment profond de la vie, ce qui est une

bien autre et plus forte instruction.

Une chose cependant me frappe, que du reste cet

amour explique. Elle a peint l'un près de l'autre

ces êtres qui vont se dévorer. Ils s'approchent, ils

se regardent. Et vous pouvez en conclure l'imminence

d'un affreux duel. Mais cette lutte dramatique, elle

l'a cachée généralement. Elle a eu horreur de

peindre la mort.

Combien plus lui eût-il coûté de pénétrer plus

avant, d'ouvrir, d'éventrer ses modèles, et de

forcer son pinceau féminin à la lugubre peinture du

détail anatomique !

Telle est précisément la limite qui arrête les

femmes dans l'étude des sciences naturelles. C'est

qu'elles sont incapables d'en envisager les deux

faces. Michel Ange a beau nous dire : " la mort,

la vie, c'est tout un. Ce sont pièces du même

maître et de la même main. " elles ne se

résignent pas. Nul traité possible

entre elles et la mort. Cela se comprend très-bien :

elles sont la vie elle-même, dans tout son charme

fécond. Elles sont nées pour la donner. Ce qui

la rompt leur fait horreur. La mort, surtout la

douleur, leur sont non-seulement antipathiques,

mais presque incompréhensibles. Elles sentent

qu'il ne doit venir de la femme que bonheur et

joie. La douleur, infligée d'une main de femme,

leur paraît (et justement) une horrible contradiction.

Trois choses leur sont possibles dans les sciences

naturelles, les trois choses de la vie :

l'incubation des nouveaux êtres, je veux dire

la tendresse des premiers soins ; l'éducation,

la nourriture (pour parler comme nos pères)

des jeunes adultes ; l'observation enfin des

moeurs, et la fine intelligence des moyens de

s'entendre avec tous. Par ces trois arts de la

femme, l'homme se conciliera et s'appropriera peu

à peu les espèces inférieures, même beaucoup

d'espèces d'insectes. à elle reviennent tout à fait

les arts de domestication. Si l'enfance n'était pas

cruelle, du moins durement insensible, elle

partagerait ces soins de la femme. Celle-ci, qui est

un enfant tendre et doux, plein de pitié, est le

médiateur de toute la nature.

Mais quant à la mort, quant à la douleur, quant

aux lumières que la science en tire, n'en parlez pas

à la femme. Elle s'arrête ici, vous quitte sur la

route, et ne veut pas aller plus loin.

Elle dit, et l'observation peut paraître en effet

assez grave (même aux esprits les plus rassis), que

la science, dans les derniers temps, a marché par

deux voies contraires : d'une part, démontrant par

l'étude des moeurs et par celle des organes que les

animaux ne sont pas un monde à part, mais bien

plus semblables à nous qu'on ne l'avait supposé ;

puis, quand elle a bien établi qu'ils nous sont

tellement semblables, donc très-capables de souffrir,

elle veut que nous leur infligions les plus

exquises souffrances, les plus cruellement

prolongées.

La science, par ces côtés terribles, se ferme de

plus en plus aux femmes. La nature, qui les invite à

la pénétrer, les arrête en même temps justement par

le sens trop tendre qu'elles en ont, par le respect

de la vie qu'elle leur inspire elle-même.

De tous les êtres, les insectes semblaient les moins

dignes d'être ménagés. On n'y cherchait que leurs

couleurs. Cependant, quiconque n'y voit qu'un

simple plaisir, y réfléchira longtemps en sachant

que les insectes piqués vivent parfois dans ce

supplice des années entières ! (v Lemahoux, et

spécialement l'excellent bulletin de la société

protectrice des animaux, sept-oct. 1856.)

à mesure que les femmes connaissent les instincts

maternels de ces êtres, leur tendresse infinie, leur

ingénieuse prévoyance pour les objets de leur

amour, combien devient impossible à des mères

d'immoler ces mères, et de les supplicier !

Le sentiment qui fit commencer les études dont

ce livre devait sortir, est aussi celui qui les a

suspendues. Leur premier attrait se trouva dans la

révélation d'Huber, dans cette vive apparition de

la personnalité de l'insecte. Mais ce qui avait

semblé paradoxal, incroyable, quand on le vérifie,

se trouve inférieur à la réalité. La vue de tant de

travaux, d'efforts pour le bien commun, le spectacle

de ces vies méritantes impose à la conscience, et

rend de plus en plus difficile de traiter comme

une chose l'être qui veut, travaille et aime.



Michelet-Insecte


- Le cerf-volant :

Notre système n'est point de piquer jamais les insectes : horrible supplice, désolant spectacle qui ne finit pas. Un mois après et davantage, vous voyez s'agiter encore ces pauvres crucifiés. L'éther donne généralement une mort rapide et qui semble plus douce. Nous éthérisâmes donc largement le prisonnier. En un moment il tourna, tomba ; nous le crûmes fini. Une heure ou deux se passèrent ; le voilà qui reprend vie, qui se remet sur ses pattes tremblantes, essaye de marcher ; il retombe, se relève encore. Mais, il faut le dire, il ne marchait que comme un homme ivre. Un enfant en aurait ri. Nous n'avions guère envie de rire, étant obligés encore de l'empoisonner. Une dose plus forte fut administrée. En vain, il revenait toujours. Il sembla même, chose bizarre, que cette espèce d'ivresse qui énervait, tuait presque les facultés du mouvement, avait surexcité d'autant les nerfs et ce qu'on appellerait les facultés amoureuses. L'emploi qu'il cherchait à faire de sa marche vacillante et de ses derniers efforts, c'était de joindre une femelle de son espèce que nous avions trouvée morte, et qui était sur la table. Il la palpait de ses pattes et de ses bras tremblotants. Il parvint à la retourner, tâtonna (très probablement il ne voyait plus), pour bien s'assurer si elle vivait. Il ne pouvait s'en séparer ; l'on eût juré qu'il avait entrepris, lui mourant, de ressusciter cette morte. Spectacle bizarre, funèbre, mais touchant pour qui sait (de cœur) que la nature est identique. Nous en fumes contristés ; nous essayâmes d'abréger, à force d'éther, et de séparer cette Juliette de ce Roméo. Mais cet indomptable mâle se moquait de tous les poisons. Il se traînait lugubrement. Nous l'enfermâmes dans une grande boîte, où il ne finit qu'à la longue et par des doses incroyables. Il fallut bien quinze jours pour consommer son supplice ; lecteur, tu peux bien dire le nôtre.

- L'araignée :

Ne fût-elle gobée elle-même, si l'instrument de son métier périt, c'est la même chose. Que la toile soit défaite coup sur coup, le jeûne un peu prolongé la met hors d'état de fournir du fil, et bientôt elle meurt de faim. Elle est constamment serrée dans ce cercle vicieux : pour filer, il faut manger ; pour manger, il faut filer. Ce fil, c'est pour elle celui de la Parque, celui de la destinée.

Nous fîmes une fois l'expérience d'enlever trois fois de suite la toile à une araignée. Trois fois, en six heures, elle la refit avec une admirable patience et sans se désespérer. Expérience fort cruelle, que nous nous sommes reprochée. On n'en rencontre que trop de ces malheureuses, que des accidents de ce genre ont jetées dans le chômage, et désormais trop épuisées pour relever leur industrie. [...]

Quand on parle de l'avidité gloutonne de l'araignée, on oublie quelle doit manger double, ou bien périr : manger pour refaire son corps, manger pour refaire son fil.

Trois choses contribuent à l'user : l'ardeur du travail incessant, la susceptibilité nerveuse, vive au dernier point chez elle ; enfin son double système de respiration. [...]

Supériorité, mais péril. L'insecte brave impunément les miasmes méphitiques, les fortes odeurs. L'araignée n'y résiste pas. Immédiatement frappée, elle tombe en convulsions, s'agite et expire. Je le vis un jour à Lucerne ; le chloroforme, dont le cerf-volant, quinze jours durant, avait enduré l'action sans pouvoir mourir, tout d'abord, au premier contact, foudroya une araignée. Elle était de première force, et je la voyais occupée à manger un moucheron. Je voulus l'observer, et je versai sur elle une seule goutte. L'effet fut terrible. On n'eût vu rien de plus saisissant dans une asphyxie humaine. Elle tomba à la renverse, se redressa, puis s'affaissa ; tous les appuis lui manquèrent, et ses membres parurent désarticulés. Une chose fut très pathétique, c'est qu'en ce moment suprême la fécondité de son sein apparut ; dans l'agonie, ses mamelons laissaient aller le petit nuage de toile, de sorte qu'on eût cru qu'en mourant elle allait travailler encore.

J'en fus triste, et, dans l'espoir que l'air la remettrait peut-être, je la posai sur ma fenêtre ; mais ce n'était plus elle-même. Je ne sais comment cela s'était fait, elle avait comme fondu, et ce n'était plus qu'une anatomie. Sa substance évanouie ne laissait qu'une ombre légère. Le vent l'emporta au lac.



Montaigne-Cruaute


Montaigne, Michel Eyquem de Les Essais (Ed. P. Villey et Saulnier, Verdun L.)

Chapitre 11

De la Cruauté

Il me semble que la vertu est chose autre et plus noble que les inclinations à la bonté qui naissent en nous. Les ames reglées d'elles mesmes et bien nées, elles suyvent mesme train, et representent en leurs actions mesme visage que les vertueuses. Mais la vertu sonne je ne sçay quoy de plus grand et de plus actif que de se laisser, par une heureuse complexion, doucement et paisiblement conduire à la suite de la raison. Celuy qui, d'une douceur et facilité naturelle, mespriseroit les offences receues, feroit chose tres-belle et digne de louange; mais celuy qui, picqué et outré jusques au vif d'une offence, s'armeroit des armes de la raison contre ce furieux appetit de vengeance, et apres un grand conflict s'en rendroit en fin maistre, feroit sans doubte beaucoup plus. Celuy-là feroit bien, et cettuy-cy vertueusement: l'une action se pourroit dire bonté; l'autre, vertu: car il semble que le nom de la vertu presuppose de la difficulté et du contraste, et qu'elle ne peut s'exercer sans partie. C'est à l'adventure pourquoy nous nommons Dieu bon, fort, et liberal, et juste; mais nous ne le nommons pas vertueux: ses operations sont toutes naifves et sans effort. Des Philosophes, non seulement Stoiciens mais encore Epicuriens (et cette enchere, je l'emprunte de l'opinion commune, qui est fauce; quoy que die ce subtil rencontre d'Arcesilaus à celuy qui luy reprochoit que beaucoup de gents passoient de son eschole en l'Epicurienne, mais jamais au rebours: Je croy bien! Des coqs il se faict des chappons assez, mais des chappons il ne s'en faict jamais des coqs. Car, à la verité, en fermeté et rigueur d'opinions et de preceptes, la secte Epicurienne ne cede aucunement à la Stoique; et un Stoicien, reconnoissant meilleure foy que ces disputateurs qui, pour combatre Epicurus et se donner beau jeu, luy font dire ce à quoy il ne pensa jamais, contournans ses paroles à gauche, argumentans par la loy grammairienne autre sens de sa façon de parler et autre creance que celle qu'ils sçavent qu'il avoit en l'ame et en ses moeurs, dit qu'il a laissé d'estre Epicurien pour cette consideration, entre autres, qu'il trouve leur route trop hautaine et inaccessible; et ii qui philedonoi vocantur, sunt

philochaloi et philodichaioi, omnesque virtutes et colunt et retinent); des philosophes Stoiciens et Epicuriens, dis-je, il y en a plusieurs qui ont jugé que ce n'estoit pas assez d'avoir l'ame en bonne assiette, bien reglée et bien disposée à la vertu; ce n'estoit pas assez d'avoir nos resolutions et nos discours au dessus de tous les efforts de fortune, mais qu'il falloit encore rechercher les occasions d'en venir à la preuve. Ils veulent quester de la douleur, de la necessité et du mespris, pour les combatre, et pour tenir leur ame en haleine: multum sibi adjicit virtus lacessita. C'est l'une des raisons pourquoy Epaminondas, qui estoit encore d'une tierce secte, refuse des richesses que la fortune luy met en main par une voie tres-legitime, pour avoir, dict-il, à s'escrimer contre la pauvreté, en laquelle extreme il se maintint tousjours. Socrates s'essayoit, ce me semble, encor plus rudement, conservant pour son exercice la malignité de sa femme: qui est un essay à fer esmoulu. Metellus, ayant, seul de tous les Senateurs Romains, entrepris, par l'effort de sa vertu, de soustenir la violence de Saturninus, Tribun du peuple à Rome, qui vouloit à toute force faire passer une loy injuste en faveur de la commune, et ayant encouru par là les peines capitales que Saturninus avoit establies contre les refusans, entretenoit ceux qui, en cette extremité, le conduisoient en la place, de tels propos: Que c'estoit chose trop facile et trop lache que de mal faire, et que de faire bien où il n'y eust point de danger, c'estoit chose vulgaire; mais de faire bien où il y eust dangier, c'estoit le propre office d'un homme de vertu. Ces paroles de Metellus nous representent bien clairement ce que je vouloy verifier, que la vertu refuse la facilité pour compaigne; et que cette aisée, douce et panchante voie, par où se conduisent les pas reglez d'une bonne inclination de nature, n'est pas celle de la vraye vertu. Elle demande un chemin aspre et espineux; elle veut avoir ou des difficultez estrangeres à luicter, comme celle de Metellus, par le moyen desquelles fortune se plaist à luy rompre la roideur de sa course; ou des difficultez internes que luy apportent les appetits desordonnez et imperfections de nostre condition. Je suis venu jusques icy bien à mon aise. Mais, au bout de ce discours, il me tombe en fantasie que l'ame de Socrates, qui est la plus parfaicte qui soit venue à ma connoissance, seroit, à mon compte, une ame de peu de recommandation: car je ne puis concevoir en ce personnage là aucun effort de vitieuse concupiscence. Au train de sa vertu, je n'y puis imaginer aucune difficulté et aucune contrainte; je connoy sa raison si puissante et si maistresse chez luy qu'elle n'eust jamais donné moyen à un appetit

vitieux seulement de naistre. A une vertu si eslevée que la sienne, je ne puis rien mettre en teste. Il me semble la voir marcher d'un victorieux pas et triomphant, en pompe et à son aise, sans empeschement ne destourbier. Si la vertu ne peut luire que par le combat des appetits contraires, dirons nous donq qu'elle ne se puisse passer de l'assistance du vice, et qu'elle luy doive cela, d'en estre mise en credit et en honneur? Que deviendroit aussi cette brave et genereuse volupté Epicurienne qui fait estat de nourrir mollement en son giron et y faire follatrer la vertu, luy donnant pour ses jouets la honte, les fievres, la pauvreté, la mort et les geénes? Si je presuppose que la vertu parfaite se connoit à combatre et porter patiemment la douleur, à soustenir les efforts de la goute sans s'esbranler de son assiette; si je luy donne pour son object necessaire l'aspreté et la difficulté: que deviendra la vertu qui sera montée à tel point que de non seulement mespriser la douleur, mais de s'en esjouyr et de se faire chatouiller aux pointes d'une forte colique, comme est celle que les Epicuriens ont establie et de laquelle plusieurs d'entre eux nous ont laissé par leurs actions des preuves tres-certaines? Comme ont bien d'autres, que je trouve avoir surpassé par effect les regles mesmes de leur discipline. Tesmoing le jeune Caton. Quand je le voy mourir et se deschirer les entrailles, je ne me puis contenter de croire simplement qu'il eust lors son ame exempte totalement de trouble et d'effroy, je ne puis croire qu'il se maintint seulement en cette démarche que les regles de la secte Stoique luy ordonnoient, rassise, sans émotion et impassible; il y avoit, ce me semble, en la vertu de cet homme trop de gaillardise et de verdeur pour s'en arrester là. Je croy sans doubte qu'il sentit du plaisir et de la volupté en une si noble action, et qu'il s'y agrea plus qu'en autre de celles de sa vie: Sic abiit e vita ut causam moriendi nactum se esse gauderet. Je le croy si avant, que j'entre en doubte s'il eust voulu que l'occasion d'un si bel exploit luy fust ostée. Et, si la bonté qui luy faisoit embrasser les commoditez publiques plus que les siennes, ne me tenoit en bride, je tomberois aisément en cette opinion, qu'il sçavoit bon gré à la fortune d'avoir mis sa vertu à une si belle espreuve, et d'avoir favorisé ce brigand à fouler aux pieds l'ancienne liberté de sa patrie. Il me semble lire en cette action je ne sçay quelle esjouissance de son ame, et une émotion de plaisir extraordinaire et d'une volupté virile, lors qu'elle consideroit la noblesse et hauteur de son entreprise: Deliberata morte ferocior,

non pas esguisée par quelque esperance de gloire, comme les jugemens populaires et effeminez d'aucuns hommes ont jugé, car cette consideration est trop basse pour toucher un coeur si genereux, si hautain et si roide; mais pour la beauté de la chose mesme en soy: laquelle il voyoit bien plus à clair et en sa perfection, lui qui en manioit les ressorts, que nous ne pouvons faire. La philosophie m'a faict plaisir de juger qu'une si belle action eust esté indecemment logée en toute autre vie qu'en celle de Caton, et qu'à la sienne seule il appartenoit de finir ainsi. Pourtant ordonna-il selon raison et à son fils et aux senateurs qui l'accompagnoient, de prouvoir autrement à leur faict. Catoni cum incredibilem natura tribuisset gravitatem, eamque ipse perpetua constantia roboravisset, semperque in proposito consilio permansisset, moriendum potius quàm tyranni vultus aspiciendus erat. Toute mort doit estre de mesmes sa vie. Nous ne devenons pas autres pour mourir. J'interprete tousjours la mort par la vie. Et si on me la recite d'apparence forte, attachée à une foible vie, je tiens qu'elle est produitte d'une cause foible et sortable à sa vie. L'aisance donc de cette mort, et cette facilité qu'il avoit acquise par la force de son ame, dirons nous qu'elle doive rabattre quelque chose du lustre de sa vertu? Et qui, de ceux qui ont la cervelle tant soit peu teinte de la vraye philosophie, peut se contenter d'imaginer Socrates seulement franc de crainte et de passion en l'accident de sa prison, de ses fers et de sa condemnation? Et qui ne reconnoit en luy non seulement de la fermeté et de la constance (c'estoit son assiette ordinaire que celle-là), mais encore je ne sçay quel contentement nouveau et une allegresse enjouée en ses propos et façons dernieres? A ce tressaillir, du plaisir qu'il sent à gratter sa jambe apres que les fers en furent hors, accuse il pas une pareille douceur et joye en son ame, pour estre desenforgée des incommodités passées, et à mesme d'entrer en cognoissance des choses advenir? Caton me pardonnera, s'il luy plaist; sa mort est plus tragique et plus tendue, mais cette-cy est encore, je ne sçay comment, plus belle. Aristippus, à ceux qui la pleignoyent: Les dieux m'en envoyent une telle! fit il. On voit aux ames de ces deux personnages et de leurs imitateurs (car de semblables, je fay grand doubte qu'il y en ait eu) une si parfaicte habitude à la vertu qu'elle leur est passée en complexion. Ce n'est plus vertu penible, ny des ordonnances de la raison, pour lesquelles maintenir

il faille que leur ame se roidisse; c'est l'essence mesme de leur ame, c'est son train naturel et ordinaire. Ils l'ont rendue telle par un long exercice des preceptes de la philosophie, ayans rencontré une belle et riche nature. Les passions vitieuses, qui naissent en nous, ne trouvent plus par où faire entrée en eux; la force et roideur de leur ame estouffe et esteint les concupiscences aussi tost qu'elles commencent à s'esbranler. Or qu'il ne soit plus beau, par une haute et divine resolution, d'empescher la naissance des tentations, et de s'estre formé à la vertu de maniere que les semences mesmes des vices en soyent desracinées, que d'empescher à vive force leur progrez, et, s'estant laissé surprendre aux émotions premieres des passions, s'armer et se bander pour arrester leur course et les vaincre; et que ce second effect ne soit encore plus beau que d'estre simplement garny d'une nature facile et debonnaire, et dégoustée par soy mesme de la débauche et du vice, je ne pense point qu'il y ait doubte. Car cette tierce et derniere façon, il semble bien qu'elle rende un homme innocent, mais non pas vertueux; exempt de mal faire, mais non assez apte à bien faire. Joint que cette condition est si voisine à l'imperfection et à la foiblesse que je ne sçay pas bien comment en démeler les confins et les distinguer. Les noms mesmes de bonté et d'innocence sont à cette cause aucunement noms de mespris. Je voy que plusieurs vertus, comme la chasteté, sobrieté et temperance, peuvent arriver à nous par defaillance corporelle. La fermeté aux dangiers (si fermeté il la faut appeler), le mespris de la mort, la patience aux infortunes, peut venir et se treuve souvent aux hommes par faute de bien juger de tels accidens et ne les concevoir tels qu'ils sont. La faute d'apprehension et la bétise contrefont ainsi par fois les effects vertueux: comme j'ay veu souvent advenir qu'on a loué des hommes de ce dequoy ils meritoyent du blasme. Un Seigneur Italien tenoit une fois ce propos en ma presence, au desavantage de sa nation: que la subtilité des Italiens et la vivacité de leurs conceptions estoit si grande qu'ils prevoyoyent les dangiers et accidens qui leur pouvoyent advenir, de si loin, qu'il ne falloit pas trouver estrange, si on les voyoit souvent, à la guerre, prouvoir à leur seurté, voire avant que d'avoir reconneu le peril; que nous et les Espaignols, qui n'estions pas si fins, allions plus outre, et qu'il nous falloit faire voir à l'oeil et toucher à la main le dangier avant que de nous en effrayer, et que lors aussi nous n'avions plus de tenue; mais que les Allemans et les Souysses, plus grossiers et plus lourds, n'avoyent le sens de se raviser, à peine lors mesmes qu'ils estoyent accablez soubs les coups. Ce n'estoit à l'adventure que pour rire. Si est il bien vray qu'au mestier de la guerre les apprentis se jettent bien souvent aux dangiers, d'autre inconsideration qu'ils ne font apres y avoir esté échaudez:

haud ignarus quantum nova gloria in armis,

Et praedulce decus primo certamine possit.

Voylà pourquoy, quand on juge d'une action particuliere, il faut considerer plusieurs circonstances et l'homme tout entier qui l'a produicte, avant la baptizer. Pour dire un mot de moy-mesme. J'ay veu quelque fois mes amis appeller prudence en moy, ce qui estoit fortune; et estimer advantage de courage et de patience, ce qui estoit advantage de Jugement et opinion; et m'attribuer un titre pour autre, tantost à mon gain, tantost à ma perte. Au demeurant, il s'en faut tant que je sois arrivé à ce premier et plus parfaict degré d'excellence, où de la vertu il se faict une habitude, que du second mesme je n'en ay faict guiere de preuve. Je ne me suis mis en grand effort pour brider les desirs dequoy je me suis trouvé pressé. Ma vertu, c'est une vertu, ou innocence, pour mieux dire, accidentale et fortuite. Si je fusse nay d'une complexion plus déreglée, je crains qu'il fut allé piteusement de mon faict. Car je n'ay essayé guiere de fermeté en mon ame pour soustenir des passions, si elles eussent esté tant soit peu vehementes. Je ne sçay point nourrir des querelles et du debat chez moy. Ainsi, je ne me puis dire nul granmercy dequoy je me trouve exempt de plusieurs vices:

si vitiis mediocribus et mea paucis

Mendosa est natura, alioqui recta, velut si

Egregio inspersos reprehendas corpore naevos,

je le doy plus à ma fortune qu'à ma raison. Elle m'a faict naistre d'une race fameuse en preud'homie et d'un tres-bon pere: je ne sçay s'il a escoulé en moy partie de ses humeurs, ou bien si les exemples domestiques et la bonne institution de mon enfance y ont insensiblement aydé; ou si je suis autrement ainsi nay,

Seu libra, seu me scorpius aspicit

Formidolosus, pars violentior

Natalis horae, seu tyrannus

Hesperiae Capricornus undae;

mais tant y a que la pluspart des vices, je les ay de moy mesmes en horreur. La responce d'Antisthenes à celuy qui luy demandoit le meilleur apprentissage: Desapprendre le mal, semble s'arrester à cette image. Je les ay, dis-je, en horreur, d'une opinion si naturelle et si mienne que ce mesme instinct et impression que j'en ay apporté de la nourrice, je l'ay conservé sans que aucunes occasions me l'ayent sçeu faire alterer; voire non pas mes discours propres qui, pour s'estre débandez en aucunes choses de la route commune, me licentieroient aisément à des actions que cette naturelle inclination me fait haïr. Je diray un monstre, mais je le diray pourtant: je trouve par là, en plusieurs choses, plus d'arrest et de reigle en mes meurs qu'en mon opinion, et ma concupiscence moins desbauchée que ma raison. Aristippus establit des opinions si hardies en faveur de la volupté et des richesses, qu'il mit en rumeur toute la philosophie à l'encontre de luy. Mais, quant à ses moeurs, le tyran Dionysius luy ayant presenté trois belles garses pour qu'il en fist le chois, il respondit qu'il les choisissoit toutes trois et qu'il avoit mal prins à Paris d'en preferer une à ses compaignes; mais les ayant conduittes à son logis, il les renvoya sans en taster. Son valet se trouvant surchargé en chemin de l'argent qu'il portoit apres luy, il luy ordonna qu'il en jettast et versast là ce qui luy faschoit. Et Epicurus, duquel les dogmes sont irreligieux et delicats, se porta en sa vie tres-devotieusement et laborieusement. Il escrit à un sien amy qu'il ne vit que de pain bis et d'eaue, qu'il luy envoie un peu de fromage pour quand il voudra faire quelque somptueux repas. Seroit il vray que, pour estre bon à faict, il nous le faille estre par occulte, naturelle et universelle propriété, sans loy, sans raison, sans exemple? Les desbordemens ausquels je me suis trouvé engagé, ne sont pas, Dieu mercy, des pires. Je les ay bien condamnez chez moy, selon qu'ils le valent: car mon jugement ne s'est pas trouvé infecté par eux. Au rebours, il les accuse plus rigoureusement en moy que en un autre. Mais c'est tout, car, au demourant, j'y apporte trop peu de resistance, et me laisse trop ayseement pancher à l'autre part de la balance, sauf pour les regler et empescher du meslange d'autres vices, lesquels s'entretiennent et s'entrenchainent pour la plus part les uns aux autres, qui ne s'en prend garde. Les miens, je les ay retranchez et contrains les plus seuls et les plus simples que j'ay peu,

nec ultra

Errorem foveo.

Car, quant à l'opinion des Stoïciens, qui disent, le sage oeuvrer, quand il oeuvre, par toutes les vertus ensemble, quoy qu'il y en ait une plus apparente selon la nature de l'action (et à cela leur pourroit servir aucunement la similitude du corps humain, car l'action de la colere ne se peut exercer que toutes les humeurs ne nous y aydent, quoy que la colere predomine), si de là ils veulent tirer pareille consequence que, quand le fautier faut, il faut par tous les vices ensemble, je ne les en croy pas ainsi simplement, ou je ne les entens pas, car je sens par effect le contraire. Ce sont subtilitez aigues, insubstantielles, ausquelles la philosophie s'arreste par fois. Je suy quelques vices, mais j'en fuy d'autres, autant qu'un sainct sçauroit faire. Aussi desadvouent les peripateticiens cette connexité et cousture indissoluble; et tient Aristote qu'un homme prudent et juste peut estre et intemperant et incontinant. Socrates advouoit à ceux qui reconnoissoient en sa physionomie quelque inclination au vice, que c'estoit à la verité sa propension naturelle, mais qu'il avoit corrigée par discipline. Et les familiers du philosophe Stilpo disoient qu'estant nay subject au vin et aux femmes, il s'estoit rendu par estude tres-abstinent de l'un et de l'autre. Ce que j'ay de bien, je l'ay au rebours par le sort de ma naissance. Je ne le tiens ny de loy, ny de precepte, ou autre aprentissage. L'innocence qui est en moy, est une innocence niaise: peu de vigueur, et point d'art. Je hay, entre autres vices, cruellement la cruauté, et par nature et par jugement, comme l'extreme de tous les vices. Mais c'est jusques à telle mollesse que je ne voy pas égorger un poulet sans desplaisir, et ois impatiemment gemir un lievre sous les dens de mes chiens, quoy que ce soit un plaisir violent que la chasse. Ceux qui ont à combatre la volupté, usent volontiers de cet argument, pour montrer qu'elle est toute vitieuse et desraisonnable: que lors qu'elle est en son plus grand effort, elle nous maistrise de façon que la raison n'y peut avoir accez; et aleguent l'experience que nous en sentons en l'accointance des femmes,

cùm jam praesagit gaudia corpus,

Atque in eo est venus ut muliebria conserat arva;

où il leur semble que le plaisir nous transporte si fort hors de nous que nostre discours ne sçauroit lors faire son office, tout perclus et ravi en la

volupté. Je sçay qu'il en peut aller autrement, et qu'on arrivera par fois, si on veut, à rejetter l'ame sur ce mesme instant à autres pensemens. Mais il la faut tendre et roidir d'aguet. Je sçay qu'on peut gourmander l'effort de ce plaisir; et m'y cognoy bien; et si n'ay point trouvé Venus si imperieuse Deesse que plusieurs et plus chastes que moy la tesmoignent. Je ne prens pour miracle, comme faict la Royne de Navarre en l'un des contes de son Heptameron (qui est un gentil livre pour son estoffe), ny pour chose d'extreme difficulté, de passer des nuicts entieres, en toute commodité et liberté, avec une maistresse de long temps desirée, maintenant la foy qu'on luy aura engagée de se contenter des baisers et simples attouchemens. Je croy que l'exemple de la chasse y seroit plus propre (comme il y a moins de plaisir, il y a plus de ravissement et de surprinse, par où nostre raison estonnée perd le loisir de se preparer et bander à l'encontre), lors qu'apres une longue queste la beste vient en sursaut à se presenter en lieu où, à l'adventure, nous l'esperions le moins. Cette secousse et l'ardeur de ces huées nous frappe si qu'il seroit malaisé à ceux qui ayment cette sorte de chasse de retirer sur ce point la pensée ailleurs. Et les poetes font Diane victorieuse du brandon et des fleches de Cupidon:

Quis non malarum, quas amor curas habet,

Haec inter obliviscitur?

Pour revenir à mon propos, je me compassionne fort tendrement des afflictions d'autruy, et pleurerois aiseement par compaignie, si, pour occasion que ce soit, je sçavois pleurer. Il n'est rien qui tente mes larmes que les larmes, non vrayes seulement, mais comment que ce soit, ou feintes ou peintes. Les morts, je ne les plains guiere, et les envierois plutost; mais je plains bien fort les mourans. Les sauvages ne m'offensent pas tant de rostir et manger les corps des trespassez que ceux qui les tourmentent et persecutent vivans. Les executions mesme de la justice, pour raisonnables qu'elles soyent, je ne les puis voir d'une veue ferme. Quelcun ayant à tesmoigner la clemence de Julius Caesar: Il estoit, dit-il, doux en ses vengeances: ayant forcé les Pyrates de se rendre à luy qu'ils avoyent auparavant pris prisonnier et mis à rançon, d'autant qu'il les avoit menassez de les faire mettre en croix, il les y condemna, mais ce fut apres les avoir faict estrangler. Philomon, son secretaire, qui l'avoit voulu empoisonner, il ne le punit pas plus aigrement que d'une mort simple. Sans dire qui est cet autheur Latin qui ose alleguer, pour tesmoignage

de clemence, de seulement tuer ceux desquels on a esté offencé, il est aisé à deviner qu'il est frappé des vilains et horribles exemples de cruauté que les tyrans Romains mirent en usage. Quant à moy, en la justice mesme, tout ce qui est au delà de la mort simple, me semble pure cruauté, et notamment à nous qui devrions avoir respect d'en envoyer les ames en bon estat; ce qui ne se peut, les ayant agitées et desesperées par tourmens insupportables. Ces jours passés, un soldat prisonnier ayant apperceu d'une tour où il estoit, qu'en la place des charpantiers commençoient à dresser leurs ouvrages, et le peuple à s'y assembler, tint que c'estoit pour luy, et, entré en desespoir, n'ayant autre chose à se tuer, se saisit d'un vieux clou de charrette rouillé, que la fortune luy presenta, et s'en donna deux grands coups autour de la gorge; et, voyant qu'il n'en avoit peu esbranler sa vie, s'en donna un autre tantost apres dans le ventre, de quoy il tumba en evanouïssement. Et en cet estat le trouva le premier de ses gardes qui entra pour le voir. On le fit revenir; et, pour emploier le temps avant qu'il defaillit, on luy fit sur l'heure lire sa sentence qui estoit d'avoir la teste tranchée, de laquelle il se trouva infiniement resjoui et accepta à prendre du vin qu'il avoit refusé; et, remerciant les juges de la douceur inesperée de leur condemnation, dict que cette deliberation de se tuer luy estoit venue par l'horreur de quelque plus cruel supplice, du quel luy avoient augmenté la crainte les apprets pour en fuir une plus insupportable. Je conseillerois que ces exemples de rigueur, par le moyen desquels on veut tenir le peuple en office, s'exerçassent contre les corps des criminels: car de les voir priver de sepulture, de les voir bouillir et mettre à quartiers, cela toucheroit quasi autant le vulgaire que les peines qu'on fait souffrir aux vivans, quoy que par effect ce soit peu, ou rien, comme Dieu dict, Qui corpus occidunt, et postea non habent quod faciant. Et les poetes font singulierement valoir l'horreur de cette peinture, et au dessus de la mort:

Heu'relliquias semiassi regis, denudatis ossibus, Per terram sanie delibutas faede divexarier. Je me rencontray un jour à Rome sur le point qu'on défaisoit Catena, un voleur insigne. On l'estrangla sans aucune émotion de l'assistance; mais, quand on vint à le mettre à quartiers, le bourreau ne donnoit coup, que le peuple ne suivit d'une vois pleintive et d'une exclamation, comme si chacun eut presté son sentiment à cette charongne. Il faut exercer ces inhumains excez contre l'escorce, non contre le vif. Ainsin amollit, en cas aucunement pareil, Artoxerses l'aspreté des loix anciennes de Perse, ordonnant que les Seigneurs qui avoyent failly en leur estat, au lieu qu'on les souloit foïter, fussent despouillés, et leurs vestements foitez pour eux; et, au lieu qu'on leur souloit arracher les cheveux, qu'on leur ostat leur haut chappeau seulement. Les Aegyptiens, si devotieux, estimoyent bien satisfaire à la justice divine, luy sacrifians des pourceaux en figure et representez: invention hardie de vouloir payer en peinture et en ombrage Dieu, substance si essentielle. Je vy en une saison en laquelle nous foisonnons en exemples incroyables de ce vice, par la licence de nos guerres civiles; et ne voit on rien aux histoires anciennes de plus extreme que ce que nous en essayons tous les jours. Mais cela ne m'y a nullement aprivoisé. A peine me pouvoy-je persuader, avant que je l'eusse veu, qu'il se fut trouvé des ames si monstrueuses, qui, pour le seul plaisir du meurtre, le voulussent commettre: hacher et détrencher les membres d'autruy; esguiser leur esprit à inventer des tourmens inusitez et des morts nouvelles, sans inimitié, sans profit, et pour cette seule fin de jouïr du plaisant spectacle des gestes et mouvemens pitoyables, des gemissemens et voix lamentables d'un homme mourant en angoisse. Car voylà l'extreme point où la cruauté puisse atteindre. Ut homo hominem, non iratus, non timens, tantum spectaturus, occidat. De moy, je n'ay pas sçeu voir seulement sans desplaisir poursuivre et tuer une beste innocente, qui est sans deffence et de qui nous ne recevons aucune offence. Et, comme il advient communement que le cerf, se sentant hors d'alaine et de force, n'ayant plus autre remede, se rejette et rend à nous mesmes qui le poursuivons, nous demandant mercy par ses larmes,

quaestuque, cruentus

Atque imploranti similis,

ce m'a tousjours semblé un spectacle tres-desplaisant. Je ne prens guiere beste en vie à qui je ne redonne les champs. Pythagoras les achetoit des pescheurs et des oyseleurs pour en faire autant:

primoque à caede ferarum

Incaluisse puto maculatum sanguine ferrum.

Les naturels sanguinaires à l'endroit des bestes tesmoignent une propension naturelle à la cruauté. Apres qu'on se fut apprivoisé à Romme aux spectacles des meurtres des animaux, on vint aux hommes et aux gladiateurs. Nature, à ce creins-je, elle mesme attache à l'homme quelque instinct à l'inhumanité. Nul ne prent son esbat à voir des bestes s'entrejouer et caresser, et nul ne faut de le prendre à les voir s'entredeschirer et desmambrer. Et, afin qu'on ne se moque de cette sympathie que j'ay avecques elles, la Theologie mesme nous ordonne quelque faveur en leur endroit; et, considerant que un mesme maistre nous a logez en ce palais pour son service et qu'elles sont, comme nous, de sa famille, elle a raison de nous enjoindre quelque respect et affection envers elles. Pythagoras emprunta la Metempsichose des Aegyptiens; mais depuis elle a esté receue par plusieurs nations, et notamment par nos Druides:

Morte carent animae; sempérque, priore relicta

Sede, novis domibus vivunt, habitantque receptae.

La Religion de nos anciens Gaulois portoit que les ames, estant eternelles, ne cessoyent de se remuer et changer de place d'un corps à un autre; meslant en outre à cette fantasie quelque consideration de la justice divine: car, selon les déportemens de l'ame, pendant qu'elle avoit esté chez Alexandre, ils disoyent que Dieu luy ordonnoit un autre corps à habiter, plus ou moins penible, et raportant à sa condition:

muta ferarum

Cogit vincla pati, truculentos ingerit ursis,

Praedonésque lupis, fallaces vulpibus addit;

Atque ubi per varios annos, per mille figuras

Egit, lethaeo purgatos flumine, tandem

Rursus ad humanae revocat primordia formae.

Si elle avoit esté vaillante, la logeoient au corps d'un Lyon; si voluptueuse, en celuy d'un pourceau; si lache, en celuy d'un cerf ou d'un lièvre; si malitieuse, en celuy d'un renard: ainsi du reste, jusques à ce que, purifiée par ce chastiement, elle reprenoit le corps de quelque autre homme.

Ipse ego, nam memini, Trojani tempore belli

Panthoides Euphorbus eram.

Quant à ce cousinage là d'entre nous et les bestes, je n'en fay pas grand recepte; ny de ce aussi que plusieurs nations, et notamment des plus anciennes et plus nobles, ont non seulement receu des bestes à leur societé et compaignie, mais leur ont donné un rang bien loing au dessus d'eux, les estimant tantost familieres et favories de leurs dieux, et les ayant en respect et reverence plus qu'humaine; et d'autres ne reconnoissant autre Dieu ny autre divinité qu'elles: belluae a barbaris propter beneficium consecratae.

Crocodilon adorat

Pars haec, illa pavet saturam serpentibus Ibin;

Effigies hic nitet aurea cercopitheci;

hic piscem fluminis, illic

Oppida tota canem venerantur.

Et l'interpretation mesme que Plutarque donne à cet erreur, qui est tres-bien prise, leur est encores honorable. Car il dit que ce n'estoit le chat, ou le boeuf (pour exemple) que les Egyptiens adoroient, mais qu'ils adoroient en ces bestes là quelque image des facultez divines: en cette-cy la patience et l'utilité, en cette-là la vivacité: ou comme nos voisins les Bourguignons avec toute l'Allemaigne l'impatience de se voir enfermée, par où ils se representoyent la liberté, la quelle ils aymoient et

adoroyent au delà de toute autre faculté divine; et ainsi des autres. Mais, quand je rencontre, parmy les opinions les plus moderées, les discours qui essayent à montrer la prochaine ressemblance de nous aux animaux, et combien ils ont de part à nos plus grands privileges, et avec combien de vraysemblance on nous les apparie, certes, j'en rabats beaucoup de nostre presomption, et me demets volontiers de cette royauté imaginaire qu'on nous donne sur les autres creatures. Quand tout cela en seroit à dire, si y a-il un certain respect qui nous attache, et un general devoir d'humanité, non aux bestes seulement qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mesmes et aux plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la grace et la benignité aux autres creatures qui en peuvent estre capables. Il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle. Je ne creins point à dire la tendresse de ma nature si puerile que je ne puis pas bien refuser à mon chien la feste qu'il m'offre hors de saison ou qu'il me demande. Les Turcs ont des aumosnes et des hospitaux pour les bestes. Les Romains avoient un soing public de la nourriture des oyes, par la vigilance desquelles leur Capitole avoit esté sauvé; les Atheniens ordonnerent que les mules et mulets qui avoyent servy au bastiment du temple appellé Hecatompedon, fussent libres, et qu'on les laissast paistre par tout sans empeschement. Les Agrigentins avoyent en usage commun d'enterrer serieusement les bestes qu'ils avoient eu cheres, comme les chevaux de quelque rare merite, les chiens et les oiseaux utiles ou mesme qui avoyent servy de passe-temps à leurs enfans. Et la magnificence qui leur estoit ordinaire en toutes autres choses, paroissoit aussi singulierement à la sumptoisité et nombre des monuments élevés à cette fin, qui ont duré en parade plusieurs siecles depuis. Les Aegyptiens enterroyent les loups, les ours, les crocodiles, les chiens et les chats en lieux sacrez, enbasmoyent leurs corps et portoyent le deuil à leur trepas. Cimon fit une sepulture honorable aux juments avec lesquelles il avoit gaigné par trois fois le pris de la course aux jeux Olympiques. L'ancien Xantippus fit enterrer son chien sur un chef, en la coste de la mer qui en a depuis retenu le nom. Et Plutarque faisoit, dit-il, conscience de vendre et envoier à la boucherie, pour un legier profit, un boeuf qui l'avoit long temps servy.



Montaigne-Experience


Montaigne, Michel Eyquem de Les Essais (Ed. P. Villey et Saulnier, Verdun L.)

Chapitre 13

De l'Experience

Il n'est desir plus naturel que le desir de connoissance. Nous essayons tous les moyens qui nous y peuvent mener. Quand la raison nous faut, nous y employons l'experience, Per varios usus artem experientia fecit: Exemplo monstrante viam, qui est un moyen plus foible et moins digne; mais la verité est chose si grande, que nous ne devons desdaigner aucune entremise qui nous y conduise. La raison a tant de formes, que nous ne sçavons à laquelle nous prendre; l'experience n'en a pas moins. La consequence que nous voulons tirer de la ressemblance des evenemens est mal seure, d'autant qu'ils sont tousjours dissemblables: il n'est aucune qualité si universelle en cette image des choses que la diversité et [Image 0478v] varieté. Et les Grecs, et les Latins, et nous, pour le plus expres exemple de similitude, nous servons de celuy des oeufs. Toutesfois il s'est trouvé des hommes, et notamment un en Delphes, qui recognoissoit des marques de difference entre les oeufs, si qu'il n'en prenoit jamais l'un pour l'autre; et y ayant plusieurs poules, sçavoit juger de laquelle estoit l'oeuf. La dissimilitude s'ingere d'elle mesme en nos ouvrages; nul art peut arriver à la similitude. Ny Perrozet ny autre ne peut si soigneusement polir et blanchir l'envers de ses cartes qu'aucuns joueurs ne les distinguent, à les voyr seulement couler par les mains d'un autre. La ressemblance ne faict pas tant un comme la difference faict autre. Nature s'est obligée à ne rien faire autre, qui ne fust dissemblable. Pourtant l'opinion de celuy-là ne me plaist guiere, qui pensoit par la multitude des loix brider l'authorité des juges, en leur taillant leurs morceaux: il ne sentoit point qu'il y a autant de liberté et d'estendue à l'interpretation des loix qu'à leur façon. Et ceux là se moquent, qui pensent appetisser nos debats et les arrester en nous r'appellant à l'expresse parolle de la Bible. D'autant que nostre esprit ne trouve pas le champ moins spatieux à contreroller le sens d'autruy qu'à representer le

sien, et comme s'il y avoit moins d'animosité et d'aspreté à gloser qu'à inventer. Nous voyons combien il se trompoit. Car nous avons en France plus de loix que tout le reste du monde ensemble, et plus qu'il n'en faudroit à reigler tous les mondes d'Epicurus, ut olim flagitiis, sic nunc legibus laboramus; et si avons tant laissé à opiner et decider à nos juges, qu'il ne fut jamais liberté si puissante et si licencieuse. Qu'ont gaigné nos legislateurs à choisir cent mille especes et faicts particuliers, et y attacher cent mille loix? Ce nombre n'a aucune proportion avec l'infinie diversité des actions humaines. La multiplication de nos inventions n'arrivera pas à la variation des exemples. Adjoustez y en cent fois autant: il n'adviendra pas pourtant que, des evenemens à venir, il s'en [Image 0479] trouve aucun qui, en tout ce grand nombre de milliers d'evenemens choisis et enregistrez, en rencontre un auquel il se puisse joindre et apparier si exactement, qu'il n'y reste quelque circonstance et diversité qui requiere diverse consideration de jugement. Il y a peu de relation de nos actions, qui sont en perpetuelle mutation, avec les loix fixes et immobiles. Les plus desirables, ce sont les plus rares, plus simples et generales; et encore crois-je qu'il vaudroit mieux n'en avoir point du tout que de les avoir en tel nombre que nous avons. Nature les donne tousjours plus heureuses que ne sont celles que nous nous donnons. Tesmoing la peinture de l'aage doré des poetes, et l'estat où nous voyons vivre les nations qui n'en ont point d'autres. En voylà qui, pour tous juges, employent en leurs causes le premier passant qui voyage le long de leurs montaignes. Et ces autres eslisent le jour du marché quelqu'un d'entre eux, qui sur le champ decide tous leurs proces. Quel danger y auroit-il que les plus sages vuidassent ainsi les nostres, selon les occurrences et à l'oeil, sans obligation d'exemple et de consequence? A chaque pied son soulier. Le Roy Ferdinand, envoyant des colonies aux Indes, prouveut sagement qu'on n'y menast aucuns escholiers de la jurisprudence, de crainte que les proces ne peuplassent en ce nouveau monde, comme estant science, de sa nature, generatrice d'altercation et division; jugeant avec Platon, que c'est une mauvaise provision de pays que jurisconsultes et medecins. Pourquoy est-ce que nostre langage commun, si aisé à tout autre usage, devient obscur et non intelligible en contract et testament, et que celuy qui s'exprime si clairement, quoy qu'il die et escrive, ne trouve en cela aucune maniere de se declarer qui ne tombe en doubte et contradiction? Si ce n'est que les princes de cet art, s'appliquans d'une peculiere attention

à trier des mots solemnes et former des clauses artistes, ont tant poisé chaque [Image 0479v] sillabe, espluché si primement chaque espece de cousture, que les voilà enfrasquez et embrouillez en l'infinité des figures et si menues partitions, qu'elles ne peuvent plus tomber soubs aucun reiglement et prescription ny aucune certaine intelligence. Confusum est quidquid usque in pulverem sectum est. Qui a veu des enfans essayans de renger à certain nombre une masse d'argent vif? Plus ils le pressent et pestrissent et s'estudient à le contraindre à leur loy, plus ils irritent la liberté de ce genereux metal: il fuit à leur art et se va menuisant et esparpillant au delà de tout compte. C'est de mesme, car, en subdivisant ces subtilitez, on apprend aux hommes d'accroistre les doubtes; on nous met en trein d'estendre et diversifier les difficultez, on les alonge, on les disperse. En semant les questions et les retaillant, on faict fructifier et foisonner le monde en incertitude et en querelles, comme la terre se rend fertile plus elle est esmiée et profondément remuée. Difficultatem facit doctrina. Nous doubtions sur Ulpian, redoutons encore sur Bartolus et Baldus. Il falloit effacer la trace de cette diversité innumerable d'opinions, non poinct s'en parer et en entester la posterité. Je ne sçay qu'en dire, mais il se sent par experience que tant d'interprétations dissipent la verité et la rompent. Aristote a escrit pour estre entendu; s'il ne l'a peu, moins le fera un moins habile et un tiers que celuy qui traite sa propre imagination. Nous ouvrons la matiere et l'espandons en la destrempant; d'un subject nous en faisons mille, et retombons, en multipliant et subdivisant, à l'infinité des atomes d'Epicurus. Jamais deux hommes ne jugerent pareillement de mesme chose, et est impossible de voir deux opinions semblables exactement, non seulement en divers hommes, mais en mesme homme à diverses heures. Ordinairement je trouve à doubter en ce que le commentaire n'a daigné toucher. Je bronche plus volontiers en pays plat, comme certains chevaux que je connois, qui chopent plus souvent en chemin uny. Qui ne diroit que les glosses augmentent les doubtes et l'ignorance, puis qu'il ne se voit [Image 0480] aucun livre, soit humain, soit divin, auquel le monde s'embesongne, duquel l'interpretation face tarir la difficulté? Le centiesme commentaire le renvoye à son suivant, plus espineux et plus scabreux que le premier ne l'avoit trouvé. Quand est-il convenu entre nous: ce livre en a assez, il n'y a meshuy plus que dire? Cecy se voit mieux en la chicane. On donne authorité de loy à infinis docteurs, infinis

arrests, et à autant d'interpretations. Trouvons nous pourtant quelque fin au besoin d'interpreter? s'y voit-il quelque progres et advancement vers la tranquillité? nous faut-il moins d'advocats et de juges que lors que cette masse de droict estoit encore en sa premiere enfance? Au rebours, nous obscurcissons et ensevelissons l'intelligence; nous ne la descouvrons plus qu'à la mercy de tant de clostures et barrieres. Les hommes mescognoissent la maladie naturelle de leur esprit: il ne faict que fureter et quester, et va sans cesse tournoiant, bastissant et s'empestrant en sa besongne, comme nos vers de soye, et s'y estouffe. Mus in pice. Il pense remarquer de loing je ne sçay quelle apparence de clarté et verité imaginaire; mais, pendant qu'il y court, tant de difficultez luy traversent la voye, d'empeschemens et de nouvelles questes, qu'elles l'esgarent et l'enyvrent. Non guiere autrement qu'il advint aux chiens d'Esope, lesquels, descouvrant quelque apparence de corps mort floter en mer, et ne le pouvant approcher, entreprindrent de boire cette eau, d'assecher le passage, et s'y estouffarent. A quoy se rencontre ce qu'un Crates disoit des escrits de Heraclitus, qu'ils avoient besoin d'un lecteur bon nageur, afin que la profondeur et pois de sa doctrine ne l'engloutist et suffucast. Ce n'est rien que foiblesse particuliere qui nous faict contenter de ce que d'autres ou que nous-mesmes avons trouvé en cette chasse de cognoissance; un plus habile ne s'en contentera pas. Il y a tousjours place pour un suyvant, ouy et pour nous mesmes, et route par ailleurs. Il n'y a point de fin en nos inquisitions; nostre fin est en l'autre monde. C'est signe de racourciment d'esprit quand il se contente, ou de lasseté. Nul esprit genereux ne s'arreste en soy: il pretend tousjours et va outre ses forces; il a des eslans au delà de ses effects; s'il ne s'avance et ne se presse et ne s'accule et ne se choque, il n'est vif qu'à demy; ses poursuites sont sans terme, et sans forme; son aliment c'est admiration, chasse, ambiguité. Ce que declaroit assez Appollo, parlant [Image 0480v] tousjours à nous doublement, obscurement et obliquement, ne nous repaissant pas, mais nous amusant et embesongnant. C'est un mouvement irregulier, perpetuel, sans patron, et sans but. Ses inventions s'eschauffent, se suyvent, et s'entreproduisent l'une l'autre. Ainsi voit l'on, en un ruisseau coulant, Sans fin l'une? eau apres l'autre roulant, Et tout de rang, d'un eternel conduict, L'une suit l'autre, et l'une l'autre fuyt.

Par cette-cy celle-là est poussée, Et cette-cy par l'autre est devancée: Tousjours l'eau va dans l'eau, et tousjours est-ce Mesme ruisseau, et tousjours eau diverse. Il y a plus affaire à interpreter les interpretations qu'à interpreter les choses, et plus de livres sur les livres que sur autre subject: nous ne faisons que nous entregloser. Tout fourmille de commentaires; d'auteurs, il en est grand cherté. Le principal et plus fameux sçavoir de nos siecles, est-ce pas sçavoir entendre les sçavans? Est-ce pas la fin commune et derniere de tous estudes? Nos opinions s'entent les unes sur les autres. La premiere sert de tige à la seconde, la seconde à la tierce. Nous eschellons ainsi de degré en degré. Et advient de là que le plus haut monté a souvent plus d'honneur que de mérite; car il n'est monté que d'un grain sur les espaules du penultime. Combien souvent et sottement à l'avanture ay-je estandu mon livre à parler de soy? Sottement; quand ce ne seroit que pour cette raison qu'il me devoit souvenir de ce que je dy des autres qui en font de mesmes: que ces oeillades si frequentes à leur ouvrage tesmoignent que le coeur leur frissonne de son amour, et les rudoyements mesmes desdaigneus, dequoy ils le battent, que ce ne sont que mignardises et affetteries d'une faveur maternelle, suivant Aristote, à qui et se priser et se mespriser naissent souvent de pareil air d'arrogance. Car mon excuse, que je doy avoir en cela plus de liberté que les autres, d'autant qu'à poinct nommé j'escry de moy et de mes escrits comme de mes autres actions, que mon theme se renverse en soy, je ne sçay si chacun la prendra. J'ay veu en Alemagne que Luther a laissé autant de divisions et d'altercations sur le doubte de ses opinions, et plus, qu'il n'en esmeut sur les escritures sainctes. Nostre contestation est verbale. Je demande que c'est que nature, volupté, cercle, et substitution. La question est de parolles, et se paye de mesme. Une pierre c'est un corps. Mais qui presseroit: Et corps qu'est-ce?--Substance, - -Et substance quoy? ainsi de suitte, acculeroit en fin le respondant au bout de son calepin. On eschange un mot pour un autre mot, et souvent plus incogneu. Je sçay mieux que c'est qu'homme que je ne sçay que c'est animal, ou mortel, ou raisonnable. Pour satisfaire à un doubte, ils m'en donnent trois: c'est la teste de Hydra. Socrates demandoit à Memnon que c'estoit que

vertu: Il y a, fit Memnon, vertu d'homme et de femme, de magistrat et d'homme privé, d'enfant et de vieillart.--Voicy qui va bien! s'escria Socrates: [Image 0481] nous estions en cherche d'une vertu, en voicy un exaim. Nous communiquons une question, on nous en redonne une ruchée. Comme nul evenement et nulle forme ressemble entierement à une autre, aussi ne differe nulle de l'autre entierement. Ingenieux meslange de nature. Si nos faces n'estoient semblables, on ne sçauroit discerner l'homme de la beste; si elles n'estoient dissemblables, on ne sçauroit discerner l'homme de l'homme. Toutes choses se tiennent par quelque similitude, tout exemple cloche, et la relation qui se tire de l'experience est tousjours defaillante et imparfaicte; on joinct toutesfois les comparaisons par quelque coin. Ainsi servent les loix, et s'assortissent ainsin à chacun de nos affaires, par quelque interpretation destournée, contrainte et biaise. Puisque les loix ethiques, qui regardent le devoir particulier de chacun en soy, sont si difficiles à dresser, comme nous voyons qu'elles sont, ce n'est pas merveille si celles qui gouvernent tant de particuliers le sont d'avantage. Considerez la forme de cette justice qui nous regit: c'est un vray tesmoignage de l'humaine imbecillité, tant il y a de contradiction et d'erreur. Ce que nous trouvons faveur et rigueur en la justice, et y en trouvons tant que je ne sçay si l'entredeux s'y trouve si souvent, ce sont parties maladives et membres injustes du corps mesmes et essence de la justice. Des paysans viennent de m'advertir en haste qu'ils ont laissé presentement en une forest qui est à moy un homme meurtry de cent coups, qui respire encores, et qui leur a demandé de l'eau par pitié et du secours pour le soubslever. Disent qu'ils n'ont osé l'approcher et s'en sont fuis, de peur que les gens de la justice ne les y attrapassent, et, comme il se faict de ceux qu'on rencontre pres d'un homme tué, ils n'eussent à rendre compte de cet accident à leur totale ruyne, n'ayant ny suffisance, ny argent, pour deffendre leur innocence. Que leur eussé-je dict? Il est certain que cet office d'humanité les eust mis en peine. Combien avons nous descouvert d'innocens avoir esté punis, je dis sans la coulpe des juges; et combien en y a-il eu que nous n'avons pas [Image 0481v] descouvert? Cecy est advenu de mon temps: certains sont condamnez à la mort pour un homicide, l'arrest, sinon prononcé, au moins conclud et arresté. Sur ce poinct, les juges sont advertis par les officiers d'une court subalterne voisine, qu'ils tiennent quelques prisonniers, lesquels advouent disertement cet homicide, et apportent à tout ce faict une lumiere indubitable. On delibere si pourtant on doit interrompre et differer l'execution de l'arrest donné contre les premiers. On considere la nouvelleté de l'exemple, et sa consequence pour accrocher les jugemens;

que la condemnation est juridiquement passée, les juges privez de repentance. Somme, ces pauvres diables sont consacrez aux formules de la justice. Philippus, ou quelque autre, prouveut à un pareil inconvenient en cette maniere: il avoit condamné en grosses amendes un homme envers un autre, par un jugement resolu. La verité se descouvrant quelque temps apres, il se trouva qu'il avoit iniquement jugé. D'un costé estoit la raison de la cause, de l'autre costé la raison des formes judiciaires. Il satisfit aucunement à toutes les deux, laissant en son estat la sentence, et recompensant de sa bourse l'interest du condamné. Mais il avoit affaire à un accident reparable; les miens furent pendus irreparablement. Combien ay-je veu de condemnations, plus crimineuses que le crime? Tout cecy me faict souvenir de ces anciennes opinions: qu'il est forcé de faire tort en detail qui veut faire droict en gros, et injustice en petites choses qui veut venir à chef de faire justice és grandes; que l'humaine justice est formée au modelle de la medecine, selon laquelle tout ce qui est utile est aussi juste et honneste; et de ce que tiennent les Stoiciens, que nature mesme procede contre justice, en la plus part de ses ouvrages; et de ce que tiennent les Cyrenaïques, qu'il n'y a rien juste de soy, que les coustumes et loix forment la justice; et des Theodoriens, qui trouvent juste au sage le larrecin, le sacrilege, toute sorte de paillardise, s'il connoit qu'elle luy soit profitable. Il n'y a remede. J'en suis là, comme Alcibiades, que je ne me representeray jamais, que je puisse, à homme qui decide de ma teste, où mon honneur et ma vie depende de l'industrie et soing de mon procureur plus que de [Image 0482] mon innocence. Je me hazarderois à une telle justice qui me reconneut du bien faict comme du malfaict, où j'eusse autant à esperer que à craindre. L'indemnité n'est pas monnoye suffisante à un homme qui faict mieux que de ne faillir point. Nostre justice ne nous presente que l'une de ses mains, et encore la gauche. Quiconque il soit, il en sort avecques perte. En la Chine, duquel royaume la police et les arts, sans commerce et cognoissance des nostres, surpassent nos exemples en plusieurs parties d'excellence, et duquel l'histoire m'apprend combien le monde est plus ample et plus divers que ny les anciens ny nous ne penetrons, les officiers deputez par le Prince pour visiter l'estat de ses provinces, comme ils punissent ceux qui malversent en leur charge, ils remunerent aussi de pure liberalité ceux qui s'y sont bien portez, outre la commune sorte et outre la necessité de leur devoir. On s'y presente, non pour se garantir

seulement, mais pour y acquerir, ny simplement pour estre payé, mais pour y estre aussi estrené. Nul juge n'a encore, Dieu mercy, parlé à moy comme juge, pour quelque cause que ce soit, ou mienne ou tierce, ou criminelle ou civile. Nulle prison m'a receu, non pas seulement pour m'y promener. L'imagination m'en rend la veue, mesme du dehors, desplaisante. Je suis si affady apres la liberté, que qui me deffenderoit l'accez de quelque coin des Indes, j'en vivroys aucunement plus mal à mon aise. Et tant que je trouveray terre ou air ouvert ailleurs, je ne croupiray en lieu où il me faille cacher. Mon Dieu! que mal pourroy-je souffrir la condition où je vois tant de gens, clouez à un quartier de ce royaume, privés de l'entrée des villes principalles et des courts et de l'usage des chemins publics, pour avoir querellé nos loix' Si celles que je sers me menassoient seulement le bout du doigt, je m'en irois incontinent en trouver d'autres, où que ce fut. Toute ma petite prudence en ces guerres civiles où nous sommes, s'employe à ce qu'elles n'interrompent ma liberté d'aller et venir. Or les loix se maintiennent en credit, non par ce qu'elles sont justes, mais par ce qu'elles sont loix. C'est le fondement mystique de leur authorité; elles n'en ont poinct d'autre!. Qui bien leur sert. Elles sont souvent faictes par des sots, plus souvent par des gens qui, en haine d'equalité, ont faute d'equité, mais tousjours par des hommes, autheurs vains et irresolus. Il n'est rien si lourdement et largement fautier que les loix, ny si ordinairement. Quiconque leur obeyt parce qu'elles sont justes, ne leur obeyt pas justement par où il doibt. Les nostres françoises prestent aucunement la main, par leur desreiglement et deformité, au desordre et corruption qui se voit en leur dispensation et execution. Le commandement est si trouble et [Image 0482v] inconstant qu'il excuse aucunement et la desobeyssance et le vice de l'interpretation, de l'administration et de l'observation. Quel que soit donq le fruict que nous pouvons avoir de l'experience, à peine servira beaucoup à nostre institution celle que nous tirons des exemples estrangers, si nous faisons si mal nostre proffict de celle que nous avons de nous mesme, qui nous est plus familiere, et certes suffisante à nous instruire de ce qu'il nous faut. Je m'estudie plus qu'autre subject. C'est ma metaphisique, c'est ma phisique.

Qua Deus hanc mundi temperet arte domum,

Qua venit exoriens, qua deficit, unde coactis

Cornibus in plenum menstrua luna redit;

Unde salo superant venti, quid flamine captet

Eurus, et in nubes unde perennis aqua.

Sit ventura dies mundi quae subruat arces.

Quaerite quos agitat mundi labor. En ceste université, je me laisse ignoramment et negligemment manier à la loy generale du monde. Je la sçauray assez quand je la sentiray. Ma science ne luy sçauroit faire changer de route; elle ne se diversifiera pas pour moi. C'est folie de l'esperer, et plus grand folie de s'en mettre en peine, puis qu'elle est necessairement semblable, publique et commune. La bonté et capacité du gouverneur nous doit à pur et à plein descharger du soing de son gouvernement. Les inquisitions et contemplations philosophiques ne servent que d'aliment à nostre curiosité. Les philosophes, avec grand raison, nous renvoyent aux regles de Nature; mais elles n'ont que faire de si sublime cognoissance: ils les falsifient et nous presentent son visage peint trop haut en couleur et trop sophistiqué, d'où naissent tant de divers pourtraits d'un subject si uniforme. Comme elle nous a fourni de pieds à marcher, aussi a elle de prudence à nous guider en la vie; prudence, non tant ingenieuse, robuste et pompeuse comme celle de leur invention, mais à l'advenant facile et salutaire, et qui faict tres-bien ce que l'autre dict, en celuy qui a l'heur de sçavoir s'employer naïvement et ordonnéement, c'est à dire naturellement. Le plus simplement se commettre à nature, c'est s'y commettre le plus sagement. O que c'est un doux et mol chevet, et sain, que l'ignorance et l'incuriosité, à reposer une teste bien faicte. J'aymerois mieux m'entendre bien en moy qu'en Ciceron. De l'experience que j'ay de moy, je trouve assez dequoy me faire sage, si j'estoy bon escholier. Qui remet en sa memoire l'excez de sa cholere passée, et jusques où cette fiévre l'emporta, voit la laideur de cette passion mieux que dans Aristote, et en conçoit une haine plus juste. Qui se souvient des maux qu'il a couru, de ceux qui l'ont menassé, des legeres occasions qui l'ont remué d'un estat à autre, se prepare par là aux mutations futures et à la recognoissance de sa condition. La vie de Caesar n'a

poinct plus d'exemple que la nostre pour nous; et emperière, et populaire, c'est tousjours une vie que tous accidents humains regardent. Escoutons y seulement: nous nous disons tout ce de quoy nous avons principalement besoing. Qui se souvient de s'estre tant et tant de fois mesconté de son propre jugement, est-il pas un sot de n'en entrer pour jamais en deffiance? Quand je me trouve convaincu par [Image 0483] la raison d'autruy d'une opinion fauce, je n'apprens pas tant ce qu'il m'a dict de nouveau et cette ignorance particuliere (ce seroit peu d'acquest), comme en general j'apprens ma debilité et la trahison de mon entendement; d'où je tire la reformation de toute la masse. En toutes mes autres erreurs je faits de mesme, et sens de cette reigle grande utilité à la vie. Je ne regarde pas l'espece et l'individu comme une pierre où j'aye bronché; j'apprens à craindre mon alleure par tout, et m'attens à la reigler. D'apprendre qu'on a dict ou faict une sottise, ce n'est rien que cela; il faut apprendre qu'on n'est qu'un sot, instruction bien plus ample et importante. Les faux pas que ma memoire m'a fait si souvant, lors mesme qu'elle m'asseure le plus de soy, ne se sont pas inutilement perduz: elle a beau me jurer à cette heure et m'asseurer, je secoue les oreilles; la premiere opposition qu'on faict à son tesmoignage me met en suspens, et n'oserois me fier d'elle en chose de poix, ny la garentir sur le faict d'autruy. Et n'estoit que ce que je fay par faute de memoire, les autres le font encore plus souvant par faute de foy, je prendrois tousjours en chose de faict la verité de la bouche d'un autre plustost que de la mienne. Si chacun espioit de pres les effects et circonstances des passions qui le regentent, comme j'ay faict de celle à qui j'estois tombé en partage, il les verroit venir, et ralantiroit un peu leur impetuosité et leur course. Elles ne nous sautent pas tousjours au colet d'un prinsaut; il y a de la menasse et des degretz.

Fluctus uti primo coepit cum albescere ponto,

Paulatim sese tollit mare, et altius undas

Erigit, inde imo consurgit ad aethera fundo.

Le jugement tient chez moy un siege magistral, au moins il s'en efforce soingneusement; il laisse mes appetis aller leur trein, et la haine et l'amitié, voire et celle que je me porte à moy-mesme, sans s'en alterer et corrompre. S'il ne peut reformer les autres parties selon soy, au moins ne se laisse il pas [Image 0483v] difformer à elles: il faict son jeu à part.

L'advertissement à chacun de se cognoistre doibt estre d'un important effect, puisque ce Dieu de science et de lumiere le fit planter au front de son temple, comme comprenant tout ce qu'il avoit à nous conseiller. Platon dict aussi que prudence n'est autre chose que l'execution de cette ordonnance, et Socrates le verifie par le menu en Xenophon. Les difficultez et l'obscurité ne s'aperçoivent en chacune science que par ceux qui y ont entrée. Car encore faut il quelque degré d'intelligence à pouvoir remarquer qu'on ignore, et faut pousser à une porte pour sçavoir qu'elle nous est close. D'où naist cette Platonique subtilité que, ny ceux qui sçavent n'ont à s'enquerir, d'autant qu'ils sçavent, ny ceux qui ne sçavent, d'autant que pour s'enquerir il faut sçavoir de quoy on s'enquiert. Ainsin en cette-cy de se cognoistre soy mesme, ce que chacun se voit si resolu et satisfaict, ce que chacun y pense estre suffisamment entendu, signifie que chacun n'y entend rien du tout, comme Socrates apprend à Euthydeme en Xenophon. Moy qui ne faicts autre profession, y trouve une profondeur et varieté si infinie, que mon apprentissage n'a autre fruict que de me faire sentir combien il me reste à apprendre. A ma foiblesse si souvant recogneue je doibts l'inclination que j'ay à la modestie, à l'obeyssance des creances qui me sont prescrites, à une constante froideur et moderation d'opinions, et la hayne à cette arrogance importune et quereleuse, se croyant et fiant toute à soy, ennemye capitale de discipline et de verité. Oyez les regenter: les premieres sotises qu'ils mettent en avant, c'est au stile qu'on establit les religions et les loix. Nil hoc est turpius quam cognitioni et perceptioni assertionem approbationemque praecurrere. Aristarchus disoit qu'anciennement à peine se trouva il sept sages au monde, et que de son temps à peine se trouvoit il sept ignorans. Aurions nous pas plus de raison que luy de le dire en nostre temps? L'affirmation et l'opiniastreté sont signes exprez de bestise. Cettuy-cy aura donné du nez à terre cent fois pour un jour: le voylà sur ses ergots, aussi resolu et entier que devant; vous diriez qu'on luy a infuz dépuis quelque nouvelle ame et vigueur d'entendement, et qu'il luy advient comme à cet ancien fils de la terre, qui reprenoit nouvelle fermeté et se renforçoit par sa cheute, [Image 0484]

cui, cum tetigere parentem,

Jam defecta vigent renovato robore membra.

Ce testu indocile pense il pas reprendre un nouvel esprit pour reprendre une nouvelle dispute? C'est par mon experience que j'accuse l'humaine

ignorance, qui est, à mon advis, le plus seur party de l'escole du monde. Ceux qui ne la veulent conclurre en eux par un si vain exemple que le mien ou que le leur, qu'ils la recognoissent par Socrates, le maistre des maistres. Car le philosophe Antisthenes à ses disciples: Allons, disoit-il, vous et moy ouyr Socrates; là je seray disciple avec vous. Et, soustenant ce dogme de sa secte Stoïque, que la vertu suffisoit à rendre une vie pleinement heureuse et n'ayant besoin de chose quelconque: Sinon de la force de Socrates, adjoustoit il. Cette longue attention que j'employe à me considerer me dresse à juger aussi passablement des autres, et est peu de choses dequoy je parle plus heureusement et excusablement. Il m'advient souvant de voir et distinguer plus exactement les conditions de mes amys qu'ils ne font eux mesmes. J'en ay estonné quelqu'un par la pertinence de ma description, et l'ay adverty de soy. Pour m'estre, dés mon enfance, dressé à mirer ma vie dans celle d'autruy, j'ay acquis une complexion studieuse en cela, et, quand j'y pense, je laisse eschaper au tour de moy peu de choses qui y servent: contenances, humeurs, discours. J'estudie tout: ce qu'il me faut fuyr, ce qu'il me faut suyvre. Ainsin à mes amys je descouvre, par leurs productions, leurs inclinations internes; non pour renger cette infinie varieté d'actions, si diverses et si descoupées, à certains genres et chapitres, et distribuer distinctement mes partages et divisions en classes et regions cogneues,

Sed neque quam multae species, et nomina quae sint,

Est numerus.

Les sçavans partent et denotent leurs fantasies plus specifiquement, et par le menu. Moy, qui n'y voy qu'autant que l'usage m'en informe, sans regle, presante generalement les miennes, et à tastons. Comme en cecy: je prononce ma sentence par articles descousus, ainsi que de chose qui ne se peut dire à la fois et en bloc. La relation et la conformité ne se trouvent poinct en telles ames que les nostres, basses et communes. La sagesse est un bastiment solide et entier, dont chaque piece tient son rang et porte sa marque. Sola sapientia in se tota conversa est. [Image 0484v] Je laisse aux artistes, et ne sçay s'ils en viennent à bout en chose si meslée, si menue et fortuite, de renger en bandes cette infinie diversité de visages, et arrester nostre inconstance et la mettre par ordre. Non

seulement je trouve mal-aisé d'attacher nos actions les unes aux autres, mais chacune à part soy je trouve mal-aysé de la designer proprement par quelque qualité principalle, tant elles sont doubles et bigarrées à divers lustres. Ce qu'on remarque pour rare au Roy de Macedoine Perseus, que son esprit, ne s'attachant à aucune condition, alloit errant par tout genre de vie et representant des moeurs si essorées et vagabondes qu'il n'estoit cogneu ny de luy ny d'autre quel homme ce fust, me semble à peu pres convenir à tout le monde. Et par dessus tous j'ai veu quelque autre de sa taille à qui cete conclusion s'appliqueroit plus proprement encore, ce croy-je: nulle assiette moyenne, s'emportant tousjours de l'un à l'autre extreme par occasions indivinables, nulle espece de train sans traverse et contrarieté merveilleuse, nulle faculté simple; si que, le plus vraysemblablement qu'on en pourra feindre un jour, ce sera qu'il affectoit et estudioit de se rendre cogneu par estre mescognoissable. Il faict besoing des oreilles bien fortes pour s'ouyr franchement juger; et, par ce qu'il en est peu qui le puissent souffrir sans morsure, ceux qui se hazardent de l'entreprendre envers nous nous montrent un singulier effect d'amitié; car c'est aimer sainement d'entreprendre à blesser et offencer pour proffiter. Je trouve rude de juger celluy-là en qui les mauvaises qualitez surpassent les bonnes. Platon ordonne trois parties à qui veut examiner l'ame d'un autre: science, bienveillance, hardiesse. Quelque fois on me demandoit à quoy j'eusse pensé estre bon, qui se fut advisé de se servir de moy pendant que j'en avois l'aage,

Dum melior vires sanguis dabat, aemula necdum

Temporibus geminis canebat sparsa senectus.

--A rien, fis-je!. Et m'excuse volontiers de ne sçavoir faire chose qui m'esclave à autruy. Mais j'eusse dict ses veritez à mon maistre, et eusse contrerrolé ses meurs, s'il eust voulu. Non en gros, par leçons scholastiques, que je ne sçay point (et n'en vois naistre aucune vraye reformation en ceux qui les sçavent), mais les observant pas à pas, à toute oportunité, et en jugeant à l'oeil piece à piece, simplement et naturellement, luy faisant voyr quel il est en l'opinion commune, m'opposant à ses flateurs. Il n'y a nul de nous qui ne valut moins que les Roys, s'il estoit

ainsi continuellement corrompu, comme ils sont de cette canaille de gens. Comment, si Alexandre, ce grand et Roy et philosophe, ne s'en peut deffendre'J'eusse eu assez de fidelité, de jugement et de liberté pour cela. Ce seroit un office sans nom; [Image 0485] autrement il perdroit son effect et sa grace. Et est un rolle qui ne peut indifferemment appartenir à tous. Car la verité mesme n'a pas ce privilege d'estre employée à toute heure et en toute sorte: son usage, tout noble qu'il est, a ses circonscriptions et limites. Il advient souvant, comme le monde est, qu'on la lache à l'oreille du prince, non seulement sans fruict mais dommageablement, et encore injustement. Et ne me fera l'on pas accroire qu'une sainte remontrance ne puisse estre appliquée vitieusement, et que l'interest de la substance ne doive souvent ceder à l'interest de la forme. Je voudrois à ce mestier un homme content de sa fortune,

Quod sit esse velit, nihilque malit,

et nay de moyenne fortune; d'autant que, d'une part, il n'auroit point de craincte de toucher vifvement et profondement le coeur du maistre pour ne perdre par là le cours de son advancement, et d'autre part, pour estre d'une condition moyenne, il auroit plus aysée communication à toute sorte de gens. Je le voudroy à un homme seul, car respandre le privilege de cette liberté et privauté à plusieurs engendreroit une nuisible irreverence. Ouy, et de celuy là je requerroy surtout la fidelité du silence. Un Roy n'est pas à croire quand il se vante de sa constance à attendre le rencontre de l'ennemy pour le service de sa gloire, si pour son proffit et amendement il ne peut souffrir la liberté des parolles d'un amy, qui n'ont autre effort que de luy pincer l'ouye, le reste de leur effect estant en sa main. Or il n'est aucune condition d'hommes qui ayt si grand besoing que ceux-là de vrays et libres advertissemens. Ils soustiennent une vie publique, et ont à agreer à l'opinion de tant de spectateurs, que, comme on a accoustumé de leur taire tout ce qui les divertit de leur route, ils se trouvent, sans le sentir, engagez en la hayne et detestation de leurs peuples pour des occasions souvent qu'ils eussent peu eviter, à nul interest de leurs plaisirs mesme, qui les en eut advisez et redressez à temps. Communement leurs favorits regardent à soy plus qu'au maistre; et il leur va de bon, d'autant qu'à la verité la plus [Image 0485v] part des offices de la vraye amitié sont envers le souverain en un rude et perilleus essay; de maniere qu'il y faict besoing non seulement beaucoup d'affection et de franchise, mais encore de courage.

En fin, toute cette fricassée que je barbouille icy n'est qu'un registre des essais de ma vie, qui est, pour l'interne santé, exemplaire assez à prendre l'instruction à contre-poil. Mais quant à la santé corporelle, personne ne peut fournir d'experience plus utile que moy, qui la presente pure, nullement corrompue et alterée par art et par opination. L'experience est proprement sur son fumier au subject de la medecine, où la raison luy quite toute la place. Tibere disoit que quiconque avoit vescu vingt ans se debvoit respondre des choses qui lui estoyent nuisibles ou salutaires, et se sçavoir conduire sans medecine. Et le pouvoit avoir apprins de Socrates, lequel, conseillant à ses disciples, soigneusement et comme un tres principal estude, l'estude de leur santé, adjoustoit qu'il estoit malaisé qu'un homme d'entendement, prenant garde à ses exercices, à son boire et à son manger, ne discernast mieux que tout medecin ce qui luy estoit bon ou mauvais. Si faict la medecine profession d'avoir tousjours l'experience pour touche de son operation. Ainsi Platon avoit raison de dire que pour estre vray medecin, il seroit necessaire que celuy qui l'entreprendroit eust passé par toutes les maladies qu'il veut guarir et par tous les accidens et circonstances dequoy il doit juger. C'est raison qu'ils prennent la verole s'ils la veulent sçavoir penser. Vrayment je m'en fierois à celuy là. Car les autres nous guident comme celuy qui peint les mers, les escueils et les ports, estant assis sur sa table et y faict promener le modele d'un navire en toute seureté. Jettez-le à l'effect, il ne sçait par où s'y prendre. Ils font telle description de nos maux que faict un trompette de ville qui crie un cheval ou un chien perdu: tel poil, telle hauteur, telle oreille; mais presentez le luy, il ne le cognoit pas pourtant. Pour Dieu, que la medecine me face un jour quelque bon et perceptible secours, voir comme je crieray de bonne foy:

Tandem efficaci do manus scientiae'

Les arts qui promettent de nous tenir le corps en santé et l'ame en santé, nous promettent beaucoup; mais aussi n'en est il [Image 0486] point qui tiennent moins ce qu'elles promettent. Et en nostre temps, ceux qui font profession de ces arts entre nous en montrent moins les effects que tous autres hommes. On peut dire d'eus pour le plus, qu'ils vendent les drogues medecinales; mais qu'ils soyent medecins, cela ne peut on dire.

J'ay assez vescu, pour mettre en compte l'usage qui m'a conduict si loing. Pour qui en voudra gouster, j'en ay faict l'essay, son eschançon. En voicy quelques articles, comme la souvenance me les fournira. (Je n'ay point de façon qui ne soit allée variant selon les accidents, mais j'enregistre celles que j'ay plus souvent veu en train, qui ont eu plus de possession en moy jusqu'à cette heure.) Ma forme de vie est pareille en maladie comme en santé: mesme lict, mesmes heures, mesmes viandes me servent, et mesme breuvage. Je n'y adjouste du tout rien, que la moderation du plus et du moins, selon ma force et appetit. Ma santé, c'est maintenir sans destourbier mon estat accoustumé. Je voy que la maladie m'en desloge d'un costé? si je crois les medecins, ils m'en destourneront de l'autre: et par fortune et par art, me voylà hors de ma route. Je ne croys rien plus certainement que cecy: que je ne sçauroy estre offencé par l'usage des choses que j'ay si long temps accoustumées. C'est à la coustume de donner forme à nostre vie, telle qu'il lui plaist; elle peut tout en cela: c'est le breuvage de Circé, qui diversifie nostre nature comme bon luy semble. Combien de nations, et à trois pas de nous, estiment ridicule la crainte du serain, qui nous blesse si apparemment; et nos bateliers et nos paysans s'en moquent. Vous faites malade un Aleman de le coucher sur un matelas, comme un Italien sur la plume, et un François sans rideau et sans feu. L'estomac d'un Espagnol ne dure pas à nostre forme de manger, ny le nostre à boire à la Souysse. Un Aleman me fit plaisir, à Auguste, de combatre l'incommodité de noz fouyers par ce mesme argument dequoy nous nous servons ordinairement à condamner leurs poyles. Car à la verité, cette chaleur croupie, et puis la senteur de cette matiere reschauffée dequoy [Image 0486v] ils sont composez, enteste la plus part de ceux qui n'y sont experimentez; à moy non. Mais au demeurant, estant cette challeur eguale, constante et universelle, sans lueur, sans fumée, sans le vent que l'ouverture de nos cheminées nous apporte, elle a bien par ailleurs dequoi se comparer à la nostre. Que n'imitons nous l'architecture Romaine? Car on dict que anciennement le feu ne se faisoit en leurs maisons que par le dehors, et au pied d'icelles: d'où s'inspiroit la chaleur à tout le logis par les tuyaux practiquez dans l'espais du mur, lesquels alloient embrassant les lieux qui en devoient estre eschauffez; ce que j'ay veu clairement signifié, je ne sçay où, en Seneque. Cettuy-cy, m'oyant louer les commoditez et beautez de sa ville, qui le merite certes, commença à me plaindre dequoy j'avois

à m'en esloigner; et des premiers inconveniens qu'il m'allega, ce fut la poisanteur de teste que m'apporteroient les cheminées ailleurs. Il avoit ouï faire cette plainte à quelqu'un, et nous l'attachoit, estant privé par l'usage de l'appercevoir chez luy. Toute chaleur qui vient du feu m'affoiblit et m'appesantit. Si disoit Evenus, que le meilleur condiment de la vie estoit le feu. Je prens plustost toute autre façon d'eschaper au froid. Nous craignons les vins au bas; en Portugal cette fumée est en delices, et est le breuvage des princes. En somme, chaque nation a plusieurs coustumes et usances qui sont, non seulement incogneues, mais farouches et miraculeuses à quelque autre nation. Que ferons nous à ce peuple qui ne fait recepte que de tesmoignages imprimez, qui ne croit les hommes s'ils ne sont en livre, ny la verité si elle n'est d'aage competant? Nous mettons en dignité nos bestises quand nous les mettons en moule. Il y a bien pour luy autre poix de dire: je l'ai leu, que si vous dictes: je l'ay ouy dire. Mais moy, qui ne mescrois non plus la bouche que la main des hommes, et qui sçay qu'on escript autant indiscretement qu'on parle, et qui estime ce siecle comme un autre passé, j'allegue aussi volontiers un mien amy que Aulugele et que Macrobe, et ce que j'ay veu que ce qu'ils ont [Image 0487] escrit. Et, comme ils tiennent de la vertu qu'elle n'est pas plus grande pour estre plus longue, j'estime de mesme de la verité que, pour estre plus vieille, elle n'est pas plus sage. Je dis souvent que c'est pure sottise qui nous fait courir apres les exemples estrangers et scholastiques. Leur fertilité est pareille à cette heure à celle du temps d'Homere et de Platon. Mais n'est-ce pas que nous cherchons plus l'honneur de l'allegation que la verité du discours? comme si c'estoit plus d'emprunter de la boutique de Vascosan ou de Plantin nos preuves, que de ce qui se voit en nostre village. Ou bien certes, que nous n'avons pas l'esprit d'esplucher et faire valoir ce qui se passe devant nous, et le juger assez vifvement pour le tirer en exemple? Car, si nous disons que l'authorité nous manque pour donner foy à nostre tesmoignage, nous le disons hors de propos. D'autant qu'à mon advis, des plus ordinaires choses et plus communes et cogneues, si nous sçavions trouver leur jour, se peuvent former les plus grands miracles de nature et les plus merveilleux exemples, notamment sur le subject des actions humaines. Or sur mon subject, laissant les exemples que je sçay par les livres et ce que dict Aristote d'Andron, Argien, qu'il traversoit sans boire les arides sablons de la Lybie, un gentil-homme, qui s'est acquité dignement de plusieurs charges, disoit où j'estois qu'il estoit allé de

Madril à Lisbonne en plain esté sans boire. Il se porte vigoureusement pour son aage, et n'a rien d'extraordinaire en l'usage de sa vie que cecy d'estre deux ou trois mois, voire un an, ce m'a-il dict, sans boire. Il sent de l'alteration, mais il la laisse passer, et tient que c'est un appetit qui s'alanguit aiséement de soy-mesme; et boit plus par caprice que pour le besoing ou pour le plaisir. En voicy d'un autre. Il n'y a pas long temps que je rencontray l'un des plus sçavans hommes de France, entre ceux de non mediocre fortune, estudiant au coin d'une sale qu'on luy avoit rembarré de tapisserie; et autour de luy un tabut de ses valets plain de licence. Il me dict, et Seneque quasi autant de soy, qu'il faisoit son profit de ce tintamarre, comme si, battu de ce bruict, il se ramenast et reserrast plus en soy pour la contemplation, et que cette tempeste de voix repercutast ses pensées [Image 0487v] au dedans. Estant escholier à Padoue, il eust son estude si long temps logé à la batterie des coches et du tumulte de la place, qu'il se forma non seulement au mespris mais à l'usage du bruit, pour le service de ses estudes. Socrates respondoit à Alcibiades, s'estonnant comme il pouvoit porter le continuel tintamarre de la teste de sa femme: Comme ceux qui sont accoustumez à l'ordinaire son des roues à puiser l'eau. Je suis bien au contraire: j'ay l'esprit tendre et facile à prendre l'essor; quand il est empesché à part soy, le moindre bourdonnement de mouche l'assassine. Seneque en sa jeunesse, ayant mordu chaudement à l'exemple de Sextius de ne manger chose qui eust prins mort, s'en passoit dans un an avec plaisir, comme il dict. Et s'en laissa seulement pour n'estre soupçonné d'emprunter cette regle d'aucunes religions nouvelles, qui la semoyent. Il print quand et quand des preceptes d'Attalus de ne se coucher plus sur des loudiers qui enfondrent, et continua jusqu'à sa vieillesse ceux qui ne cedent point au corps. Ce que l'usage de son temps luy faict conter à rudesse, le nostre nous le faict tenir à mollesse. Regardez la difference du vivre de mes valets à bras à la mienne: les Scythes et les Indes n'ont rien plus esloigné de ma force et de ma forme. Je sçay avoir retiré de l'aumosne des enfans pour m'en servir, qui bien tost apres m'ont quicté, et ma cuisine et leur livrée, seulement pour se rendre à leur premiere vie. Et en trouvay un, amassant depuis des moules emmy la voirie pour son disner, que par priere ny par menasse je ne sceu distraire de la saveur et douceur qu'il trouvoit en l'indigence. Les gueux ont leurs magnificences et leurs voluptez, comme les riches, et, dict-on, leurs dignitez et ordres politiques. Ce sont effects de l'accoustumance. Elle nous peut duire non seulement à telle forme qu'il luy plaist

(pourtant, disent les sages, nous faut-il planter à la meilleure qu'elle nous facilitera incontinent), mais au changement aussi et à la variation, qui est le plus noble et le plus utile de ses apprentissages. La meilleure de mes complexions corporelles c'est d'estre flexible et peu opiniastre: j'ay des inclinations plus propres et ordinaires et plus agreables que d'autres; mais avec bien peu d'effort je m'en destourne, et me coule aiséement à la façon contraire. Un jeune homme doit troubler ses regles pour esveiller sa vigueur, la garder de moisir et s'apoltronir. Et n'est train de vie si sot et si debile que celuy qui se conduict par ordonnance et discipline.

Ad primum lapidem vectari cùm placet, hora

Sumitur ex libro; si prurit frictus ocelli

Angulus, inspecta genesi collyria quaerit.

Il se rejettera souvent aux excez mesme, s'il m'en croit: [Image 0488] autrement la moindre desbauche le ruyne; il se rend incommode et desaggreable en conversation. La plus contraire qualité à un honneste homme, c'est la delicatesse et obligation à certaine façon particulière; et elle est particuliere si elle n'est ploiable et soupple. Il y a de la honte de laisser à faire par impuissance ou de n'oser ce qu'on voit faire à ses compaignons. Que telles gens gardent leur cuisine. Par tout ailleurs il est indecent; mais à un homme de guerre il est vitieux et insupportable, lequel, comme disoit Philopoemen, se doit accoustumer à toute diversité et inegalité de vie. Quoy que j'aye esté dressé autant qu'on a peu à la liberté et à l'indifference, si est-ce que par nonchalance, m'estant en vieillissant plus arresté sur certaines formes (mon aage est hors d'institution et n'a desormais dequoy regarder ailleurs que à se maintenir), la coustume a desjà, sans y penser, imprimé si bien en moy son caractere en certaines choses, que j'appelle excez de m'en despartir. Et, sans m'essaier, ne puis ny dormir sur jour, ny faire collation entre les repas, ny desjeuner, ny m'aller coucher sans grand intervalle, comme de trois bonnes heures, apres le soupper, ny faire des enfans qu'avant le sommeil, ny les faire debout, ny porter ma sueur, ny m'abreuver d'eau pure ou de vin pur, ny me tenir nud teste long temps, ny me faire tondre apres disner; et me passerois autant malaiséement de mes gans que de ma chemise, et de me laver à l'issue de table et à mon lever, et de ciel et

rideaux à mon lict, comme de choses bien necessaires. Je disnerois sans nape; mais à l'alemande, sans serviette blanche, tres-incommodéement; je les souille plus qu'eux et les Italiens ne font; et m'ayde peu de cullier et de fourchete. Je plains qu'on n'aye suyvy un train que j'ay veu commencer à l'exemple des Roys: qu'on nous changeast de serviette selon les services, comme d'assiette. Nous tenons de ce laborieux soldat Marius que, vieillissant, il devint delicat en son boire et ne le prenoit qu'en une sienne [Image 0488v] couppe particuliere. Moy je me laisse aller aussi à certaine forme de verres, et ne boy pas volontiers en verre commun, non plus que d'une main commune. Tout métal m'y desplait au pris d'une matiere claire et transparente. Que mes yeux y tastent aussi, selon leur capacité. Je dois plusieurs telles mollesses à l'usage. Nature m'a aussi, d'autre part, apporté les siennes: comme de ne soustenir plus deux plains repas en un jour sans surcharger mon estomac; ny l'abstinence pure de l'un des repas sans me remplir de vents, assecher ma bouche, estonner mon appetit; de m'offenser d'un long serain. Car depuis quelques années, aux courvées de la guerre, quand toute la nuict y court, comme il advient communéement, apres cinq ou six heures l'estomac me commence à troubler, avec vehemente douleur de teste, et n'arrive poinct au jour sans vomir. Comme les autres s'en vont desjeuner je m'en vay dormir, et au partir de là aussi gay qu'au paravant. J'avois tousjours appris que le serain ne s'espandoit qu'à la naissance de la nuict; mais, hantant ces années passées familierement et long temps un seigneur imbu de cette creance, que le serain est plus aspre et dangereux sur l'inclination du soleil une heure ou deux avant son coucher, lequel il evite songneusement et mesprise celuy de la nuyct, il m'a cuidé imprimer non tant son discours que son sentiment. Quoy! que le doubte mesme et inquisition frappe nostre imagination et nous change? Ceux qui cedent tout à coup à ces pentes attirent l'entiere ruyne sur eux. Et plains plusieurs gentils-hommes qui, par la sottise de leurs medecins, se sont mis en chartre tous jeunes et entiers. Encores vaudroit-il mieux souffrir un reume que de perdre pour jamais par desacoutumance le commerce de la vie commune, en action de si grand usage. Fascheuse science, qui nous descrie les plus douces heures du jour. Estendons nostre possession jusque aux derniers moyens. Le plus souvent on s'y durcit en s'opiniastrant, et corrige l'on sa complexion, comme fit Caesar le haut mal, à force de le mespriser et

corrompre. On se doit adonner aux [Image 0489] meilleures regles, mais non pas s'y asservir, si ce n'est à celles, s'il y en a quelqu'une, ausquelles l'obligation et servitude soit utile. Et les Roys et les philosophes fientent, et les dames aussi. Les vies publiques se doivent à la ceremonie; la mienne, obscure et privée, jouit de toute dispence naturelle; soldat et Gascon sont qualitez aussi un peu subjettes à l'indiscretion. Parquoy je diray cecy de cette action: qu'il est besoing de la renvoyer à certaines heures prescriptes et nocturnes, et s'y forcer par coustume et assubjectir, comme j'ay faict; mais non s'assujectir, comme j'ay faict en vieillissant, au soing de particuliere commodité de lieu et de siege pour ce service, et le rendre empeschant par longueur et mollesse. Toutesfois aux plus sales services, est-il pas aucunement excusable de requerir plus de soing et de netteté? Natura homo mundum et elegans animal est. De toutes les actions naturelles, c'est celle que je souffre plus mal volontiers m'estre interrompue. J'ay veu beaucoup de gens de guerre incommodez du desreiglement de leur ventre; le mien et moy ne nous faillons jamais au poinct de nostre assignation, qui est au saut du lict, si quelque violente occupation ou maladie ne nous trouble. Je ne juge donc point, comme je disois, où les malades se puissent mettre mieux en seurté qu'en se tenant quoy dans le train de vie où ils se sont eslevez et nourris. Le changement, quel qu'il soit, estonne et blesse. Allez croire que les chastaignes nuisent à un Perigourdin ou à un Lucquois, et le laict et le fromage aux gens de la montaigne. On leur va ordonnant, une non seulement nouvelle, mais contraire forme de vie: mutation qu'un sain ne pourroit souffrir. Ordonnez de l'eau à un Breton de soixante dix ans, enfermez dans une estuve un homme de marine, deffendez le promener à un laquay basque; ils les privent de mouvement, et en fin d'air et de lumiere. [Image 0489v]

An vivere tanti est?

Cogimur a suetis animum suspendere rebus,

Atque, ut vivamus, vivere desinimus.

Hos superesse rear, quibus et spirabilis aer

Et lux qua regimur redditur ipsa gravis?

S'ils ne font autre bien, ils font au-moins cecy, qu'ils preparent de bonne heure les patiens à la mort, leur sapant peu à peu et retranchant l'usage de la vie. Et sain et malade, je me suis volontiers laissé aller aux appetits qui me pressoient. Je donne grande authorité à mes desirs et propensions. Je n'ayme point à guarir le mal par le mal; je hay les remedes qui importunent plus que la maladie. D'estre subject à la cholique et subject à m'abstenir du plaisir de manger des huitres, ce sont deux maux pour un. Le mal nous pinse d'un costé, la regle de l'autre. Puisque on est au hazard de se mesconter, hazardons nous plustost à la suitte du plaisir. Le monde faict au rebours, et ne pense rien utile qui ne soit penible: la facilité luy est suspecte. Mon appetit en plusieurs choses s'est assez heureusement accommodé par soy-mesme et rangé à la santé de mon estomac. L'acrimonie et la pointe des sauces m'agréerent estant jeune; mon estomac s'en ennuyant depuis, le goust l'a incontinent suyvy. Le vin nuit aux malades: c'est la premiere chose de quoy ma bouche se desgouste, et d'un desgoust invincible. Quoy que je reçoive desagreablement me nuit, et rien ne me nuit que je face avec faim et allegresse; je n'ay jamais nuisance d'action qui m'eust esté bien plaisante. Et si ay fait ceder à mon plaisir, bien largement, toute conclusion medicinalle. Et me suis jeune,

Quem circumcursans huc atque huc saepe Cupido

Fulgebat, crocina splendidus in tunica,

presté autant licentieusement et inconsideréement qu'autre au desir qui me tenoit saisi,

Et militavi non sine gloria,

[Image 0490] plus toutesfois en continuation et en durée qu'en saillie:

Sex me vix memini sustinuisse vices.

Il y a du malheur certes, et du miracle, à confesser en quelle foiblesse d'ans je me rencontray premierement en sa subjection. Ce fut bien

rencontre, car ce fut long temps avant l'aage de choix et de cognoissance. Il ne me souvient point de moy de si loing. Et peut on marier ma fortune à celle de Quartilla, qui n'avoit point memoire de son fillage.

Inde tragus celerésque pili, mirandaque matri

Barba meae.

Les medecins ploient ordinairement avec utilité leurs regles à la violence des envies aspres qui surviennent aux malades; ce grand desir ne se peut imaginer si estranger et vicieux que nature ne s'y applique. Et puis, combien est-ce de contenter la fantasie'A mon opinion cette piece là importe de tout, au-moins au delà de toute autre. Les plus griefs et ordinaires maux sont ceux que la fantasie nous charge. Ce mot Espagnol me plaist à plusieurs visages: Defienda me Dios de my. Je plains, estant malade, dequoy je n'ay quelque desir qui me donne ce contentement de l'assouvir; à peine m'en destourneroit la medecine. Autant en fay-je sain: je ne vois guere plus qu'esperer et vouloir. C'est pitié d'estre alanguy et affoibly jusques au souhaiter. L'art de medecine n'est pas si resolue que nous soyons sans authorité, quoy que nous facions: elle change selon les climats et selon les Lunes, selon Farnel et selon l'Escale. Si vostre medecin ne trouve bon que vous dormez, que vous usez de vin ou de telle viande, ne vous chaille: je vous en trouveray un autre qui ne sera pas de son advis. La diversité des arguments et opinions medicinales embrasse toute sorte de formes. Je vis un miserable malade crever et se pasmer d'alteration pour se guarir, et estre moqué depuis par un [Image 0490v] autre medecin condamnant ce conseil comme nuisible; avoit-il pas bien employé sa peine? Il est mort freschement de la pierre un homme de ce mestier, qui s'estoit servy d'extreme abstinence à combatre son mal; ses compagnons disent qu'au rebours ce jeusne l'avoit asseché et luy avoit cuit le sable dans les roignons. J'ay aperceu qu'aux blesseures et aux maladies, le parler m'esmeut et me nuit autant que desordre que je face. La voix me couste et me lasse, car je l'ay haute et efforcée; si que, quand je suis venu à entretenir l'oreille des grands d'affaires de poix, je les ay mis souvent en soing de moderer ma voix. Ce compte merite de me divertir: quelqu'un, en certaine eschole grecque, parloit haut, comme moy; le maistre des ceremonies

luy manda qu'il parlast plus bas: Qu'il m'envoye, fit-il, le ton auquel il veut que je parle. L'autre luy replica qu'il print son ton des oreilles de celuy à qui il parloit. C'estoit bien dict, pourveu qu'il s'entende: Parlez selon ce que vous avez affaire à vostre auditeur. Car si c'est à dire: suffise vous qu'il vous oye, ou: reglez vous par luy, je ne trouve pas que ce fut raison. Le ton et mouvement de la voix a quelque expression et signification, de mon sens; c'est à moy à le conduire pour me representer. Il y a voix pour instruire, voix pour flater, ou pour tancer. Je veux que ma voix, non seulement arrive à luy, mais à l'avanture qu'elle le frape et qu'elle le perse. Quand je mastine mon laquay d'un ton aigre et poignant, il seroit bon qu'il vint à me dire: Mon maistre parlez plus doux, je vous oys bien. Est quaedam vox ad auditùm accommodata, non magnitudine, sed proprietate. La parole est moitié à celuy qui parle, moitié à celuy qui l'escoute. Cettuy-cy se doibt preparer à la recevoir selon le branle qu'elle prend. Comme entre ceux qui jouent à la paume, celuy qui soustient se desmarche et s'apreste selon qu'il voit remuer celuy qui luy jette le coup et selon la forme du coup. L'experience m'a encores appris cecy, que nous nous perdons d'impatience. Les [Image 0491] maux ont leur vie et leurs bornes, leurs maladies et leur santé. La constitution des maladies est formée au patron de la constitution des animaux. Elles ont leur fortune limitée dés leur naissance, et leurs jours; qui essaye de les abbreger imperieusement par force, au travers de leur course, il les allonge et multiplie, et les harselle au lieu de les appaiser. Je suis de l'advis de Crantor, qu'il ne faut ny obstinéement s'opposer aux maus, et à l'estourdi, ny leur succomber de mollesse, mais qu'il leur faut ceder naturellement, selon leur condition et la nostre. On doit donner passage aux maladies; et je trouve qu'elles arrestent moins chez moy, qui les laisse faire; et en ay perdu, de celles qu'on estime plus opiniastres et tenaces, de leur propre decadence, sans ayde et sans art, et contre ses reigles. Laissons faire un peu à nature: elle entend mieux ses affaires que nous.--Mais un tel en mourut.--Si fairés vous, sinon de ce mal là, d'un autre. Et combien n'ont pas laissé d'en mourir, ayant trois medecins à leur cul? L'exemple est un mirouer vague, universel et à tout sens. Si c'est une medecine voluptueuse, acceptez la; c'est tousjours autant de bien present. Je ne m'arresteray ny au nom ny à la couleur, si elle est delicieuse et appetissante. Le plaisir est des principales especes du profit.

J'ay laissé envieillir et mourir en moy de mort naturelle des reumes, defluxions gouteuses, relaxation, battement de coeur, micraines et autres accidens, que j'ay perdu quand je m'estois à demy formé à les nourrir. On les conjure mieux par courtoisie que par braverie. Il faut souffrir doucement les loix de nostre condition. Nous sommes pour vieillir, pour affoiblir, pour estre malades, en despit de toute medecine. C'est la premiere leçon que les Mexicains font à leurs enfans, quand, au partir du ventre des meres, ils les vont saluant ainsin: Enfant, tu és venu au monde pour endurer; endure, souffre, et tais toy. C'est injustice de se douloir qu'il soit advenu à quelqu'un ce qui peut advenir à chacun, indignare si quid in te inique proprie constitutum est. Voyez un vieillart, qui demande à Dieu qu'il luy maintienne sa santé entiere et vigoreuse, c'est à dire qu'il le remette en jeunesse.

Stulte, quid haec frustra votis puerilibus optas?

N'est-ce pas folie? Sa condition ne le porte pas. La goutte, la gravelle, l'indigestion sont symptomes des longues années, comme des longs voyages la chaleur, les pluyes et les vents. Platon ne croit pas qu'Aesculape se mist en peine de prouvoir par regimes à faire durer la vie en un corps gasté et imbecille, inutile à son pays, inutile à sa vacation et à produire des enfans sains et robustes, et ne trouve pas ce soing convenable à la justice et prudence divine, qui doit conduire toutes choses à utilité. Mon bon homme, c'est faict: on ne vous sçauroit redresser; on vous plastrera pour le plus et estançonnera un peu, et allongera on de quelque heure vostre misere.

Non secus instantem cupiens fulcire ruinam,

Diversis contra nititur obicibus,

Donec certa dies, omni compage soluta,

Ipsum cum rebus subruat auxilium.

[Image 0491v] Il faut apprendre à souffrir ce qu'on ne peut eviter. Nostre vie est composée, comme l'armonie du monde, de choses contraires, aussi de divers tons, douz et aspres, aigus et plats, mols et graves. Le musicien qui n'en aymeroit que les uns, que voudroit il dire? Il faut qu'il s'en sçache servir en commun et les mesler. Et nous aussi les biens et les maux, qui

sont consubstantiels à nostre vie. Nostre estre ne peut sans ce meslange, et y est l'une? bande non moins necessaire que l'autre. D'essayer à regimber contre la necessité naturelle, c'est representer la folie de Ctesiphon, qui entreprenoit de faire à coups de pied avec sa mule. Je consulte peu des alterations que je sens, car ces gens icy sont avantageux quand ils vous tiennent à leur misericorde: ils vous gourmandent les oreilles de leurs prognostiques; et, me surprenant autre fois affoibly du mal, m'ont injurieusement traicté de leurs dogmes et troigne magistrale, me menassant tantost de grandes douleurs, tantost de mort prochaine. Je n'en estois abbatu ny deslogé de ma place, mais j'en estois heurté et poussé; si mon jugement n'en est ny changé ny troublé, au moins il en estoit empesché; c'est tousjours agitation et combat. Or je trete mon imagination le plus doucement que je puis et la deschargerois, si je pouvois, de toute peine et contestation. Il la faut secourir et flatter, et piper qui peut. Mon esprit est propre à ce service: il n'a point faute d'apparences par tout; s'il persuadoit comme il presche, il me secourroit heureusement. Vous en plaict-il un exemple? Il dict que c'est pour mon mieux que j'ay la gravele; que les bastimens de mon aage ont naturellement à souffrir quelque goutiere (il est temps qu'ils commencent à se lacher et desmentir; c'est une commune necessité, et n'eust on pas faict pour moy un nouveau miracle? je paye par là le loyer deu à la vieillesse, et ne sçaurois en avoir meilleur compte); que la compaignie me doibt consoler, estant tombé en l'accident le plus [Image 0492] ordinaire des hommes de mon temps (j'en vois par tout d'affligez de mesme nature de mal, et m'en est la societé honorable, d'autant qu'il se prend plus volontiers aux grands: son essence a de la noblesse et de la dignité); que des hommes qui en sont frapez, il en est peu de quittes à meilleure raison: et si, il leur couste la peine d'un facheux regime et la prise ennuieuse et quotidienne des drogues medicinales, là où je doy purement à ma bonne fortune: car quelques bouillons communs de l'eringium et herbe du turc, que deux ou trois fois j'ay avalé en faveur des dames, qui, plus gratieusement que mon mal n'est aigre, m'en offroyent la moitié du leur, m'ont semblé également faciles à prendre et inutiles en operation. Ils ont à payer mille veux à Esculape, et autant d'escus à leur medecin, de la profluvion de sable aysée et abondante que je reçoy souvent par le benefice de nature. La decence mesme de ma contenance en compagnie ordinaire n'en est pas troublée, et porte mon eau dix heures et aussi longtemps

qu'un autre. La crainte de ce mal, faict-il, t'effraioit autresfois, quand il t'estoit incogneu: les cris et le desespoir de ceux qui l'aigrissent par leur impatience t'en engendroient l'horreur. C'est un mal qui te bat les membres par lesquels tu as le plus failly; tu és homme de conscience.

Quae venit indignè paena, dolenda venit.

Regarde ce chastiement; il est bien doux au pris d'autres, et d'une faveur paternelle. Regarde sa tardiveté: il n'incommode et occupe que la saison de ta vie qui, ainsi comme ainsin, est mes-huy perdue et sterile, ayant faict place à la licence et plaisirs de ta jeunesse, comme par composition. La crainte et pitié que le peuple a de ce mal te sert de matiere de gloire; qualité, de laquelle si tu as le jugement purgé et en as guery ton discours, tes amys pourtant en recognoissent encore quelque teinture en ta complexion. Il y a plaisir à ouyr dire de soy: Voylà bien de la force, voylà bien de la patience. On te voit suer d'ahan, pallir, rougir, trembler, [Image 0492v] vomir jusques au sang, souffrir des contractions et convulsions estranges, degouter par foys de grosses larmes des yeux, rendre les urines espesses, noires, et effroyables, ou les avoir arrestées par quelque pierre espineuse et herissée qui te pouinct et escorche cruellement le col de la verge, entretenant cependant les assistans d'une contenance commune, bouffonnant à pauses avec tes gens, tenant ta partie en un discours tendu, excusant de parolle ta douleur et rabatant de ta souffrance. Te souvient il de ces gens du temps passé, qui recerchoyent les maux avec si grand faim, pour tenir leur vertu en haleine et en exercice? Mets le cas que nature te porte et te pousse à cette glorieuse escole, en laquelle tu ne fusses jamais entré de ton gré. Si tu me dis que c'est un mal dangereux et mortel, quels autres ne le sont? Car c'est une piperie medecinale d'en excepter aucuns, qu'ils disent n'aller point de droict fil à la mort. Qu'importe, s'ils y vont par accident, et s'ils glissent et gauchissent ayséement vers la voye qui nous y meine? Mais tu ne meurs pas de ce que tu es malade; tu meurs de ce que tu es vivant. La mort te tue bien sans le secours de la maladie. Et à d'aucuns les maladies ont esloigné la mort, qui ont plus vescu de ce qu'il leur sembloit s'en aller mourants. Joint qu'il est, comme des playes, aussi des maladies medecinales et salutaires. La cholique est souvent non moins

vivace que vous; il se voit des hommes ausquels elle a continué depuis leur enfance jusques à leur extreme vieillesse, et, s'ils ne luy eussent failly de compaignie, elle estoit pour les assister plus outre; vous la tuez plus souvent qu'elle ne vous tue, et quand elle te presenteroit l'image de la mort voisine, seroit ce pas un bon office à un homme de tel aage de le ramener aux cogitations de sa fin? Et qui pis est, tu n'as plus pour qui guerir. Ainsi comme ainsin, au premier jour la commune necessité t'appelle. Considere combien artificielement et doucement elle te desgouste de la vie et desprend du monde: non te forçant d'une subjection tyrannique, comme tant d'autres maux que tu vois aux vieillarts, qui les tiennent continuellement entravez et sans relache de foyblesses et douleurs, mais par advertissemens et instructions reprises à intervalles, entremeslant des longues pauses de repos, comme pour te donner moyen de mediter et repeter sa leçon à ton ayse; pour te donner moyen de juger sainement [Image 0493] et prendre party en homme de coeur, elle te presente l'estat de ta condition entiere, et en bien et en mal, et en mesme jour une vie tres-alegre tantost, tantost insupportable. Si tu n'accoles la mort, au moins tu luy touches en paume une fois le moys. Par où tu as de plus à esperer qu'elle t'attrappera un jour sans menace, et que, estant si souvent conduit jusques au port, te fiant d'estre encore aux termes accoustumez, on t'aura et ta fiance passé l'eau un matin inopinément. On n'a point à se plaindre des maladies qui partagent loyallement le temps avec la santé. Je suis obligé à la fortune de quoy elle m'assaut si souvent de mesme sorte d'armes: elle m'y façonne et m'y dresse par usage, m'y durcit et habitue; je sçay à peu pres mes-huy en quoi j'en doibts estre quitte. A faute de memoire naturelle j'en forge de papier, et comme quelque nouveau symptome survient à mon mal, je l'escris. D'où il advient qu'à cette heure, estant quasi passé par toute sorte d'exemples, si quelque estonnement me menace, feuilletant ces petits brevets descousus comme des feuilles Sybillines, je ne faux plus de trouver où me consoler de quelque prognostique favorable en mon experience passée. Me sert aussi l'accoustumance à mieux esperer pour l'advenir; car, la conduicte de ce vuidange ayant continué si long temps, il est à croire que nature ne changera point ce trein et n'en adviendra autre pire accident que celuy que je sens. En outre, la condition de cette maladie n'est point mal advenante à ma complexion prompte et soudaine. Quand elle m'assaut mollement elle me faict peur, car c'est pour long temps. Mais naturellement

elle a des excez vigoreux et gaillarts; elle me secoue à outrance pour un jour ou deux. Mes reins ont duré un aage sans alteration; il y en a tantost un autre qu'ils ont changé d'estat. Les maux ont leur periode comme les biens; à l'avanture est cet accident à sa fin. L'aage affoiblit la chaleur de mon estomac; sa digestion en estant moins parfaicte, il renvoye cette matiere crue à mes reins. Pourquoy ne pourra estre, à certaine revolution, affoiblie pareillement la chaleur de mes reins, si qu'ils ne puissent plus petrifier mon flegme, et nature s'acheminer à prendre quelque autre voye de purgation? Les ans m'ont evidemment faict tarir aucuns reumes. Pourquoy non ces excremens, qui fournissent de matiere à la grave. Mais est-il rien doux au pris de cette soudaine mutation, quand d'une douleur extreme je viens, par le vuidange de ma pierre, à recouvrer comme d'un esclair la belle lumiere de la santé, si libre [Image 0493v] et si pleine, comme il advient en nos soudaines et plus aspres choliques? Y a il rien en cette douleur soufferte qu'on puisse contrepoiser au plaisir d'un si prompt amandement? De combien la santé me semble plus belle apres la maladie, si voisine et si contigue que je les puis recognoistre en presence l'une de l'autre en leur plus haut appareil, où elles se mettent à l'envy, comme pour se faire teste et contrecarre'Tout ainsi que les Stoyciens disent que les vices sont utilement introduicts pour donner pris et faire espaule à la vertu, nous pouvons dire, avec meilleure raison et conjecture moins hardie, que nature nous a presté la douleur pour l'honneur et service de la volupté et indolence. Lors que Socrates, apres qu'on l'eust deschargé de ses fers, sentit la friandise de cette demangeson que leur pesanteur avoit causé en ses jambes, il se resjouyt à considerer l'estroitte alliance de la douleur à la volupté, comme elles sont associées d'une liaison necessaire, si qu'à tours elles se suyvent et s'entr'engendrent; et s'escrioit au bon Esope qu'il deut avoir pris de cette consideration un corps propre à une belle fable. Le pis que je voye aux autres maladies, c'est qu'elles ne sont pas si griefves en leur effect comme elles sont en leur yssue: on est un an à se ravoir, tousjours plein de foiblesse et de crainte; il y a tant de hazard et tant de degrez à se reconduire à sauveté que ce n'est jamais faict; avant qu'on vous aye deffublé d'un couvrechef et puis d'une calote, avant qu'on vous aye rendu l'usage de l'air, et du vin, et de vostre femme, et des melons, c'est grand cas si vous n'estes reçheu en quelque nouvelle misere. Cette-cy a ce privilege qu'elle s'emporte tout net, là où les autres

laissent tousjours quelque impression et alteration qui rend le corps susceptible de nouveau mal, et se prestent la main les uns aux autres. Ceux là sont excusables qui se contentent de leur possession sur nous, sans [Image 0494] l'estendre et sans introduire leur sequele; mais courtois et gratieux sont ceux de qui le passage nous apporte quelque utile consequence. Depuis ma cholique, je me trouve deschargé d'autres accidens, plus ce me semble que je n'estois auparavant, et n'ay point eu de fievre depuis. J'argumente que les vomissemens extremes et frequens que je souffre me purgent, et d'autre costé mes degoustemens et les jeunes estranges que je passe digerent mes humeurs peccantes, et nature vuide en ces pierres ce qu'elle a de superflu et nuysible. Qu'on ne me die point que c'est une medecine trop cher vendue; car quoy, tant de puans breuvages, cauteres, incisions, suées, sedons, dietes, et tant de formes de guarir qui nous apportent souvent la mort pour ne pouvoir soustenir leur violence et importunité? Par ainsi, quand je suis atteint, je le prens à medecine: quand je suis exempt, je le prens à constante et entiere delivrance. Voicy encore une faveur de mon mal, particuliere: c'est qu'à peu prez il faict son jeu à part et me laisse faire le mien, ou il ne tient qu'à faute de courage; en sa plus grande esmotion, je l'ay tenu dix heures à cheval. Souffrez seulement, vous n'avez que faire d'autre regime; jouez, disnez, courez, faictes cecy et faites encore cela, si vous pouvez; vostre desbauche y servira plus qu'elle n'y nuira. Dictes en autant à un verolé, à un gouteux, à un hernieux. Les autres maladies ont des obligations plus universelles, geinent bien autrement nos actions, troublent tout nostre ordre et engagent à leur consideration tout l'estat de la vie. Cette-cy ne faict que pinser la peau; elle vous laisse l'entendement et la volonté en vostre disposition, et la langue, et les pieds, et les mains; elle vous esveille plustost qu'elle ne vous assopit. L'ame est frapée de l'ardeur d'une fievre, et atterrée d'epilepsie, et disloquée par une aspre micraine, et en fin [Image 0494v] estonnée par toutes les maladies qui blessent la masse et les plus nobles parties. Icy, on ne l'ataque point. S'il luy va mal, à sa coulpe; elle se trahit elle mesme, s'abandonne et se desmonte. Il n'y a que les fols qui se laissent persuader que ce corps dur et massif qui se cuyt en nos roignons se puisse dissoudre par breuvages; parquoy, dépuis qu'il est esbranlé, il n'est que de luy donner passage; aussi bien le prendra il. Je remarque encore cette particuliere commodité que c'est un mal auquel nous avons peu à diviner. Nous sommes dispensez du trouble auquel les autres maus nous jettent par incertitude de leurs causes et conditions et progrez, trouble infiniement penible. Nous n'avons que

faire de consultations et interpretations doctorales: les sens nous montrent que c'est, et où c'est. Par tels argumens, et forts et foibles, comme Cicero le mal de sa vieillesse, j'essaye d'endormir et amuser mon imagination, et gresser ses playes. Si elles s'empirent demain, demain nous y pourvoyerons d'autres eschapatoires. Qu'il soit vray!. Voicy depuis, de nouveau, que les plus legers mouvements espreignent le pur sang de mes reins. Quoy, pour cela je ne laisse de me mouvoir comme devant et picquer apres mes chiens d'une juvenile ardeur, et insolente. Et trouve que j'ay grand raison d'un si important accident, qui ne me couste qu'une sourde poisanteur et alteration en cette partie. C'est quelque grosse pierre qui foule et consomme la substance de mes roignons, et ma vie que je vuide peu à peu, non sans quelque naturelle douceur, comme un excrement hormais superflu et empeschant. Or sens je quelque chose qui crosle? Ne vous attendez pas que j'aille m'amusant à recognoistre mon pous et mes urines pour y prendre quelque prevoyance ennuyeuse; je seray assez à temps à sentir le mal, sans l'alonger par le mal de la peur. Qui craint de souffrir, il souffre desjà de ce qu'il craint. Joint que la dubitation et ignorance de ceux qui se meslent d'expliquer les ressorts de Nature, et ses internes progrez, et tant de faux prognostiques de leur art, nous doit faire cognoistre qu'ell'a ses moyens infiniment incognuz. Il y a grande incertitude, varieté et obscurité de ce qu'elle nous promet ou menace. Sauf la vieillesse, qui est un signe indubitable de l'approche de la mort, de tous les autres accidents je voy peu de signes de l'advenir sur quoy nous ayons à fonder nostre divination. Je ne me juge que par vray sentiment, non par discours. A quoy faire, puisque je n'y veux apporter que l'attente et la patience? Voulez vous sçavoir combien je gaigne à cela? Regardez ceux qui font autrement et qui dependent de tant de diverses persuasions et conseils: combien souvent l'imagination les presse sans le corps'J'ay maintesfois prins plaisir, estant en seurté et delivre de ces accidens dangereux, de les communiquer aux medecins comme naissans lors en moy. Je souffrois l'arrest de leurs horribles conclusions bien à mon aise, et en demeurois de tant [Image 0495] plus obligé à Dieu de sa grace et mieux instruict de la vanité de cet art. Il n'est rien qu'on doive tant recommander à la jeunesse que l'activeté et la vigilance. Nostre vie n'est que mouvement. Je m'esbranle difficilement, et suis tardif par tout: à me lever, à me coucher, et à mes repas; c'est matin pour moy que sept heures, et, où je gouverne, je ne disne ny avant onze, ny ne soupe qu'apres six heures. J'ay autre fois attribué la

cause des fiévres et maladies où je suis tombé à la pesanteur et assoupissement que le long sommeil m'avoit apporté, et me suis tousjours repenty de me r'endormir le matin. Platon veut plus de mal à l'excés du dormir qu'à l'excés du boire. J'ayme à coucher dur et seul, voire sans femme, à la royalle, un peu bien couvert; on ne bassine jamais mon lict; mais, depuis la vieillesse, on me donne quand j'en ay besoing des draps à eschauffer les pieds et l'estomach. On trouvoit à redire au grand Scipion d'estre dormart, non à mon advis pour autre raison, sinon qu'il faschoit aux hommes qu'en luy seul il n'y eust aucune chose à redire. Si j'ay quelque curiosité en mon traictement, c'est plustost au coucher qu'à autre chose; mais je cede et m'accommode en general, autant que tout autre, à la necessité. Le dormir a occupé une grande partie de ma vie, et le continue encores en cet aage huict ou neuf heures d'une halaine. Je me retire avec utilité de cette propension paresseuse, et en vauts evidemment mieux; je sens un peu le coup de la mutation, mais c'est faict en trois jours. Et n'en voy guieres qui vive à moins quand il est besoin, et qui s'exerce plus constamment, ny à qui les corvées poisent moins. Mon corps est capable d'une agitation ferme mais non pas vehemente et soudaine. Je fuis meshuy les exercices violents, et qui me meinent à la sueur: mes membres se lassent avant qu'ils s'eschauffent. Je me tiens debout tout le long d'un jour, et ne m'ennuye poinct à me promener; mais sur le pavé, depuis mon premier aage, je n'ay aymé d'aller qu'à cheval; à pied je me crotte jusques aux [Image 0495v] fesses; et les petites gens sont subjets par ces rues à estre choquez et coudoyez à faute d'apparence. Et ay aymé à me reposer, soit couché, soit assis, les jambes autant ou plus hautes que le siege. Il n'est occupation plaisante comme la militaire; occupation et noble en execution (car la plus forte, genereuse et superbe de toutes les vertus est la vaillance), et noble en sa cause: il n'est point d'utilité ny plus juste, ny plus universelle que la protection du repos et grandeur de son pays. La compaignie de tant d'hommes vous plaist, nobles, jeunes, actifs, la veue ordinaire de tant de spectacles tragiques, la liberté de cette conversation sans art, et une façon de vie masle et sans ceremonie, la varieté de mille actions diverses, cette courageuse harmonie de la musique guerriere qui vous entretient et eschauffe et les oreilles et l'ame, l'honneur de cet exercice, son aspreté mesme et sa difficulté, que Platon estime si peu, qu'en sa republique il en faict part aux femmes et aux enfans. Vous vous conviez aux rolles et hazards particuliers selon que vous jugez de leur esclat et de leur importance, soldat volontaire, et voyez quand la vie mesme y est excusablement employée,

pulchrumque mori succurrit in armis.

De craindre les hazards communs qui regardent une si grande presse, de n'oser ce que tant de sortes d'ames osent, c'est à faire à un coeur mol et bas outre mesure. La compagnie asseure jusques aux enfans. Si d'autres vous surpassent en science, en grace, en force, en fortune, vous avez des causes tierces à qui vous en prendre; mais de leur ceder en fermeté d'ame, vous n'avez à vous en prendre qu'à vous. La mort est plus abjecte, plus languissante et penible dans un lict qu'en un combat, les fiévres et les catarres autant doleureux et mortels qu'une harquebusade. Qui seroit faict à porter valeureusement les accidents de la vie commune, n'auroit poinct à grossir son courage pour se rendre gendarme. Vivere, mi Lucili, militare est. Il ne me souvient point de m'estre jamais veu galleux. Si est la gratterie des gratifications de Nature les plus douces et autant à main. Mais ell'a la penitance trop importunéement voisine. Je l'exerce plus aux oreilles que j'ay au dedans pruantes par saisons. Je suis nay de tous les sens entiers quasi à la perfection. Mon estomac est [Image 0496] commodéement bon, comme est ma teste, et le plus souvent se maintiennent au travers de mes fiévres, et aussi mon haleine. J'ay outrepassé tantost de six ans le cinquantiesme, auquel des nations, non sans occasion, avoient prescript une si juste fin à la vie qu'elles ne permettoient point qu'on l'excedat. Si ay-je encore des remises, quoy qu'inconstantes et courtes, si nettes, qu'il y a peu à dire de la santé et indolence de ma jeunesse. Je ne parle pas de la vigueur et allegresse; ce n'est pas raison qu'elle me suyve hors ses limites:

Non haec amplius est liminis, aut aquae

Caelestis, patiens latus.

Mon visage me descouvre incontinent, et mes yeux: tous mes changemens commencent par là, et un peu plus aigres qu'ils ne sont en effect; je faits souvent pitié à mes amis avant que j'en sente la cause. Mon miroir ne m'estonne pas, car, en la jeunesse mesme, il m'est advenu plus d'une fois de chausser ainsin un teinct et un port trouble et de mauvais prognostique sans grand accident; en maniere que les medecins,

qui ne trouvoient au dedans cause qui respondit à cette alteration externe, l'attribuoient à l'esprit et à quelque passion secrete qui me rongeast au dedans; ils se trompoient. Si le corps se gouvernoit autant selon moy que faict l'ame, nous marcherions un peu plus à nostre aise. Je l'avois lors, non seulement exempte de trouble, mais encore plaine de satisfaction et de feste, comme elle est le plus ordinairement, moytié de sa complexion, moytié de son dessein:

Nec vitiant artus aegrae contagia mentis.

Je tiens que cette sienne temperature a relevé maintesfois le corps de ses cheutes: il est souvent abbatu; que si elle n'est enjouée, elle est au moins en estat tranquille et reposé. J'eus la fiévre quarte quatre ou cinq mois, qui m'avoit tout desvisagé; l'esprit alla tousjours non paisiblement seulement, mais [Image 0496v] plaisamment. Si la douleur est hors de moy, l'affoiblissement et langueur ne m'attristent guiere. Je vois plusieurs defaillances corporelles, qui font horreur seulement à nommer, que je craindrois moins que mille passions et agitations d'esprit que je vois en usage. Je prens party de ne plus courre, c'est assez que je me traine; ny ne me plains de la decadence naturelle qui me tient,

Quis tumidum guttur miratur in Alpibus?

Non plus que je ne regrette que ma durée ne soit aussi longue et entiere que celle d'un chesne. Je n'ay poinct à me plaindre de mon imagination: j'ay eu peu de pensées en ma vie qui m'ayent seulement interrompu le cours de mon sommeil, si elles n'ont esté du désir, qui m'esveillat sans m'affliger. Je songe peu souvent; et lors c'est des choses fantastiques et des chimeres produictes communément de pensées plaisantes, plustost ridicules que tristes. Et tiens qu'il est vray que les songes sont loyaux interpretes de nos inclinations; mais il y a de l'art à les assortir et entendre. Res quae in vita usurpant homines, cogitant, curant, vident, Quaeque agunt vigilantes, agitantque, ea sicut in somno accidunt, Minus mirandum est. Platon dict davantage que c'est l'office de la prudence d'en tirer des instructions divinatrices pour l'advenir. Je ne voy rien à cela, sinon les

merveilleuses experiences que Socrates, Xenophon, Aristote en recitent, personnages d'authorité irreprochable. Les histoires disent que les Atlantes ne songent jamais, qui ne mangent aussi rien qui aye prins mort; ce que j'y adjouste, d'autant que c'est, à l'adventure, l'occasion pourquoy ils ne songent point. Car Pythagoras ordonnoit certaine preparation de nourriture pour faire des songes à propos. Les miens sont tendres et ne m'apportent aucune agitation de corps ny expression de voix. J'ay veu plusieurs de mon temps en estre merveilleusement agitez. Theon le philosophe se promenoit en songeant, et le valet de Pericles sur les tuilles mesmes et faiste de la maison. Je ne choisis guiere à table, et me prens à la premiere chose et plus voisine, et me remue mal volontiers d'un goust à un autre. La presse des plats et des services me desplaist autant qu'autre presse. Je me contente aiséement de peu de mets; et hay l'opinion de Favorinus qu'en un festin il faut qu'on vous desrobe la viande où vous prenez appetit, et qu'on vous en substitue tousjours une nouvelle, et que c'est un miserable souper si on n'a saoulé les assistans de croupions de divers oiseaux, et que le seul bequefigue merite qu'on le mange entier. J'use familierement de viandes sallées; si ayme-je mieux le pain sans sel, et mon boulanger chez moy n'en sert pas d'autre pour ma table, contre l'usage du pays. On a eu en mon enfance principalement à corriger le refus que je faisois des choses que communement on ayme le mieux en cet aage: sucres, confitures, pieces de four. Mon gouverneur combatit [Image 0497] cette hayne de viandes delicates comme une espece de delicatesse. Aussi n'est elle autre chose que difficulté de goust, où qu'il s'applique. Qui oste à un enfant certaine particuliere et obstinée affection au pain bis et au lart, ou à l'ail, il luy oste la friandise. Il en est qui font les laborieux et les patiens pour regretter le boeuf et le jambon parmy les perdris. Ils ont bon temps: c'est la delicatesse des delicats; c'est le goust d'une molle fortune qui s'affadit aux choses ordinaires et accoustumées, per quae luxuria divitiarum taedio ludit. Laisser à faire bonne chere de ce qu'un autre la faict, avoir un soing curieux de son traictement, c'est l'essence de ce vice:

Si modica coenare times olus omne patella.

Il y a bien vrayment cette difference, qu'il vaut mieux obliger son desir aux choses plus aisées à recouvrer; mais c'est toujours vice de s'obliger.

J'appellois autresfois delicat un mien parent, qui avoit desapris en nos galeres à se servir de nos licts et se despouiller pour se coucher. Si j'avois des enfans males, je leur desirasse volontiers ma fortune. Le bon pere que Dieu me donna (qui n'a de moy que la recognoissance de sa bonté, mais certes bien gaillarde) m'envoia dés le berceau nourrir à un pauvre village des siens, et m'y tint autant que je fus en nourrisse, et encores au delà, me dressant à la plus basse et commune façon de vivre: Magna pars libertatis est bene moratus venter. Ne prenez jamais, et donnez encore moins à vos femmes, la charge de leur nourriture: laissez les former à la fortune soubs des loix populaires et naturelles, laissez à la coustume de les dresser à la frugalité et à l'austerité, qu'ils ayent plustost à descendre de l'aspreté qu'à monter vers elle. Son humeur visoit encore à une autre fin: de me ralier avec le peuple et cette condition d'hommes qui a besoin de nostre ayde; et estimoit que je fusse tenu de regarder plutost vers celuy qui me tend les bras que vers celuy qui me tourne le dos. Et fut céte raison pourquoy aussi il me donna à tenir sur les fons à des personnes de la plus abjecte fortune, pour m'y obliger et attacher. Son dessein n'a pas du [Image 0497v] tout mal succedé: je m'adonne volontiers aux petits, soit pour ce qu'il y a plus de gloire, soit par naturelle compassion, qui peut infiniement en moy. Le party que je condemneray en nos guerres, je le condemneray plus asprement fleurissant et prospere; il sera pour me concilier aucunement à soy quand je le verray miserable et accablé. Combien volontiers je considere la belle humeur de Chelonis, fille et femme de Roys de Sparte. Pendant que Cleombrotus son mary, aux desordres de sa ville, eust avantage sur Leonidas son pere, elle fit la bonne fille, se r'allia avec son pere en son exil, en sa misere, s'opposant au victorieux. La chance vint elle à tourner? la voilà changée de vouloir avec la fortune, se rangeant courageusement à son mary, lequel elle suivit par tout où sa ruine le porta, n'ayant, ce semble, autre chois que de se jetter au party où elle faisoit le plus de besoin et où elle se montroit plus pitoyable. Je me laisse plus naturellement aller apres l'exemple de Flaminius, qui se prestoit à ceux qui avoient besoin de luy plus qu'à ceux qui luy pouvoient bienfaire, que je ne fais à celuy de Pyrrus, propre à s'abaisser soubs les grans et à s'enorgueillir sur les petis. Les longues tables me faschent et me nuisent: car, soit pour m'y estre accoustumé enfant, à faute de meilleure contenance, je mange autant que j'y suis. Pourtant chez moy, quoy qu'elle soit

des courtes, je m'y mets volontiers un peu apres les autres, sur la forme d'Auguste; mais je ne l'imite pas en ce qu'il en sortoit aussi avant les autres. Au rebours, j'ayme à me reposer long temps apres et en ouyr conter, pourveu que je ne m'y mesle point, car je me lasse et me blesse de parler l'estomac plain, autant comme je trouve l'exercice de crier et contester avant le repas tres-salubre et plaisant. Les anciens Grecs et Romains avoyent meilleure raison que nous, assignans à la nourriture, qui est une action principale de la vie, si autre extraordinaire occupation ne les en divertissoit, plusieurs heures et la meilleure partie de la nuict, mangeans et beuvans moins hastivement que nous, qui passons en poste toutes noz actions, et estandans ce plaisir naturel à plus de loisir et d'usage, y entresemans divers offices de conversations utiles et aggreables. Ceux qui doivent avoir soing de moy pourroyent à bon marché me desrober ce qu'ils pensent m'estre nuisible: car en telles choses, je ne desire jamais ny ne trouve à dire ce que je ne vois pas; mais aussi de celles qui se presentent, ils perdent leur temps de m'en prescher l'abstinence. Si que quand je veus jeusner, il me faut mettre à part [Image 0498] des soupeurs, et qu'on me presente justement autant qu'il est besoin pour une reglée collation; car si je me mets à table, j'oublie ma resolution. Quand j'ordonne qu'on change d'aprest à quelque viande, mes gens sçavent que c'est à dire que mon appetit est alanguy et que je n'y toucheray point. En toutes celles qui le peuvent souffrir, je les ayme peu cuites et les ayme fort mortifiées, et jusques à l'alteration de la senteur en plusieurs. Il n'y a que la dureté qui generalement me fache (de toute autre qualité je suis aussi nonchalant et souffrant qu'homme que j'aye cogneu), si que, contre l'humeur commune, entre les poissons mesme il m'advient d'en trouver et de trop frais et de trop fermes. Ce n'est pas la faute de mes dents, que j'ay eu tousjours bonnes jusques à l'excellence, et que l'aage ne commence de menasser qu'à céte heure. J'ay aprins dés l'enfance à les froter de ma serviette, et le matin, et à l'entrée et issue de la table. Dieu faict grace à ceux à qui il soustrait la vie par le menu; c'est le seul benefice de la vieillesse. La derniere mort en sera d'autant moins plaine et nuisible: elle ne tuera plus qu'un demy ou un quart d'homme. Voilà une dent qui me vient de choir, sans douleur, sans effort: c'estoit le terme naturel de sa durée. Et cette partie de mon estre et plusieurs autres sont desjà mortes, autres demy mortes, des plus actives et qui tenoient le premier rang pendant la vigueur de mon aage. C'est ainsi que je fons et eschape à moy. Quelle bestise sera-ce à mon entendement

de sentir le saut de cette cheute, desjà si avancée, comme si elle estoit entiere? Je ne l'espere pas. A la verité, je recoy une principale consolation, aux pensées de ma mort, qu'elle soit des justes et naturelles, et que mes-huy je ne puisse en cela requerir ny esperer de la destinée faveur qu'illegitime. Les hommes se font accroire qu'ils ont eu autresfois, comme la stature, la vie aussi plus grande. Mais Solon, qui est de ces vieux temps là, en taille pourtant l'extreme durée à soixante dix ans. Moy, qui ay tant adoré, et si universellement, cet ariston metron du temps passé et ay pris pour la plus parfaicte la moyenne mesure, pretendray-je une desmesurée et monstrueuse vieillesse? Tout ce qui vient au revers du cours de nature peut estre fascheux, mais ce qui vient selon elle doibt estre tousjours plaisant. Omnia quae secundum naturam fiunt, sunt habenda in bonis. Par ainsi, dict Platon, la mort que les playes ou maladies apportent soit violante, mais celle qui nous surprend, la vieillesse nous y conduisant, est de toutes la plus legere et aucunement delicieuse. Vitam adolescentibus vis aufert, senibus maturitas. La mort se mesle et confond par tout à nostre vie: le declin praeoccupe son heure et s'ingere au cours de nostre avancement mesme. J'ay des portraits de ma forme de vingt et cinq et de trente cinq ans; je les compare avec celuy d'asteure: combien de fois ce n'est plus moy' combien est mon image presente plus esloingnée de celles là que de celle de mon trespas'C'est trop abusé de nature de la tracasser si loing, qu'elle soit [Image 0498v] contrainte de nous quitter et abandonner nostre conduite, nos yeux, nos dens, nos jambes et le reste à la mercy d'un secours estranger et mandié, et nous resigner entre les mains de l'art, lasse de nous suivre. Je ne suis excessivement desireux ny de salades ny de fruits, sauf les melons. Mon pere haïssoit toute sorte de sauces; je les aime toutes. Le trop manger m'empeche; mais, par sa qualité, je n'ay encore cognoissance bien certaine qu'aucune viande me nuise; comme aussi je ne remarque ny lune plaine ny basse, ny l'automne du printemps. Il y a des mouvemens en nous, inconstans et incogneus; car des refors, pour exemple, je les ay trouvez premierement commodes, depuis facheux, à present de rechef commodes. En plusieurs choses je sens mon estomac

et mon appetit aller ainsi diversifiant: j'ay rechangé du blanc au clairet, et puis du clairet au blanc. Je suis friant de poisson et fais mes jours gras des maigres, et mes festes des jours de jeusne; je croy ce qu'aucuns disent, qu'il est de plus aisée digestion que la chair. Comme je fais conscience de manger de la viande le jour de poisson, aussi fait mon goust de mesler le poisson à la chair: cette diversité me semble trop esloingnée. Dés ma jeunesse, je desrobois par fois quelque repas: ou affin d'esguiser mon appetit au lendemain, car, comme Epicurus jeusnoit et faisoit des repas maigres pour accoustumer sa volupté à se passer de l'abondance, moy, au rebours, pour dresser ma volupté à faire mieux son profit et se servir plus alaigrement de l'abondance; ou je jeusnois pour conserver ma vigueur au service de quelque action de corps ou d'esprit, car et l'un et l'autre s'apparesse cruellement en moy par la repletion, et sur tout je hay ce sot accouplage d'une Deesse si saine et si alegre avec ce petit Dieu indigest et roteur, tout bouffy de la fumée de sa liqueur; ou pour guarir mon estomac malade; ou pour estre sans compaignie propre, car je dy, comme ce mesme Epicurus, qu'il ne faut pas tant regarder ce qu'on mange qu'avec qui on mange, et loue Chilon de n'avoir voulu promettre de se trouver au festin de Periander [Image 0499] avant que d'estre informé qui estoyent les autres conviez. Il n'est point de si doux apprest pour moy, ny de sauce si appetissante, que celle qui se tire de la societé. Je croys qu'il est plus sain de menger plus bellement et moins, et de menger plus souvent. Mais je veux faire valoir l'appetit et la faim: je n'aurois nul plaisir à trainer, à la medecinale, trois ou quattre chetifs repas par jour ainsi contrains. Qui m'assureroit que le goust ouvert que j'ay ce matin je le retrouvasse encore à souper? Prenons, sur tout les vieillards, prenons le premier temps opportun qui nous vient. Laissons aux faiseurs d'almanachs les ephemerides, et aux medecins. L'extreme fruict de ma santé c'est la volupté: tenons nous à la premiere presente et cogneue. J'evite la constance en ces loix de jeusne. Qui veut qu'une forme lui serve fuye à la continuer; nous nous y durcissons, nos forces s'y endorment; six mois apres, vous y aurez si bien acoquiné vostre estomac que vostre proffit ce ne sera que d'avoir perdu la liberté d'en user autrement sans dommage. Je ne porte les jambes et les cuisses non plus couvertes en hyver qu'en esté, un bas de soye tout simple. Je me suis laissé aller pour le secours de mes reumes à tenir la teste plus chaude, et le ventre pour ma cholique; mes maux s'y habituarent en peu de jours et desdaignarent mes ordinaires provisions. J'estois monté d'une coife à un couvrechef, et d'un bonnet à un chapeau double. Les embourreures de mon pourpoint ne me servent

plus que de garbe: ce n'est rien, si je n'y adjouste une peau de lievre ou de vautour, une calote à ma teste. Suyvez cette gradation, vous irez beau train. Je n'en feray rien, et me desdirois volontiers du commencement que j'y ay donné, si j'osois. Tombez vous en quelque inconvenient nouveau? cette reformation ne vous sert plus: vous y estes accoustumé; cerchez en une autre. Ainsi se ruinent ceux qui se laissent empestrer à des regimes contraincts, et s'y astreingnent superstitieusement: il leur en faut encore, et encore apres d'autres au delà; ce n'est jamais faict. Pour nos occupations et le plaisir, il est beaucoup plus commode, comme faisoyent les anciens, de perdre le disner et remettre à faire bonne chere à l'heure de la [Image 0499v] retraicte et du repos, sans rompre le jour: ainsi le faisois-je autrefois. Pour la santé, je trouve despuis par experience, au rebours, qu'il vaut mieux disner et que la digestion se faict mieux en veillant. Je ne suis guiere subject à estre alteré, ny sain ny malade: j'ay bien volontiers lors la bouche seche, mais sans soif; communement je ne bois que du desir qui m'en vient en mangeant, et bien avant dans le repas. Je bois assez bien pour un homme de commune façon: en esté et en un repas appetissant, je n'outrepasse poinct seulement les limites d'Auguste, qui ne beuvoit que trois fois precisement; mais, pour n'offenser la reigle de Democritus, qui deffendoit de s'arrester à quattre comme à un nombre mal fortuné, je coule à un besoing jusques à cinq, trois demysetiés environ; car les petis verres sont les miens favoris, et me plaict de les vuider, ce que d'autres evitent comme chose mal seante. Je trempe mon vin plus souvent à moitié, par fois au tiers d'eau. Et quand je suis en ma maison, d'un antien usage que son medecin ordonnoit à mon pere et à soy, on mesle celuy qu'il me faut des la somelerie, deux ou trois heures avant qu'on serve. Ils disent que Cranaus, Roy des Atheniens, fut inventeur de cet usage de tremper le vin d'eau; utilement ou non, j'en ay veu debattre. J'estime plus decent et plus sain que les enfans n'en usent qu'apres seize ou dix-huict ans. La forme de vivre plus usitée et commune est la plus belle: toute particularité m'y semble à eviter, et haïrois autant un aleman qui mit de l'eau au vin qu'un françois qui le boiroit pur. L'usage publiq donne loy à telles choses. Je crains un air empesché et fuys mortellement la fumée (la premiere reparation où je courus chez moy, ce fut aux cheminées et aux retrets, vice commun des vieux bastimens et insupportable), et entre les difficultez de la guerre compte ces espaisses poussieres dans lesquelles on nous tient enterrez au chault, tout le long d'une journée. J'ay la respiration

libre et aisée, et se passent mes morfondements le plus souvent sans offence du poulmon, et sans toux. L'aspreté de l'esté m'est plus ennemie que celle de l'hyver; car, outre l'incommodité de la chaleur, moins remediable [Image 0500] que celle du froid, et outre le coup que les rayons du soleil donnent à la teste, mes yeux s'offencent de toute lueur esclatante: je ne sçaurois à cette heure disner assiz vis à vis d'un feu ardent et lumineux. Pour amortir la blancheur du papier, au temps que j'avois plus accoustumé de lire, je couchois sur mon livre une piece de verre, et m'en trouvois fort soulagé. J'ignore jusques à présent l'usage des lunettes, et vois aussi bien loing que je fis onques, et que tout autre. Il est vray que sur le declin du jour je commence à sentir du trouble et de la foiblesse à lire, dequoy l'exercice a tousjours travaillé mes yeux, mais sur tout nocturne. Voylà un pas en arriere, à toute peine sensible. Je reculeray d'un autre, du second au tiers, du tiers au quart, si coïement qu'il me faudra estre aveugle formé avant que je sente la decadence et vieillesse de ma veue. Tant les Parques destordent artificiellement nostre vie. Si suis je en doubte que mon ouïe marchande à s'espaissir, et verrez que je l'auray demy perdue que je m'en prandray encore à la voix de ceux qui parlent à moy. Il faut bien bander l'ame pour luy faire sentir comme elle s'escoule. Mon marcher est prompt et ferme; et ne sçay lequel des deux, ou l'esprit ou le corps, j'ay arresté plus mal-aiséement en mesme point. Le prescheur est bien de mes amys, qui oblige mon attention tout un sermon. Aux lieux de ceremonie, où chacun est si bandé en contenance, où j'ay veu les dames tenir leurs yeux mesme si certains, je ne suis jamais venu à bout que quelque piece des miennes n'extravague tousjours; encore que j'y sois assis, j'y suis peu rassis. Comme la chambriere du philosophe Chrysippus disoit de son maistre qu'il n'estoit yvre que par les jambes (car il avoit cette coustume de les remuer en quelque assiette qu'il fust, et elle le disoit lors que le vin esmouvant les autres luy n'en sentoit aucune alteration), on a peu dire aussi dés mon enfance que j'avoy de la follie aux pieds, ou de l'argent vif, tant j'y ay de remuement et d'inconstance en quelque lieu que je les place. C'est indecence, outre ce qu'il nuit à la santé, voire et au plaisir, de manger gouluement, comme je fais: je mors souvent ma langue, par fois mes doits, de hastiveté. Diogenes, rencontrant un enfant qui mangeoit ainsin, en donna un soufflet à son precepteur. Il y avoit à

Rome des gens qui enseignoyent à mascher, comme à marcher, de bonne grace. J'en pers le loisir de parler, qui est un si doux assaisonnement des tables, pourveu que ce soyent des propos de mesme, plaisans et courts. Il y a de la jalousie et envie entre nos plaisirs: ils se choquent et empechent l'un l'autre. Alcibiades, homme bien entendu à faire bonne chere, chassoit la musique mesme des tables, à ce qu'elle ne troublat la douceur des devis, par la raison, que Platon luy preste, que c'est un usage d'hommes populaires d'appeller des joueurs d'instruments et des chantres à leurs festins, à faute de bons discours et agreables entretiens, de quoy les gens d'entendement sçavent s'entrefestoyer. Varro demande cecy au convive: l'assemblée de personnes belles de presence et agreables de conversation, qui ne [Image 0500v] soyent ny muets ny bavards, netteté et delicatesse aux vivres et au lieu, et le temps serain. Ce n'est pas une feste peu artificielle et peu voluptueuse qu'un bon traittement de table: ny les grands chefs de guerre, ny les grands philosophes n'en ont refusé l'usage et la science. Mon imagination en a donné trois en garde à ma memoire, que la fortune me rendit de principale douceur en divers temps de mon aage plus fleurissant, car chacun des conviez y apporte la principale grace, selon la bonne trampe de corps et d'ame en quoy il se trouve. Mon estat present m'en forclost. Moy, qui ne manie que terre à terre, hay cette inhumaine sapience qui nous veut rendre desdaigneux et ennemis de la culture du corps. J'estime pareille injustice prendre à contre coeur les voluptez naturelles que de les prendre trop à coeur. Xerxes estoit un fat, qui enveloppé en toutes les voluptez humaines, alloit proposer pris à qui luy en trouveroit d'autres. Mais non guere moins fat est celuy qui retranche celles que nature luy a trouvées. Il ne les faut ny suyvre, ny fuir, il les faut recevoir. Je les reçois un peu plus grassement et gratieusement, et me laisse plus volontiers aller vers la pante naturelle. Nous n'avons que faire d'exagerer leur inanité; elle se faict assez sentir et se produit assez. Mercy à nostre esprit maladif, rabat-joye, qui nous desgoute d'elles comme de soy mesme: il traitte et soy et tout ce qu'il reçoit tantost avant tantost arriere, selon son estre insatiable, vagabond et versatile. Sincerum est nisi vas, quodcunque infundis, acessit. Moy qui me vente d'embrasser si curieusement les commoditez de la vie, et si particulierement, n'y trouve, quand j'y regarde ainsi finement,

à peu pres que du vent. Mais quoy, nous sommes par tout vent. Et le vent encore, plus sagement que nous, s'ayme à bruire, à s'agiter, et se contente en ses propres offices, sans desirer la stabilité, la solidité, qualitez non siennes. Les plaisirs purs de l'imagination, ainsi que les desplaisirs, disent aucuns, sont les plus grands, comme l'exprimoit la balance de Critolaus. Ce n'est pas merveille: elle les compose à sa poste et se les taille en plein drap. J'en voy tous les jours des exemples insignes, et à l'adventure desirables. Mais moy, d'une condition mixte, grossier, ne puis mordre si à faict à ce seul object; si simple que je ne me laisse tout lourdement aller aux plaisirs presents de la loy humaine et generale, intellectuellement sensibles, sensiblement intellectuels. Les Philosophes Cyrenaïques tiennent, comme les douleurs, aussi les plaisirs corporels plus puissants, et comme doubles et comme plus justes. Il en est qui d'une farouche stupidité, comme dict Aristote, en sont desgoutez. J'en cognoy qui par ambition le font; que ne renoncent ils encores au respirer? que ne vivent-ils du leur, et ne refusent la lumiere, de ce qu'elle est gratuite et ne leur coute ny invention ny vigueur? Que Mars, ou Pallas, ou Mercure les sustantent pour voir, au lieu de Venus, de Cerez et de Bacchus. Chercheront ils pas la quadrature du cercle, juchez sur leurs femmes' Je hay qu'on nous ordonne d'avoir l'esprit aus nues pendant que nous avons le corps à table. Je ne veux pas que l'esprit s'y cloue ny qu'il s'y veautre, mais je veux qu'il s'y applique, qu'il s'y sée, non qu'il s'y couche. Aristippus ne defendoit que le corps, comme si nous n'avions pas d'ame; Zenon n'embrassoit que l'ame, comme si nous n'avions pas de corps. Tous deux vicieusement. Pythagoras, disent-ils, a suivy une philosophie toute en contemplation, Socrates toute en meurs et en action; Platon en a trouvé le temperament entre les deux. Mais ils le disent pour en conter, et le vray temperament se trouve en Socrates, et Platon est bien plus Socratique que Pythagorique, et luy sied mieux. Quand je dance, je dance; quand je dors, je dors; voyre et quand je me promeine solitairement en un beau vergier, si mes pensées se sont entretenues des occurences estrangieres quelque partie du temps, quelque autre partie je les rameine à la promenade, au vergier, à la douceur de cette solitude et à moy. Nature a maternellement observé cela, que les actions qu'elle nous a enjoinctes pour nostre besoing nous fussent aussi

voluptueuses, et nous y convie non seulement par la raison mais aussi par l'appetit: c'est injustice de corrompre ses regles. Quand je vois et Caesar et Alexandre, au plus espais de sa grande besongne, jouyr si plainement des plaisirs naturels et par consequent necessaires et justes, je ne dicts pas que ce soit relascher son ame, je dicts que c'est la roidir, sousmetant par vigueur de courage à l'usage de la vie ordinaire ces violentes [Image 0501] occupations et laborieuses pensées. Sages, s'ils eussent creu que c'estoit là leur ordinaire vacation, cette-cy l'extraordinaire. Nous sommes de grands fols: Il a passé sa vie en oisiveté, disons nous; je n'ay rien faict d'aujourd'huy.--Quoy, avez vous pas vescu? C'est non seulement la fondamentale mais la plus illustre de vos occupations.--Si on m'eust mis au propre des grands maniements, j'eusse montré ce que je sçavoy faire.--Avez vous sceu mediter et manier vostre vie? vous avez faict la plus grande besoigne de toutes. Pour se montrer et exploicter nature n'a que faire de fortune: elle se montre egallement en tous estages et derriere, comme sans rideau. Composer nos meurs est nostre office, non pas composer des livres, et gaigner, non pas des batailles et provinces, mais l'ordre et tranquillité à nostre conduite. Nostre grand et glorieux chef-d'oeuvre c'est vivre à propos. Toutes autres choses, regner, thesauriser, bastir, n'en sont qu'appendicules et adminicules pour le plus. Je prens plaisir de voir un general d'armée au pied d'une breche qu'il veut tantost attaquer, se prestant tout entier et delivre à son disner, à son devis, entre ses amys; et Brutus, ayant le ciel et la terre conspirez à l'encontre de luy et de la liberté Romaine, desrober à ses rondes quelque heure de nuict pour lire et breveter Polybe en toute securité. C'est aux petites ames, ensepvelies du pois des affaires, de ne s'en sçavoir purement desmesler, de ne les sçavoir et laisser et reprendre:

ô fortes pejoraque passi

Mecum saepe viri, nunc vino pellite curas;

Cras ingens iterabimus aequor.

Soit par gosserie, soit à certes, que le vin theologal et Sorbonique est passé en proverbe, et leurs festins, je trouve que c'est raison qu'ils en disnent d'autant plus commodéement et plaisamment qu'ils ont utilement et serieusement employé la matinée à l'exercice de leur escole. La conscience d'avoir bien dispensé les autres heures est un juste et savoureux

condimant des tables. Ainsin ont vescu les sages; et cette inimitable contention à la vertu qui nous estonne en l'un et l'autre Caton, cett'humeur severe jusques à l'importunité, s'est ainsi mollement submise et pleue aux lois de l'humaine condition et de Venus et de Bacchus, suivant les preceptes de leur secte, qui demandent le sage parfaict autant expert et entendu à l'usage des voluptez naturelles qu'en tout autre devoir de la vie. Cui cor sapiat, ei et sapiat palatus. Le relachement et facilité honore, ce semble, à merveilles et sied mieux à une ame forte et genereuse. Epaminondas n'estimoit pas que de se mesler à la dance des garçons de sa ville, de chanter, de sonner, et s'y embesongner avec attention fut chose qui desrogeat à l'honneur de ses glorieuses victoires et à la parfaicte reformation de meurs qui estoit en luy. Et parmy tant d'admirables actions de Scipion l'ayeul, personnage digne de l'opinion d'une origine celeste, il n'est rien qui luy donne plus de grace que de le voir nonchalamment et puerilement baguenaudant à amasser et choisir des coquilles, et jouer à cornichon va devant le long de la marine avec Laelius, et, s'il faisoit mauvais temps, s'amusant et se chatouillant à representer par escript en comedies les plus [Image 0501v] populaires et basses actions des hommes, et, la teste pleine de cette merveilleuse entreprinse d'Annibal et d'Afrique, visitant les escholes en Sicile, et se trouvant aux leçons de la philosophie jusques à en avoir armé les dents de l'aveugle envie de ses ennemis à Rome. Ny chose plus remercable en Socrates que ce que, tout vieil, il trouve le temps de se faire instruire à baller et jouer des instrumens, et le tient pour bien employé. Cettui-cy s'est veu en ecstase, debout, un jour entier et une nuict, en presence de toute l'armée grecque, surpris et ravi par quelque profonde pensée. Il s'est veu, le premier parmy tant de vaillants hommes de l'armée, courir au secours d'Alcibiades accablé des ennemis, le couvrir de son corps et le descharger de la presse à vive force d'armes, et le premier emmy tout le peuple d'Athenes, outré comme luy d'un si indigne spectacle, se presenter à recourir Theramenes, que les trente tyrans faisoyent mener à la mort par leurs satellites; et ne desista cette hardie entreprinse qu'à la remontrance de Theramenes mesme, quoy qu'il ne

fust suivy que de deux en tout. Il s'est veu, recherché par une beauté de laquelle il estoit esprins, maintenir au besoing une severe abstinence. Il s'est veu, en la bataille Delienne, relever et sauver Xenophon renversé de son cheval. Il s'est veu continuellement marcher à la guerre et fouler la glace les pieds nus, porter mesme robe en hyver et en esté, surmonter tous ses compaignons en patience de travail, ne menger point autrement en festin qu'en son ordinaire. Il s'est veu, vingt et sept ans, de pareil visage, porter la faim, la pauvreté, l'indocilité de ses enfans, les griffes de sa femme; et enfin la calomnie, la tyrannie, la prison, les fers et le venin. Mais cet homme là estoit-il convié de boire à lut par devoir de civilité, c'estoit aussi celuy de l'armée à qui en demeuroit l'avantage; et ne refusoit ny à jouer aux noysettes avec les enfans, ny à courir avec eux sur un cheval de bois; et y avoit bonne grace; car toutes actions, dict la philosophie, siéent également bien et honnorent egallement le sage. On a de quoy, et ne doibt on jamais se lasser de presenter l'image de ce personnage à tous patrons et formes de perfection. Il est fort peu d'exemples de vie pleins et purs, et faict on tort à nostre instruction, de nous en proposer tous les jours d'imbecilles et manques, à peine bons à un seul ply, qui nous tirent arriere plustost, corrupteurs plustost que correcteurs. Le peuple se trompe: on va bien plus facilement par les bouts, où l'extremité sert de borne d'arrest et de guide, que par la voye du millieu, large et ouverte, et selon l'art que selon nature, mais bien moins noblement aussi, et moins recommandablement. La grandeur de l'ame n'est pas tant tirer à mont et tirer avant comme sçavoir se ranger et circonscrire. Elle tient pour grand tout ce qui est assez, et montre sa hauteur à aimer mieux les choses moyennes que les eminentes. Il n'est rien si beau et legitime que de faire bien l'homme et deuement, ny science si ardue que de bien et naturellement sçavoir vivre cette vie; et de nos maladies la plus sauvage c'est mespriser nostre estre. Qui veut escarter son ame le face hardiment, s'il peut, lors que le corps se portera mal, pour la descharger de cette contagion; ailleurs au contraire, qu'elle l'assiste et favorise et ne refuse point de participer à ses naturels plaisirs et de s'y complaire conjugalement, y apportant, si elle est plus sage, la moderation, de peur que par indiscretion ils ne se confondent avec [Image 0502] le desplaisir. L'intemperance est peste de la volupté, et la temperance n'est pas son fleau: c'est son assaisonnement. Eudoxus, qui en establissoit le souverain bien, et ses compaignons, qui la montarent à si haut pris, la savourerent en sa plus gracieuse douceur par le moyen de la temperance, qui fut en eux singuliere et exemplaire. J'ordonne

à mon ame de regarder et la douleur et la volupté de veue pareillement reglée (eodem enim vitio est effusio animi in laetitia quo in dolore contractio) et pareillement ferme, mais gayement l'une, l'autre severement, et, selon ce qu'elle y peut aporter, autant songneuse d'en esteindre l'une que d'estendre l'autre. Le voir sainement les biens tire apres soi le voir sainement les maux. Et la douleur a quelque chose de non evitable en son tendre commencement, et la volupté quelque chose d'evitable en sa fin excessive. Platon les accouple, et veut que ce soit pareillement l'office de la fortitude combatre à l'encontre de la douleur et à l'encontre des immoderées et charmeresses blandices de la volupté. Ce sont deux fontaines ausquelles qui puise, d'où, quand et combien il faut, soit cité, soit homme, soit beste, il est bienheureux. La premiere, il la faut prendre par medecine et par necessité, plus escharsement; l'autre, par soif, mais non jusques à l'ivresse. La douleur, la volupté, l'amour, la haine sont les premieres choses que sent un enfant; si, la raison survenant, elles s'appliquent à elle, cela c'est vertu. J'ay un dictionnaire tout à part moy: je passe le temps, quand il est mauvais et incommode; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retaste, je m'y tiens. Il faut courir le mauvais et se rassoir au bon. Cette fraze ordinaire de passe-temps et de passer le temps represente l'usage de ces prudentes gens, qui ne pensent point avoir meilleur compte de leur vie que de la couler et eschapper, de la passer, gauchir et, autant qu'il est en eux, ignorer et fuir, comme chose de qualité ennuyeuse et desdaignable. Mais je la cognois autre, et la trouve et prisable et commode, voyre en son dernier decours, où je la tiens; et nous l'a nature mise en main garnie de telles circonstances, et si favorables, que nous n'avons à nous plaindre qu'à nous si elle nous presse et si elle nous eschappe inutilement. Stulti vita ingrata est, trepida est, tota in futurum fertur. Je me compose pourtant à la perdre sans regret, mais comme perdable de sa condition, non comme moleste et importune. Aussi ne sied il proprement bien de ne se desplaire à mourir qu'à ceux qui se plaisent à vivre. Il y a du mesnage à la jouyr; je la jouys au double des autres, car la mesure en la jouyssance depend du plus ou moins d'application que nous y prestons. Principallement à cette heure que j'apercoy la mienne si briefve en temps, je la veux estendre en pois; je veux arrester la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma sesie, et par la vigueur de l'usage compenser la hastiveté de son escoulement:

à mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine. Les autres sentent la douceur d'un contentement et de la prosperité; je la sens ainsi qu'eux, mais ce n'est pas en passant et glissant. Si la faut il estudier, savourer et ruminer, pour en rendre graces condignes à celuy qui nous l'ottroye. Ils jouyssent les autres [Image 0502v] plaisirs comme ils font celluy du sommeil, sans les cognoistre. A celle fin que le dormir mesme ne m'eschapat ainsi stupidement, j'ay autresfois trouvé bon qu'on me le troublat pour que je l'entrevisse. Je consulte d'un contentement avec moy, je ne l'escume pas; je le sonde et plie ma raison à le recueillir, devenue chagreigne et desgoutée. Me trouve-je en quelque assiete tranquille? y a il quelque volupté qui me chatouille? je ne la laisse pas friponer aux sens, j'y associe mon ame, non pas pour s'y engager, mais pour s'y agreer, non pas pour s'y perdre, mais pour s'y trouver; et l'employe de sa part à se mirer dans ce prospere estat, à en poiser et estimer le bon heur et amplifier. Elle mesure combien c'est qu'elle doibt à Dieu d'estre en repos de sa conscience et d'autres passions intestines, d'avoir le corps en sa disposition naturelle, jouyssant ordonnéement et competemmant des functions molles et flateuses, par lesquelles il luy plait compenser de sa grace les douleurs de quoy sa justice nous bat à son tour, combien luy vaut d'estre logée en tel point que, où qu'elle jette sa veue, le ciel est calme autour d'elle: nul desir, nulle crainte ou doubte qui luy trouble l'air, aucune difficulté passée, presente, future par dessus laquelle son imagination ne passe sans offence. Cette consideration prent grand lustre de la comparaison des conditions differentes. Ainsi je me propose, en mille visages, ceux que la fortune ou que leur propre erreur emporte et tempeste, et encores ceux cy, plus pres de moy, qui reçoyvent si lachement et incurieusement leur bonne fortune. Ce sont gens qui passent voyrement leur temps; ils outrepassent le present et ce qu'ils possedent, pour servir à l'esperance et pour des ombrages et vaines images que la fantasie leur met au devant,

Morte obita quales fama est volitare figuras,

Aut quae sopitos deludunt somnia sensus,

[Image 0503] lesquelles hastent et allongent leur fuite à mesme qu'on les suit. Le fruit et but de leur poursuitte c'est poursuivre, comme Alexandre disoit que la fin de son travail c'estoit travailler,

Nil actum credens cum quid superesset agendum.

Pour moy donc, j'ayme la vie et la cultive telle qu'il a pleu à Dieu nous l'octroier. Je ne vay pas desirant qu'elle eust à dire la necessité de boire et de manger, et me sembleroit faillir non moins excusablement de desirer qu'elle l'eut double (Sapiens divitiarum naturalium quaesitor acerrimus), ny que nous nous sustentissions mettant seulement en la bouche un peu de cette drogue par laquelle Epimenides se privoit d'appetit et se maintenoit, ny qu'on produisit stupidement des enfans par les doigts ou par les talons, ains, parlant en reverence, plus tost qu'on les produise encore voluptueusement par les doigts et par les talons, ny que le corps fut sans desir et sans chatouillement. Ce sont plaintes ingrates et iniques. J'accepte de bon coeur, et recognoissant, ce que nature a faict pour moy, et m'en agrée et m'en loue. On fait tort à ce grand et tout puissant donneur de refuser son don, l'annuller et desfigurer. Tout bon, il a faict tout bon. Omnia quae secundum naturam sunt, aestimatione digna sunt. Des opinions de la philosophie, j'embrasse plus volontiers celles qui sont les plus solides, c'est à dire les plus humaines et nostres: mes discours sont, conforméement à mes meurs, bas et humbles. Elle faict bien l'enfant, à mon gré, quand elle se met sur ses ergots pour nous prescher que c'est une farouche alliance de marier le divin avec le terrestre, le raisonnable avec le desraisonnable, le severe à l'indulgent, l'honneste au des-honneste, que volupté est qualité brutale, indigne que le sage la gouste: le seul plaisir qu'il tire de la jouyssance d'une belle jeune espouse, que c'est le plaisir de sa conscience de faire une action selon l'ordre, comme de chausser ses bottes pour une utile chevauchée. N'eussent ses suyvans non plus de droit et de nerfs et de suc au depucelage de leurs femmes qu'en a sa leçon. Ce n'est pas ce que dict Socrates, son precepteur et le nostre. Il prise comme il doit la volupté corporelle, mais il prefere celle de l'esprit, comme ayant plus de force, de constance, de facilité, de varieté, de dignité. Cette cy va nullement seule selon luy (il n'est pas si fantastique), mais seulement premiere. Pour luy, la temperance est moderatrice, non adversaire des voluptez. Nature est un doux guide, mais non pas plus doux que prudent et juste. Intrandum est in rerum naturam et penitus quid ea postulet pervidendum. Je queste partout sa piste: nous l'avons confondue de traces artificielles; et ce souverain bien Academique et Peripatetique, qui est vivre selon icelle, devient à cette cause difficile à borner et

exprimer; et celuy des Stoïciens, voisin à celuy là, qui est consentir à nature. Est-ce pas erreur d'estimer aucunes actions moins dignes de ce qu'elles sont necessaires? Si ne m'osteront-ils pas de la teste que ce ne soit un tres-convenable mariage du plaisir avec la necessité, avec laquelle, dict un ancien, les Dieux complottent tousjours. A quoy faire desmembrons nous en divorce un bastiment tissu d'une si joincte et fraternelle correspondance? Au rebours, renouons le par mutuels offices. Que l'esprit esveille et vivifie la pesanteur du corps, le corps arreste la legereté de l'esprit et la fixe. Qui velut summum bonum laudat animae naturam, et tanquam malum naturam carnis accusat, profecto et animam carnaliter appetit et carnem carnaliter fugit, quoniam id vanitate sentit humana, non veritate divina. Il n'y a piece indigne de nostre soin en ce present que Dieu nous a faict; nous en devons conte jusques à un poil. Et n'est pas une commission par acquit à l'homme de conduire l'homme selon sa condition: elle est expresse, naïfve et tres principale, et nous l'a le createur donnée [Image 0503v] serieusement et severement. L'authorité peut seule envers les communs entendemens, et poise plus en langage peregrin!. Reschargeons en ce lieu!. Stultitiae proprium quis non dixerit, ignavè et contumaciter facere quae facienda sunt, et alio corpus impellere, alio animum, distrahique inter diversissimos motus. Or sus, pour voir, faictes vous dire un jour les amusemens et imaginations que celuy là met en sa teste, et pour lesquelles il destourne sa pensée d'un bon repas et plainct l'heure qu'il emploie à se nourrir: vous trouverez qu'il n'y a rien si fade en tous les mets de vostre table que ce bel entretien de son ame (le plus souvent il nous vaudroit mieux dormir tout à faict que de veiller à ce à quoy nous veillons), et trouverez que son discours et intentions ne valent pas vostre capirotade. Quand ce seroient les ravissemens d'Archimedes mesme, que seroit-ce? Je ne touche pas icy et ne mesle point à cette marmaille d'hommes que nous sommes et à cette vanité de desirs et cogitations qui nous divertissent, ces ames venerables, eslevées par ardeur de devotion et religion à une constante et conscientieuse meditation des choses divines, lesquelles, preoccupant par l'effort d'une vifve et vehemente esperance l'usage de la nourriture eternelle, but final et dernier arrest des Chrestiens desirs, seul plaisir constant, incorruptible, desdaignent de s'attendre à nos

necessiteuses commoditez, fluides et ambigues, et resignent facilement au corps le soin et l'usage de la pasture sensuelle et temporelle. C'est un estude privilegé. Entre nous, ce sont choses que j'ay tousjours veues de singulier accord: les opinions supercelestes et les meurs sousterraines. Esope, ce grand homme, vit son maistre qui pissoit en se promenant: Quoy donq, fit-il, nous faudra-il chier en courant? Mesnageons le temps; encore nous en reste-il beaucoup d'oisif et mal employé. Nostre esprit n'a volontiers pas assez d'autres heures à faire ses besongnes, sans se desassocier du corps en ce peu d'espace qu'il luy faut pour sa necessité. Ils veulent se mettre hors d'eux et eschapper à l'homme. C'est folie: au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bestes; au lieu de se hausser, ils s'abattent. Ces humeurs transcendentes m'effrayent, comme les lieux hautains et inaccessibles; et rien ne m'est à digerer fascheux en la vie de Socrates que ses ecstases et ses demoneries, rien si humain en Platon que ce pourquoy ils disent qu'on l'appelle divin. Et de nos sciences, celles-là me semblent plus terrestres et basses qui sont le plus haut montées. Et je ne trouve rien si humble et si mortel en la vie d'Alexandre que ses fantasies autour de son immortalisation. Philotas le mordit plaisamment par sa responce; il s'estoit conjouy avec luy par lettre de l'oracle de Jupiter Hammon qui l'avoit logé entre les Dieux: Pour ta consideration j'en suis bien aise, mais il y a de quoy plaindre les hommes qui auront à vivre avec un homme et [Image 0504] luy obeyr, lequel outrepasse et ne se contente de la mesure d'un homme. Diis te minorem quod geris, imperas. La gentille inscription de quoy les Atheniens honorerent la venue de Pompeius en leur ville, se conforme à mon sens: D'autant es tu Dieu comme Tu te recognois homme. C'est une absolue perfection, et comme divine, de scavoyr jouyr loiallement de son estre. Nous cherchons d'autres conditions, pour n'entendre l'usage des nostres, et sortons hors de nous, pour ne sçavoir quel il y fait. Si avons nous beau monter sur des eschasses, car sur des eschasses encores faut-il marcher de nos jambes. Et au plus eslevé throne du monde si ne sommes assis que sus nostre cul.

Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modelle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance. Or la vieillesse a un peu besoin d'estre traictée plus tendrement. Recommandons la à ce Dieu, protecteur de santé et de sagesse, mais gaye et sociale:

Frui paratis et valido mihi,

Latoe, dones, et, precor, integra

Cum mente, nec turpem senectam

Degere, nec cythara carentem.



Nodier-ScenesViePrivee


UN RENARD

PRIS AU PIÉGE.

Cette anecdote a été trouvée dans les papiers d’un Orang-Outang, membre de plusieurs Académies.

— Non ! décidément ! m’écriai-je, il ne sera pas dit que j’aie pris pour héros de ma fantaisie un Animal que je méprise et que je déteste, une Bête lâche et vorace dont le nom est devenu synonyme d’astuce et de fourberie, un Renard, enfin !

— Vous avez tort, interrompit alors quelqu’un dont j’avais complètement oublié la présence.

Il faut vous dire que mes heures de solitude recèlent un être fainéant, d’une espèce qui n’a jamais été décrite par aucun naturaliste, peu occupé à mon service, et qui, dans ces moments-là, pour faire quelque chose, faisait semblant de remettre à un niveau encore plus exact les livres symétriquement rangés de ma bibliothèque.

La postérité s’étonnera peut-être d’apprendre que j’avais une bibliothèque, mais elle aura d’ailleurs à s’étonner de tant de choses, que j’espère qu’elle ne s’occupera de cela qu’à ses moments perdus, s’il lui en reste.

L’être qui m’interpellait ainsi se serait peut-être appelé autrefois un génie familier ; mais par le temps qui court, bien que les génies ne soient pas rares, il n’ont garde d’être familiers, et nous cherchons un autre nom à celui-ci, si vous voulez bien le permettre.

— Ma foi ! vous avez tort, répéta-t-il.

— Comment ! repris-je avec indignation, l’amour du paradoxe qu’on vous a si souvent reproché, vous entraînerait-il jusqu’à défendre cette race maudite et corrompue ? Ne comprenez-vous pas ma répugnance, ne partagez-vous pas mon antipathie ?

— Je crois, voyez-vous, dit Breloque (appelons-le Breloque), en s’accoudant sur la table avec un certain air doctoral qui ne lui allait pas mal, que les mauvaises réputations s’usurpent comme les bonnes, et que l’espèce dont il est question, ou du moins un exemplaire de cette espèce, avec lequel j’ai été intimement lié, est victime d’une erreur de ce genre.

— Alors, dis-je, c’est donc d’après votre propre expérience que vous parlez ?

— Comme vous dites, Monsieur, et si je ne craignais de vous faire perdre un temps précieux, j’essaierais de vous raconter simplement comment la chose arriva.

— Je veux bien ; mais qu’en résultera-t-il ?

— Il n’en résultera rien.

— À la bonne heure. Prenez ce fauteuil, et si je m’endors pendant votre récit, ne vous interrompez pas, je vous en prie, cela me réveillerait.

Après avoir pris du tabac dans ma tabatière, Breloque commença ainsi :

— Vous n’ignorez pas, Monsieur, que, malgré l’affection qui m’attache à votre personne, je ne me suis pas soumis à un esclavage qui nous gênerait tous les deux, et que j’ai mes heures de loisir, où je puis penser à toutes sortes de choses, comme vous avez les vôtres où vous pouvez ne penser à rien, or, j’ai bien des manières de passer mon temps. Avez-vous quelquefois pêché a la ligne ?

— Oui, répondis-je. C’est-à-dire que je suis allé souvent, dans un costume approprié à la circonstance, m’asseoir au bord de l’eau depuis le lever du soleil jusqu’au soir. J’avais une ligne superbe montée en argent avec le luxe d’une arme orientale ; seulement elle était plus innocente. Hélas ! j’ai passé là de douces heures, et j’y ai fait de bien mauvais vers, mais je n’y ai jamais pris de poisson.

— Le poisson, Monsieur, est une chose d’imagination qui n’a aucun rapport avec le bonheur qu’éprouve le véritable pêcheur à la ligne. Peu de personne comprennent les charmes de cette préoccupation singulière qui balance doucement, et sans la moindre impatience, la même espérance, vague, la même eau transparente, la même vie oisive, mais non désœuvrée, pendant des années sans nombre, car il n’y a pas de raison pour qu’un pêcheur à la ligne meure ?

Je fis un signe d’assentiment.

— Peu de personnes comprennent cela pourtant, reprit-il, car sur une multitude de gens qui se livrent à cet exercice, il y en a un grand nombre qui tiennent une ligne comme ils tiendraient autre chose, et qui ne pensent pas plus à ce qu’ils font que s’il s’agissait d’un livre ou d’un tableau. Ces gens-là, Monsieur, gâtent les plus belles choses, et remarquez qu’ils se sont horriblement multipliés depuis quelque temps.

— C’est vrai, répondis-je.

Breloque n’était pas accoutumé à me voir entrer aussi complétement dans ses idées. Il en fut flatté.

— Monsieur, dit-il avec un son de voix où perçait le contentement de soi-même, j’ai réfléchi sur bien des choses, quoique je n’en aie pas l’air ; il ne me serait pas malaisé d’acquérir une grande réputation si j’écrivais toutes les idées saugrenues qui me passent par la tête, et celle-là ne sera pas usurpée.

— À propos de réputation usurpée, voyons donc l’histoire de votre Renard. Vous abusez de la permission que je vous ai donnée de m’ennuyer avec celle-là, pour m’ennuyer avec une autre ; cela n’est pas loyal.

— Tout ceci, Monsieur, n’est qu’un détour fort subtil qui va nous reconduire à l’endroit d’où nous sommes partis. Je suis maintenant tout à vous, et je ne me permettrai plus de vous adresser qu’une seule question. Que dites-vous de la chasses aux Papillons ?

— Mais, malheureux ! vous parlerez donc de tous les Animaux qui peuplent la terre et les mers, excepté de celui qui m’occupe ? Vous oubliez son horrible caractère ; vous ne le devinez pas, le traître, sous le masque hypocrite qui le cache, séducteur de pauvres Poulettes, dupeur de sots Corbeaux, étourdisseur de Dindons, croqueur de Pigeons écervelés ; il épie une victime, il la lui faut, il l’attend. Vous lui faites perdre son temps, à cette bête, et à moi aussi.

— Que de calomnie ! reprit-il d’un air résigné ; enfin, j’espère le venger de tous ses ennemis, en vous prouvant qu’un Renard peut être aussi gauche, aussi stupide, aussi absurde qu’on doit le désirer, quand l’amour s’en mêle. Pour le moment, j’avais l’honneur de vous demander votre opinion relativement à la chasse aux Papillons. J’y reviens.

Je fis un geste d’impatience auquel il répondit par un geste suppliant qui me désarma. D’ailleurs, qui ne se laisserait pas séduire aux prestiges d’une chasse aux Papillons ? Ce n’est pas moi. J’eus l’imprudence de le lui laisser voir.

Breloque, satisfait, prit une seconde fois du tabac, et se coucha à demi dans son fauteuil.

— Je suis heureux, Monsieur, dit-il avec expansion, de vous voir épris des plaisirs vraiment dignes, vraiment parfaits de ce monde. Connaissez-vous un être plus heureux et en même temps plus recommandable pour ses amis et pour ses concitoyens que celui qu’on rencontre dès le matin, haletant et joyeux, battant les grandes herbes avec sa freloche, portant à sa boutonnière une pelote armée de longues épingles pour épingler adroitement et sans lui causer la moindre douleur (car il ne s’en est jamais plaint) l’insecte ailé que le zéphir emporte ? Pour moi, je n’en connais pas qui m’inspire une confiance plus entière, avec lequel j’aimasse mieux passer ma vie, qui me soit plus sympathique en tous points, en un mot, que j’estime davantage. Mais nous n’en sommes pas là-dessus, et je trouve que nous nous écartons beaucoup de notre sujet.

— Il me le semble comme à vous, au moins.

— J’y rentre. Or, pour ne plus parler du chasseur en général, puisque décidément cela vous fait de la peine, je me permettrai, en toute modestie, de vous entretenir de moi en particulier. Un jour que j’étais emporté par l’ardeur de la chasse, car ce n’est pas ici comme à la pêche à la ligne, dont nous parlions il n’y a qu’un instant.

Je me soulevai pour m’en aller, il me fit rasseoir doucement.

— Ne vous impatientez pas, la pêche ne rentre ici que pour une simple comparaison, ou plutôt pour vous faire remarquer une différence. La pêche demande l’immobilité la plus parfaite, tandis que la chasse, au contraire, exige la plus grande activité. Il est dangereux de s’arrêter, on peut attraper un refroidissement.

— On ne peut même attraper que cela, murmurai-je avec beaucoup d’humeur.

— Comme je ne pense pas, continua-t-il, que vous attachiez la moindre prétention au mot que vous venez de dire, et qui n’est pas neuf, je ne m’interromprai pas davantage. Un jour donc, que je m’étais laissé entraîner à la poursuite d’un merveilleux Apollon, dans les montagnes de la Franche-Comté, je m’arrêtai hors d’haleine dans une petite clairière où il m’avait conduit. Je pensais qu’il profiterait de ce moment pour m’échapper tout à fait ; mais, soit insolence et raillerie, soit qu’il fût fatigué aussi du chemin qu’il m’avait fait faire, il se posa sur une plante longue et flexible qui s’inclinait sous son poids, et là, sembla m’attendre et me narguer. Je réunis avec indignation les forces qui me restaient, et je m’apprêtai à le surprendre. J’arrivais à pas de loup, l’œil fixe, le jarret tendu, dans une attitude aussi incommode que disgracieuse, mais le cœur rempli d’une émotion que vous devez comprendre, lorsqu’un méchant Coq, qui était dans ces environs, entonna de sa voix glapissante son insupportable chanson. L’Apollon partit, et je ne pus pas lui en vouloir, j’étais prêt à en faire autant. Mais la perte de mon beau Papillon me laissait inconsolable ; je m’assis au pied d’un arbre, et je me répandis en injures contre le stupide Animal qui venait de me ravir le fruit de tant d’heures pleines d’illusions, et de tant de fatigues fort réelles. Je le menaçai de tous les genres de mort, et, dans ma colère, j’allai même, je l’avoue avec horreur, jusqu’à préméditer la boulette empoisonnée. Au moment où je me délectais dans ces préparatifs coupables, je sentis une patte se poser sur mon bras, et je vis deux yeux très-doux se fixer sur mes yeux. C’était un jeune Renard, Monsieur, de la plus charmante tournure ; tout son extérieur prévenait d’abord en sa faveur : on lisait dans son regard la noblesse et la loyauté de son caractère, et quoique prévenu alors, comme vous l’êtes encore vous-même, contre cette espèce infortunée, je ne pus m’empêcher de me sentir tout à fait porté d’affection pour celui qui était auprès de moi.

Ce sensible Animal avait entendu les menaces que j’avais adressées au Coq, dans la soif de vengeance dont j’étais possédé.

— Ne faites pas cela, Monsieur, me dit-il avec un son de voix si triste, que j’en fus ému jusqu’aux larmes ; elle en mourrait de chagrin. Je ne comprenais pas parfaitement.

— Qui, elle ? hasardai-je.

— Cocotte, me répondit-il avec une douce simplicité.

Je n’étais pas beaucoup plus avancé. Pourtant j’entrevoyais une histoire d’amour, et je les ai toujours passionnément aimées. Et vous ?

— Cela dépend des circonstances, dis-je en secouant la tête.

— Oh ! alors si cela dépend de quelque chose, dites franchement que vous ne les aimez pas. Il faudra cependant vous résigner à entendre celle-ci ou à dire pourquoi.

— Je dirais tout de suite pourquoi si je ne craignais pas de vous humilier ; mais j’aime mieux prendre mon parti bravement et écouter votre histoire. On ne meurt pas d’ennui.

— Cela, c’est un bruit qu’on répand, mais il ne faut pas s’y fier. Je connais des gens qui en ont été bien près. Je reviens à mon Renard. — Monsieur, repris-je, vous me semblez malheureux, et vous m’intéressez vivement. Si je pouvais vous servir, croyez que je vous serais fort obligé d’user de moi comme d’un ami véritable. Touché par ces offres cordiales, il saisit ma main.

— Je vous remercie, me dit-il ; mon chagrin est du nombre de ceux qui doivent rester sans soulagement ; car il n’est au pouvoir de personne de faire qu’elle m’aime, et qu’elle n’en aime pas un autre.

— Cocotte ? dis-je doucement.

— Cocotte, reprit-il avec un soupir.

Le plus grand service qu’on puisse rendre à un amoureux, quand on ne peut pas lui ôter son amour, c’est de l’écouter parler. Il n’y a rien de plus heureux qu’un amant malheureux qui conte ses peines. Pénétré de ces vérités, je lui demandai sa confiance, et je l’obtins sans difficulté.

La confiance est la première manie de l’amour.

— Monsieur, me dit cet intéressant quadrupède, puisque vous êtes assez bon pour désirer que je vous raconte quelques-uns des incidents de la triste vie que je mène, il faut nécessairement que je reprenne les choses d’un peu haut ; car mon malheur date presque de ma naissance.

Je dois le jour au plus habile d’entre les Renards, et je ne lui dois que cela, aucune de ses brillantes qualités n’ayant pu prospérer en moi. L’air que je respirais, tout imprégné de malice et d’hypocrisie, me pesait et me révoltait. Aussitôt que je me trouvai livré à mes inclinations, je cherchai la société des Animaux qui étaient le plus antipathiques à ceux de ma race. Il me semblait me venger ainsi des Renards, que je détestais, et de la nature, qui m’avait inspiré des goûts si peu en harmonie avec ceux de mes frères. Un gros Dogue, avec lequel je m’étais lié, m’avait appris à aimer et à protéger les faibles ; et je passais de longues heures à écouter ses leçons. La vertu n’avait pas seulement en lui un admirateur passionné, mais encore un disciple fervent ; et la première fois que je le vis mettre sa théorie en pratique, ce fut pour me sauver la vie. Le garde champêtre le plus sot qui soit dans le royaume me surprit dans la vigne de son maître, un jour que la chaleur accablante m’y avait fait chercher un abri et un raisin. Je fus ignominieusement arrêté et conduit devant le propriétaire, revêtu d’une haute dignité municipale et dont l’attitude redoutable n’était pas faite pour calmer mon appréhension.

Cependant, Monsieur, cet être fort et superbe était en même temps le meilleur des Animaux ; il me pardonna, m’admit à sa table, et me nourrit de leçons de sagesse et de morale, qu’il avait puisées dans les plus grands auteurs, indépendamment d’autres aliments qu’il se plaisait à me fournir avec abondance.

Je lui doit tout, Monsieur, la sensibilité de mon cœur, la culture de mon esprit et jusqu’au bonheur de pouvoir converser aujourd’hui avec vous. Hélas ! je n’avais pas encore trouvé jusqu’ici qu’il eût acquis des droits à ma reconnaissance en me laissant la vie. Mais passons. Une foule de chagrins et de de déboires, sur lesquels je ne m’appesantirai pas, car ils ne seraient pour vous d’aucun intérêt, ont marqué chaque époque de mon existence, jusqu’au jour fatal et charmant où, comme Roméo, je donnai tout mon amour à une créature de laquelle la haine qui divisait nos deux familles semblait m’avoir séparé pour jamais. Mais, moins heureux que lui, je ne fus pas aimé !

Je l’interrompis avec surprise.

— Qu’elle est donc m’écriai-je, la beauté assez insensible pour ne pas répondre à tant d’amour ? Quel est le héros idéal et vainqueur qui a pu vous être préféré ? car vous me l’avez dit, Cocotte en aime un autre.

— Cette beauté, Monsieur, reprit-il d’un air humilié, c’est une Poule, et mon rival un Coq.

Je demeurai confondu.

— Monsieur, lui dis-je avec autant de calme que cela fut possible, ne croyez pas qu’une inimitié récente et personnelle répande la moindre influence sur mon opinion à l’égard de cet Animal. Je me crois au-dessus de cela. Mais toute ma vie j’ai professé un si souverain mépris pour les individus de cette espèce, que je n’avais pas besoin de la sympathie bien naturelle qu’éveille en moi le récit de vos malheur pour maudire l’attachement que Cocotte porte à celui-ci. En effet, quoi de plus sottement prétentieux et plus prétentieusement ridicule qu’un Coq ? quoi de plus égoïste et de plus occupé de soi-même ? quoi de plus trivial et de plus bas ? et comme il porte bien tous ces caractères-là dans l’expression de sa stupide beauté ! Le Coq est certainement ce que je connais de plus laid, à force d’être absurde.

— Il y a bien des Poules qui ne sont pas de votre avis, Monsieur, dit mon jeune ami en soupirant ; et l’amour de Cocotte est une triste preuve de la supériorité que donne un physique avantageux, rehaussé d’une grande assurance. Pendant un temps, trompé par le peu d’expérience que j’ai des choses de la vie et par l’excès de mon amour, j’avais espéré que ce dévouement profond et sans bornes serait compris tôt ou tard par celle qui l’inspire ; que du moins on me tiendrait compte de la victoire qu’une passion insensée m’a fait remporter sur mes premiers penchants ; car, vous le savez, Monsieur, je n’étais pas né pour une pareille affection ; et quoique l’éducation eût déjà bien modifié mes instincts, j’avais peut-être eu quelque mérite à spiritualiser un attachement qui se traduit ordinairement, du Renard à la Poule, d’une façon extrêmement matérielle. Mais l’amour heureux est impitoyable ; et Cocotte me voit souffrir sans remords et presque sans s’en apercevoir. Mon rival jouit de mes peines ; car, au jeu de la fatuité et de l’insolence, il est de première force. Mes amis indignés me méprisent et m’abandonnent : je suis seul sur la terre ; mon protecteur a fini ses jours dans une retraite honorable ; et je prendrais la vie en horreur, si cette folie, qui absorbe toutes mes pensées, ne l’entourait pas encore, malgré le tourment qu’elle me cause, d’un certain et inexprimable charme.

Je vis pour voir celle que j’aime, et il faut que je la voie pour vivre : c’est un cercle vicieux, dans lequel je tourne comme un malheureux écureuil dans sa cage ; sans espoir et sans volonté de sortir jamais de ma prison, je rôde autour de celle qui dérobe Cocotte à l’appétit féroce de mes semblables, et à l’attachement le plus passionné et le plus respectueux qui ait jamais été ressenti ici-bas. Je sens que je dois porter jusqu’à la fin de mes ans le poids de ma chaîne, et je ne m’en plaindrais pas, s’il m’était permis de penser qu’avant le terme de ma vie et de mes douleurs, je pourrai prouver à cette créature adorable que jetais digne de sa tendresse, ou du moins de sa pitié !

Vous êtes si rempli d’indulgence, Monsieur, que les circonstances toutes naturelles qui ont réuni nos deux existences ne vous seront peut-être pas tout a fait indifférentes.

Il faut donc, si vous le permettez, que je vous fasse assister à un sanglant conciliabule qui eut lieu l’été dernier, et où le respect dû à la mémoire de mon père me fit seul admettre ; car, je vous l’ai déjà dit, mon goût pour la vie contemplative et mon éducation excentrique et humanitaire m’avaient toujours valu, de la part de mes proches, les coups de patte et les sarcasmes les plus amers. D’ailleurs, l’assistance que j’aurais pu prêter dans une échauffourée du genre de celle dont il était question était une chose qui paraissait généralement douteuse.

Il s’agissait simplement de surprendre, pendant l’absence du maître et de ses Chiens, la basse-cour de cette ferme que vous voyez ici-près, et d’y accomplir un massacre dont les seuls préparatifs vous eussent fait dresser les cheveux sur la tête. — Pardon, dit-il en s’interrompant, je ne remarquais pas que vous portiez perruque.

Malgré la douceur de mon caractère, je me prêtai d’assez bonne grâce à ce qu’on exigeait de moi : peut-être même, car un sot orgueil s’introduit dans tous les sentiments humains, ne fus-je pas fâché de prouver à mes amis, dans cette occasion dangereuse, que, tout rêveur que j’étais, je ne manquais pas d’audace quand le moment et le souper l’exigeaient ; et puis, je vous avoue que ce complot, dont le souvenir seul me fait frémir, ne me semblait pas alors aussi odieux qu’il l’était réellement. C’est que je n’aimais pas encore ; et il n’y a que l’amour qui rende tout à fait bon ou tout à fait méchant. Le soir venu, nous entrâmes triomphalement dans la cour peu défendue de la ferme, et nous y vîmes, sans remords, nos victimes futures déjà presque toutes livrées au sommeil. Vous savez que les Poules se couchent habituellement de fort bonne heure. Une seule veillait encore : c’était Cocotte.

À sa vue, je ne sais quel trouble inconnu me saisit. Je crus d’abord être entraîné vers elle par une propension naturelle, et je m’en voulais de retrouver au fond de mon cœur ce vice de ma nature, que l’éducation avait tant travaillé à détruire en moi ; mais bientôt je reconnus qu’un tout autre sentiment s’était emparé de mon être. Je sentis ma férocité se fondre au feu de son regard ; j’admirai sa beauté : le danger qu’elle courait vint encore exalter mon amour. Que vous dirai-je, Monsieur ? je l’aimais, je le lui dis ; elle écouta mes serments comme une personne habituée aux hommages ; et je me retirai à l’écart, complètement séduit, pour rêver au moyen de la sauver. Je vous prie de remarquer que mon amour a commencé par une pensée qui n’était pas de l’égoïsme. Ceci est assez rare pour qu’on y fasse attention.

Lorsque je crus avoir assez réfléchi au parti que j’avais à prendre, je revins vers ces Renards altérés de sang, dans la compagnie desquels j’avais le malheur d’être compromis, et je les engageai, d’un air indifférent, à manger quelques œufs à la coque, afin de s’ouvrir l’appétit d’une manière décente, et ne pas passer pour des gloutons qui n’ont jamais vu le monde.

sans cadre

Ma proposition fut adoptée à une assez forte majorité, ce qui me prouva que les Renards eux-mêmes se laissent facilement prendre par l’amour-propre.

Pendant ce temps, dévoré d’inquiétude, je cherchais en vain une manière de faire comprendre à l’innocente Poulette dans quel péril elle était tombée. Tout occupée de voir s’engloutir sous leur dent cruelle l’espoir d’une nombreuse postérité, elle tendait à ses bourreaux une tête languissante. J’étais au supplice. Déjà plusieurs des compagnes de Cocotte avaient silencieusement passé du sommeil au trépas. Le Coq dormait sur les deux oreilles, au milieu de son harem envahi ; le moment devenait pressant. La douleur de celle que j’aimais me rendait quelque espoir : car elle l’absorbait tout entière ; mais je ne pensais pas sans horreur qu’un cri l’aurait tuée. Pour comble de tourment, mon tour vint de faire sentinelle : il fallait abandonner Cocotte au milieu de ces infâmes bandits. J’hésitais ; une lumière soudaine vint illuminer mon inquiétude. Je me précipitai à la porte ; et au bout d’un moment, par un adroit sauve qui peut, je jetai l’alarme parmi les Renards, la plupart chargés déjà d’une autre proie, et d’ailleurs trop effrayés pour songer au trésor qu’ils laissaient derrière eux. Je rentrai dans la cour de la ferme ; et ce ne fut qu’après m’être soigneusement assuré du départ de nos compagnons que j’eus le courage de quitter Cocotte, de me dérober à sa reconnaissance. Le souvenir de cette première entrevue, quoique accompagné de regrets qui sont presque des remords, est un des seuls charmes qui soient restés à ma vie. Hélas ! rien dans ce qui a suivi cette soirée, où naquit et se développa mon amour, n’était destiné à me la faire oublier. Je ne tardai pas à m’apercevoir, car je la suivais partout et toujours, de la préférence marquée qui était accordée à Cocotte par ce sultan criard que vous connaissez, et je ne m’aveuglai pas on plus sur l’inclinaison naturelle qui la portait à lui rendre amour pour amour.

Ce n’était que promenade sentimentales, que grains de millet donnés et repris, que petites manières engageantes et que cruautés étudiées, enfin, Monsieur, ce manége éternel des gens qui s’aiment, fort ridiculisé par les autres, et effectivement bien ridicule, s’il n’était pas si fort à envier.

J’étais si habitué à être malheureux en tout, que cette découverte me trouva préparé. Je souffris sans me plaindre, et non sans quelque espérance.

Les amants malheureux en ont toujours un peu, surtout quand ils disent qu’ils n’en ont plus.

Un jour que, selon ma coutume, je rôdais silencieusement autour de la ferme, je fus témoin caché d’une scène qui rendit mon chagrin plus inconsolable, sans ajouter au faible espoir que je m’obstinais à nourrir encore. Je connais trop bien, pour mon malheur, les effets de l’amour pour supposer que les mauvais traitements puissent l’éteindre ou même l’affaiblir. Quand la personne est bien disposée, cela produit presque invariablement l’effet contraire.

Or, Monsieur, cet Animal stupide frappait d’ongle et de bec ma bien-aimée Cocotte, et moi, j’étais là, obligé de subir cet affreux spectacle. Le besoin de venger celle que j’aimais cédait à la crainte de la compromettre publiquement, et aussi, il faut l’avouer, à celle de voir mon secours repoussé par l’adorable cruelle que je serais venus défendre sans son consentement. Je souffrais plus qu’elle, vous le comprenez, et ce n’était pas même sans quelque amertume que je lisais dans ses yeux l’expression d’une résignation absolue et entêtée, J’aurais de bon cœur dévoré ce manant ; mais elle, hélas ! dans quelle douleur n’eût-elle pas été plongée !

Cette pensée, que je sacrifiais mon ressentiment à son bonheur, me rendit la patience de tout voir jusqu’au bout, et enfin le courage de m’éloigner la mort dans l’âme, il est vrai, mais satisfait d’avoir remporté sur mes passions la plus difficile de toutes les victoires.

J’avais encore une lutte à soutenir avec moi-même, cependant. Ce Coq, il faut le dire, n’avait aucun égard pour l’affection irréprochable de sa jeune favorite, et ses infidélités était nombreuses. Cocotte était trop aveuglée pour s’en apercevoir, et mon rôle de rival eût été de l’avertir ; mais je vous l’ai déjà souvent répété, Monsieur, j’aimais en elle jusqu’à cette tendresse si mal payée et si mal comprise, et je n’aurai pas voulu conquérir un amour si désirable, en lui enlevant la plus chère de ses illusions.

Ces paroles vous semblent étranges dans ma bouche, je le vois ; souvent, lorsque je reviens sur une foule de sensations trop subtiles pour être conservées au fond de la mémoire, et que, par conséquent, j’ai dû omettre dans le récit que je vous fais, j’hésite aussi à me comprendre.

Alors, l’image et les préceptes de mon vieux et tendre professeur se représentent à moi : la solitude, la rêverie, l’amour surtout, ont achevé son ouvrage. Je suis bon, j’en suis sûr, et je me crois élevé, par mes sentiments et mon intelligence, au-dessus de ceux de mon espèce ; mais évidemment, je suis aussi bien plus malheureux. Parmi vous, n’en est-il pas toujours ainsi ?

Qu’ajouterai-je encore ? Les incidents d’un amour qui n’est pas partagé sont peu variés, et je suis étonné que, lorsqu’on a beaucoup souffert, on n’ait rien à raconter ; c’est un dédommagement pour bien des gens, et peut-être l’éprouverais-je. Quoi qu’il en soit, vous devez avoir maintenant une idée de ma triste existence, et ma seule ambition était d’être plaint quelque jour par une âme d’élite. La seule fois que j’aie rencontré Cocotte, et que j’aie pu lui parler librement de mon amour, si je puis donner le nom de liberté à l’embarras qui enchaînait mes mouvements et ma langue, elle m’a témoigné, comme je m’y attendais, un si profond dédain, elle a répondu à mes protestations et à mes serments par un ton de raillerie si froide, que j’ai juré de mourir plutôt que de l’importuner davantage du récit de mon déplorable amour. Je me contente de veiller sur elle et sur son amant, et d’éloigner de cette maison les Animaux nuisibles et malfaisants. Je n’en redoute plus qu’un, et, malheureusement, celui-là, il est partout, et presque partout il fait du mal. C’est l’Homme.

sans cadre

— Maintenant, ajouta-t-il, permettez que je me sépare de vous. Voici l’heure où le soleil va se coucher, et je ne dormirais pas si je manquais le moment où je puis voir Cocotte sauter gracieusement sur l’échelle qui monte au poulailler. Souvenez-vous de moi, Monsieur, et quand on vous dira que les Renards sont méchants, n’oubliez pas que vous avez connu un Renard sensible, et, par conséquent, malheureux.

— Est-ce fini ? dis-je.

— Sans doute, repris Breloque, à moins cependant que vous n’ayez pris assez d’intérêt à mes personnages pour désirer savoir ce qu’ils sont devenus ?

— Ce n’est jamais l’intérêt qui me guide, répliquai-je, mais j’aime assez que chaque chose soit à sa place ; et mieux vaut savoir ce que ces gens-là font pour le moment, que de risquer de les rencontrer quelque part où ils n’auraient que faire, et où je pourrais me dispenser d’aller.

— Eh bien, Monsieur, cet ennemi que l’exquise raison de mon jeune ami l’avait appris à reconnaître, cet être chez qui le désœuvrement et l’orgueil ont civilisé la férocité et la barbarie, cet Homme, puisqu’il faut l’appeler par son nom, est venu appliquer à l’infortuné Cocotte une ancienne idée de Poule au riz, qui avait fait déjà bien des victimes parmi le Poules et parmi ceux qui les mangent, car c’est une détestable chose ; mais je ne m’en plains pas, il faut que justice se fasse !

Elle a succombé, et son malheureux amant, attiré par ses cris, a payé de sa vie en dévouement dont on n’a guère d’exemples chez nous. Je n’en connaissais qu’un, et l’autre soir, on m’a prouvé, plus clairement que deux et deux font quatre, que mon héros était bon à pendre, ce qui fait que j’ai maintenant le cœur très-dur, de peur d’être sensible injustement.

— On ne saurait prendre trop de précaution. Et le Coq ?

— Tenez, écoutez ; le voilà qui chante !

— Bah ! le même ?

— Et qu’importe, mon Dieu ! que l’individu soit changé, si les sentiments de l’autre revivent dans celui-là, si c’est toujours le même égoïsme, la même brutalité, la même sottise ?

— Allons au fond des choses, mon ami Breloque, lui dis-je. Je crois que vous ne lui avez pas encore pardonné la fuite d’Apollon ?

— Oh ! détrompez-vous. Je crois pouvoir affirmer que mon cœur n’a jamais gardé rancune à personne en particulier ; c’est pour cela que j’ai peut-être le droit de haïr beaucoup de chose en général.

— N’auriez vous pas pour les Coqs la même haine de préjugé que j’ai, moi, pour les Renards ? Je serais bien libre de vous faire un conte fantastique sur ceux-ci, comme vous m’en avez fait sur ceux-là. N’ayez pas peur, je m’en garderai bien ; et d’ailleurs, vous ne croiriez pas plus au mien que je ne crois au vôtre, parce qu’il est déraisonnable de se mettre en guerre avec les idées reçues, et de dire des absurdités que personne n’a jamais dites.

— Je voudrais, répliqua Breloque, qu’on me démontrât l’urgence d’être en accord parfait avec tout ce qui est reçu depuis le déluge et peut-être auparavant, quand on fait un conte, et de dire des absurdités que tout le monde a déjà dites.

— Nous pourrions discuter cela jusqu’à demain, et c’est ce que nous ne ferons pas ; mais permettez-moi de penser que si le Coq n’offre pas le modèle de toutes les vertus, si sa délicatesse, sa grandeur et sa générosité peuvent être mises en doute, il ne faudrait cependant pas trop conseiller aux Poules une confiance absolue dans le dévouement et la sensibilité du Renard. Pour moi, je ne suis pas du tout convaincu, et je cherche encore quel intérêt votre Renard a pu avoir à se conduire comme il l’a fait. Si je le découvre, je l’aimerai moins, mais je le comprendrai mieux.

— C’est un grand malheur, mon ami, croyez-le bien, reprit tristement Breloque, de ne jamais voir que le mauvais côté des choses. Il m’est souvent venu à la pensée que si l’adorateur de Cocotte avait réussi à s’en faire aimer, le premier usage qu’il aurait fait de son autorité, eût été de la croquer.

— Cela, je n’en doute pas un instant.

— Hélas ! ni moi non plus, Monsieur, mais j’en suis bien fâché.

Charles Nodier.



Observation-Encyclopedie-full


Observation, (Gram. Physiq. Méd.) [Physique , Grammaire , Médecine] unknown (Page 11:313)

Observation, (Gram. Physiq. Méd.) c'est l'attention de l'ame tournée vers les objets qu'offre la nature. L'expérience est cette même attention dirigée aux phénomenes produits par l'art. Ainsi, l'on doit comprendre sous le nom générique d'observation l'examen de tous les effets naturels, non - seulement de ceux qui se présentent d'abord, & sans intermede à la vue; mais encore de ceux qu'on ne pourroit découvrir sans la main de l'ouvrier, pourvu que cette main ne les ait point changés, altérés, défigurés. Le travail nécessaire pour parvenir jusqu'à une mine, n'empêche pas que l'examen qu'on fait de l'arrangement des métaux qu'on y trouve, de leur situation, de leur quantité, de leur couleur, &c. ne soit une simple observation; c'est aussi par l'observation qu'on connoît la géographie intérieure, qu'on sait le nombre, la situation, la nature des couches de la terre, quoiqu'on soit obligé de recourir à des instrumens pour la creuser & pour se mettre en état de voir; on ne doit point regarder comme expérience les ouvertures des cadavres, les dissections des plantes, des animaux, & certaines décompositions, ou divisions méchaniques des substances minérales qu'on est obligé de faire pour pouvoir observer les parties qui entrent dans leur composition. Les lunettes des Astronomes, la loupe du Naturaliste, le microscope du Physicien n'empêchent pas que les connoissances qu'on acquiert par ce moyen ne soient exactement le produit de l'observation: toutes ces préparations, ces instrumens ne servent qu'à rendre plus sensibles les différens objets d'observation, emporter les obstacles qui empêchoient de les appercevoir, ou à percer le voile qui les cachoit; mais il n'en résulte aucun changement, pas la moindre altération dans la nature de l'objet observé; il ne laisse pas de paroître tel qu'il est; & c'est principalement en cela que l'observation differe de l'expérience qui décompose & combine, & donne par - là naissance à des phénomenes biens différens de ceux que la nature présente; ainsi, par exemple, si lorsqu'on a ouvert une mine, le chimiste prend un morceau de

métal, & le jette dans quelque liqueur qui puisse le dissoudre; l'union artificielle de ces deux corps, effet indispensable de la dissolution, formera un nouveau composé, produira des nouveaux phénomenes, & fera proprement une expérience, par laquelle aux résultats naturels on en aura substitué d'arbitraires; si le physiologiste mêle avec du sang nouvellement tiré d'un animal vivant quelque liqueur, il fera alors une expérience; & la connoissance qu'on pourra tirer de - là sur la nature du sang, & sur les altérations qu'il reçoit de cette liqueur, ne sera plus le fruit d'une simple observation; nous remarquerons en passant que les connoissances acquises par ce moyen sont bien médiocres & bien imparfaites, pour ne pas dire absolument nulles, & que les conséquences qu'on a voulu en tirer sur l'action des remedes sont très - fautives, & pour l'ordinaire démenties par l'observation; &, en général, on tire peu d'utilité de l'expérience dans l'examen des animaux & des végétaux, même des expériences chimiques, qui, de toutes les expériences, sont, sans contredit, les plus sûres & les plus lumineuses, & la partie de la Chimie qui traite des corps organisés est bien peu riche en faits dûment constatés, & bien éloignée de la perfection où l'on a porté la Minéralogie; & l'on ne pourra vraissemblablement parvenir à ce point dans cette partie, que par la découverte des lois du méchanisme de l'organisation, & de ce en quoi elle consiste; découverte précieuse & féconde, qu'on ne doit attendre que de l'observation. L'expérience sur les corps bruts inanimés est beaucoup plus utile & plus satisfaisante: cette partie de la chimie a été poussée très - loin; le chimiste est parvenu à décomposer & à récomposer ces corps, soit par la réunion des principes séparés, soit avec des principes tirés d'autres corps en entier, comme dans le soufre artificiel, ou en partie comme cela se pratique à l'égard des métaux qu'on récompose, en ajoutant à la terre métallique déterminée un phlogistique quelconque.

L'observation est le premier fondement de toutes les sciences, la voie la plus sure pour parvenir, & le principal moyen pour en étendre l'enceinte, & pour en éclairer tous les points: les faits, quels qu'ils soient, la véritable richesse du philosophe, sont la matiere de l'observation: l'historien les recueille, le physicien rationel les combine, & l'expérimental vérifie le résultat de ces combinaisons; plusieurs faits pris séparément paroissent secs, stériles & infructueux; dès qu'on les rapproche, ils acquierent une certaine action, prennent une vie qui par - tout résulte de l'accord mutuel, de l'appui réciproque, & d'un enchaînement qui les lie les uns aux autres; le concours de ces faits, la cause générale qui les enchaîne, sont des sujets de raisonnement, de théorie, de système, les faits sont des matériaux; dès qu'on en a ramassé un certain nombre, on se hâte de bâtir; & l'édifice est d'autant plus solide, que les matériaux sont plus nombreux, & qu'ils trouvent chacun une place plus convenable; il arrive quelquefois que l'imagination de l'architecte supplée au défaut qui se trouve dans le nombre & le rapport des matériaux, & qu'il vient à bout de les faire servir à ses desseins, quelques défectueux qu'ils soient; c'est le cas de ces théoriciens hardis & éloquens, qui, dépourvus d'une patience nécessaire pour observer, se contentent d'avoir recueilli quelques faits, les lient tout de suite par quelque système ingénieux, & rendent leurs opinions plausibles & séduisantes par les coloris des traits qu'ils emploient, la variété & la force des couleurs, & par les images frappantes & sublimes sous lesquelles ils savent présenter leurs idées; peut - on se refuser à l'admiration, & presque à la croyance, quand on lit Epicure, Lucrece, Aristote, Platon, & M. de Buffon? Mais quand on s'est trop pressé (c'est un défaut ordinaire) de former l'enchaînement des faits qu'on a rassemblés par l'observation, on risque à tout moment de rencontrer des faits qui ne sauroient y entrer, qui obligent de changer le système, ou qui le détruisent entierement; & comme le champ des découvertes est extrémement vaste, & que ses limites s'éloignent encore à mesure que la lumiere augmente, il paroît impossible d'établir un système général qui soit toujours vrai, & on ne doit point être étonné de voir des grands hommes de l'antiquité attachés à des opinions que nous trouvons ridicules, parce qu'il y a lieu de présumer que dans le tems elles embrassoient toutes les observations déja faites, & qu'elles s'y accordoient exactement, & si nous pouvions exister dans quelques siecles, nous verrions nos systèmes dominans qui paroissent les plus ingénieux & les plus certains, détruits, méprisés & remplacés par d'autres qui éprouveront ensuite les mêmes vicissitudes.

L'observation a fait l'histoire, ou la science des faits qui regardent Dieu, l'homme & la nature; l'observation des ouvrages de Dieu, des miracles, des religions &c. a formé l'histoire sacrée; l'observation de la vie, des actions, des moeurs & des hommes a donné l'histoire civile; & l'observation de la nature, du mouvement des astres, des vicissitudes des saisons, des météores, des élémens, des animaux, végétaux & minéraux, des écarts de la nature, de son emploi, des arts & métiers, a fourni les matériaux de différentes branches de l'histoire naturelle. Voyez ces mots.

L'observation & l'expérience sont les seules voies que nous ayons aux connoissances, si l'on reconnoît la vérité de l'axiome: qu'il n'y a rien dans l'entendement qui n'ait été auparavant dans le sens; au - moins ce sont les seuls moyens par lesquels on puisse parvenir à la connoissance des objets qui sont du ressort des sens; ce n'est que par eux qu'on peut cultiver la physique, & il n'est pas douteux que l'observation même dans la physique des corps bruts ne l'emporte infiniment en certitude & en utilité sur l'expérience; quoique les corps inanimés, sans vie, & presque sans action, n'offrent à l'observateur qu'un certain nombre de phénomenes assez uniformes, & en apparence aisés à saisir & à combiner; quoiqu'on ne puisse pas dissimuler que les expériences, sur - tout celles des Chimistes, n'ayent répandu un grand jour sur cette science; on voit que le parties de cette physique, qui sont entierement du ressort de l'observation, sont les mieux connues & les plus perfectionnées; c'est par l'observation qu'on a déterminé les lois du mouvement, qu'on a connu les propriétés générales des corps; c'est à l'observation que nous devons la découverte de la pesanteur, de l'attraction, de l'accélération des graves, & le système de Newton, celui de Descartes est bâti sur l'expérience. C'est enfin l'observation qui a créé l'Astronomie, & qui l'a portée à ce point de perfection où nous la voyons aujourd'hui, & qui est tel qu'elle surpasse en certitude toutes les autres sciences; l'éloignement immense des astres qui a empêché toute expérience, sembloit devoir être un obstacle à nos connoissances; mais l'observation à qui elle étoit totalement livrée, a tout franchi, l'on peut dire aussi que la physique céleste est le fruit & le triomphe de l'observation. Dans la Chimie, l'observation a ouvert un vaste champ aux expériences; elle a éclairé sur la nature de l'air, de l'eau, du feu, sur la fermentation, sur les décompositions & dégénérations spontanées des corps; c'est l'observation qui a fourni presque tous les matériaux de l'excellent traité du feu que Boerhaave a rassemblé de divers physiciens; il y a dans la Minéralogie une partie qui ne pourra être

éclairée que par le flambeau de l'observation; c'est l'accroissement, la maturation & la dégénération des métaux dans les mines; & si jamais on parvient à la découverte de la pierre philosophale, ce ne peut être que lorsqu'on aura vu les moyens dont la nature se sert pour porter les métaux aux différens points de maturation qui constituent chaque métal en particulier, alors l'art rival & imitateur de la nature pourra peut - être hâter & opérer la parfaite maturité, qui, suivant l'idée assez vraissemblable des adeptes, fait l'or.

En passant de la physique des corps bruts à celle des corps organisés, nous verrons diminuer les droits de l'expérience, & augmenter l'empire & l'utilité de l'observation; la figure, le port, la situation, la structure, en un mot l'anatomie des plantes & des animaux, les différens états par lesquels ils passent, leurs mouvemens, leurs fonctions, leur vie, &c. n'ont été apperçues que par le naturaliste observateur, & l'histoire naturelle n'a été formée que par un recueil d'observations: les différens systèmes de botanique & de zoologie, ne sont que des manieres différentes de classer les plantes & les animaux en conséquence de quelques propriétés qu'on a observé être communes à un certain nombre, ce sont autant de points où se place l'observateur, & auxquels il vient rapporter & ranger les faits qu'il a rassemblés; l'effet même de ces corps, pris par l'homme en remede, ou en nourriture, n'est constaté que par l'observation; les expériences n'ont presque apporté aucune lumiere sur leur maniere d'agir, la pharmacologie rationelle de la plûpart des medicamens est absolument ignorée; celle que nous avons sur quelques-uns est très - imparfaite, on n'en connoît que les vertus, les propriétés & les usages, & c'est à l'observation que nous devons cette connoissance; il en a éte à - peu - près des autres remedes comme du quinquina, dont la vertu fébrifuge s'est manifestée par hasard à quelques indiens attaqués de fievres intermittentes, qui allerent boire dans une fontaine où étoient tombées des feuilles ou de l'écorce de l'arbre appellé quinquina; ils furent aussi tôt gueris, le bruit s'en répandit, l'observateur recueillit ces faits, les vérifia, & ce remede fut d'abord regardé comme spécifique; d'autres observations en firent appercevoir les inconvéniens, & sur cela, on fixa les cas où il étoit indiqué, ceux où il étoit contr'indiqué, & l'on établit des regles & des précautions pour en prévenir les mauvais effets; c'est ainsi que notre matiere médicale s'est enrichie, & que la Pharmacologie, produit de l'expérience, est restée si imparfaite.

L'homme enfin de quelque côté qu'on l'envisage, est le moins propre à être sujet d'expérience; il est l'objet le plus convenable, le plus noble, & le plus intéressant de l'observation, & ce n'est que par elle qu'on peut faire quelque progrès dans les sciences qui le regardent; l'expérience est ici souvent plus qu'inutile. On peut considérer l'homme sous deux principaux points de vûe, ou comme relatif à la Morale, ou dans ses rapports à la Physique. Les observations faites sur l'homme moral sont, ou doivent être la base de l'histoire civile, de la morale, & de toutes les sciences qui en émanent. Voyez Morale. L'histoire de l'élévation & de la décadence de l'empire romain, & le livre immortel de l'esprit des lois, excellens traités de morale, ne sont presque qu'un immense recueil d'observations fait avec beaucoup de génie, de choix, & de sagacité, qui fournirent à l'illustre auteur des réflexions d'autant plus justes, qu'elles sont plus naturelles. Les observations faites sur l'homme considéré dans ses rapports à la Physique, forment cette science noble & divine qu'on appelle Médecine, qui s'occupe de la connoissance de l'homme, de la santé, de la maladie, & des moyens de dissiper & prévenir l'une, & de conserver l'autre; comme cette science est plus importante que toute autre, qu'elle doit beaucoup plus à l'observation, & qu'elle nous regarde personnellement, nous allons entrer dans quelque détail.

L'observation a été le berceau & l'école de la Médecine, en remontant aux siecles les plus reculés où la nécessité l'inventa, où la maladie força de recourir aux remedes, avant que quelques particuliers sacrifiassent leur tranquillité, leur santé, & leur vie à l'intérêt public, en s'adonnant à une science longue, pénible, respectable, & souvent peu respectée. La Médecine étoit entre les mains de tout le monde; on exposoit les malades à la porte de leurs maisons, dans les rues, ou dans les temples; chaque passant venoit les examiner, & proposoit les remedes qu'il avoit vû réussir dans une occasion semblable, ou qu'il jugeoit telle: les prêtres avoient soin de copier ces recettes, de noter le remede & la maladie, si le succès étoit favorable; l'observation des mauvais succès eût été bien avantageuse, & dans quelques endroits on écrivoit ces observations sur les colonnes des temples; dans d'autres on en formoit des especes de recueils qu'on consulta ensuite lorsqu'ils furent assez considérables. De là naquit l'empirisme dont les succès parurent d'abord si surprenans, qu'on déïfia les Médecins qui s'y étoient adonnés. Toutes leurs observations sont perdues, & on doit d'autant plus les regretter, qu'elles seroient sûrement simples, dépouillées de toute idée de théorie, de tout système, & par conséquent plus conformes à la vérité. La Médecine qui se conservoit dans la famille des Asclépiades, & qui se transmettoit de pere en fils, n'étoit sans doute autre chose que ce recueil intéressant; les premieres écoles de Médecine n'eurent pas d'autres livres, & les sentences cnidienes n'étoient, au rapport d'Hippocrate, que de pareils recueils d'observations. Tel a été l'état de la Médecine clinique jusqu'au tems mémorable de ce divin législateur. Quelques philosophes après Pythagore, avoient essayé d'y joindre le raisonnement; ils avoient commencé d'y mêler les dogmes de la physique regnante; ils étoient devenus théoriciens, mais ils n'étoient médecins que dans le cabinet; ils ne voyoient aucun malade; les empiriques seuls qui avoient fondé la Médecine, l'exerçoient; l'observation étoit leur unique guide; serviles, mais aveugles imitateurs, ils risquoient souvent de confondre des maladies très - différentes, n'en ayant que des descriptions peu exactes, & nullement instruits de la valeur des vrais signes caractéristiques; l'empirisme étoit alors nécessaire, mais il étoit insuffisant; la Médecine ne peut absolument exister sans lui, mais il n'est pas seul capable de la former. Le grand & l'immortel Hippocrate rassembla les observations de ses prédécesseurs; il paroît même s'être presque uniquement occupé à observer lui - même, & il a poussé si loin l'art de l'observation, qu'il est venu à bout de changer la face de la Médecine, & de la porter à un point de perfection, que depuis plus de vingt siecles on n'a pû encore atteindre. Quoique possédant bien des connoissances théoriques, les descriptions qu'il a donné des maladies, n'en sont point altérées, elles sont purement empiriques; ses observations sont simples & exactes, dépouillées de tout ornement étranger; elles ne contiennent que des faits & des faits intéressans; il détaille les observations dans ses livres d'épidémie, ses aphorismes, ses prénotions coaques, & les prorrhétiques, & les livres de prognostics supposent une quantité immense d'observations, & en sont une espece d'extrait précieux. A quel dégré de certitude ne seroit point parvenue la Médecine, si tous les

Médecins qui l'ont suivi, eussent marché sur ses traces? Si chacun se fût appliqué à observer & à nous transmettre ses observations avec la simplicité & la candeur d'Hippocrate, quelle immense collection de faits n'aurions - nous pas aujourd'hui? Quelles richesses pour le médecin? Quel avantage pour l'humanité? Mais, avouons - le, la Médecine d'aujourd'hui, & encore plus la Médecine du siecle passé, est bien éloignée, malgré les découvertes anatomiques, l'augmentation de la matiere médicale, les lumieres de la Physique, de la perfection que lui a donné un seul homme. La raison en est bien évidente: c'est qu'au lieu d'observer, on a raisonné, on a préféré le titre brillant de théoricien, au métier pénible & obscur d'observateur; les erreurs de la Physique ont de tout tems infecté la Medecine, la théorizo manie a gagné; plus on s'y est livré, & moins on a cultivé l'observation; les théories vicieuses dans leur principe, l'ont été encore plus dans leurs conséquences, Asclépiade médecin hardi & présomptueux, blâma publiquement l'observation qu'avoit suivi Hippocrate, & il eut des sectateurs. Il se forma aussi dans le même tems une nouvelle secte d'empiriques par système; mais l'insuffisance de leur méthode les fit bien - tôt disparoître; long - tems après parut le fameux commentateur d'Hippocrate, Galien qui a beaucoup observé, mais trop raisonné, il a monté la Médecine sur le ton de la Philosophie; les Grecs l'ont suivi dans ce défaut, & ont negligé l'observation; ils ont donné dans les hypothèses, & ont été imités en cela par les Arabes, qui ont presque entierement défiguré la Médecine. Nous n'avons d'eux que quelques observations de Chirurgie, & une description très - exacte de la petite vérole qu'on trouve dans Rhasis. La Médecine passa des mains des Galénistes ignorans & servilement attachés aux décisions de leur maître, dans celles des Chimistes médecins actifs, remplis d'imagination que la vapeur de leurs fourneaux échauffoit encore. Les principes de leur médecine étoient totalement opposés à l'observation, à l'étude de la nature; ils vouloient toûjours agir, & se vantoient de posséder des spécifiques assûrés; leurs idées étoient très - belles, très - spécieuses: qu'il seroit à souhaiter qu'elles eussent été vraies? Les Méchaniciens s'emparerent de la Médecine, la dépouillerent de toutes les erreurs qu'y avoit introduit la chimie, mais ce fut pour en substituer de nouvelles. On perdit totalement de vue l'observation, & on prétendit la suppléer par des calculs algébriques, par l'application des Mathématiques au corps humain. La prétendue découverte de la circulation éblouit tous les esprits, augmenta le délire & la fureur des hypothèses, & jetta dans l'esprit des Médecins le goût stérile des expériences toujours infructueuses; les théories qu'on bâtit sur ces fondemens devinrent la regle de la pratique, & il ne fut plus question de l'observation. Le renouvellement des Sciences procura à la Médecine quelques connoissances étrangeres à la pratique, plus curieuses qu'utiles, plus agréables que nécessaires. L'Anatomie, par exemple, & l'Histoire naturelle, devinrent l'objet des recherches des Médecins, qui furent par - là détournés de l'observation, & la médecine clinique en fut moins cultivée & plus incertaine, & nous n'y gagnâmes d'ailleurs que quelques détails minutieux absolument inutiles; la Physiologie parut faire quelques progrès, la connoissance des maladies & la science des signes furent beaucoup plus négligées; la Thérapeutique s'enrichit du côté des remedes, mais elle en fut moins sûre dans les indications, & moins simple dans les applications; dans les derniers tems le Chirocisme étant devenu dominant, la médecine active fut mise à la mode, & avec elle l'usage inconsideré des saignées & des purgations. L'observation fut moins suivie que jamais, & elle étoit peu nécessaire, parce que ces remedes s'appliquoient indifféremment dans tous les cas; ou si l'on donnoit quelques observations, il n étoit pas difficile de s'appercevoir qu'on voyoit avec des yeux préoccupés, & qu'on avoit des intérêts à ménager en racontant.

Telle a été la Médecine depuis Hippocrate jusqu'à nos jours, passant sans cesse d'un sectaire à l'autre, continuellement altérée & obscurcie par des hypothèses & des systèmes qui se succédoient & s'entre - détruisoient réciproquement, avec d'autant plus de facilité, que le vrai n'étoit d'aucun côté; plongée par le défaut d'observation dans la plus grande incertitude, quelques médecins observateurs en petit nombre, ont de tems en tems élevé la voix; mais elle étoit étouffée par les cris des Théoriciens, ou l'attrait des systèmes empêchoit de la suivre. Voyez Observateur. Le goût de l'observation paroit avoir repris depuis quelque tems: les écrits de Sydenham, de Baglivi, de Sthal, ont servi à l'inspirer; le pouvoir de la nature dans la guérison des maladies, rappellé par cet illustre auteur sous le nom impropre d'ame, n'y a pas peu contribué; ce système qui n'est vicieux que parce qu'on veut déterminer la qualité de la nature & la confondre avec l'ame, est très - favorable à la Médecine pratique, pourvû qu'on ne le pousse pas à l'exces; il a fait beaucoup de partisans, qui sont tout autant de sectateurs zelés de l'observation. L'esprit philosophique qui s'introduit heureusement dans la Médecine, qui veut principalement des faits, qui porte à tout voir, à tout examiner, à saisir avec ardeur le vrai & à l'aimer par - dessus tout; la quantité prodigieuse d'erreurs passées, qui nous en laisse moins a craindre, peut - être aussi les lumieres de notre siecle éclairé, toutes ces causes réunies, favorisent le retour de l'observation, & servent à rallumer ce flambeau. La Médecine paroît être sur le point d'une grande révolution; les systèmes bien apprétiés sont réduits à leur juste valeur; plusieurs médecins s'appliquent comme il faut à l'observation; ils suivent la nature, ils ne tarderont pas à faire revivre la Médecine d'Hippocrate, qui est la véritable Médecine d'observation. Ainsi, après bien des travaux, cette science pourra être avancée & portée au point où elle étoit il y a deux mille ans. Heureux encore les hommes, si les Médecins qui viendront après, continuent de suivre cette route, & si toujours guidés par le fil de l'observation, ils évitent des égaremens si honteux pour eux - mêmes, & si funestes aux autres.

En parcourant toutes les parties de la Médecine, nous verrons qu'elles sont toutes formées par l'observation, & qu'elles sont d'autant plus certaines & plus claires, que l'observation y a plus de part; on pourroit assurer la même chose de toute la Physique; & de cet examen naîtront les différentes especes d'observations qui sont du ressort des Médecins. 1°. L'Anatomie résulte de l'observation simple, de l'arrangement, de la figure, de la situation, &c. des parties qui composent le corps humain; l'observation des fonctions qui sont produites par le mouvement ou la vie de ces différentes parties bien disposées, constitue la partie historique de la Physiologie & la séméiotique de la santé; d'où l'on tire plus ou moins directement la Physiologie théorique. L'observation appliquée à l'homme malade, fait connoître les dérangemens qui se trouvent dans les fonctions qui constituent proprement l'état de maladie, & les causes éloignées qui les ont fait naître: c'est la vraie Pathologie, & ses deux branches essentielles l'Aitiologie & la Symptomatologie; on doit aussi se rapporter la seméiotique de la maladie. L'observation de l'effet que produisent sur le corps sain l'air, les

alimens, le sommeil, l'exercice, les passions, & les excrétions, en un mot, les choses non naturelles, forme l'Hygiene, & sert de fondement & de principe aux regles diététiques. L'observation des changemens que produisent les remedes sur le corps malade & dans la marche des maladies, a établi la Thérapeutique, ou la science des indications, d'où est née la matiere médicale. Telles sont les différentes sources d'observations qui se présentent au médecin, & dans lesquelles il peut & doit puiser la vraie Médecine: nous allons les suivre chacune en particulier, mais en peu de mots.

1°. Observations anatomiques cadavériques. Ces observations peuvent se faire sur des cadavres d'hommes morts de mort violente dans la simple vûe d'acquérir des connoissances anatomiques, où elles peuvent avoir lieu sur ceux qui sont morts de maladie, & elles ont alors pour but de découvrir les causes de la mort & les dérangemens intérieurs qui y ont donné lieu: la premiere espece d'observation, que nous appellerons simplement anatomique, peut aussi se faire sur les animaux, leur structure interne est, à peu de chose près, semblable à celle de l'homme, & c'est par la dissection des animaux que l'anatomie a commencé dans un tems où l'ignorance, la superstition & le préjugé faisoient regarder comme une souillure de toucher aux cadavres humains, & empêchoient à plus forte raison d'y porter le couteau anatomique pour en connoître l'intérieur; & même dans notre siecle que nous croyons devoir appeller modestement le plus savant, le plus éclairé & le plus exempt de préjugés; si l'on ne donne pas dans le ridicule outré de se croire souillé par la dissection d'un cadavre; on se fait une peine d'en accorder au zele louable & aux recherches avantageuses des Anatomistes, & dans quelques endroits où l'on accorde (pour de l'argent) les cadavres des hommes, on refuse ceux des femmes, comme si l'un étoit plus sacré que l'autre pour le médecin, & qu'il ne lui fût pas aussi utile & nécessaire de connoître la structure des femmes que celle des hommes. Hérophile & Erasistrate passent pour être les premiers qui ont osé secouer le préjugé en dissequant non - seulement des cadavres humains, mais des hommes vivans criminels, que les princes zélés pour le bien public & philosophes leur faisoient remettre. Des que le premier pas a été fait, les médecins qui les ont suivi se sont empressés de marcher sur leurs traces, & les rois éclairés ont favorisé leurs tentatives par les permissions les plus authentiques & les récompenses les plus honorables; de là les progrès rapides de l'Anatomie, les découvertes fréquentes qui se sont faites successivement. Voyez - en l'histoire à l'article Anatomie. voyez aussi au même endroit les recueils d'observations anatomiques dans les ouvrages qui y sont cités, auxquels on peut ajouter les mémoires des différentes académies, & sur - tout de l'académie royale des Sciences, où l'on trouve dans chaque volume des observations singulieres, curieuses & intéressantes, ces mémoires sont devenus des monumens qui attestent & classent les découvertes qui se font chaque jour. Comme cette science, qui ne demande que de la dextérité dans la main & une bonne vûe, & qui est par conséquent du ressort immédiat & exclusif de l'observation, a été bientôt portée à une certaine perfection, il reste à présent peu d'objets d'observations, peu de chose à découvrir; aussi n'ajoute - t - on, à présent que la science est faite, que quelques observations de monstres qui ne seront pas encore épuisées, parce que les écarts de la nature peuvent varier à l'infini, que quelques divisions futiles, quelques détails minutieux qui ne sont d'aucune utilité; on ne peut même dissimuler que les avantages de l'Anatomie ne sont pas aussi grands qu'on devoit se le promettre. Il paroissoit tout naturel de croire que le corps humain étant une machine, plus on en connoîtroit les ressorts, plus il seroit facile de découvrir les causes, les lois, le méchanisme de leurs mouvemens, plus aussi on seroit éclairé sur la maniere d'agir & sur les effets des causes qui dérangeoient ces ressorts & troubloient ces mouvemens, & qu'enfin ces connoissances devoient répandre un grand jour sur l'art de guérir, c'est - à dire de corriger des altérations si bien connues; mais l'évenement n'a pas justifié un raisonnement en apparence si juste & si conséquent; toutes les observations & les découvertes anatomiques ne paroissent avoir servi |jusqu'ici qu'à exercer la pénétration, la dextérité & la patience des hommes, & à enrichir la Médecine d'une science très - curieuse, très satisfaisante, & un des plus forts argumens, selon Hoffman, & tous les médecins & philosophes, de l'existence & de l'opération de Dieu. Cette espece d'observation auroit sans doute été plus utile, si l'on avoit examiné, comme Hérophile, la structure du corps dans l'homme vivant; l'Anatomie raisonnée ou Physiologique auroit été principalement éclairée sur l'usage & la nécessité des différentes parties. On ne doit point regarder l'exécution de ce projet comme une action barbare & inhumaine; il y a tant de gens qui ont mérité par leurs crimes de finir leur vie sur un échafaud dans les tourmens les plus cruels, auquel il seroit au - moins très - indifférent d'etre mis entre les mains d'un anatomiste, qui ne regarderoit pas l'emploi de bourreau qu'il rempliroit alors comme déshonorant, mais qui ne le verroit que comme un moyen d'acquérir des lumieres, & d'être utile au public, le crime fait la honte & non pas l'échafaud. Le criminel pourroit encore avoir l'espérance de survivre aux observations qu'on auroit fait sur lui, & on pourroit proportionner le danger & la longueur des épreuves à la gravité des crimes: mais quand même une mort assûrée attendroit ce coupable, ou même un autre, soumis au couteau anatomique, il est des cas où il est expédient qu'un homme meure pour le public, & l'humanité bien entendue, peut adopter cette maxime judicieuse d'un auteur moderne, qu'un homme vis - à vis de tous les autres n'est rien, & qu'un criminel est moins que rien.

Le seul usage qu'on pût tirer des observations anatomiques, ou de l'Anatomie telle qu'on la cultive aujourd'hui, ce seroit sans doute d'éclairer pour les observations cadavériques, j'appelle ainsi celles qui se font pour découvrir les causes de mort sur des sujets que quelque maladie a mis au tombeau. Nous sommes encore forcés d'avouer ici qu'on n'a pas retiré beaucoup de lumiere sur la connoissance des causes de cette espece d'observation; la Médecine clinique n'étoit pas moins avancée lorsqu'il ne se faisoit point d'ouverture de cadavres du tems d'Hippocrate qu'elle l'est aujourd'hui; est - ce un vice attaché à la nature de cette observation, ou un défaut dépendant de la maniere dont on la fait? Si l'on y fait attention, on verra que ces deux causes y concourent, 1° il est bien certain que les choses ne sont pas dans le même état dans un homme mort de maladie, que dans un homme mort subitement, ou encore vivant, les gangrenes qu'on trouve à la suite des maladies aigues inflammatoires sont une suite ordinaire de la cessation de la vie dans ces parties, on en trouve quelquefois des traces dans des parties où il n'y a point eu d'inflammation; les obstructions, suppurations que présentent les cadavres de ceux qui sont morts de maladie chronique, n'ont souvent eu lieu qu'à la fin de la maladie lorsqu'elle tendoit à sa fin, & qu'elle étoit incurable; quelles lumieres de pareilles observations peuvent - elles répandre sur la connoissance & la guérison de ces

maladies? On raisonneroit bien mal, & on pratiqueroit bien plus mal encore si l'on établissoit des indications curatives sur les observations cadavériques. Pour avoir quelque chose de certain, il faudroit avoir ouvert cinquante personnes attaquées de la même maladie, & morts dans des tems différens par quelqu'autre cause, on pourroit alors voir les progrès de la maladie & des dérangemens qu'elle occasionne, ou qui l'ont produite; observation presque impossible à suivre. Un des cas où l'on regarde l'observation cadavérique comme inutile, savoir celui où l'on ne trouve aucun vestige de maladie, aucune cause apparente de mort, où tous les visceres bien examinés paroissent sains & bien disposés: ce cas, dis - je, est précisément celui où cette observation me semble plus lumineuse, parce qu'elle démontre qu'il n'y avoit qu'un vice dans les nerfs, & que la maladie étoit strictement nerveuse: un des cas encore où l'observation peut avoir quelqu'utilité, c'est pour déterminer le siege de la maladie; il arrive souvent qu'on attribue des toux, des symptomes de phthisie, à des tubercules du poumon, tandis qu'il n'y a que le foie d'affecté: la même chose arrive dans certaines prétendues péripneumonies, & alors l'observation cadavérique peut faire réfléchir dans une occasion semblable, rectifier le jugement qu'on porte sur la maladie, & faire suivre une pratique différente. La seconde cause de l'inutilité des observations cadavériques, c'est qu'on les fait mal. Un malade auroit il eu une douleur vive au côté, après sa mort le médecin qui croit que c'étoit une pleurésie, fait ouvrir la poitrine, n'y voit aucun dérangement, s'en va tout étonné, & ne s'éclaire point; s'il eût ouvert le bas - ventre, il eût vû le foie ou la face inférieure du diaphragme enflammée. Un homme meurt dans les fureurs d'un délire phrénétique: on se propose de voir la dure - mere engorgée, tout le cerveau délabré, on scie le crâne, la dure - mere & le cerveau paroîtront dans leur état naturel, & on ne va pas s'imaginer & chercher le siege de la maladie dans le bas - ventre. Quand on veut examiner un cadavre pour y découvrir quelque cause de mort, il faut tout le parcourir, ne laisser aucune partie sans l'observer. On trouve souvent des causes de mort dans des endroits où on les auroit le moins soupçonnées: un autre inconvénient qui s'oppose à la bonté des observations cadavériques, c'est de fouiller les cadavres avec un esprit préoccupé, & avec l'envie d'y trouver la preuve de quelqu'opinion avancée; cette prévention qui fait trouver tout ce qu'on cherche, est d'une très - grande conséquence en Médecine; on prépare par - là de nouveaux écueils aux médecins inhabiles, & on taille des matériaux pour des systèmes erronés; c'est un défaut qu'on reproche à certains infatigables faiseurs d'expérience de nos jours. J'ai vû des médecins qui ayant annoncé dans un malade une suppuration dans la poitrine, & en conséquence une impossibilité de guérison, prétendoient la trouver dans le cadavre, prenoient pour du pus l'humeur écumeuse qui sortit des vesicules bronchiques dans le poumon très - sain: il y en a d'autres qui ayant imaginé le foyer d'une maladie dans quelque viscere, trouvent toujours dans l'ouverture des cadavres quelques vices, mais ils sont les seuls à faire ces observations. Ceux qui seront curieux de lire beaucoup d'observations cadavériques dont je me garde bien de garantir l'exactitude & la vérité, peuvent consulter le Sepulchretum Boneti, les recueils d'observations de Tulpius, Forestus, Hoffman, Riviere, Sennert, Schenckius, Zacutus Lusitanus, Italpart Van der - vic, les miscellanea natur. curiosor. & le synopsis, & Wepfer histor. apoplectic. cum observat. celebr. medicor. Manget, bibliothec. med. practic. Lieutaud, son prècis de la Médecine, remarquable par les observations cadavériques qu'il a faites lui - même, ou qu'il a rassemblé des autres, mais qu'on est fâché de voir si abrégée; Morson, sa Phthisiologie; Senac, son immortel traité du coeur; & un petit, mais excellent ouvrage sur les fievres intermittentes & remittentes, où il y a un chapitre particulier qui renferme les observations faites sur les cadavres de ceux qui sont morts de fievres intermittentes, &c. on trouve aussi de ces observations dans une foule de petits traités particuliers sur chaque maladie; les mémoires de différentes académies; les essais de la société d'Edimbourg, & le journal de Médecine en renferment aussi beaucoup.

Observations physiologiques. Ce sont des observations sur l'homme vivant & en bonne santé, par lesquelles on s'instruit de tous les phénomenes qui résultent du concours, de l'ensemble & de l'intégrité des fonctions humaines; le recueil de ces observations, bien fait & tel que je le conçois, formeroit une histoire de l'homme physique très complette, très, féconde & absolument nécessaire pour bâtir solidement un système bien raisonné d'économie animale: ce genre d'observations a cependant été presque généralement négligé; inondés de traités de Physiologie, à peine en avons - nous un qui soit fait d'après l'observation exacte de l'homme, aussi quelle inexactitude dans les descriptions, quelles inconséquences dans les explications! quel vague, quelles erreurs dans les systèmes! Tous les physiologistes n'ont fait que se copier dans les descriptions, & semblent n'avoir eu en vûe que de se combattre dans les théories; loin d'aller examiner la nature, de s'étudier soi - même, de consulter les autres, ils n'ont cherché qu'à se former une liste des fonctions de l'homme, & ils les ont expliqué ensuite chacune en particulier, comme si elles n'avoient pas les unes sur les autres une action, une influence réciproque; il semble dans leurs écrits qu'il y ait dans l'homme autant d'animaux différens qu'il y a de parties & de fonctions différentes; ils sont censés vivre séparément, & n'avoir ensemble aucune communication. On lit dans ces ouvrages un traité de la circulation après un chapitre de la digestion, & il n'est plus question de l'estomac, des intestins, de leur action sur le coeur & les arteres après qu'on en a fait sortir le chyle, & qu'on l'a fait monter méchaniquement jusqu'à la souclaviere gauche. On pourroit, suivant l'idée de ces auteurs, comparer l'homme à une troupe de grues qui volent ensemble dans un certain ordre, sans s'entr'aider réciproquement & sans dépendre les unes des autres. Les Medecins ou Philosophes qui ont étudié l'homme & qui ont bien observé par eux mêmes, ont vû cette sympathie dans tous les mouvemens animaux, cet accord si constant & si nécessaire dans le jeu des différentes parties les plus éloignées & les plus disparates; ils ont vû aussi le dérangement qui résultoit dans le tout du désaccord sensible d'une seule partie. Un médecin celebre (M. de Bordeu) & un illustre physicien (M. de Maupertuis) se sont accordés à comparer l'homme envisagé sous ce point de vûe lumineux & philosophique à un grouppe d'abeilles qui font leurs efforts pour s'attacher à une branche d'arbre, on les voit se presser, se soutenir mutuellement, & former une espece de tout, dans lequel chaque partie vivante à sa maniere, contribue par la correspondance & la direction de ses mouvemens à entretenir cette espece de vie de tout le corps, si l'on peut appeller ainsi une simple liaison d'actions. Le traité intitulé, recherches anatomiques sur la position & l'usage des glandes, où M. de Bordeu donne cette comparaison composée en 1749, fut imprimé & parut au commencement de 1751. La dissertation

de M. de Maupertuis où il en est question, a été aussi imprimée à Erlang en 1751 sous ce titre.

Pour faire une bonne physiologie, il saudroit d'abord l'histoire exacte & bien détaillée de toutes les fonctions du corps humain, de la maniere apparente extérieure dont elles s'exécutent, c'est - à - dire des phénomenes qui en sont le produit, & enfin des changemens qu'operent sur l'ordre successif de ces fonctions les causes naturelles de la durée de la vie. Voyez OEconomie animale & Physiologie. On ne peut obtenir cela que par une observation assidue, désintéressée & judicieuse de l'homme; ce plan a été suivi par l'illustre auteur du specimen medicinae conspectus, de l'idée de l'homme physique & moral &c. qui n'a donné dans ces ouvrages un système très - naturel & très - ingénieux d'économie animale qu'après s'être long tems étudié & observé lui même & les autres, nous l'exposerons à l'article OEconomie animale. Ce fameux médecin pense que pour tirer un plus grand parti de l'observation, il faut déja avoir une espece de théorie, un point de vûe général qui serve de point de ralliement pour tous les faits que l'observation vient d'offrir; mais il est à craindre que cette théorie antérieure dont l'esprit est préoccupé, ne lui déguise les objets qui se présentent; elle ne peut être indifférente ou même utile qu'entre les mains d'un homme de génie, qui ne sait pas se prévenir, qui voit du même oeil les objets contraires à son système que ceux qui lui sont favorables, & qui est assez grand pour savoir sacrifier quand il le faut les idées les plus spécieuses à la simple vérité.

Nous rapportons aux observations physiologiques la séméiotique de la santé, ou la science des signes qui caractérisent cet état si désirable, & qui peuvent faire promettre qu'il sera constant & durable; pour déterminer exactement la valeur, la signification & la certitude de ces signes, il faut avoir fait un grand nombre d'observations: la séméiotique n'en est qu'un extrait digéré & rapproché.

Les observations hygiétiques trouvent aussi naturellement leur place ici, parce qu'elles nous apprennent ce que peut, pour maintenir la santé, l'usage réglé des six choses non naturelles. Cette connoissance, fruit d'une observation suivie, est proprement la Médecine, & ce n'est qu'en l'exerçant qu'on peut l'obtenir. Hippocrate la recommande beaucoup; il faut principalement, dit ce divin vieillard, s'appliquer à connoître l'homme dans ses rapports avec ce qu'il boit & ce qu'il mange, & les effets qui en résultent dans chaque individu: omni studio annitatur ut percipiat quid sit homo, collatione factâ ad ea quoe eduntur & bibuntur, & quid à singulis cuique eventurum sit, lib. de veter. medicin. Ce n'est qu'après avoir rassemblé beaucoup d'observations qu'on a pu établir les différentes regles d'hygiéne, dont la principale, la plus sûre & la plus avantageuse est pour les personnes qui ont un tempérament assez robuste de n'en point observer. Voyez Diete, Hygiene, Régime . On trouvera des observations & des regles d'hygiene dans les ouvrages d'Hippocrate, de Galien & de Celse, dans l'école de Salerne: on peut consulter aussi deux traités du docteur Arbuthnot, l'un intitulé: an essay concerning the nature of aliments and the choice of them, according to the different constitutions of human bodies in which, &c. London. 1731; & l'autre a pour titre: practical rules of diet in the various constitutions and diseases of human bodies. London. 1732, &c.

Observations pathologiques ou pratiques. Ce sont les observations qui se font au lit des malades, & qui ont, ou doivent avoir pour objet, les causes de la maladie, les symptomes qui la caractérisent, la marche qu'elle fait, les bons ou mauvais effets qui resultent de l'administration des remedes, & ses différentes terminaisons; c'est cette espece d'observation, cultivée dans les tems les plus reculés, si bien & si utilement suivie par le grand Hippocrate, qui a été le fondement de la médecine chimique. Nous ne repéterons pas ce que nous avons dit plus haut sur les avantages de cette observation, & sur les qualités nécessaires à un bon observateur, voyez ce mot. Il ne nous reste plus qu'à donner un exposé des détails que doit embrasser une observation; nous l'extrairons encore des ouvrages d'Hippocrate, que nous ne pouvons nous lasser de citer, & de proposer pour modele sur - tout dans cette partie: ce n'est point une prévention ridicule pour les anciens, un mépris outré des modernes, ou un enthousiasme aveugle pour cet auteur qui nous conduit, c'est la simple vérité, c'est l'attrait puissant qui en est inseparable, & que sentent très - bien ceux qui ont lu & relu ses ecrits. On peut se former un plan très - instructif d'observations, en lisant celles qu'il rapporte dans ses épidémies, & sur - tout dans le premier & le troisieme livres qui ne sont point altérés, & que personne ne lui conteste. Mais il a soin d'avertir lui - même, avant d'entrer dans le récit circonstancié de ses observations, de la maniere dont il faut s'y prendre pour parvenir à la connoissance des maladies, & des points sur lesquels doit rouler l'observation: voici comme il s'exprime.

« Nous connoissons les maladies par leur nature commune, particuliere & individuelle; par la maladie présente; par le malade; par les choses qui lui sont offertes, & même par celui qui offre (ce qui n'est pas toujours indifférent), par la constitution partiale ou totale des corps célestes, τῶν οὐρανίων (& non pas simplement de l'air, comme l'a traduit le D. Freind), & du pays qu'il habite; par la coutume, le genre de vie, par les études; par l'âge de chacun; par les discours que tient le malade, ses moeurs, son silence, ses méditations, ses pensées, son sommeil, ses veilles, ses songes; par les inquiétudes, les démangeaisons, les larmes, les redoublemens, les déjections, les urines, les crachats, les vomissemens. Il faut aussi voir, continue cet illustre observateur, quelles sont les excrétions, & par quoi elles sont déterminées, καὶ ὅσαι ἐξ οἵων; quelles sont les vicissitudes des maladies, en quoi elles dégénerent; quels sont les abscès ou métastases nuisibles, quels sont les favorables; la sueur, les frissons, le refroidissement, la toux, l'éternuement, le hoquet, l'haleine, les renvois, les vents chassés sans bruit, ou avec bruit: les hémorragies, les hémorrhoïdes, doivent encore être mûrement examinées; il est enfin nécessaire de s'instruire de ce qui arrive de toutes ces choses, & de ce qui en est l'effet ». Morbor. vulgar. l. I. sect. iij. n°. 20. Telle est la table des objets que l'observateur doit recueillir aupres d'un malade. Il nous seroit facile de démontrer combien chaque article est important; mais ce détail nous meneroit trop loin: il n'est d'ailleurs point de médecins, qui ayant vu des malades & des maladies, n'en sentent toute l'utilité. Les observations qui regardent les corps célestes, l'air, le pays, qui ont paru absolument indifférentes à plusieurs, ne laissent pas d'avoir beaucoup d'utilité, l'influence des astres n'étant plus regardée comme chimérique lorsqu'elle est restrainte dans des justes bornes, suffit pour constater les avantages des observations de la constitution des corps célestes, voyez Influence des astres, & plus bas, Observations météorologiques. On pourroit ajouter à l'exposition d'Hippocrate, les observations qui se font sur le pouls, & qu'on a de nos jours beaucoup cultivées, rendues plus justes & plus propres à éclairer la marche des maladies, que tous les autres signes, voyez Pouls. Parmi les observations

de cette espece, celles qui sont les plus utiles, sont celles qu'on fait sur des maladies épidémiques, dans lesquelles, malgré quelque variété accidentelle, on voit toujours un caractere général; on observe le génie épidémique, même marche dans les symptomes, même succès des remedes, même terminaison, &c. Mais il faut sur - tout dans ces observations, bannir toute conjecture, tout raisonnement, tout fait étranger; il n'est pas même nécessaire de rapprocher les faits, de faire voir leur liaison; il suffit, après avoir exposé la constitution du tems, les saisons, les causes générales, de donner une liste & une notice des maladies qui ont regné, & d'entrer après cela dans le détail. Voyez les épidémies d'Hippocrate, de Baillou, de Sydenham. Les recherches des causes prochaines ne doivent jamais entrer dans les observations. Celse voudroit qu'on les bannît de l'art; il ne devroit pas permettre qu'on les laissât dans l'esprit des médecins: causis, dit - il, non ab artificis mente, sed ab arte rejectis. Elles sont toujours obscures, incertaines, & plus ou moins systématiques. Si un auteur a fait sur ses observations quelques remarques qu'il juge utiles, il peut en faire part à la fin & en peu de mots; ces petits corollaires, sans jetter de la confusion dans le cours d'une observation, font quelquefois naître des vûes avantageuses. Quoique les observations dénuées de raisonnement & d'application, paroissent stériles, sans sel & sans usage, elles sont, suivant l'expression de Baglivi, comme les lettres de l'alphabet qui, prises séparément, sont inutiles, & qui dès qu'elles sont rassemblées & diversement rapprochées, forment le vrai langage de la nature. Un avantage bien précieux qu'on peut & qu'on doit tirer des observations recueillies en grande quantité, c'est d'en extraire tout ce qu'on voit d'exactement semblable, de noter les particularités qui ont eu les mêmes signes, les excrétions qui ont eu les mêmes avant - coureurs: on peut former par ce moyen un code extrèmement intéressant, de sentences ou d'aphorismes vérifiés par une observation constante. C'est en suivant ce plan qu'Hippocrate a formé, par un travail immense & avec une sagacité infinie, tous ces ouvrages aphoristiques qui sont la base de la séméiotique, & qui font tant d'honneur au médecin qui en sait profiter: c'est en marchant sur ses traces qu'on peut procurer à l'art des richesses inaltérables & des fondemens assurés. Hippocrate après avoir vu mourir plusieurs phrénétiques qui avoient eu des urines pâles, limpides, &c. il fit cet aphorisme: quibus phreneticis urina alba, limpida, mala, l. IV. aphor lxxij. L'observation de plusieurs fievres, qui ont été bientôt terminées lorsqu'il est survenu des convulsions, & qu'elles ont cessé le même jour, lui a fait dire: convulsio in febre orta, & eddem die desinens, bona est, coac. prae. not. l. I. ch. iij. n°. 52. & ainsi des autres, par où l'on voit que chaque aphorisme, chaque prédiction est le résultat de plusieurs observations. Quelle quantité n'a - t - il pas été obligé d'en rassembler! Quand on lit ses ouvrages, & qu'on voit le génie & la travail qu'ils exigent, on a de la peine à croire qu'un seul homme y ait pu suffire.

La table que M. Cliffon a proposée, peut servir de modele à ceux qui s'appliquent à l'observation. Une société illustre qui travaille avec fruit aux progrès de notre art l'a adoptée; elle renferme six colonnes. Il met dans la premiere le sexe, l'âge, le tempérament, les occupations & le genre de vie du malade; dans la seconde, les jours de la maladie; dans la troisieme, les symptomes; dans la quatrieme, les jours du mois; dans la cinquieme, les remedes administrés; & dans la sixieme, la terminaison de la maladie. Il y auroit bien des remarques à faire sur la maniere dont il faut remplir chaque colonne; mais chaque observateur doit consulter là - dessus ses propres lumieres, & ce que nous avons dit dans le courant de cet article, que plus d'une raison nous force d'abréger: je remarquerai seulement qu'il me paroît qu'on devroit ajouter à la tête une colonne qui renfermât les observations météorologiques, l'état de l'air & du ciel pendant que cette maladie a eu son cours, & avant qu'elle se décidât: cette attention est sur tout nécessaire lorsqu'on décrit les maladies épidémiques. La seconde colonne dans la façon de vivre, comprendroit les causes éloignées, ou un détail des erreurs commises dans les six choses non - naturelles, s'il y en a eu. Enfin on pourroit y joindre une derniere colonne qui contînt les observations cadavériques; quoique nous ayons dit que ces observations n'avoient pas jetté jusqu'ici beaucoup de lumieres sur le diagnostic des maladies, je n'ai point pretendu décider une absolue inutilité; j'ai encore moins pensé qu'on ne pourroit jamais perfectionner ce genre d'observations, & le rendre plus utile: je serois bien volontiers de l'avis de ceux qui regardent comme très - avantageuse une loi qui ordonneroit que les cadavres ne fussent remis entre les mains des prêtres, qu'au sortir de celles des Anatomistes; la connoissance des maladies ne seroit même pas le seul bien qui en resulteroit. Les observations seroient infiniment plus utiles si chaque médecin s'appliquoit à suivre avec candeur, le plan que nous venons d'exposer, ou tel autre semblable; le lecteur se mettroit d'un coup d'oeil au fait des maladies. Et qu'on ne dise pas qu'il n'y a plus rien de nouveau à observer, & que les sujets d'observations sont épuisés; car 1°. il y a des maladies qui ne sont pas encore assez bien connues, telles que les maladies de la peau, du nez, des yeux, de la bouche, des oreilles, de l'estomac, du foie, des nerfs, &c. la goutte, la migraine, beaucoup de fievres, &c. Des observations bien suivies sur ces maladies seroient neuves, curieuses & importantes. Il nous manque encore des distinctions bien constatées des maladies nerveuses d'avec les humorales, des maladies incurables d'avec celles où l'art n'est pas absolument inutile; nous aurions aussi besoin des signes assurés, qui nous fissent connoître ces maladies dès le commencement. Nous ne sommes que très - peu éclaires sur la valeur des signes qu'on tire des urines & des selles, & ce n'est que depuis peu de tems que de nouvelles observations ont perfectionné ceux que le pouls fournit; elles méritent & ont encore besoin d'être confirmées: nous ne finirions pas si nous voulions suivre tous les sujets nouveaux d'observations. Baglivi en indique quelques - uns, voyez les ouvrages excellens que nous avons de lui, Praxeos medic. l. II. ch. vij. Mais en second lieu, quand les observations qu'on feroit ne serviroient qu'a vérifier celles qui sont dejà faites, à leur donner plus de force, de poids & de célébrité, ne seroit - ce pas un grand avantage, & j'ose même dire plus grand que celui qu'on procureroit par des découvertes qui, quelqu'intéressantes qu'elles soient, ont toujours des contradicteurs dans les commencemens, & ensuite, qui pis est, des enthousiastes outrés? Quoique nous n'ayons pas beaucoup de médecins qui méritent le titre glorieux d'observateur, il y a cependant une assez grande quantité d'observations. Plusieurs médecins ont pris la peine d'en former des recueils, & nous leur avons obligation de nous avoir conservé & rassemblé des faits quelquefois intéressans, qui sans cette précaution, se seroient perdus, ou seroient restés épars çà & là, & par conséquent ignorés. La plûpart des auteurs de ces recueils se sont principalement attachés aux observations des faits merveilleux, qui nous montrent plutôt les écarts peu fréquens de la nature, que sa marche uniforme, & qui par - là sont bien moins utiles;

d'autres pour rassembler un plus grand nombre de faits, les ont tronqués, & ont prétendu nous donner des observations en deux ou trois lignes; quelques uns pour les plier à leurs opinions, sont allés jusqu'à les défigurer. Les principaux auteurs qui nous ont transmis des collections générales, sont Schenkius, Tulpius, Benivenius, Zacutus & Amatus Lusitanius, Forestus, Riviere, Manget, Sthalpart Van - der wiel, Hoffman, Bonet, Chesneau, Albert qui a fait une espece de lexicon d'observations, Cherli auteur italien. On trouve beaucoup d'observations semblables dans les mémoires des différentes académies, dans les acta natur. curiosor. les essais & observations de médecine de la societé d'Edimbourg; dans les miscellanea di medicina, che contiene dissertazioni lettere, é osservazioni di alcuni celebri professori, &c. dans les medical observations and inquiries, by à society of physicians in London; dans les ouvrages de Freind; dans les transactions philosophiques & leurs différens extraits & abregés. Nous avons ensuite des observations sur des maladies particulieres. Hippocrate en a donné sur les maladies épidémiques, de même que Sydenham, Huxham, Baillou, Ramazzini, Cleghorn on the epidemical discases in minorca from the year 1744, to 1749. Bianchi, sur les maladies du foie; Morton, sur la phthysie; Senac, sur les maladies du coeur, dans l'immortel traité qu'il a fait sur cette matiere, &c. On travaille à présent à un recueil d'observations de médecine, sous forme de journal. Le projet en étoit beau, louable; il étoit dirigé par un celebre médecin, tout sembloit devoir promettre une heureuse exécution, mais l'événement n'y a pas répondu. Nous sommes bien éloignés d'en attribuer la faute à l'auteur; nous savons que la jalousie peut faire échouer les desseins les plus utiles & les mieux concertés. La plûpart des observations sont très - mal faites, remplies de raisonnemens à perte de vûe, de théorie, de conjectures, & ces défauts ne sont pas pour le journaliste un motif d'exclusion: elles sont inserées sans choix, & l'on y reçoit également l'observation d'un chirurgien, qui dit avoir guéri une maladie interne, que celle d'un apoticaire qui raconteroit une amputation qu'il auroit faite Quoique ce défaut n'en soit pas un rigoureusement, on ne peut cependant s'empecher d'être surpris ou'un chirurgien se vante d'avoir exercé une profession qu'il n'entend pas, & dont l'exercice lui est défendu par les lois & les arrêts les plus formels; & qu'un médecin publie bonnement ce fait, quoiqu'il ne soit ni rare, ni curieux, ni en aucune maniere intéressant, & qu'il n'ait d'extraordinaire que la qualité de l'auteur.



Observation-Encyclopedie


Observation, (Gram. Physiq. Méd.) [Physique , Grammaire , Médecine] unknown (Page 11:313)

L'observation a été le berceau & l'école de la Médecine, en remontant aux siecles les plus reculés où la nécessité l'inventa, où la maladie força de recourir aux remedes, avant que quelques particuliers sacrifiassent leur tranquillité, leur santé, & leur vie à l'intérêt public, en s'adonnant à une science longue, pénible, respectable, & souvent peu respectée. La Médecine étoit entre les mains de tout le monde; on exposoit les malades à la porte de leurs maisons, dans les rues, ou dans les temples; chaque passant venoit les examiner, & proposoit les remedes qu'il avoit vû réussir dans une occasion semblable, ou qu'il jugeoit telle: les prêtres avoient soin de copier ces recettes, de noter le remede & la maladie, si le succès étoit favorable; l'observation des mauvais succès eût été bien avantageuse, & dans quelques endroits on écrivoit ces observations sur les colonnes des temples; dans d'autres on en formoit des especes de recueils qu'on consulta ensuite lorsqu'ils furent assez considérables. De là naquit l'empirisme dont les succès parurent d'abord si surprenans, qu'on déïfia les Médecins qui s'y étoient adonnés. Toutes leurs observations sont perdues, & on doit d'autant plus les regretter, qu'elles seroient sûrement simples, dépouillées de toute idée de théorie, de tout système, & par conséquent plus conformes à la vérité. La Médecine qui se conservoit dans la famille des Asclépiades, & qui se transmettoit de pere en fils, n'étoit sans doute autre chose que ce recueil intéressant; les premieres écoles de Médecine n'eurent pas d'autres livres, & les sentences cnidienes n'étoient, au rapport d'Hippocrate, que de pareils recueils d'observations. Tel a été l'état de la Médecine clinique jusqu'au tems mémorable de ce divin législateur. Quelques philosophes après Pythagore, avoient essayé d'y joindre le raisonnement; ils avoient commencé d'y mêler les dogmes de la physique regnante; ils étoient devenus théoriciens, mais ils n'étoient médecins que dans le cabinet; ils ne voyoient aucun malade; les empiriques seuls qui avoient fondé la Médecine, l'exerçoient; l'observation étoit leur unique guide; serviles, mais aveugles imitateurs, ils risquoient souvent de confondre des maladies très - différentes, n'en ayant que des descriptions peu exactes, & nullement instruits de la valeur des vrais signes caractéristiques; l'empirisme étoit alors nécessaire, mais il étoit insuffisant; la Médecine ne peut absolument exister sans lui, mais il n'est pas seul capable de la former. Le grand & l'immortel Hippocrate rassembla les observations de ses prédécesseurs; il paroît même s'être presque uniquement occupé à observer lui - même, & il a poussé si loin l'art de l'observation, qu'il est venu à bout de changer la face de la Médecine, & de la porter à un point de perfection, que depuis plus de vingt siecles on n'a pû encore atteindre. Quoique possédant bien des connoissances théoriques, les descriptions qu'il a donné des maladies, n'en sont point altérées, elles sont purement empiriques; ses observations sont simples & exactes, dépouillées de tout ornement étranger; elles ne contiennent que des faits & des faits intéressans; il détaille les observations dans ses livres d'épidémie, ses aphorismes, ses prénotions coaques, & les prorrhétiques, & les livres de prognostics supposent une quantité immense d'observations, & en sont une espece d'extrait précieux. A quel dégré de certitude ne seroit point parvenue la Médecine, si tous les

Médecins qui l'ont suivi, eussent marché sur ses traces? Si chacun se fût appliqué à observer & à nous transmettre ses observations avec la simplicité & la candeur d'Hippocrate, quelle immense collection de faits n'aurions - nous pas aujourd'hui? Quelles richesses pour le médecin? Quel avantage pour l'humanité? Mais, avouons - le, la Médecine d'aujourd'hui, & encore plus la Médecine du siecle passé, est bien éloignée, malgré les découvertes anatomiques, l'augmentation de la matiere médicale, les lumieres de la Physique, de la perfection que lui a donné un seul homme. La raison en est bien évidente: c'est qu'au lieu d'observer, on a raisonné, on a préféré le titre brillant de théoricien, au métier pénible & obscur d'observateur; les erreurs de la Physique ont de tout tems infecté la Medecine, la théorizo manie a gagné; plus on s'y est livré, & moins on a cultivé l'observation; les théories vicieuses dans leur principe, l'ont été encore plus dans leurs conséquences, Asclépiade médecin hardi & présomptueux, blâma publiquement l'observation qu'avoit suivi Hippocrate, & il eut des sectateurs. Il se forma aussi dans le même tems une nouvelle secte d'empiriques par système; mais l'insuffisance de leur méthode les fit bien - tôt disparoître; long - tems après parut le fameux commentateur d'Hippocrate, Galien qui a beaucoup observé, mais trop raisonné, il a monté la Médecine sur le ton de la Philosophie; les Grecs l'ont suivi dans ce défaut, & ont negligé l'observation; ils ont donné dans les hypothèses, & ont été imités en cela par les Arabes, qui ont presque entierement défiguré la Médecine. Nous n'avons d'eux que quelques observations de Chirurgie, & une description très - exacte de la petite vérole qu'on trouve dans Rhasis. La Médecine passa des mains des Galénistes ignorans & servilement attachés aux décisions de leur maître, dans celles des Chimistes médecins actifs, remplis d'imagination que la vapeur de leurs fourneaux échauffoit encore. Les principes de leur médecine étoient totalement opposés à l'observation, à l'étude de la nature; ils vouloient toûjours agir, & se vantoient de posséder des spécifiques assûrés; leurs idées étoient très - belles, très - spécieuses: qu'il seroit à souhaiter qu'elles eussent été vraies? Les Méchaniciens s'emparerent de la Médecine, la dépouillerent de toutes les erreurs qu'y avoit introduit la chimie, mais ce fut pour en substituer de nouvelles. On perdit totalement de vue l'observation, & on prétendit la suppléer par des calculs algébriques, par l'application des Mathématiques au corps humain. La prétendue découverte de la circulation éblouit tous les esprits, augmenta le délire & la fureur des hypothèses, & jetta dans l'esprit des Médecins le goût stérile des expériences toujours infructueuses; les théories qu'on bâtit sur ces fondemens devinrent la regle de la pratique, & il ne fut plus question de l'observation. Le renouvellement des Sciences procura à la Médecine quelques connoissances étrangeres à la pratique, plus curieuses qu'utiles, plus agréables que nécessaires. L'Anatomie, par exemple, & l'Histoire naturelle, devinrent l'objet des recherches des Médecins, qui furent par - là détournés de l'observation, & la médecine clinique en fut moins cultivée & plus incertaine, & nous n'y gagnâmes d'ailleurs que quelques détails minutieux absolument inutiles; la Physiologie parut faire quelques progrès, la connoissance des maladies & la science des signes furent beaucoup plus négligées; la Thérapeutique s'enrichit du côté des remedes, mais elle en fut moins sûre dans les indications, & moins simple dans les applications; dans les derniers tems le Chirocisme étant devenu dominant, la médecine active fut mise à la mode, & avec elle l'usage inconsideré des saignées & des purgations. L'observation fut moins suivie que jamais, & elle étoit peu nécessaire, parce que ces remedes s'appliquoient indifféremment dans tous les cas; ou si l'on donnoit quelques observations, il n étoit pas difficile de s'appercevoir qu'on voyoit avec des yeux préoccupés, & qu'on avoit des intérêts à ménager en racontant.

Telle a été la Médecine depuis Hippocrate jusqu'à nos jours, passant sans cesse d'un sectaire à l'autre, continuellement altérée & obscurcie par des hypothèses & des systèmes qui se succédoient & s'entre - détruisoient réciproquement, avec d'autant plus de facilité, que le vrai n'étoit d'aucun côté; plongée par le défaut d'observation dans la plus grande incertitude, quelques médecins observateurs en petit nombre, ont de tems en tems élevé la voix; mais elle étoit étouffée par les cris des Théoriciens, ou l'attrait des systèmes empêchoit de la suivre. Voyez Observateur. Le goût de l'observation paroit avoir repris depuis quelque tems: les écrits de Sydenham, de Baglivi, de Sthal, ont servi à l'inspirer; le pouvoir de la nature dans la guérison des maladies, rappellé par cet illustre auteur sous le nom impropre d'ame, n'y a pas peu contribué; ce système qui n'est vicieux que parce qu'on veut déterminer la qualité de la nature & la confondre avec l'ame, est très - favorable à la Médecine pratique, pourvû qu'on ne le pousse pas à l'exces; il a fait beaucoup de partisans, qui sont tout autant de sectateurs zelés de l'observation. L'esprit philosophique qui s'introduit heureusement dans la Médecine, qui veut principalement des faits, qui porte à tout voir, à tout examiner, à saisir avec ardeur le vrai & à l'aimer par - dessus tout; la quantité prodigieuse d'erreurs passées, qui nous en laisse moins a craindre, peut - être aussi les lumieres de notre siecle éclairé, toutes ces causes réunies, favorisent le retour de l'observation, & servent à rallumer ce flambeau. La Médecine paroît être sur le point d'une grande révolution; les systèmes bien apprétiés sont réduits à leur juste valeur; plusieurs médecins s'appliquent comme il faut à l'observation; ils suivent la nature, ils ne tarderont pas à faire revivre la Médecine d'Hippocrate, qui est la véritable Médecine d'observation. Ainsi, après bien des travaux, cette science pourra être avancée & portée au point où elle étoit il y a deux mille ans. Heureux encore les hommes, si les Médecins qui viendront après, continuent de suivre cette route, & si toujours guidés par le fil de l'observation, ils évitent des égaremens si honteux pour eux - mêmes, & si funestes aux autres.

En parcourant toutes les parties de la Médecine, nous verrons qu'elles sont toutes formées par l'observation, & qu'elles sont d'autant plus certaines & plus claires, que l'observation y a plus de part; on pourroit assurer la même chose de toute la Physique; & de cet examen naîtront les différentes especes d'observations qui sont du ressort des Médecins. 1°. L'Anatomie résulte de l'observation simple, de l'arrangement, de la figure, de la situation, &c. des parties qui composent le corps humain; l'observation des fonctions qui sont produites par le mouvement ou la vie de ces différentes parties bien disposées, constitue la partie historique de la Physiologie & la séméiotique de la santé; d'où l'on tire plus ou moins directement la Physiologie théorique. L'observation appliquée à l'homme malade, fait connoître les dérangemens qui se trouvent dans les fonctions qui constituent proprement l'état de maladie, & les causes éloignées qui les ont fait naître: c'est la vraie Pathologie, & ses deux branches essentielles l'Aitiologie & la Symptomatologie; on doit aussi se rapporter la seméiotique de la maladie. L'observation de l'effet que produisent sur le corps sain l'air, les

alimens, le sommeil, l'exercice, les passions, & les excrétions, en un mot, les choses non naturelles, forme l'Hygiene, & sert de fondement & de principe aux regles diététiques. L'observation des changemens que produisent les remedes sur le corps malade & dans la marche des maladies, a établi la Thérapeutique, ou la science des indications, d'où est née la matiere médicale. Telles sont les différentes sources d'observations qui se présentent au médecin, & dans lesquelles il peut & doit puiser la vraie Médecine: nous allons les suivre chacune en particulier, mais en peu de mots.

1°. Observations anatomiques cadavériques. Ces observations peuvent se faire sur des cadavres d'hommes morts de mort violente dans la simple vûe d'acquérir des connoissances anatomiques, où elles peuvent avoir lieu sur ceux qui sont morts de maladie, & elles ont alors pour but de découvrir les causes de la mort & les dérangemens intérieurs qui y ont donné lieu: la premiere espece d'observation, que nous appellerons simplement anatomique, peut aussi se faire sur les animaux, leur structure interne est, à peu de chose près, semblable à celle de l'homme, & c'est par la dissection des animaux que l'anatomie a commencé dans un tems où l'ignorance, la superstition & le préjugé faisoient regarder comme une souillure de toucher aux cadavres humains, & empêchoient à plus forte raison d'y porter le couteau anatomique pour en connoître l'intérieur; & même dans notre siecle que nous croyons devoir appeller modestement le plus savant, le plus éclairé & le plus exempt de préjugés; si l'on ne donne pas dans le ridicule outré de se croire souillé par la dissection d'un cadavre; on se fait une peine d'en accorder au zele louable & aux recherches avantageuses des Anatomistes, & dans quelques endroits où l'on accorde (pour de l'argent) les cadavres des hommes, on refuse ceux des femmes, comme si l'un étoit plus sacré que l'autre pour le médecin, & qu'il ne lui fût pas aussi utile & nécessaire de connoître la structure des femmes que celle des hommes. Hérophile & Erasistrate passent pour être les premiers qui ont osé secouer le préjugé en dissequant non - seulement des cadavres humains, mais des hommes vivans criminels, que les princes zélés pour le bien public & philosophes leur faisoient remettre. Des que le premier pas a été fait, les médecins qui les ont suivi se sont empressés de marcher sur leurs traces, & les rois éclairés ont favorisé leurs tentatives par les permissions les plus authentiques & les récompenses les plus honorables; de là les progrès rapides de l'Anatomie, les découvertes fréquentes qui se sont faites successivement. Voyez - en l'histoire à l'article Anatomie. voyez aussi au même endroit les recueils d'observations anatomiques dans les ouvrages qui y sont cités, auxquels on peut ajouter les mémoires des différentes académies, & sur - tout de l'académie royale des Sciences, où l'on trouve dans chaque volume des observations singulieres, curieuses & intéressantes, ces mémoires sont devenus des monumens qui attestent & classent les découvertes qui se font chaque jour. Comme cette science, qui ne demande que de la dextérité dans la main & une bonne vûe, & qui est par conséquent du ressort immédiat & exclusif de l'observation, a été bientôt portée à une certaine perfection, il reste à présent peu d'objets d'observations, peu de chose à découvrir; aussi n'ajoute - t - on, à présent que la science est faite, que quelques observations de monstres qui ne seront pas encore épuisées, parce que les écarts de la nature peuvent varier à l'infini, que quelques divisions futiles, quelques détails minutieux qui ne sont d'aucune utilité; on ne peut même dissimuler que les avantages de l'Anatomie ne sont pas aussi grands qu'on devoit se le promettre. Il paroissoit tout naturel de croire que le corps humain étant une machine, plus on en connoîtroit les ressorts, plus il seroit facile de découvrir les causes, les lois, le méchanisme de leurs mouvemens, plus aussi on seroit éclairé sur la maniere d'agir & sur les effets des causes qui dérangeoient ces ressorts & troubloient ces mouvemens, & qu'enfin ces connoissances devoient répandre un grand jour sur l'art de guérir, c'est - à dire de corriger des altérations si bien connues; mais l'évenement n'a pas justifié un raisonnement en apparence si juste & si conséquent; toutes les observations & les découvertes anatomiques ne paroissent avoir servi |jusqu'ici qu'à exercer la pénétration, la dextérité & la patience des hommes, & à enrichir la Médecine d'une science très - curieuse, très satisfaisante, & un des plus forts argumens, selon Hoffman, & tous les médecins & philosophes, de l'existence & de l'opération de Dieu. Cette espece d'observation auroit sans doute été plus utile, si l'on avoit examiné, comme Hérophile, la structure du corps dans l'homme vivant; l'Anatomie raisonnée ou Physiologique auroit été principalement éclairée sur l'usage & la nécessité des différentes parties. On ne doit point regarder l'exécution de ce projet comme une action barbare & inhumaine; il y a tant de gens qui ont mérité par leurs crimes de finir leur vie sur un échafaud dans les tourmens les plus cruels, auquel il seroit au - moins très - indifférent d'etre mis entre les mains d'un anatomiste, qui ne regarderoit pas l'emploi de bourreau qu'il rempliroit alors comme déshonorant, mais qui ne le verroit que comme un moyen d'acquérir des lumieres, & d'être utile au public, le crime fait la honte & non pas l'échafaud. Le criminel pourroit encore avoir l'espérance de survivre aux observations qu'on auroit fait sur lui, & on pourroit proportionner le danger & la longueur des épreuves à la gravité des crimes: mais quand même une mort assûrée attendroit ce coupable, ou même un autre, soumis au couteau anatomique, il est des cas où il est expédient qu'un homme meure pour le public, & l'humanité bien entendue, peut adopter cette maxime judicieuse d'un auteur moderne, qu'un homme vis - à vis de tous les autres n'est rien, & qu'un criminel est moins que rien.

Le seul usage qu'on pût tirer des observations anatomiques, ou de l'Anatomie telle qu'on la cultive aujourd'hui, ce seroit sans doute d'éclairer pour les observations cadavériques, j'appelle ainsi celles qui se font pour découvrir les causes de mort sur des sujets que quelque maladie a mis au tombeau. Nous sommes encore forcés d'avouer ici qu'on n'a pas retiré beaucoup de lumiere sur la connoissance des causes de cette espece d'observation; la Médecine clinique n'étoit pas moins avancée lorsqu'il ne se faisoit point d'ouverture de cadavres du tems d'Hippocrate qu'elle l'est aujourd'hui; est - ce un vice attaché à la nature de cette observation, ou un défaut dépendant de la maniere dont on la fait? Si l'on y fait attention, on verra que ces deux causes y concourent, 1° il est bien certain que les choses ne sont pas dans le même état dans un homme mort de maladie, que dans un homme mort subitement, ou encore vivant, les gangrenes qu'on trouve à la suite des maladies aigues inflammatoires sont une suite ordinaire de la cessation de la vie dans ces parties, on en trouve quelquefois des traces dans des parties où il n'y a point eu d'inflammation; les obstructions, suppurations que présentent les cadavres de ceux qui sont morts de maladie chronique, n'ont souvent eu lieu qu'à la fin de la maladie lorsqu'elle tendoit à sa fin, & qu'elle étoit incurable; quelles lumieres de pareilles observations peuvent - elles répandre sur la connoissance & la guérison de ces

maladies? On raisonneroit bien mal, & on pratiqueroit bien plus mal encore si l'on établissoit des indications curatives sur les observations cadavériques. Pour avoir quelque chose de certain, il faudroit avoir ouvert cinquante personnes attaquées de la même maladie, & morts dans des tems différens par quelqu'autre cause, on pourroit alors voir les progrès de la maladie & des dérangemens qu'elle occasionne, ou qui l'ont produite; observation presque impossible à suivre. Un des cas où l'on regarde l'observation cadavérique comme inutile, savoir celui où l'on ne trouve aucun vestige de maladie, aucune cause apparente de mort, où tous les visceres bien examinés paroissent sains & bien disposés: ce cas, dis - je, est précisément celui où cette observation me semble plus lumineuse, parce qu'elle démontre qu'il n'y avoit qu'un vice dans les nerfs, & que la maladie étoit strictement nerveuse: un des cas encore où l'observation peut avoir quelqu'utilité, c'est pour déterminer le siege de la maladie; il arrive souvent qu'on attribue des toux, des symptomes de phthisie, à des tubercules du poumon, tandis qu'il n'y a que le foie d'affecté: la même chose arrive dans certaines prétendues péripneumonies, & alors l'observation cadavérique peut faire réfléchir dans une occasion semblable, rectifier le jugement qu'on porte sur la maladie, & faire suivre une pratique différente. La seconde cause de l'inutilité des observations cadavériques, c'est qu'on les fait mal. Un malade auroit il eu une douleur vive au côté, après sa mort le médecin qui croit que c'étoit une pleurésie, fait ouvrir la poitrine, n'y voit aucun dérangement, s'en va tout étonné, & ne s'éclaire point; s'il eût ouvert le bas - ventre, il eût vû le foie ou la face inférieure du diaphragme enflammée. Un homme meurt dans les fureurs d'un délire phrénétique: on se propose de voir la dure - mere engorgée, tout le cerveau délabré, on scie le crâne, la dure - mere & le cerveau paroîtront dans leur état naturel, & on ne va pas s'imaginer & chercher le siege de la maladie dans le bas - ventre. Quand on veut examiner un cadavre pour y découvrir quelque cause de mort, il faut tout le parcourir, ne laisser aucune partie sans l'observer. On trouve souvent des causes de mort dans des endroits où on les auroit le moins soupçonnées: un autre inconvénient qui s'oppose à la bonté des observations cadavériques, c'est de fouiller les cadavres avec un esprit préoccupé, & avec l'envie d'y trouver la preuve de quelqu'opinion avancée; cette prévention qui fait trouver tout ce qu'on cherche, est d'une très - grande conséquence en Médecine; on prépare par - là de nouveaux écueils aux médecins inhabiles, & on taille des matériaux pour des systèmes erronés; c'est un défaut qu'on reproche à certains infatigables faiseurs d'expérience de nos jours. J'ai vû des médecins qui ayant annoncé dans un malade une suppuration dans la poitrine, & en conséquence une impossibilité de guérison, prétendoient la trouver dans le cadavre, prenoient pour du pus l'humeur écumeuse qui sortit des vesicules bronchiques dans le poumon très - sain: il y en a d'autres qui ayant imaginé le foyer d'une maladie dans quelque viscere, trouvent toujours dans l'ouverture des cadavres quelques vices, mais ils sont les seuls à faire ces observations. Ceux qui seront curieux de lire beaucoup d'observations cadavériques dont je me garde bien de garantir l'exactitude & la vérité, peuvent consulter le Sepulchretum Boneti, les recueils d'observations de Tulpius, Forestus, Hoffman, Riviere, Sennert, Schenckius, Zacutus Lusitanus, Italpart Van der - vic, les miscellanea natur. curiosor. & le synopsis, & Wepfer histor. apoplectic. cum observat. celebr. medicor. Manget, bibliothec. med. practic. Lieutaud, son prècis de la Médecine, remarquable par les observations cadavériques qu'il a faites lui - même, ou qu'il a rassemblé des autres, mais qu'on est fâché de voir si abrégée; Morson, sa Phthisiologie; Senac, son immortel traité du coeur; & un petit, mais excellent ouvrage sur les fievres intermittentes & remittentes, où il y a un chapitre particulier qui renferme les observations faites sur les cadavres de ceux qui sont morts de fievres intermittentes, &c. on trouve aussi de ces observations dans une foule de petits traités particuliers sur chaque maladie; les mémoires de différentes académies; les essais de la société d'Edimbourg, & le journal de Médecine en renferment aussi beaucoup.



Prudhomme-JusticePrologue


Dans les combats légers de l'air avec la feuille

Il nous fait voir un gaz attaquant du charbon ;

La fleur même pour nous, depuis qu'il en recueille

L'âme sous l'alambic, ne sent plus aussi bon.

Et quel amour goûter, quand dans la chair vivante

Un froid naturaliste enfonce le scalpel,

Et qu'on entend hurler d'angoisse et d'épouvante

La victime aux dieux sourds poussant un rauque appel ?

Depuis qu'en tous les corps on a vu la dépouille

Des tissus les plus fins grossir sous le cristal,

Le regard malgré soi les dissèque et les fouille,

Des apprêts de la forme inquisiteur brutal.

Plus de hardis coups d'aile à travers le mystère,

Plus d'augustes loisirs, le poëte a vécu.

Des maîtres d'aujourd'hui la discipline austère

Sous un joug dur et lent courbe son front vaincu.

Il les croit forcément, qu'il sache ou qu'il ignore

Où leur propre croyance a trouvé son appui ;

La Nature est la même et lui sourit encore,

Mais il ne la voit plus que par eux, malgré lui.



Rabelais-Pantagruel


Pantagruel, François Rabelais, Lyon,

Les horribles & espouventables faictz & prouesses du tres renomme

Pantagruel Roy des Dipsodes/

filz du grand geant Gargantua/ Composez nouvellement par maistre

Alcofrybas

Nasier.

On les vend a Lyon en la maison

de Claude nourry / dict le Prince

pres nostre dame de Confort.

Prologue de L’auteur.

tres illustres & tres chevaleureux champions

gentilz hommes & aultres / qui voluntiers

vous adonnez a toutes gentilesses & honnestetez/ Vous avez na gueres veu/ leu/ et

sceu les grandes & inestimables chronicques

de l’enorme geant Gargantua/ & comme vrays fideles les

avez creues tout ainsi que texte de Bible ou du sainct Evangile/ & y avez maintesfoys passe vostre temps avecques les

honnorables dames & damoiselles/ leur en faisans beaux

et longs narrez/ alors que estiez hors de propos: dont estes

bien dignes de grand louenge. Et a la mienne volunte que ung

chascun laissast sa propre besoingne & mist ses affaires propres

en oubly/ affin de y vacquer entierement sans que son esprit

feust de ailleurs distraict ny empesche jusques a ce que l’on

les sceust par cueur/ affin que si daventure l’art de imprimerie

cessoit/ ou en cas que tous livres perissent/ au temps advenir

ung chascun les puisse bien au net enseigner a ses enfans:

car il y a plus de fruict que paradventure ne pensent ung

tas de gros talvassiers tous croustelevez/ qui entendent

beaucoup moins en ces petites joyeusetez que ne faict

Raclet en L’institute. J’en ay congneu de haultz & puissans seigneurs en bon nombre/ qui allans a chasse de grosses

bestes/ ou voller pour faulcon: s’il advenoit que la beste ne

feust rencontree par les brisees/ ou que le faulcon se mist a

planer/ voyant la praye guaingner a tyre d’esle/ ilz estoient

bien marryz/ comme entendez assez: mais leur refuge de reconfort et affin de ne se morfondre estoit a recoler les inestimables faictz dudict Gargantua. D’aultres sont par le

monde (ce ne sont pas faribolles) qui estans grandement

affligez du mal des dentz/ apres avoir tous leurs biens

despenduz en medecins/ ne ont trouve remede plus expedient/ que de mettre lesdictes chronicques entre deux beaulx

linges bien chaulx/ & les applicquer au lieu de la douleur/

les sinapizant avecques ung peu de pouldre d’oribus.

Mais que diray je des pauvres verollez & goutteux?

O quantesfois nous les avons veu a l’heure qu’ilz estoient

bien oingtz & engressez à point/ & le visaige leur reluysoit

comme la claveure d’ung charnier/ & les dentz leurs tres sailloient comme font les marchettes d’ung clavier d’orgues ou

d’espinette quand on joue dessus/ & que le gousier leur escumoit comme a ung verrat que les vaultrez & levriers ont

chasse sept heures: que faisoient ilz alors? toute leur consolation n’estoit que de ouyr lire quelque page dudict livre.

Et en avons veu qui se donnoient a cent pippes de diables/

en cas qu’ilz n’eussent senty allegement manifeste a la lecture

dudict livre/ lors qu’on les tenoit es lymbes/ ny plus ny

moins que les femmes estans en mal d’enfant quand on

leur ligt la vie de saincte Marguerite. Est ce riens cela?

Trouvez moy livre en quelque langue/ en quelque faculte

& science que ce soit/ qui ait telles vertuz/ proprietez/ & prerogatives/ & je payeray chopine de trippes. Non messieurs

non. Il n’y en a point. Et ceulx qui vouldroient maintenir

que si: reputez les abuseurs & seducteurs. Bien vray est il

que l’on trouve en d’aulcuns livres dignes de memoire certaines proprietez occultes/ en nombre desquelz l’on mect

Robert le diable/ Fierabras/ Guillaume sans paour/ Huon

de Bourdeaulx / Monteville/ & Matabrune/ mais elles

ne sont pas a comparer a celuy dont nous parlons. Et le

monde a bien congneu par experience infallible le grand

emolument & utilite qui venoit de ladicte chronicque Gargantuine: car il en a este plus vendu des imprimeurs en

deux moys/ qu’il ne sera achepte de Bibles de neuf ans.

Voulant doncques moy vostre humble esclave accroistre

voz passetemps davantaige/ Je vous offre de present ung

aultre livre de mesmes billon/ sinon qu’il est ung peu plus

equitable & digne de foy que n’estoit l’aultre. Car ne croyez

pas si ne voulez errer a vostre essient/ que j’en parle comme

les Juifz de la loy. Je ne suis pas nay en telle planette/ et

ne m’advint oncques de mentir ou asseurer chose que ne

feust veritable: agentes & consentientes/ c’est a dire/ qui n’a

conscience n’a rien. J’en parle comme sainct Jehan de L’Apocalypse: quod vidimus testamur. C’est des horribles faictz

et prouesses de Pantagruel/ lequel j’ay servy a guaiges des

ce que je fuz hors de paige/ jusques a present/ que par son

congie m’en suis venu ung tour visiter mon pays de vache

et scavoir s’il y avoit encores en vie nul de mes parens.

Pourtant/ affin que je face fin a ce prologue/ tout ainsi comme

je me donne a cent mille panerees de beaulx diables corps

et ame/ trippes et boyaulx/ en cas que j’en mente en toute

l’histoire d’ung seul mot/ pareillement le feu sainct Antoine

vous arde/ mau de terre vous vire/ le lancy/ le mau lubec

vous trousse/ la caquesangue vous viengne/ le mau fin feu

de ricque racque/ aussi menu que poil de vache/ tout renforce de vif argent/ vous puisse entrer au fondement/ & comme

Sodome & Gomorre puissez tomber en soulfre en feu & A iii

abysme/ en cas que vous ne croyez fermement tout ce que

je vous racompteray en ceste presente chronicque.

De l’origine & antiquite du grand

Pantagruel. Chapitre. i.

CE ne sera point chose inutile ne oysifve de

vous remembrer la premiere source & origine

dont nous est nay le bon Pantagruel: car

je voy que tous bons historiographes ainsi

ont traicte leurs chronicques/ non seulement

des Grecz/ des Arabes/ & Ethnicques/ mais aussi les

auteurs de la saincte escripture/ comme monseigneur sainct

Luc mesmement/ & sainct Matthieu. Il vous convient

doncques noter que au commencement du monde ung peu

apres que Abel fut occis par son frere Cayn/ la terre embue

du sang du juste fut une certaine annee si tres fertile en tous

fruictz qui de ses flans nous sont produictz/ & singulierement en mesles/ que l’on l’appela de toute memoire l’annee

des grosses mesles: car les troys en faisoient le boysseau/

au moys de Octobre ce me semble ou bien de Septembre/

affin que je ne erre: fut la sepmaine tant renommee par les

annales/ qu’on nomme la sepmaine des troys Jeudys: car

il y en eut troys/ a cause des irreguliers bissextes que la

Lune varia de son cours plus de cinq toizes/ le monde voluntiers mangeoit desdictes mesles: car elles estoient belles

a l’oeil: & delicieuses au goust. Mais tout ainsi que Noe le

sainct homme/ a qui nous sommes tant obligez & tenuz/ de ce qu’il

nous planta la vigne/ dont nous vient ceste nectareicque/

precieuse/ celeste/ et deificque liqueur/ qu’on nomme le piot/

fut trompe en le beuvant: car il ignoroit la grande vertu et

puissance d’iceluy. Semblablement les hommes & femmes

de ce temps la mangeoient en grand plaisir de ce beau & gros

fruict: mais il leurs en advint beaucoup d’accidens. Car

a tous survint au corps une enfleure bien estrange: mais

non a tous en ung mesme lieu. Car les ungs enfloient

par le ventre/ & le ventre leur devenoit bossu comme une grosse

tonne: desquelz il est escript: Ventrem omnipotentem. Et de ceste

rasse nasquit sainct Pansart & Mardygras. Les aultres

enfloient par les espaules & tant estoient bossuz qu’on les

appelloit montiferes/ comme portesmontaignes: dont vous en

voyez encores par le monde en divers sexes & dignitez.

Et de ceste rasse yssit Esopet: dont vous avez les beaulx

faictz & dictz par escript. Les aultres enfloient en longitude

par le membre/ qu’on appelle le laboureur de nature: en sorte

qu’ilz le avoyent merveilleusement long/ grand/ gras/ gros/

vert/ & acreste/ a la mode antique/ si bien qu’ilz s’en servoient

de ceincture le redoublant a cinq ou six foys par le corps:

Et s’il advenoit qu’il feust en point & eust vent en pouppe/

a les veoir vous eussiez dit que c’estoient gens qui eussent

leurs lances en l’arrest pour jouster a la quintaine. Et de

ceulx la est perdue la rasse/ comme disent les femmes. Car

elles lamentent continuellement qu’il n’en est plus de ces

gros &c. Vous scavez le reste de la chanson. D’aultres croissoyent par les jambes & a les veoir eussiez dit que c’estoient

grues/ ou bien gens marchans sus des eschasses. Et les

petitz grymaulx les appellent en grammaire Iambus.

D’aultres par les aureilles/ lesquelles ilz avoient si grandes

que de l’une en faisoient pourpoint/ chausses/ & sayon: et A iiii

de l’aultre se couvroient comme d’une cappe a l’hespaignole.

Et dit l’on que en Bourbonnoys encores en a de l’heraige: dont

sont dictes aureilles de Bourbonnoys. Les aultres croissoient en long du corps: & de ceulx la sont venuz les geans/

& par eulx Pantagruel. Et le premier fut Chalbroth/ qui

engendra Sarabroth/ qui engendra Faribroth/ qui engendra Hurtaly/ qui fut beau mangeur de souppes & regna au

temps du deluge/ qui engendra Nembroth/ qui engendra

Athlas qui avecques ses espaules guarda le ciel de tumber/

qui engendra Goliath/ qui engendra Eryx/ qui engendra

Titius/ qui engendra Eryon/ qui engendra Polyphemus/

qui engendra Cacus/ qui engendra Etion/ qui engendra

Enceladus/ qui engendra Ceus/ qui engendra Typhoeus/

qui engendra Aloeus/ qui engendra Othus/ qui engendra

Aegeon/ qui engendra Briareus qui avoit cent mains/ qui

engendra Porphyrio/ qui engendra Adamastor/ qui engendra Anteus/ qui engendra Agatho/ qui engendra Porus

contre lequel batailla Alexandre le grand/ qui engendra

Aranthas/ qui engendra Gabbara/ qui engendra Goliath

de Secundille/ qui engendra Offot: lequel eut terriblement beau nez a boire au baril/ qui engendra Artachees/

qui engendra Oromedon/ qui engendra Gemmagog/ qui

fut inventeur des souliers a poulaine/ qui engendra Sisyphus/ qui engendra les Titanes: dont nasquit Hercules/

qui engendra Enay/ qui engendra Fierabras/ lequel fut vaincu

par Olivier pair de France compaignon de Roland/ qui engendra

Morguan/ qui engendra Fracassus: duquel a escript Merlinus Coccaius: dont nasquit Ferragus/ qui engendra

Happemousche/ qui engendra Bolivorax/ qui engendra Lon

gys/ qui engendra Gayoffe/ qui engendra Maschefain/

qui engendra Brulefer/ qui engendra Engoulevent/ qui

engendra Galehault/ qui engendra Myrelangault/ qui

engendra Galaffre/ qui engendra Falourdin/ qui engendra

Roboastre/ qui engendra Sortibrant de Connimbres / qui

engendra Brushant de Mommiere / qui engendra Bruyer/

lequel fut vaincu par Ogier le dannoys pair de France/

qui engendra Mabrun/ qui engendra Foutasnon/ qui engendra Hacquelebac/ qui engendra Vitdegrain/ qui engendra

Grantgousier/ qui engendra Gargantua/ qui engendra

le noble Pantagruel mon maistre. J’entends bien que lysant

ce passaige/ vous faictes en vous mesmes ung doubte bien

raisonnable. Et demandez/ comment est il possible que ainsi

soit: veu que au temps du deluge tout le monde perit fors

Noe & sept personnes avecques luy dedans L’arche: au nombre

desquelz n’est point mys ledict Hurtaly? La demande est

bien faicte sans doubte & bien apparente: mais la responce

vous contentera. Et par ce que n’estoys pas de ce temps

la pour vous en dire a mon plaisir/ Je vous allegueray

l’auctorite des Massoretz interpres des sainctes lettres

Hebraicques: lesquelz disent que sans point de faulte ledict

Hurtaly n’estoit point dedans L’arche de Noe/ aussi n’y eust

il peu entrer: car il estoit trop grand/ mais il estoit dessus

L’arche a cheval jambe deca jambe dela/ comme les petitz

enfans sus des chevaulx de boys. Et en ceste facon saulva

ladicte Arche de periller: car il luy bailloit le bransle avecques les jambes/ & du pied la tournoit ou il vouloit comme

on faict du gouvernail d’une navire: & ceulx du dedans

luy envoyoient des vivres par une cheminee a suffisance/ B

comme gens bien recongnoissans le bien qu’il leur faisoit.

Et quelque foys parlementoient ensemble/ comme faisoit

Icaromenippus a Jupiter/ selon le raport de Lucian.

De la nativite du tres redoubte Pantagruel. Chapitre ii.

GArgantua en son aage de quattre cens quattre

vingtz quarante & quattre ans engendra son

filz Pantagruel de sa femme nommee Badebec

fille du Roy des Amaurotes en Utopie/ laquelle mourut de mal d’enfant: car il estoit

si grand & si lourd/ qu’il ne peust venir a lumiere/ sans ainsi

suffocquer sa mere. Mais pour entendre pleinement la

cause & raison de son nom qui luy fut baille en baptesme:

Vous noterez que celle annee il y avoit une si grand seicheresse

en tout le pays de Africque/ pour ce que il y avoit passe plus

de. xxxvi. moys sans pluye/ avec chaleur de soleil si vehemente/ que toute la terre en estoit aride. Et ne fut point au

temps de Helye plus eschauffee que fut pour lors. Car il n’y

avoit arbre sus terre qui eust ny fueille ny fleur/ les herbes

estoient sans verdeur/ les rivieres taries/ les fontaines a

sec/ les pauvres poissons delaissez de leurs propres elemens

vagans & cryans par la terre horriblement/ les oyseaulx

tumbans de l’air par faulte de rosee/ les loups/ les regnars/

cerfz/ sangliers/ daims/ lievres/ connilz/ bellettes/ foynes/

blereaulx & aultres bestes l’on trouvoit par les champs mortes la gueulle baye. Et au regard des hommes/ c’estoit la

grande pitie/ vous les eussiez veuz tirans la langue comme

levriers qui ont couru six heures. Plusieurs se gettoient

dedans les puys/ d’aultres se mettoient au ventre d’une vache

pour estre a l’umbre: & les appelle Homere Alibantes. Toute

la contree estoit a l’ancre: c’estoit pitoyable cas de veoir le

travail des humains pour se guarentir de ceste horrificque

alteration. Car il y avoit prou affaire de saulver l’eau benoiste par les esglises qu’elle ne feust desconfite: mais l’on y

donna tel ordre par le conseil de messieurs les cardinaulx

et du sainct pere/ que nul n’en osoit prendre que une venue:

Encores quand quelqu’ung entroit en l’esglise/ vous en eussiez

veu a vingtaines de pauvres alterez qui venoient au derriere

de celluy qui la distribuoit a quelqu’ung la gueulle ouverte

pour en avoir quelque petite goutelette: comme le maulvais

Riche/ affin que rien ne se perdist. O que bienheureux

fut en ceste annee celuy qui eut cave fraische & bien garnie.

Le Philosophe racompte en mouvant la question/ Pourquoy

c’est que l’eau de la Mer est salee? que au temps que

Phebus bailla le gouvernement de son chariot lucificque

a son filz Phaeton: Ledict Phaeton mal apris en l’art/ et

ne scavant ensuyvre la ligne eclipticque entre les deux

tropicques de la sphere du Soleil/ varia de son chemin: et

tant approcha de la terre/ qu’il mist a sec toutes les contrees

subjacentes/ bruslant une grand partie du ciel/ que les Philosophes appellent via lactea : & les Lifrelofres nomment le

chemin sainct Jacques. Adoncques la terre fut tant eschauffee/

que il luy vint une sueur enorme/ dont elle sua toute la mer/

qui par ce est sallee: car toute sueur est sallee/ ce que vous

direz estre vray si voulez taster de la vostre propre: ou bien

de celle des verollez quand on les faict suer/ ce me est tout

ung. Quasi pareil cas arriva en ceste dicte annee: Car B ii

ung jour de Vendredy que tout le monde s’estoit mis en devotion/ et faisoit une belle procession avecques forces letanies

et beaux preschans supplians a dieu omnipotent les vouloir

regarder de son oeil de clemence en tel desconfort/ visiblement

fut veu de la terre sortir grosses gouttes d’eau/ comme quand

quelque personne sue copieusement. Et le pauvre peuple se

commenca a esjouyr come sy ce eust este chose a eulx proffitable:

Car les aucuns disoient que de humeur il n’y en avoit point

en l’air/ dont on esperast de avoir pluye/ & que la terre supplioit au deffault. Les aultres gens scavans disoient que c’estoit

pluye des Antipodes: come Senecque narre au quart livre

questionum naturalium/ parlant de l’origine & source du fleuve

du Nile. Mais ilz y furent trompez: car la procession finee

alors que chascun vouloit recueillir de ceste rousee & en boire

a plain godet/ trouverent que ce n’estoit que saulmere pire et

plus salee que n’est l’eau de la mer. Et par ce que en ce propre

jour nasquit Pantagruel/ son pere luy imposa tel nom: car

Panta en Grec vault autant a dire comme tout: & Gruel en

langue Hagarene vault autant comme altere/ voulant inferer

que a l’heure de sa nativite le monde estoit tout altere. Et

voyant en esperit de prophetie qu’il seroit quelque jour dominateur des alterez. Ce que luy fut monstre a celle heure

mesmes par aultre signe plus evident. Car alors que sa mere

Badebec l’enfantoit/ & que les sages femmes attendoient

pour le recepvoir/ issirent premier de son ventre soixante & huyt

tregeniers chascun tirant par le licol ung mulet tout charge

de sel: apres lesquelz sortirent neufz dromadaires chargez

de jambons & langues de boeuf fumees: sept chameaulx

chargez d’anguillettes: puis vingt & cinq charrettes de

porreaulx/ d’aulx/ d’oignons/ & de cibotz: ce qui espoventa

bien lesdictes saiges femmes/ mais les aucunes d’entre

elles disoient: Voicy bonne provision: cecy n’est que bon signe:

ce sont agueillons de vin. Et comme elles caquettoient de ses

menuz propos entre elles/ voicy sortir Pantagruel tout velu

come ung Ours/ dont dist une d’elles en esperit propheticque/

Il est ne a tout le poil/ il fera choses merveilleuses: & s’il

vit/ il aura de l’eage.

Du dueil que mena Gargantua de la mort

de sa femme Badebec. Chapitre .iii.

QUand Pantagruel fut ne/ qui fut bien esbahy

et perplex ce fut Gargantua son pere: car voyant

d’ung couste sa femme Badebec morte & de l’aultre

son filz Pantagruel ne/ tant beau & grand/ Il ne

scavoit que dire ny que faire. Et le doubte qui troubloit son

entendement estoit/ assavoir mon s’il debvoit pleurer pour le

dueil de sa femme/ ou rire pour la joye de son filz? D’ung coste

et d’aultre il avoit d’argumens sophisticques qui le suffocquoient: car il les faisoit tres bien in modo & figura/ mais

il ne les povoit souldre. Et par ce moyen demouroit empestre comme ung Millan prins au lasset. Pleureray je/ disoit il? ouy: car pourquoy? Ma tant bonne femme est morte/

qui estoit la plus cecy & cela qui feust au monde. Jamais je

ne la verray/ jamais je n’en recouvreray une telle: ce m’est

une perte inestimable. O mon dieu/ que te avoys je faict

pour ainsi me punir? que ne m’envoyas tu la mort a moy

premier que a elle? car vivre sans elle ne m’est que languir.

Ha Badebec ma mignonne/ m’amye/ mon petit con (toutesfois elle en avoit bien trois arpens & deux sexterees) ma ten- B iii

drette/ ma braguette/ ma savatte/ ma pantoufle jamais je

ne te verray. Ha faulce mort tant tu me es malivole/ tant tu

me es oultrageuse de me tollir celle a laquelle immortalite

appartenoit de droict. Et ce disant pleuroit come une vache:

mais tout soubdain ryoit come ung veau/ quand Pantagruel

luy venoit en memoire. Ho mon petit filz/ disoit il: mon

couillon/ mon peton/ que tu es joly: & tant je suis tenu a dieu

de ce qu’il m’a donne ung si beau filz tant joyeux/ tant ryant/

tant joly. Hohohoho que je suis ayse/ beuvons ho laissons

toute melancholie/ apporte du meilleur/ rince les verres/

boutte la nappe/ chasse ces chiens/ souffle ce feu/ allume

ceste chandelle/ ferme ceste porte/ envoyez ces pauvres/ tiens

ma robbe/ que je me mette en pourpoint pour mieulx festoyer

les commeres. Et en ce disant il ouyt la letanie & les mementos des prebstres qui portoient sa femme en terre: dont laissa

son bon propos & tout soubdain fut ravy ailleurs: disant/ Jesus

fault il que je me contriste encores/ cela me fasche/ le temps

est dangereux/ je pourray prendre quelque fiebvre/ voy me la

affolle. Foy de gentilhomme il vault mieulx pleurer moins/

et boire davantaige. Ma femme est morte/ & bien: par dieu

je ne la resusciteray pas par mes pleurs: elle est bien/ elle

est en paradis pour le moins si mieulx ne est: elle prie dieu

pour nous/ elle est bien heureuse/ elle ne se soucie plus de

noz miseres & calamitez/ autant nous en pend a l’oeil: dieu

gard le demourant/ il me fault penser d’en trouver une aultre.

Mais voicy que vous ferez/ dist il es saiges femmes: allez

vous en a l’enterrement d’elle/ et ce pendant je berseray icy

mon filz: car je me sens bien fort altere: & seroys en dangier de

tomber malade/ mais beuvez quelque peu devant: car vous

vous en trouverez bien/ & m’en croyez sur mon honneur.

A quoy obtemperant allerent a l’enterrement & funerailles: &

le pauvre Gargantua demoura a l’hostel: mais ce pendant il

fist l’epitaphe pour estre engrave en la maniere que s’ensuyt.

Elle en mourut la noble Badebec

Du mal d’enfant/ qui tant me sembloit nice:

Car elle avoit visaige de rebec/

Corps d’espaignole/ & ventre de souyce.

Priez a dieu/ qu’a elle soit propice/

Luy pardonnant s’en riens oultrepassa:

Cy gist son corps au quel vesquit sans vice/

Et mourut l’an & jour que tres passa.

De l’enfance de Pantagruel. Chapitre .iiii.

JE trouve par les anciens historiographes et

poetes/ que plusieurs sont nez en ce monde en

facons bien estranges qui seroient trop longues

a racompter/ lisez le .viie. livre de Pline si avez

loysir. Mais vous n’en ouystes jamais d’une si merveilleuse comme fut celle de Pantagruel. Car c’estoit chose difficile a croire comment il creut en corps & en force en peu de

temps. Et n’estoit riens de Hercules/ qui estant au berseau tua

les deux serpens: car lesdictz serpens estoient bien petitz & fragiles. Mais Pantagruel estant encores au berceau fist de

cas bien espoventables. Je laisse icy a dire comment a chascun

de ses repas il humoit le laict de quattre mille six cens vaches. Et comment pour luy faire ung paeslon a cuire sa bouillie

furent occupez tous les paesliers de Saumur en Anjou/ de

Villedieu en Normandie/ de Bramont en Lorraine: & luy B iiii

bailloit on ladicte bouillie en ung grand tymbre qui est encores de present a Bourges au pres du palays: mais les dentz

luy estoient desja tant crues & fortifiees qu’il en rompit dudict

tymbre ung grand morceau/ comme tres bien apparoist. Ung

certain jour vers le matin que on le vouloit faire tetter une

de ses vaches (car de nourrisses il n’en eut jamais aultrement comme dit l’histoire) Il se desfit des liens qui le tenoient

au berceau ung des bras & vous prent ladicte vache par dessoubz

le jarret/ & luy mangea les deux tetins & la moytie du ventre avecques le foye & les roignons/ & l’eust toute devoree/

n’eust este qu’elle cryoit horriblement comme si les loups la tenoient aux jambes/ auquel cry le monde arriva & osterent

ladicte vache des mains dudict Pantagruel: mais ilz ne sceurent

si bien faire que le jarret ne luy en demourast come il le tenoit/

& le mangeoit tres bien comme vous feriez d’une saulcisse: et

quand l’on luy voulut oster l’os/ il l’avalla bien tost/ come ung

Cormaran feroit ung petit poisson/ & apres commenca a dire

bon bon bon: car il ne scavoit encores pas bien parler/ voulant donner a entendre/ que il l’avoit trouve fort bon/ & qu’il

n’en failloit plus que autant. Ce que voyans ceulx qui le

servoient/ le lierent a gros cables/ comme sont ceulx que l’on

faict a Tain pour le voyage du sel de Lyon/ ou comme sont

ceulx de la grand Navire Francoyse qui est au port de Grace

en Normandie. Mais quelque foys que ung grand Ours

que nourrissoit son pere eschappa/ & luy venoit lescher le visaige: car les nourrisses ne luy avoient pas bien torche les

babines/ il se desfit desdictz cables aussi facilement come Sanson

d’entre les Philistins/ & vous print monsieur de l’ours/ et

vous le mist en pieces comme ung poullet/ et vous en fist une

bonne guorge chaulde pour ce repas. Parquoy craingnant

Gargantua qu’il se gastast/ fist faire quatre grosses chaines de fer pour le lyer/ & fist faire des arboutans a son ber

ceau bien afustez. Et de ces chaines en avez une a la Rochelle que l’on lieve au soir entre les deux grosses tours

du havre/ L’aultre est a Lyon/ L’aultre a Angiers. Et la

quarte fut emportee des diables pour lyer Lucifer qui se

deschainoit en ce temps la/ a cause d’une colicque qui le tormentoit extraordinairement/ pour avoir mange l’ame d’ung

sergeant en fricassee a son desjeuner. Dont povez bien croire

ce que dit Nicolas de lyra sur le passaige du psaultier ou

il est escript. Et Og regem Basan . Que ledict Og estant

encores petit estoit si fort & robuste/ qu’il le failloit lyer de

chaines de fer en son berceau. Et ainsi demoura coy & pa

cificque Pantagruel: car il ne povoit rompre tant facilement

lesdictes chaines/ mesmement qu’il n’avoit pas espace au

berceau de donner la secousse des bras. Mais voicy que

arriva ung jour d’une grand feste que son pere Gargantua

faisoit ung beau banquet a tous les princes de sa court. Je

croy bien que tous les officiers de sa court estoient tant occupez

au service du festin/ que l’on ne se soucioit point du pauvre

Pantagruel: & demouroit ainsi a reculorum. Voicy qu’il fist/

il essaya de rompre les chaines du berceau avecques les

bras/ mais il ne peust: car elles estoient trop fortes/ adonc il

trepigna tant des piedz/ qu’il rompit le bout de son berceau

qui toutesfois estoit d’une grosse poste de sept empans en

quarre/ & ainsi qu’il eut mys les piedz dehors/ il se avalla

le mieulx qu’il peust/ en sorte que il touchoit des piedz en

terre. Et alors avecques grand puissance se leva emportant C

son berceau sur l’eschine ainsi lye/ come une Tortue qui monte contre une muraille. Et a le veoir sembloit que ce fust une

grand caracque de cinq cens tonneaux/ qui feust debout.

En ce point entra en la salle ou l’on banquetoit/ & hardiment

qu’il espoventa bien l’assistence: mais par autant qu’il avoit

les bras lyez dedans/ il ne povoit riens prendre a manger/

mais en grand peine se enclinoit pour prendre a tout la langue quelque lippee. Quoy voyant son pere entendit bien

que l’on l’avoit laisse sans luy bailler a repaistre/ & commanda

qu’il feust deslye desdictes chaines par le conseil des princes

et seigneurs assistans/ ensemble aussi que les medecins de

Gargantua disoient/ que si l’on le tenoit ainsi au berceau/ qu’il

seroit toute sa vie subject a la gravelle. Et lors qu’il fut deschaine/ l’on le fist asseoir & repeut fort bien/ & mist sondict

berceau en plus de cinq cens mille pieces d’ung coup de

poing qu’il frappa au millieu/ avecques protestation de jamais y retourner.

Des faitz du noble Pantagruel en son

jeune eage. Chapitre .v.

AInsi croissoit Pantagruel de jour en jour et

proffitoit a veue d’oeil/ dont son pere s’esjouyssoit

par affection naturelle. Et luy feist faire comme

il estoit petit une arbeleste pour s’esbatre apres

les oysillons/ qui est de present en la grosse tour de Bourges.

Puis l’envoya a l’escholle pour aprendre & passer son jeune

aage. Et de faict vint a Poictiers pour estudier/ & y proffita

beaucoup/ auquel lieu voyant que les escholliers estoient

aulcunesfois de loysir & ne scavoient a quoy passer temps/

il en eut compassion. Et ung jour print d’ung grand rochier/

qu’on nomme Passelourdin/ une grosse roche ayant environ

de douze toyzes en quarre/ & d’espesseur quatorze pans/ Et

la mist sur quatre pilliers au millieu d’ung champ bien a

son ayse/ affin que lesdictz escholliers quand ilz ne scauroient

aultre chose faire passassent le temps a monter sur ladicte

pierre/ & la banquetter a force flacons/ jambons/ & pastez: et

escripre leurs noms dessus avec ung cousteau: & de present

l’appelle on La pierre levee. Et en memoire de ce n’est aujourdhuy nul passe en la matricule de ladicte universite de

Poictiers/ sinon qu’il ait beu en la fontaine Caballine de

Croustelles/ passe a Passelourdin/ & monte sur la Pierre

levee. En apres lysant les belles chronicques de ses ancestres / trouva que Geoffroy de Lusignan dit Geoffroy

a la grand dent/ grand pere du beau cousin de la seur aisnee de

la tante du gendre de sa belle mere/ estoit enterre a Maillezays/ dont print ung jour campos pour le visiter comme

homme de bien. Et partant de Poictiers avecques aulcuns

de ses compaignons/ passerent par Leguge/ par Lusignan/

par Sansay/ par Celles/ par sainct Lygaire/ par Colonges/ par Fontenay le conte/ & de la arriverent a Maillezays:

ou visita le sepulchre dudict Geoffroy a la grand dent/ dont

il eut quelque peu de frayeur voyant sa protraicture: car il

y est en ymage comme d’ung homme furieux/ tirant a demy son

grand marchus de la guainne. Et demandoit la cause de

ce/ les chanoines dudict lieu luy dirent/ qu’il n’y avoit point

d’aultre cause: sinon que Pictoribus atque Poetis &c. c’est a

dire/ que les Painctres & Poetes ont liberte de paindre a

leur plaisir ce qu’ilz veullent. Mais il ne s’en contenta pas

de leur responce/ & dist. Il n’est point ainsi painct sans cause. C ii

Et me doubte que a sa mort l’on luy a faict quelque tord/ dont

il demande vengeance a ses parens. Je m’en enquesteray

plus au plain & en feray ce que de raison. Ainsi s’en retourna/

non pas a Poictiers mais il voulut visiter les aultres universitez de France/ dont passant a la Rochelle se mist sur

mer & s’en vint a Bourdeaulx/ mais il n’y trouva pas grand

exercice/ sinon des guabarriers a jouer aux luettes sur la

grave/ de la s’en vint a Thoulose/ ou il aprint fort bien a

danser & a jouer de l’espee a deux mains/ comme est l’usance

des escholliers de ladicte universite/ mais il n’y demeura

gueres/ quand il vit qu’ilz faisoient brusler leurs regens

tous vifz comme arans soretz/ disant. Ja dieu ne plaise que

ainsi je meure: Car je suis de ma nature assez altere sans

me chauffer davantaige. Puis vint a Montpellier/ ou il

trouva fort bons vins de Mirevaulx & joyeuse compaignie

et se cuyda mettre a estudier en medecine: mais il considera

que l’estat estoit fascheux par trop & melancholicque/ & que

les medecins sentoient les clysteres comme vieulx diables.

Et par ce vouloit estudier en loix: mais voyant que il n’y

avoit que troys teigneux & ung pele de legistes audict lieu

s’en partit. Et au chemin fist le pont du Guard/ en moins

de troys heures: qui toutesfois semble oeuvre plus divine

que humaine. Et vint en Avignon ou il ne fut pas troys

jours qu’il ne devint amoureux: car les femmes y jouent

voulentiers du serrecropyere. Ce que voyant son Pedagogue

nomme Epistemon l’en tira & le mena a Valence au Daulphine: mais il vit qu’il n’y avoit pas grand exercice/ & que

les marroufles de la ville battoient les escholliers/ dont

il eut despit: & ung beau Dimenche que tout le monde dansoit

publicquement/ ung escholier se voulut mettre en danse/ ce

que ne permirent lesdictz marroufles. Quoy voyant Pantagruel leur bailla a tous la chasse jusques au bort du

Rosne/ & les vouloit faire tous noyer: mais ilz se musserent

contre terre comme taulpes bien demie lieue soubz le Rosne:

Et le pertuys encores y apparoist. Et apres il s’en partit/ et

vint a Angiers/ ou il se trouvoit fort bien: & y eust demeure

quelque espace/ n’eust este que la peste les en chassa. Ainsi

s’en vint a Bourges ou estudia bien long temps & proffita

beaucoup en la faculte des loix. Et disoit aulcunesfois que

les livres des loix luy sembloient une belle robbe d’or triumphante et precieuse a merveilles/ qui feust brodee de merde:

car disoit il/ au monde n’y a livres tant beaulx/ tant aornez/

tant elegans/ comme sont les textes des Pandectes: mais

la brodure d’iceulx/ c’est assavoir la glose de Accursius/ est

tant salle/ tant infame & punaise/ que ce n’est que ordure et

villenie. Partant de Bourges vint a Orleans/ & la trouva

force rustres d’escholliers/ qui luy firent grand chere a sa

venue: & en peu de temps aprint avecques eulx a jouer a la

paulme si bien qu’il en estoit maistre. Car les estudians dudict

lieu en font bel exercice: & le menoient aulcunesfois es

isles pour s’esbatre au jeu du Poussavant. Et au regard de

se rompre fort la teste a estudier/ il ne le faisoit point/ de peur

que la veue ne luy diminuast. Mesmement que ung quidam

des regens disoit souvent en ses lectures/ qu’il n’y a chose

tant contraire a la veue/ comme est la maladie des yeulx.

Et quelque jour que l’on passa Licentie en loix quelqu’ung

des escholliers de sa congnoissance/ qui de science n’en avoit

gueres plus que sa portee: mais en recompense scavoit fort C iii

bien dancer & jouer a la paulme. Il fist le blason & devise

des Licentiez en ladicte universite/ disant. Ung esteuf en

la braguette/ en la main une raquette/ une loi en la cornette/ une basse dance au talon/ voy vous la passe coquillon.#MainX]

Comment Pantagruel rencontra ung Lymousin

qui contrefaisoit le Francoys. Chapitre .vi.

QUelque jour que Pantagruel se pourmenoit

apres soupper avecques ses compaignons par

la porte dont l’on va a Paris/ Il rencontra ung

eschollier tout jolliet/ qui venoit par icelluy

chemin/ & apres qu’ilz se furent saluez/ luy demanda. Mon

amy dont viens tu a ceste heure. L’eschollier luy respondit.

De l’alme inclyte & celebre academie/ que l’on vocite Lutece.

Qu’est ce a dire dist Pantagruel a ung de ses gens. C’est

respondit il/ de Paris. Tu viens doncques de Paris/ dist il.

Et a quoy passez vous le temps vous aultres messieurs

estudians audict Paris. Respondit l’eschollier. Nous transfretons la Sequane au dilucule & crepuscule/ nous deambulons par les compites & quadriviez de l’urbe/ nous despumons la verbocination latiale & comme verisimiles amorabunds captons la benevolence de l’omnijuge omniforme

et omnigene sexe feminin/ certaines diecules nous invisons les lupanares de Champgaillard/ de Matcon/ de

Cul de sac/ de Bourbon/ de Huslieu/ & en ecstase Venereique inculcons nos veretres es penitissimes recesses

des pudendes de ces meretricules amicabilissimes/ puis

cauponizons es tabernes meritoires/ de la pomme de Pin/

de la Magdaleine/ & de la Mulle/ belles spatules verve

cines perforaminees de petrosil. Et si par forte fortune y

a rarite ou penurie de pecune en nos marsupiez & soyent

exhaustez de metal ferrugine/ pour l’escot nous dimittons

nos codices & vestez oppignerees/ prestolans les tabellaires a venir des penates & larez patrioticques. A quoy Pantagruel dist. Quel diable de langaige est cecy. Par dieu MainX]

tu es quelque hereticque. Seignor non/ dist l’eschollier: car

libentissimentent des ce qu’il illucesce quelque minutule

lesche de jour je demigre en quelqu’ung de ces tant bien architectes monstiers/ & la me irrorant de belle eaue lustrale/

grignotte d’ung transon de quelque missicque precation de

nos sacrificules. Et submirmillant mes precules horaires/ elue & absterge mon anime de ses inquinamens nocturnes/ Je revere les olympicoles/ Je venere latrialement le

supernel astripotens/ Je dilige & redame mes proximes/

Je serve les prescriptz decalogicques/ & selon la facultatule

de mes vires/ n’en discede le late unguicule. Bien est veriforme que a cause que Mammone ne supergurgite point en

mes locules/ Je suis quelque peu rare & lend a supereroger

les eleemosynes a ces egenes queritans leur stipe hostiatement. Et bren bren dist Pantagruel/ qu’est ce que veult

dire ce fol. Je croy qu’il nous forge icy quelque langaige

diabolicque/ & qu’il nous cherme comme enchanteur. A quoy

dist ung de ses gens. Seigneur sans nulle doubte ce gallant

veult contrefaire la langue des Parisiens: mais il ne faict

que escorcher le latin/ & cuyde ainsi Pindariser/ & luy semble bien qu’il est quelque grand orateur en Francoys/ par

ce qu’il dedaigne l’usance commun de parler. A quoy dist Pan

tagruel. Est il vray. L’eschollier respondit. Seigneur/ mon

genie n’est point apte nate a ce que dit ce flagitiose nebulon/

pour escorier la cuticule de nostre vernacule Gallicque/

mais viceversement je gnave opere & par veles & rames je

me enite de le locupleter de la redundance latinicome.

Par dieu dist Pantagruel je vous apprendray a parler.

Mais devant responds moy/ dont es tu. A quoy dist l’eschollier. L’origine primeve de mes aves & ataves fut indigene des regions lemovicques ou requiesce le corpore de l’agiotate sainct Martial. J’entends bien dist Pantagruel.

Tu es Lymousin pour tout potaige. Et tu veulx icy contrefaire le Parisien. Or viens ca que je te donne ung tour de

peigne. Lors le print a la gorge/ luy disant. Tu escorches

le latin/ par sainct Jehan je te feray escorcher le renard: car

je te escorcheray tout vif. Lors commenca le pauvre Lymousin a dire. Vee dicou gentilastre. Ho sainct Marsault adiouda mi/ Hau hau laissas aquau au nom de dious/ & ne

me touquas grou. A quoy dist Pantagruel. A ceste heure

parles tu naturellement/ & ainsi le laissa: car le pauvre Lymousin se conchyoit toutes ses chausses/ qui estoient faictes

a quehue de merluz/ & non a plain fons: dont dist Pantagruel. Sainct Alipentin corne my de bas/ quelle cyvette.

Au diable soit le mascherabe tant il put. Et ainsi le laissa:

mais ce luy fut ung tel remord toute sa vie/ & tant fut altere/ que il disoit souvent que Pantagruel le tenoit a la gorge.

Et apres quelques annees mourut de la mort Roland/ ce

faisant la vengeance divine/ & nous demonstrant ce que dit le

Philosophe & Aulus Gellius/ qu’il nous convient parler selon

le langaige usite. Et comme disoit Cesar/ qu’il fault eviter les

motz absurdes en pareille diligence que les patrons de navires

evitent les rochiers de la mer.

Comment Pantagruel vint a Paris. Chapitre vii.

APres que Pantagruel eut fort bien estudie a

Orleans il se delibera de visiter la grande universite de Paris/ mais devant que partir il fut

adverty qu’il y avoit une grosse & enorme cloche

a sainct Aignan dudict Orleans / qui estoit en terre pres de

troys cens ans y avoit: car elle estoit si grosse que par nul

engin l’on ne la povoit mettre seulement hors de terre/ combien que l’on y eust applicque tous les moyens que mettent

Vitruvius de architecture/ Albertus de re edificatoria/

Euclides/ Theon/ Archimenides/ & Hiero. de ingeniis/

car tout n’y servit de riens. Dont voulentiers encline a

l’humble requeste des citoyens & habitans de ladicte ville:

delibera de la porter au clochier a ce destine. Et de faict

s’en vint au lieu ou elle estoit/ & la leva de terre avecques le

petit doigt aussi facillement que feriez une sonnette d’espar

vier. Et devant que la porter au clochier voulut en donner

une aubade par la ville/ et la faire sonner par toutes les

rues en la portant en sa main. Dont tout le monde se resjouyst

fort/ mais il en advint ung inconvenient bien grand: car en

la portant ainsi/ & la faisant sonner par les rues/ tout le bon

vin d’Orleans poulsa/ & se gasta. De quoy le monde ne se

advisa point que la nuict ensuyvant: car ung chascun se sentit

tant altere de avoir beu de ces vins poulsez/ qu’ilz ne faisoient

que cracher aussi blanc comme cotton disant/ nous avons du

Pantagruel/ & avons les gorges sallees. Ce faict vint a

Paris avecques ses gens/ & a son entree tout le monde

sortit hors pour le veoir/ comme vous scavez bien que le peu

ple de Paris est sot par nature: & le regardoient en grand D

esbahyssement/ & non sans grande peur qu’il n’emportast le

Palais ailleurs en quelque pays a remotis/ comme son pere avoit emporte les campanes de nostre dame/ pour atacher

au col de sa jument. Et apres quelque espace de temps qu’il

y eut demoure & fort bien estudie en tous les sept ars liberaulx/ Il disoit que c’estoit une bonne ville pour vivre/ mais

non pas pour mourir: car les guenaulx de sainct Innocent

se chauffoient le cul des ossemens des mors. Et trouva la

librairie de sainct Victor fort magnificque/ mesmement

d’aulcuns livres qu’il y trouva/ comme

Bigua salutis/

Bra gueta juris/

Pantoufla decretorum/

Malogranatum vitiorum/

Le Peloton de theologie/

Le Vistempenard des prescheurs/

compose par Pepin/

La Couillebarrine des preux/

Les

Hanebanes des evesques/

Marmotretus de babouynis

et cingis cum commento Dorbellis /

Decretum universita tis Parisiensis super gorgiasitate muliercularum ad pla citum/

L’apparition de saincte Geltrud a une nonnain de

Poissy estant en mal d’enfant/

Ars honeste petandi in socie tate per M. Ortuinum /

Le Moustardier de penitence/

Les

houseaulx/ alias les bottes de patience/

Formicarium artium/

Le cabatz des notaires/

Le pacquet de mariage/

Le cre ziou de contemplation/

Les Faribolles de droict/

L’aguillon

de vin/

L’esperon de fromaige/

Decrotatorium scholarium/

Tartaretus de modo cacandi/

Bricot de differentiis soup parum/

Le Culot de discipline/

La Savatte de humilite/

Le Tripiez de bon pensement/

Le Chaudron de magnani mite/

Les Hanicrochemens des confesseurs/

Les Lunet tes des romipetes/

Majoris de modo faciendi boudinos/

La cornemuse des prelatz/

Beda de optimitate triparum /

Le Maschefain des advocatz/

Le Ravasseux des cas de

conscience/

Sutoris adversus quendam qui vocaverat eum

friponnatorem/

& quod friponnatores non sunt damnati ab ecclesia/

Cacatorium medicorum/

Le Ramonneur d’astrologie/

Le ty repet des apotycaires/

Le Baisecul de chirurgie/

Antido

tarium anime.

Merlinus Coccaius de patria diabolorum

/ dont les

aulcuns sont ja imprimez/ & les aultres l’on imprime de

present en ceste noble ville de Tubinge.

Comment Pantagruel estant a Paris receupt lettres de son pere Gargantua/ & la

copie d’icelles. Chapitre .viii.

PAntagruel estudioit fort bien comme assez entendez/ et proffitoit de mesmes: car il avoit l’enten

dement a double rebratz & capacite de memoire

a la mesure de douze oyres & botez d’olif. Et

comme il estoit ainsi la demourant/ receupt ung jour lettres

de son pere en la maniere que s’ensuyt.

tres chier filz/ Entre les dons/ graces/ & prerogatives/

desquelles le souverain plasmateur Dieu tout puissant a

endouayre & aorne l’humaine nature a son commencement/

celle me semble singuliere & excellente/ par laquelle elle

peult en estat mortel acquerir une espece de immortalite/

et en decours de vie transitoire perpetuer son nom & sa semence.

Ce que est faict par lignee yssue de nous en mariage legitime/ Dont nous est aulcunement instaure ce qui nous a

este tollu par le peche de noz premiers parens/ esquelz fut

dit que par ce qu’ilz n’avoient este obediens au commandement

de dieu le createur/ qu’ilz mourroient: & par mort seroit reduicte

a neant ceste tant magnificque plasmature/ en laquelle avoit D ii

este l’homme cree. Mais par ce moyen de propagation seminale demeure es enfans ce que estoit de perdu es parens/

et es nepveux ce que deperissoit es enfans/ & ainsi successivement/ jusques a l’heure du jugement final/ quant Jesuchrist aura rendu a Dieu son pere son royaulme pacificque/

hors tout dangier & contamination de peche: car alors cesseront toutes generations & corruptions/ & seront les elemens

hors de leurs transmutations continues/ veu que la paix

desiree sera consommee & que toutes choses seront reduictes

a leur fin & periode. Doncques non sans juste & equitable

cause je rends graces a Dieu mon conservateur/ de ce qu’il

m’a donne povoir veoir mon antiquite chanue refleurir en

ta jeunesse: car quand par le plaisir de celluy qui tout regist

et modere/ mon ame laissera ceste habitation humaine/ Je

ne me reputeray point toutallement mourir: mais plus tost

transmigrer d’ung lieu en aultre/ attendu que en toy & par toy

je demeure en mon ymage visible en ce monde/ vivant/ voyant/

et conversant entre gens de honneur & mes amys/ comme je

souloys/ laquelle mienne conversation a este/ moyennant l’ayde

et grace divine/ non sans peche/ je le confesse: car nous pechons tous/ & continuellement requerons a dieu qu’il efface

noz pechez/ mais sans reprouche. Parquoy ainsi comme en

toy demeure l’ymage de mon corps/ si pareillement ne reluysoient les meurs de l’ame/ l’on ne te jugeroit pas estre

garde et thresor de l’immortalite de nostre nom/ et le plaisir que prendroys ce voyant/ seroit petit: consyderant/ que

la moindre partie de moy/ qui est le corps/ demeureroit: et

que la meilleure/ qui est l’ame: & par laquelle demeure nostre

nom en benediction entre les hommes/ seroit degenerante et

abastardie. Ce que je ne dys pas par defiance que je aye

de ta vertu/ laquelle m’a este ja par icy devant esprouvee/

Mais pour plus fort te encourager a proffiter de bien en

mieulx. Laquelle entreprinse parfaire & consommer/ il te

peult assez souvenir/ comment je n’ay riens espargne: mais

ainsi te y ay je secouru/ comme si je n’eusse aultre thresor en

ce monde que de te veoir une fois en ma vie absolu & parfaict tant en vertuz/ honnestete/ & preudhommie/ comme en tout

scavoir liberal & honneste/ & tel te laisser apres ma mort comme ung mirouer representant la personne de moy ton pere/

et sinon tant excellent & tel de faict/ comme je te souhaite/ certes

bien tel en desir. Mais encores que mon feu pere de bonne

memoire Grantgousier eust adonne tout son estude/ a ce que

je proffitasse en toute perfection & scavoir politicque/ & que

mon labeur & estude correspondist tres bien/ voire encores

oultrepassast son desir/ toutesfois comme tu peulx bien enten

dre/ le temps n’estoit tant ydoine ny commode es lettres / comme

il est de present/ & n’avoys pas copie de telz precepteurs comme

tu as eu. Le temps estoit encores tenebreux & sentent l’infelicite et calamite des Gothz/ qui avoient mis a destruction

toute bonne literature. Mais par la bonte divine/ la lumiere et dignite a este de mon aage rendue es letres / & y voy

tel amendement/ que de present a difficulte seroys je receu en

la premiere classe des petiz grimaulx moy qui en mon aage

virile estoys non a tord repute le plus scavant dudict siecle/

ce que je ne dis pas par jactance vaine/ encores que bien je

le puisse & louablement faire en t’escrivant/ come tu as l’auctorite de Marc Tulle en son livre de vieillesse/ & la sentence

de Plutarche au livre intitule/ comment on se peult louer D iii

sans envie: mais pour te donner affection de plus hault

tendre. Maintenant toutes disciplines sont restituees/ les

langues instaurees. Grecque/ sans laquelle c’est honte que

une personne se die scavant. Hebraicque/ Caldaicque/ Latine. Les impressions tant elegantes & correctes en usance/

qui ont este inventees de mon aage par inspiration divine/

comme a contre fil l’artillerie par suggestion diabolicque.

Tout le monde est plain de gens scavans/ de precepteurs

tres doctes/ de librairies tres amples/ qu’il m’est advis que ny

au temps de Platon/ ny de Ciceron/ ny de Papinian/ n’y

avoit point telle commodite d’estude qu’il y a maintenant.

Et ne se fauldra plus doresenavant trouver en place ny en

compaignie qui ne sera bien expoly en l’officine de Minerve.

Je voy les brigans/ les bourreaux/ les avanturiers/ les palefreniers de maintenant plus doctes que les docteurs et

prescheurs de mon temps. Il n’est pas les femmes & filles

qui ne ayent aspire a ceste louange & a ceste manne celeste de

bonne doctrine. Tant y a que en l’aage ou je suis j’ay este

contrainct de apprendre les lettres Grecques/ lesquelles je

n’avoys pas contemne comme Caton/ mais je n’avoys eu le

loysir de comprendre en mon jeune aage. Et voulentiers

me delecte a lire les moraulx de Plutarche/ les beaulx

dialogues de Platon/ les monumens de Pausanias/ et

antiquitez de Atheneus/ attendant l’heure qu’il plaira a dieu

mon createur me appeller & commander yssir de ceste terre.

Parquoy mon filz je te admonneste que employe ta jeunesse

a bien proffiter en estude. Tu es a Paris/ tu as ton precepteur

Epistemon/ dont l’ung par vives & vocales instructions/

l’aultre par louables exemples te peust endoctriner. J’entends

et veulx que tu aprenes les langues parfaictement. Premierement la Grecque comme le veult Quintilian. Secondement la latine. Et puis L’hebraicque pour les sainctes

lettres / & la Chaldaicque & Arabicque pareillement: & que

tu formes ton stille/ quant a la Grecque/ a l’imitation de

Platon/ quant a la Latine/ a Ciceron. Qu’il n’y ait histoire

que tu ne tiengne en memoire presente/ a quoy te aydera la

Cosmographie de ceulx qui en ont escript. Les ars liberaulx/ Geometrie/ Arismeticque/ & Musicque/ Je t’en donnay quelque goust quand tu estoys encores petit en l’aage

de cinq a six ans: poursuys le reste/ & de Astronomie sache

en tous les canons/ laisse moy L’astrologie divinatrice/ et

l’art de Lullius comme abus & vanitez. Du droict Civil je

veulx que tu sache par cueur les beaulx textes/ & me les

confere avecques la philosophie. Et quant a la congnoissance

des faictz de nature/ Je veulx que tu te y adonne curieusement/ qu’il n’y ait mer/ ryviere/ ny fontaine/ dont tu ne con

gnoisse les poissons/ tous les oyseaulx de l’air/ tous les arbres arbustes & fructices des forestz/ toutes les herbes de

la terre/ tous les metaulx cachez au ventre des abysmes/

les pierreries de tout orient & midy/ riens ne te soit incongneu. Puis songneusement revisite les livres des medecins/ Grecz/ Arabes/ & Latins/ sans contemner les Thalmu

distes et Cabalistes/ & par frequentes anatomyes acquiers

toy parfaicte congnoissance de l’aultre monde/ qui est l’homme.

Et par quelques heures du jour commence a visiter les saintes lettres . Premierement en Grec le nouveau testament

et epistres des apostres / & puis en Hebrieu le vieulx testament. Somme que je voye ung abysme de science: car dores- D iiii

enavant que tu deviens homme & te fais grand/ il te fauldra

issir de ceste tranquillite & repos d’estude: & apprendre la chevalerie et les armes/ pour defendre ma maison/ & noz amys

secourir en tous leurs affaires contre les assaulx des malfaisans. Et veulx que de brief tu essaye combien tu as proffite:

ce que tu ne pourras mieulx faire/ que tenant conclusions

en tout scavoir publicquement envers tous & contre tous: et

hantant les gens lettrez/ qui sont tant a Paris comme ailleurs.

Mais par ce que selon le sage Salomon/ Sapience n’entre

point en ame malivole/ & science sans conscience n’est que

ruyne de l’ame. Il te convient servir/ aymer/ & craindre dieu

et en luy mettre toutes tes pensees/ & tout ton espoir: et par

foy formee de charite estre a luy adjoinct/ en sorte que jamais n’en soys desempare par peche/ ayez suspectz les abus

du monde & ne metz point ton cueur a vanite: car ceste vie

est transitoire: mais la parolle de Dieu demeure eternellement. Soys serviable a tous tes prochains/ & les ayme comme toymesmes. Revere tes precepteurs/ fuis les compaignies des gens esquelz tu ne veulx point ressembler. Et

les graces que Dieu te a donnees/ icelles ne recoiptz point

en vain. Et quand tu congnoistras que auras tout le scavoir

de par dela acquis/ retourne t’en vers moy/ affin que je te voye

& donne ma benediction devant que mourir. Mon filz la

paix & grace de nostre seigneur soit avecques toy. Amen.

De Utopie ce dixseptiesme jour du moys de Mars/ ton

pere GARGANTUA.

Ces lettres receues & veues Pantagruel print nouveau courage & fut enflambe a proffiter plus que jamais/

en sorte que le voyant estudier & proffiter/ eussiez dit que tel estoit

son esprit entre les livres/ comme est le feu parmy les brandes/ tant il l’avoit infatigable & strident.

Comment Pantagruel trouva Panurge/ lequel

il ayma toute sa vie. Chapitre .ix.

UNg jour Pantagruel se pourmenant hors de la

ville vers l’abbaye sainct Antoine devisant et

philosophant avecques ses gens & aulcuns escholliers/ rencontra ung homme beau de stature et

elegant en tous lineamens du corps/ mais pitoyablement

navre en divers lieux/ & tant mal en ordre qu’il sembloit qu’il

feust eschappe es chiens/ ou mieulx ressembloit ung cueilleur de pommes du pays du Perche. Et de tant loing que le

vit Pantagruel/ il dist es assistans. Voyez vous cest homme

qui vient par le chemin du pont Charanton. Par ma foy/

il n’est pauvre que par fortune: car je vous asseure que a sa

physionomie nature l’a produyt de riche & noble lignee/

mais les les adventures des gens curieux le ont reduyt en

telle penurie & indigence. Et ainsi qu’il fut au droict d’entre

eulx/ il luy demanda. Mon amy je vous pry que ung peu

vueillez icy arrester & me respondre a ce que vous demanderay/

et vous ne vous en repentirez point: car j’ay affection tres grande de vous donner ayde a mon povoir en la calamite

ou je vous voy: car vous me faictes grand pitie. Pourtant

mon amy dictes moy qui estes vous/ dont venez vous/ ou

allez vous/ que querez vous/ & quel est vostre nom? & le compaignon luy respond en langue Germanicque. Juncker

Gott geb euch glück unnd hail. Zuvor lieber juncker ich

las euch wissen das da ir mich von fragt/ ist ein arm unnd

erbarmglich ding/ unnd wer vil darvon zu sagen/ wel- E

ches euch verdruslich zuhoeren/ unnd mir zu erzelenwer/

wievol die Poeten unnd Orators vorzeiten haben gesagt

in iren sprüchen unnd sententzen/ das die gedechtnus des

ellends unnd armvot vorlangs erlitten/ ist ain grosser lust.

A quoy respondit Pantagruel. Mon amy je n’entends point

ce barragouyn/ & pourtant si voulez qu’on vous entende parlez aultre langaige. Adoncques le compaignon luy respondit.

Al barildim gotfano dech min brin alabo dordin falbroth

ringuam albaras. Nin porth zadikim almucathin milko

prim al elmim enthoth dal heben ensouim: kuth im al

dim alkatim nim broth dechoth porth min michas im endoth/

pruch dal marsouim hol moth dansrikim lupaldas

im voldemoth. Nin hur diavolth mnarbothim dal gousch

pal frapin duch im scoth pruch galeth dal chinon/ min

foulthrich al conin butbathen doth dal prim. Entendez

vous rien la? dist Pantagruel es assistans. A quoy dist Epistemon. Je croy que c’est langaige des antipodes/ le diable

n’y mordroit pas. Lors dist Pantagruel. Compere/ je ne scay

si les murailles vous entendront/ mais de nous nul ny

entend note. Donc dist le compaignon. Signor mio voi

videte per exemplo che la Cornamusa non suona mai se ella non a il ventre pieno/ Cosi io parimente non vi saprei

contare le mie fortune/ se prima il tribulato ventre non a

la solita refectione. Al quale adviso che le mani & li denti

abbui perso illoro ordine naturale & del tutto annichillati.

A quoy respondit Epistemon. Autant de l’ung comme de

l’aultre. Dont dit Panurge. Heere ie en spreke anders

gheen taele dan kersten taele/ my dunct nochtans/ al en seg

ie v niet een vvordt/ myven noot verclaert ghenonch vvat

je beglere/ gheest my unyt bermherticheyt yet waer un ie

ghevoet mach zung. A quoy respondit Pantagruel. Autant

de celluy la. Donc dist Panurge. Sennor de tanto hablar

yo soy cansado/ por que supplico a vostra reverentia que

mire a los preceptos evangelicos/ para que ellos movant

vostra reverentia a lo qu’es de conscientia/ y sy ellos non

bastarent para mover vostra reverentia a piedad/ supplico

que mire a la piedad natural laqual yo creo que le movra

como es de razon/ y con esto non digo mas. A quoy respon

dit Pantagruel/ dea mon amy. Je ne fays doubte aulcun

que ne sachez bien parler divers langaiges/ mais dictes

nous ce que vouldrez en quelque langue que puissions entendre. Lors dist le compaignon. Adoni scholom lecha: im

ischar harob hal habdeca bemeherah thithen li kikar lehem/ cham cathub laah al adonai cho nen ral. A quoy

respondit Epistemon. A ceste heure ay je bien entendu:

Car c’est langue Hebraicque bien Rhetoricquement pronuncee/

Donc dist le compaignon. Despota tynin panagathe/ dioti

sy mi uc artodotis/ Horas gar limo analiscomenon eme

athlios/ ce en to metaxy eme uc eleis udamos/ zetis de par

emu ha u chre/ ce homos philologi pandes homologusi to

te logus te ce rhemata peritta hyparchin/ opote pragma

afto pasi delon esti. Entha gar anancei monon logi isin/

hina pragmata (hon peri amphibetumen) me prosphoros

epiphenete. Quoy? dist Carpalim lacquays de Pantagruel/ c’est Grec/ je l’ay entendu. Et comment as tu demoure

en Grece? Donc dist le compaignon. Agonou dont oussys

vou denaguez algarou/ nou den farou zamist vou mariston

ulbrou/ fousquez vou brol tam bredaguez moupreton den E ii

goul houst/ daguez daguez nou croupys fost bardou noflist nou grou. Agou paston tol nalprissys hourtou los ecbatanous/ prou dhouquys brol panygou den bascrou nou

dous caguous goulfren goul oust troppassou. J’entends

si me semble/ dist Pantagruel: car ou c’est langaige de mon

pays de Utopie/ ou bien luy ressemble quant au son. Et come

il vouloit commencer quelque propos/ le compaignon dist.

Jam toties vos per sacra perque deos deasque omnis obtestatus

sum/ ut si qua vos pietas permovet/ egestatem meam

solaremini/ nec hilum proficio clamans & ejulans. Sinite/

queso/ sinite viri impii quo me fata vocant abire/ nec ultra

vanis vestris interpellationibus obtundatis/ memores

veteris illius adagii/ quo venter famelicus auriculis carere dicitur. Dea mon amy dist Pantagruel/ ne scavez vous

parler francoys? Si fois tres bien seigneur/ respondit le

compaignon/ Dieu mercy: c’est ma langue naturelle & ma

ternelle/ car je suis ne & ay este nourry jeune au jardin de

france. Doncques/ dist Pantagruel/ Racomptez nous/ quel est

vostre nom/ & dont vous venez. Car par ma foy je vous ay

ja prins en amour si grande/ que si vous condescendez a mon

vouloir/ vous ne bougerez jamais de ma compaignie/ & vous

et moy ferons ung nouveau per d’amytie telle que fut entre

Enee & Achates. Seigneur dist le compaignon. Mon vray

et propre nom de baptesme/ est Panurge/ & a present viens

de Turcquie/ ou je fuz mene prisonnier lors qu’on alla a

Metelin en la male heure. Et voulentiers vous racompteroys mes fortunes qui sont plus merveilleuses/ que celles

de Ulysses/ mais puis qu’il vous plaist me retenir avecques

vous/ & que je accepte voulentiers l’offre protestant jamais

ne vous laisser/ & allissiez vous a tous les diables/ nous

aurons en aultre temps plus commode/ assez loysir d’en racompter/ car pour ceste heure j’ay necessite bien urgente de

repaistre/ dentz agues/ ventre vuyde/ gorge seiche/ tout y est

delibere si me voulez mettre en oeuvre/ ce sera basme de

me veoir briber/ pour Dieu donnez y ordre. Lors commanda

Pantagruel/ qu’on le menast en son logis & qu’on luy apportast force vivres. Ce que fut faict/ & mangea tres bien a ce

soir/ & s’en alla coucher en Chappon/ & dormit jusques au

lendemain heure de disner.

Comment Pantagruel equitablement jugea d’une

controverse merveilleusement obscure & difficile

si justement que son son jugement fut dit plus admirable

que celluy de Salomon. Chapitre .x.

PAntagruel bien records des lettres & admonition de son pere/ voulut ung jour essayer son

scavoir/ & de faict par tous les carrefours de

la ville mist conclusions en nombre de sept cens

soixante en tout scavoir/ touchant en ycelles les plus fors

doubtes qui feussent en toutes sciences. Et premierement

en la rue du feurre tint contre tous les regens/ artiens/ et

orateurs/ & les mist tous de cul/ Puis en Sorbonne tint con

tre tous les theologiens par l’espace de six sepmaines despuis le matin quatre heures/ jusques a six du soir/ exceptez

deux heures de intervalle pour repaistre & prendre sa refection. Non pas qu’il engardast lesdictz theologiens Sorbonicques de chopiner/ & se refraischir a leurs beuvettes

acoustumees. Et a ce assisterent la plus part des seigneurs

de la court maistres des requestes/ presidens/ conseilliers/ E iii

les gens des comptes/ secretaires/ advocatz/ & aultres /

ensemble les eschevins de ladicte ville avecques les medicins et canonistes. Et notez qu’il y en avoit qui prindrent

bien le frain aux dentz/ mais nonobstant leurs ergotz et

fallaces/ il les feist tous quinaulx/ & leur monstra visible

ment qu’ilz n’estoient que veaulx. Dont tout le monde commenca a bruyre & parler de son scavoir si merveilleux/ qu’il

n’y avoit pas les bonnes femmes lavandieres/ courratieres/ roustissieres/ ganyvettieres/ & aultres / que quand il

passoit par les rues ne dissent/ c’est luy/ a quoy il prenoit

plaisir/ comme Demosthenes prince des orateurs Grecz

faisoit quand de luy dist une vieille acropie en le monstrant

au doigt/ c’est cestuy la. Or en ceste propre saison estoit ung

proces pendant en la court entre deux gros seigneurs/ desquelz l’ung estoit monsieur de Baisecul demandeur d’une

part/ l’aultre monsieur de Humevesne defendeur de l’aultre.

Desquelz la controverse estoit si haulte & difficile en droict/

que la court de Parlement n’y entendoit que le hault Allemant. Dont par le commandement du roy furent assemblez

quatre les plus scavans & les plus gras de tous les Parlemens de France/ ensemble le grand conseil/ & tous les principaulx regens des universitez/ non seulement de France/

mais aussi d’Angleterre & Italie/ comme Jason Philippe

Dece/ Petrus de petronibus/ & ung tas d’aultres . Et ainsi

assemblez par l’espace de quarante & six sepmaines n’y avoient

sceu mordre/ ny entendre le cas au net/ pour le mettre en

droict en facon quiconcques/ dont ilz estoient si despitz qu’ilz

se conchioient de honte villainement. Mais ung d’entre eulx

nomme Dudouhet/ le plus scavant/ le plus expert & prudent

de tous les aultres / ung jour qu’ilz estoient tous philogrobolizez de cerveau/ leur dist. Messieurs ja long temps a

que sommes icy sans riens faire que despendre/ & ne povons

trouver fons ny rive en ceste matiere/ & tant plus y estudions

tant moins y entendons/ qui nous est une grand honte et

charge de conscience/ & a mon advis que nous n’en sortirons

que a deshonneur: car nous ne faisons que ravasser en noz

consultations. Mais voicy que j’ay advise/ vous avez bien

ouy parler de ce grand personnaige nomme maistre Pantagruel/ lequel on a congneu estre scavant dessus la capacite

du temps de maintenant/ es grandes disputations qu’il a

tenues contre tous publicquement. Je suis d’opinion/ que

nous le appellons/ & conferons de cest affaire avecques luy:

car jamais homme n’en viendra a bout si cestuy la n’en vient.

A quoy voulentiers consentirent tous ces conseillers et

docteurs: & de faict l’envoyerent querir sur l’heure/ & le prierent vouloir ung peu veoir le proces/ & leur en faire le rapport tel que luy sembleroit en vraye science legale/ & luy livrerent les sacs & pantarques entre ses mains/ qui faisoient

presque le fais de quatre gros asnes couillars. Mais Pan

tagruel leur dist. Messeigneurs/ les deux seigneurs qui

ont ce proces entre eulx/ sont ilz encores vivans? A quoy

luy fut respondu/ que ouy. De quoy diable (dist il) servent

tant de fatrasseries de papiers & copies que me baillez? Ne

vault il pas beaucoup mieux les ouyr de leur vive voix

narrer leur debat/ que lire ces babouyneries icy/ qui ne sont

que tromperies/ cautelles diabolicques de Cepola/ & subversions de droict? Car je suis sceur que & vous & tous ceulx

par les mains desquelz a passe le proces/ y avez machine E iiii

ce que avez peu/ pro & contra/ & au cas que leur controverse estoit

patente & facile a juger/ vous l’avez obscurcie par sottes et

desraisonnables raisons & ineptes opinions de Accurse/

Balde/ Bartole/ de Castro/ de Imola/ Hippolytus/ Panorme/ Bertachin/ Alexandre/ Curtius/ & ces aultres

vieulx mastins/ qui jamais n’entendirent la moindre loy

des Pandectes: & n’estoient que gros veaulx de disme/

ignorans de tout ce qu’est necessaire a l’intelligence des loix/

Car (come il est tout certain) ilz n’avoient congnoissance de langue ny Grecque ny Latine/ mais seulement de Gothicque &

Barbare. Et toutesfois les loix sont premierement prinses

des Grecz/ comme vous avez le tesmoignage de Ulpian .l.

posteriori. de orig. juris. et toutes les loix sont pleines de

sentences & motz Grecz: & secondement sont redigees en

Latin le plus elegant & aorne qui soit en toute la langue

Latine/ & n’en excepte ny Saluste/ ny Varron/ ny Ciceron/

ny Pline/ ny Senecque/ ny Tite Live/ ny Quintilian. Com

ment doncques eussent peu entendre ces vieux resveurs

le texte des loix/ qui jamais ne virent bon livre de langue

Latine? comme manifestement il appert a leur stille/ qui est

stille de ramonneur de cheminee/ ou de cuysinier & marmiteux non de Jurisconsulte. Davantaige veu que les loix

sont extirpees du meillieu de philosophie morale & naturelle/ comment l’entendront ces folz qui ont par dieu moins

estudie en philosophie que ma mulle? & au regard des letres

de humanite/ & de congnoissance des antiquitez & histoires/ ilz en estoient chargez comme ung crapault de plumes/

et en usent comme ung crucifix d’ung pifre/ dont toutesfois

les droictz sont tous plains/ & sans ce ne peuvent estre en

tenduz/ comme quelque jour je monstreray plus appertement

par escript. Par ce si voulez que je congnoisse de ce proces/

premierement faictes moy brusler tous ces papiers/ & secondement faictes moy venir les deux gentilz hommes

personnellement devant moy/ & quand je les auray ouy/ je vous

en diray mon opinion sans fiction ny dissimulation quelconques. A quoy aulcuns d’entre eulx contredisoient/ comme

vous scavez/ que en toutes compaignies il y a plus de folz que

de saiges/ & la plus grande partie surmonte tousjours la

meilleure. Mais ledict du Douhet tint au contraire virilement contendent que Pantagruel avoit bien dit/ que ces registres / enquestes/ replicques/ duplicques/ reproches/ salvations/ et aultres telles diableries/ n’estoient que subversions

de droict/ & allongement de proces/ & que le diable les emporteroit tres tous/ s’ilz ne procedoient aultrement selon equite

philosophicque & evangelicque. Somme/ tous les papiers

furent bruslez/ & les deux gentilz hommes personnellement

convocquez. Et lors Pantagruel leur dist. Estes vous qui

avez ce grand different entre vous deux? Ouy/ dirent ilz/

monsieur. Lequel de vous est demandeur? C’est moy/ dit le

seigneur de Baisecul. Or mon amy/ contez moy de poinct

en poinct vostre affaire/ selon la verite: car par le corps dieu

si vous en mentez d’ung mot/ je vous osteray la teste de dessus

les espaules/ & vous monstreray que en justice & jugement

l’on ne doibt dire que la verite/ par ce donnez vous garde de

adjouster ny diminuer au narre de vostre cas/ dictes. Donc

commenca en la maniere que s’ensuyt. Monsieur il est vray

que une bonne femme de ma maison portoit vendre des oeufz

au marche/ Couvrez vous Baisecul/ dist Pantagruel. F

Grand mercy monsieur/ dist le seigneur de Baisecul. Mais

a propos passoit entre les deux tropicques vers le zenith

diametralement oppose es Troglodytes/ par autant que les

mons Rhiphees avoient eu celle annee grande sterilite de

happelourdes/ moyennant une sedition meue entre les Bar

ragouyns et les Accoursiers pour la rebellion des Souisses/

qui s’estoient assemblez jusques au nombre de troys/ six/ neuf/

dix/ pour aller a l’aguillanneuf/ le premier trou de l’an/ que

l’on donne la souppe aux boeufz/ & la clef du charbon aux

filles/ pour donner l’avoine aux chiens. Toute la nuyct l’on

ne feist la main sur le pot/ que despecher les bulles des postes a piedz & lacquays a cheval pour retenir les basteaux/

car les cousturiers vouloient faire des retaillons desrobez

une sarbataine pour couvrir la mer occeane/ qui estoit grosse

d’enfant selon l’opinion des boteleurs de foin/ mais les physiciens disoient/ que a son urine ilz ne congnoissoient point

signe evident au pas d’ostarde de manger des choux gelez

a la moustarde/ sinon que messieurs de la court feissent par

bemol commandement a la verolle/ de non plus alle boter

apres les maignans & ainsi se pourmener durant le service

divin: car les marroufles avoient ja bon commencement a

dancer l’estrindore au diapason ung pied au feu & la teste au

meillieu comme disoit le bon Ragot. Ha messieurs Dieu

modere tout a son plaisir/ & contre Fortune la diverse ung

chartier rompit son fouet/ ce fut au retour de la Bicocque/

alors qu’on passa licentie maistre Antithus des cressonnie

res en toute lourderie/ comme disent les canonistes: Beati

lourdes quoniam trebuchaverunt. Mais ce que faict le quaresme si hault/ par sainct Fiacre de Brye / ce n’est par aultre

chose que la Pentecoste ne vient foys quel ne me couste:

mais hay avant/ peu de pluye abat grand vent/ entendu que

le sergeant ne mist pas si hault le blanc a la butte/ que le greffier ne s’en leschast bas & roidde ses doigz empenez de jart/

et nous voyons manifestement que chascun s’en prent au nez/

sinon qu’on regardast en perspective ocularement vers la

cheminee a l’endroit ou pend l’enseigne du vin a quarante

sangles/ qui sont necessaires a vingt bas/ a tout le moins

qui ne vouldroit lascher l’oyseau devant que le decouvrir/ car

la memoire souvent se pert quand on se chausse au rebours

sa dieu guard de mal Thibault mitaine. Alors dist Pantagruel. Tout beau mon amy/ tout beau/ parlez a traict et

sans cholere. J’entends le cas/ poursuyvez. Vrayement/ dist

le seigneur de Baisecul/ c’est bien ce que l’on dit/ qu’il faict

bon adviser aulcunesfois les gens/ car ung homme advise

en vault deux. Or monsieur/ ladicte bonne femme disant

ses gaudez & audinos/ ne peult pas se couvrir d’ung revers

faulx montant sinon par bien soy bassiner anglicquement

se couvrant d’ung sept de quarreaux & luy tirant ung estoc

vollant/ au plus pres du lieu ou l’on vent les vieulx drapeaux/ dont usent les painctres de Flandres/ quand ilz veullent

bien a droict ferrer les cigalles/ & m’esbahys bien fort com

ment le monde ne pont veu qu’il faict si beau couver. Icy

voulut interpeller & dire quelque chose le seigneur de Humevesne/ dont luy dist Pantagruel. Et ventre sainct Antoine/ t’appartient il de parler sans commandement? Je sue icy

de haan/ pour entendre la procedure de vostre different/ & tu

me viens encores tabuster? paix de par le diable paix/ tu

parleras ton sou/ quand cestuy cy aura acheve. Poursuyvez/ F ii

dist il a Baisecul/ & ne vous hastez point. Voyant doncques/

dist Baisecul/ que la Pragmaticque sanction n’en faisoit

nulle mention/ & que le pape donnoit liberte a ung chascun

de peter a son aize si les blanchetz n’estoient rayes/ quelque

pauvrete qui feust au monde/ pourveu qu’on ne se seignast

de la main gauche/ la bonne femme se print a esculler les

souppes par la foy des petis poissons couillastrys qui estoient

pour lors necessaires a entendre la construction des vieilles

bottes/ pourtant Jehan le veau son cousin gervays remue

d’une busche de moulle/ luy conseilla qu’elle ne se mist point

en ce hazard de laver la buee sans premier aluner le papier:

a tant pille/ nade/ jocque/ foce/ car non de ponte vadit

qui cum sapientia cadit/ attendu que messieurs des comptes

ne convenoient pas bien en la sommation des fleuttes d’allemant/ dont on avoit basty les lunettes des princes imprimees nouvellement a Anvers. Et voyla messieurs que

faict maulvais raport. Et en croy partie adverse en sa foy/

ou bien in sacer verbo dotis/ car voulant obtemperer au plaisir du roy je me estoys arme de pied en cap d’une carreleure

de ventre pour aller veoir comment mes vendangeurs avoient

dechicquete leurs haulx bonnetz/ pour mieulx jouer des

manequins/ car le temps estoit quelque peu dangereux de

la foire/ dont plusieurs francz archiers avoient este refusez

a la monstre/ nonobstant que les cheminees feussent assez

haultes selon la proportion du javart & des malandres l’amy

baudichon. Et par ce moyen fut grande annee de caquerolles

en tout le pays de Artoys/ qui ne fut pas petit amendement

pour messieurs les porteurs de coustretz/ quand on mangeoit des coques cigrues a ventre deboutonne. Et a la mienne

voulente que chascun eust aussi belle voix/ l’on en jourroit

beaucoup mieulx a la paulme/ & ces petites finesses/ qu’on

faict a porter des pastins/ descendroient plus aisement en

Seine pour tousjours servir au pont aux meusniers/ comme

jadis fut decrete par le roy de Canarre/ que l’arrest en est

au greffe de ceans. Par ce monsieur je requiers que par

vostre seigneurie soit dit & declaire sur le cas ce que de raison/ avecques despens/ dommages/ & interestz. Lors dist Pantagruel. Mon amy voulez vous plus riens dire. Respondit

Baisecul/ non monsieur: car j’en ay dit tout le tu autem/ et

n’en ay en riens varie sur mon honneur. Vous doncques

dist Pantagruel/ monsieur de Humesvesne/ dictes ce que

vouldrez & abreviez/ sans riens toutesfois laisser de ce que

servira au propos. Lors commenca le seigneur de Humevesne

ainsi que s’ensuyt. Monsieur & messieurs/ si l’iniquite des

hommes estoit aussi facilement veue en jugement/ comme on

congnoist mousches en laict/ le monde ne seroit pas tant

mange de ratz/ comme il est/ & y auroit des aureilles maintes

sur terre/ qui en ont este rongees trop laschement. Car combien

que tout ce que a dit partie adverse soit bien vray quant a la

letre & l’histoire du factum/ toutesfois messieurs la finesse/

la tricherie/ les petitz hanicrochemens/ sont cachez soubz

le pot aux roses. Doibs je endurer que a l’heure que je mange

ma souppe sans mal penser ny mal dire l’on me viengne

ratisser & tabuster le cerveau & me sonner l’antiquaille/ disant/

qui boit en mangeant sa souppe/ quand il est mort il ne

voit goutte. Et saincte dame combien avons nous veu de

gros capitaines en plain camp de bataille/ alors qu’on donnoit

les horions du pain benist de la confrarie/ pour plus F iii

honestement se asseoir a table/ jouer du luc/ sonner du cul/

et faire les petitz saulx en plate forme sur beaulx escarpins

dechiquettez a barbe d’escrevisse? mais maintenant le

monde est tout detrave de louschetz des balles de lucestre:

l’ung se desbauche/ l’aultre se cache le muzeau pour les froidures hybernales/ & si la court n’y donne ordre/ il fera aussi

mal glener ceste annee/ qu’il feist ou bien fera de troys sepmaines. Si une pauvre personne s’en va aux estuves pour

se faire enluminer le muzeau de bouzes de vaches ou achapter bottes de hyver/ & les sergeans passans/ ou bien ceulx

du guet recevant la decoction d’ung clystere/ ou la matiere

fecale d’une celle persee sur leurs tintamarres/ en doibt l’on

pourtant rongner les testons & fricasser les escuz esles de

boys/ aulcunesfoys nous pensons l’ung/ mais dieu faict

l’aultre: & quand le soleil est couche/ toutes bestes sont a l’umbre/ je n’en veulx pas estre creu/ si ne le prouve hugrement

par gens dignes de memoire. L’an trente & six j’avoys achapte ung courtault d’Allemaigne hault & court d’assez

bonne laine & tainct en grene/ comme me asseuroient les orfeuvres/ toutesfoys le notaire y mist du cetera. Je ne suis

pas clerc pour prendre la lune a tout les dentz/ mais au pot

de beurre ou l’on seelloit les instrumens Vulcanicques le

bruyt estoit/ que le boeuf sale faisoit trouver le vin en plain

minuyct sans chandelle & feust il cache au fond d’ung sac

de charbonnier/ housse & barde avecques le chanfrain & hoguines requises a bien fricasser rustrye/ c’est teste de mouton/ et c’est bien ce qu’on dit en proverbe/ qu’il faict bon veoir

vaches noires en boys brusle/ quand on jouyst de ses amours. J’en fis consulter la matiere a messieurs les clercs

et pour resolution concluoient en frisesomorum qu’il n’est tel

que de faucher en este en cave bien garnie de papier & d’ancre

de plumes & de ganyvet de Lyon sur le rosne tarabin tarabas: car incontinent que ung harnoys sent les aulx/ la rouille

luy mangeue le faye/ & puis l’on ne faict que rebecquer torty

colli fleuretant le dormir d’apres disner/ & voyla qui faict

le sel tant cher. Messieurs ne croyez pas que au temps que

ladicte bonne femme englua la pochecuillere pour le record

du sergeant mieux apanaiger & que la fressure boudinalle

tergiversa par les bourses des usuriers/ il y eust rien meilleur a soy garder des Caniballes/ que prendre une liasse

d’oignons liee de troys cens avez mariatz/ & quelque peu d’une

fraize de veau/ du meilleur alloy que ayent les alkymistes

et bien luter & calciner ses pantoufles mouflin mouflart

avecques belle saulce de raballe & soy mucer en quelque

petit trou de taulpe/ saulvant tousjours les lardons. Et si

le dez ne vous veulx autrement dire/ que tousjours ambezars/ ternes/ six & troys/ guare d’az/ mettez la dame au

coing du lict avecques la toureloula lala/ & vivez en souffrance et me peschez force grenoilles a tout beaux houseaux

ce sera pour les petitz oysons de mue qui s’esbatent au jeu

de foucquet/ attendant battre le metal/ & chauffer la cyre

aux bavars de godale. Bien vray est il les quatre boeufz

desquelz il est question/ avoient quelque peu la memoire

courte/ toutesfoys pour scavoir la game ilz n’en craignoient

courmaran ny quanard de Savoye/ & les bonnes gens de

ma terre en avoient bonne esperance/ disans/ ces enfans

deviendront grans en Algorisme/ ce nous sera une rubricque

de droict/ nous ne povons faillir a prendre le loup/ en faisant F iiii

noz hayes dessus le moulin a vent duquel a este parle par

partie adverse. Mais le diable y eut envie/ & mist les Allemans par le derriere/ qui firent diables de humer/ tringue

tringue/ das ist cotz/ frelorum bigot paupera guerra fuit.

Et m’esbahys bien fort/ comment les astrologues s’en empeschent tant en leurs astrolabes/ & almucantarath. Car

il n’y a nulle apparence de dire que a Paris sur petit pont

geline de feurre/ & feussent ilz aussi huppez que duppes de

marays/ sinon vrayement qu’on scarifiast les pompettes au

moret fraichement esmoulu de letres versalles ou cursives

ce m’est tout ung/ pourveu que la tranchefille n’y engendre

point de vers. Et pose le cas que au coublement des chiens

courans/ les marmouzelles eussent corne prinse/ devant que le

notaire eust baille sa relation par art Cabalisticque/ il ne

s’ensuyt pas saulve meilleur jugement de la court/ que six

arpens de pre a la grand laize feissent troys bottes de fine

ancre sans souffler au bassin/ considere que aux funerailles

du roy Charles l’on avoit en plain marche la toyson pour

six blancs/ j’entends par mon serment de laine. Et je voy

ordinairement en toutes bonnes maisons que quand l’on

va a la pippee/ faisant troys tours de balail par la cheminee/ et insinuant sa nomination l’on ne faict que bander aux

rains & souffler au cul/ si davanture il est trop chault/ & qu’ille

luy bille/ incontinent les letres veues/ les vaches luy furent rendues. Et en fut donne pareil arrest a la martingalle

l’an dix & sept pour le maulgouvert de louze foigerouse/

a quoy il plaira a la court d’avoir esguard. Je ne dis pas

vrayement qu’on ne puisse par equite deposseder en juste

tiltre ceulx qui de l’eau beniste beuvroient comme on faict

d’ung rancon de tisserant dont on faict les suppositoires a

ceulx qui ne veulent resigner/ sinon a beau jeu bel argent.

Car l’usance commune de la loy Salicque est telle/ que le

premier boutefeu qui escornifle la vache qui mousche en

plain chant de Musicque/ sans solfier les poinctz des savatiers/ doibt en temps de peste charger son pauvre membre

de mousse cuillie alors qu’on se morfond a la messe de minuyct/ pour bailler l’estrapade a ces vins blancs d’Anjou

qui font la jambette collet a collet a la mode de Bretaigne.

Concluant comme dessus avecques despens/ dommaiges/ et

interestz. Apres que le seigneur de Humevesne eut acheve/

Pantagruel dist au seigneur de Baisecul. Mon amy voulez

vous riens replicquer? a quoy respondit Baisecul. Non

monsieur: car je n’en ay dit que la verite/ & pour dieu donnez

fin a nostre different/ car nous ne sommes pas icy sans

grand frais. Alors Pantagruel se leve/ & assemble tous

les Presidens/ Conseillers/ & Docteurs la assistans/ & leur

dist. Or ca messieurs/ vous avez ouy vive vocis oraculo

le different dont il est question/ que vous en semble? A quoy

respondirent. Nous l’avons veritablement ouy/ mais nous

n’y avons entendu au diable la cause/ Par ce nous vous

prions una voce & supplions par grace/ que vueillez donner

la sentence telle que verrez/ & ex nunc pro ut ex tunc nous

l’avons aggreable/ & ratifions de noz plains consentemens.

Et bien messieurs/ dist Pantagruel/ puisqu’il vous plaist

je le feray/ mais je ne trouve pas le cas tant difficile que

vous le faictes. Vostre paraphe Caton/ la loy Frater/ la

loy Gallus/ la loy Quinque pedum/ la loy Vinum/ la loy

Si dominus/ la loy Mater/ la loy Mulier bona/ la loy Si G

quis/ la loy Pomponius/ la loy Fundi/ la loy Exemptor/

la loy Pretor/ la loy Venditor/ & tant d’aultres / sont bien

plus difficiles en mon opinion. Et apres ce dict/ il se pourmena ung tour ou deux de sale/ pensant bien profondement/

comme l’on povoit estimer/ car il jeignoit d’angustie & petoit

d’ahan/ comme ung asne qu’on sangle trop fort/ pensant qu’il

failloit a ung chascun faire droict/ sans varier ny accepter

personne/ puis se retourna asseoir & commenca prononcer la

sentence comme s’ensuyt. Veu/ entendu/ & bien calcule le

different d’entre les seigneurs de Baisecul & Humevesne/

la court leur dit que consydere que le soleil decline bravement

de son solstice estival pour mugueter les billes vesees qui

ont eu mat du pyon par les males vexations des lucifuges nycticoraces/ qui sont inquilines du climat diaromes

d’ung crucifix a cheval bendant une arbeleste aux reins/

le demandeur eut juste cause de calfreter le gallion que la

bonne femme boursouffloit ung pied chausse & l’aultre nud/

le remboursant bas & roidde en sa conscience d’autant de baguenaudes/ comme il y a de poil en dixhuyt vaches & autant

pour le brodeur. Semblablement est declaire innocent du cas

de crime qu’on pensoit qu’il eust encouru de ce qu’il ne povoit

baudement fianter par la decision d’une paire de gands parfumez a la chandelle de noix/ comme on use en son pays de

Myrebaloys/ laschant la bouline avecques les boulletz de

bronze/ dont les houssepailliers pastissoient conestablement

ses legumaiges interbastez du loyrre a tout les sonnettes

d’esparvier faictes a poinct de Hongrie/ que son beaufrere

portoit memoriallement en ung penier limitrophe/ brode

de gueulles a troys chevrons hallebrenez de canabasserie/

au caignard angulaire dont on tire au papegay vermiforme avecques la vistempenarde/ Mais en ce qu’il met sus au

defendeur qu’il fut rataconneur tyrofageux & goildronneur

de mommye/ que n’a este trouve estre vray comme bien l’a debastu ledict defendeur/ la court le condemne en troys verrassees de caillebottes assimentez prelorelitantees & gaudepisees comme est la coustume du pays/ envers ledict defendeur payables a la My oust en May/ mais ledict defendeur sera tenu de fournir de foin & d’estoupes a l’embouschement des chaussetrapes gutturales emburelucocquees de

guilvardons bien grabelez a rouelle/ & amys comme devant/

& sans despens & pour cause. Laquelle sentence prononcee

les deux parties s’en allerent toutes deux contentes de l’arrest/ qui fut quasi chose incroyable/ & au regard des Conseilliers et aultres Docteurs qui la assistoient/ ilz demourerent en ecstase bien troys heures & tous ravys en admiration de la prudence de Pantagruel plus que humaine/

qu’ilz avoient congneu clerement en la decision de ce jugement

tant difficile & espineux. Et y feussent encores/ sinon qu’on

apporta force vinaigre & eaue rose pour leur faire revenir

le sens & entendement acoustume/ dont dieu soit loue par

tout.

Comment Panurge racompte la maniere qu’il

eschappa de la main des Turcqs. Chapitre .xi.

LE jugement de Pantagruel fut incontinent sceu et

entendu de tout le monde/ & imprime a force/ & redige es Archives du Palays/ en sorte que le monde

commenca a dire/ Salomon qui rendit par soubson l’enfant

a sa mere/ jamais ne monstra tel chef d’oeuvre de prudence G ii

comme a faict ce bon Pantagruel/ nous sommes heureux de

l’avoir en nostre pays. Et de faict l’on le voulut faire maistre

des requestes/ & president en la court: mais il refusa tout/

les remerciant gracieusement/ car il y a (dist il) trop grand

servitude a ces offices/ & a trop grand peine peuvent estre

saulvez ceulx qui les exercent/ veu la corruption des hommes. Mais si avez quelque bon poinsson de vin/ voulentiers j’en recepvray le present. Ce que ilz firent voulentiers/

& luy envoyerent du meilleur de la ville/ & beut assez bien.

Mais le pouvre Panurge en beut vaillamment/ car il estoit

exime comme ung haran soret/ Aussi alloit il du pied comme

ung chat maigre. Et quelqu’ung l’admonnesta en disnant/ disant. Compere tout beau/ vous faictes rage de humer. Par

sainct Thibault (dist il) tu dys vray/ & si je montasse aussi

bien comme je avalle/ je feusse desja au dessus de la sphere de

la lune/ avecques Empedocles. Mais je ne scay que diable

cecy veult dire/ ce vin est fort bon & bien delicieux/ mais tant

plus j’en boy/ tant plus j’ay soif. Je croy que l’umbre de monseigneur Pantagruel engendre les alterez/ come la lune faict

les catarrhes. A quoy se prindrent a rire les assistans. Ce que

voyant Pantagruel/ dist. Panurge qu’est ce que avez a rire.

Seigneur (dist il) je leur contoys/ comment ces diables de

Turcqs sont bien malheureux de ne boire point de vin.

Si aultre mal n’y avoit en l’Alchoran de Mahumeth/ encores

ne me mettroys je pas de sa loy. Mais or me dictes

comment/ dist Pantagruel/ vous eschappastes de leurs mains?

Par dieu seigneur/ dist Panurge/ je ne vous en mentiray de

mot. Les paillards Turcqs me avoient mys en broche

tout larde/ comme ung connil/ pour me faire roustir tout vif.

Et ainsi comme ilz me routissoient/ je me recommandoys a la

grace divine/ ayant en memoire le bon sainct Laurent/ et

tousjours esperoys en Dieu/ qu’il me delivreroit de ce torment/ ce qui fut faict bien estrangement. Car ainsi que me

recommandoys bien de bon cueur a dieu/ cryant. Seigneur

Dieu ayde moy. Seigneur Dieu saulve moy. Seigneur

Dieu oste moy de ce torment/ auquel ces traistres chiens

me detiennent/ pour la maintenance de ta loy. Le routisseur

s’endormyt par le vouloir divin/ ou bien de quelque bon Mercure qui endormyt cautement Argus qui avoit cent yeulx.

Or quand je vy qu’il ne me tournoit plus en routissant/ je

le regarde/ & voy qu’il s’endort/ ainsi je prens avecques les

dentz ung tyson par le bout ou il n’estoit point brusle/ & vous

le gette au gyron de mon routisseur/ & ung aultre je gette le

mieulx que je peuz soubz ung lict de camp/ qui estoit aupres

de la cheminee/ ou y il avoit force paille. Incontinent le feu

se print a la paille/ & de la paille au lict/ & du lict au solies

qui estoit embrunche de sapin faict a quehues de lampes.

Mais le bon fut/ que le feu que j’avoys gette au gyron de

mon paillard routisseur luy brusla tout le penil & se prenoit

aux couillons/ sinon qu’il n’estoit point tant punays qu’il ne

le sentit plus tost que le jour/ & debouq estourdy se levant crya

a la fenestre tant qu’il peult dal baroth/ dal baroth/ qui vault

autant a dire comme/ au feu/ au feu: & vint droict a moy pour

me getter du tout au feu/ & desja avoyt couppe les cordes

dont on m’avoit lye les mains/ & il couppoit les lyens des

pieds/ mais le maistre de la maison ouyant le cry du feu/ &

en sentant ja la fumee de la rue ou il se pourmenoit avecques

quelques aultres Baschatz & Musaffiz/ courut tant qu’il G iii

peult y donner secours & pour emporter ses bagues. Et de

pleine arrivee il tyre la broche ou j’estoys embroche/ & tua

tout roidde mon routisseur/ dont il mourut la par faulte de

gouvernement ou aultrement: car il luy passa la broche ung

peu au dessus du nombril vers le flan droict/ & luy percea

la tierce lobe du foye/ & le coup haussant luy penetra le diaphragme et par atravers la capsule du cueur luy sortit la

broche par le hault des espaules entre les spondyles & l’omoplate senestre. Vray est que en tirant la broche de mon

corps je tumbe a terre pres des landiers/ & me fys ung peu

de mal a la cheute/ toutesfoys non pas grand: car les lardons soustindrent le coup. Puis voyant mon Baschaz/ que

le cas estoit desespere/ & que sa maison estoit bruslee sans remission/ et tout son bien perdu/ se donna a tous les diables/

appellant Grilgoth/ Astaroth/ & Rapallus par neuf foys.

Quoy voyant j’euz de peur pour plus de cinq solz/ craignant

les diables viendront a ceste heure pour emporter ce fol icy/

seroient ilz bien gens pour m’emporter aussi? Je suis ja demy

rousty/ mes lardons seront cause de mon mal: car ces diables icy sont fryans de lardons/ comme vous avez l’auctorite

du Philosophe Jamblicque & Murmault en l’apologie de

bossutis & contrefactis pro Magistros nostros/ mais je fys

le signe de la croix/ cryant agyos/ athanatos/ hotheos/ et

nul ne venoit. Ce que congnoissant mon villain Baschaz se

vouloit tuer de ma broche/ & s’en percer le cueur: & de faict

la mist contre sa poictrine/ mais elle ne povoit oultre passer

car elle n’estoit pas assez ague/ & poulsoit tant qu’il povoit/

mais il ne proffitoit riens. Alors je m’en vins a luy/ disant.

Missaire bougrino tu pers icy ton temps: car tu ne te tue

ras jamais ainsi/ mais bien te blesseras quelque hurte/ dont

tu languiras toute ta vie entre les mains des barbiers:

mais si tu veulx je te tueray icy tout franc en sorte que tu

n’en sentiras riens/ & m’en croys: car j’en ay bien tue d’aultres

qui s’en sont bien trouvez. Ha mon amy (dist il) je t’en prie/ et

ce faisant je te donne ma bougette/ tien voyla la/ il y a six

cens seraph dedans/ & quelques dyamens & rubyz en perfection. Et ou sont ilz? dist Epistemon. Par sainct Jehan/

dist Panurge/ ilz sont bien loing s’ilz vont tousjours.

Acheve/ dist Pantagruel/ je te pry que nous saichons comment

tu acoustras ton Baschaz. Foy d’homme de bien/ dist Panurge/ je n’en mens de mot. Je le bende d’une meschante

braye que je trouve la demy bruslee/ & vous le lye rustrement

pieds & mains de mes cordes/ si bien qu’il n’eust sceu regimber: puis luy passe ma broche a travers la gargamelle/ et

aussi le pendys acrochant la broche a deux gros crampons/

qui soustenoient des alebardes. Et vous atise ung beau feu

au dessoubz & vous flamboys mon milourt comme on faict

des harans soretz a la cheminee/ puis prenant sa bougette

et ung petit javelot qui estoit sur les crampons m’en fuys le

beau galot. Et dieu scait comme je sentoys mon espaule de

mouton. Quand je fuz descendu en la rue/ je trouvay tout

le monde qui estoit acouru au feu a force d’eau pour l’estain

dre. Et me voyans ainsi a demy rousty eurent pitie de moy

naturellement/ & me getterent toute leur eau sur moy/ & me

refraischirent joyeusement/ ce que me feist fort grand bien/

puis me donnerent quelque peu a repaistre/ mais je ne mangeoys gueres: car ilz ne me bailloient que de l’eau a boire a

leur mode. Et aultre mal ne me firent/ Sinon ung villain G iiii

petit Turcq bossu par devant/ qui furtivement me crocquoit

mes lardons/ mais je luy baillys si vert dronos sur les

doigs a tout mon javelot qu’il n’y retourna pas deux fois.

Et une jeune Tudesque/ qui m’avoit aporte ung pot de mirobalans emblicz confictz a leur mode/ laquelle regardoit

mon pouvre haire esmouchete/ comment il s’estoit retire au

feu: car il ne me alloit plus que jusques sur les genoulx.

Or ce pendant qu’ilz se amusoient a moy/ le feu triumphoit

ne demandez pas comment a prendre en plus de deux mille

maisons/ tant que quelqu’ung d’entre eulx l’avisa & s’escrya/

disant. Ventre Mahom toute la ville brusle/ & nous amusons icy. Ainsi chascun s’en va a sa chascuniere. De moy je

prens mon chemin vers la porte. Et quand je fuz sur ung

petit tucquet qui est aupres/ je me retourne arriere/ comme

la femme de Loth/ & vys toute la ville bruslant comme Sodome et Gomorre dont je fuz tant ayse que je me cuyde conchier de joye/ mais dieu m’en punit bien. Comment? dit Pantagruel. Ainsi que je regardoys en grand liesse ce beau feu/

et me gabelant/ & disant. Ha pauvres pulses/ ha pauvres

souritz/ vous aurez maulvais hyver/ le feu est en vostre

paislier/ sortirent plus de six cens chiens gros & menutz

tous ensemble de la ville/ fuyans le feu. Et de premiere venue

accoururent droict a moy/ sentant l’odeur de ma paillarde chair demy roustie/ & me eussent devore a l’heure/ si mon

bon ange ne m’eust bien inspire. Et que fys tu pouvret? dist

Pantagruel. Soubdain je me advise de mes lardons/ & les

leur gettoys au meillieu d’entre eulx/ & chiens d’aller/ & de

se entrebattre l’ung l’aultre a belles dentz/ a qui auroit le lardon. Par ce moyen me laisserent/ & je les laisse aussi se pe

laudant l’ung l’aultre/ & ainsi eschappe gaillard & dehayt.

Comment Panurge enseigne une maniere bien nouvelle de bastir les murailles

de Paris. Chapitre .xii.

PAntagruel quelque jour pour se recreer de son

estude se pourmenoit vers les faulxbourgs

sainct Marceau voulant veoir la follie Gobelin/ et Panurge estoit avecques luy/ ayant

tousjours le flaccon soubz sa robbe/ & quelque morceau de

jambon: car sans cela jamais ne alloit il/ disant que c’estoit

son garde corps: & aultre espee ne portoit il. Et quand Pantagruel luy en voulut bailler une/ il respondit/ qu’elle luy

eschaufferoit la ratelle. Voire mais/ dist Epistemon/ si l’on

te assailloit comment te defendroys tu? A grans coups de

brodequin/ respondit il/ pourveu que les estocz feussent defenduz. A leur retour Panurge consideroit les murailles

de la ville de Paris/ & en irrision dist a Pantagruel. Voy ne

cy pas de belles murailles/ pour garder les oysons en mue?

Par ma barbe/ elles sont competentement meschantes pour

une telle ville comme est ceste cy/ car une vasche avecques ung

pet en abbatroit plus de six brasses. O mon amy/ dist Pantagruel/ scez tu pas bien ce que dist Agesilaus/ quand on luy

demanda: Pourquoy la grande cite de Lacedemone n’estoit

point ceincte de murailles? Car monstrant les habitans et

citoyens de la ville tant bien expers en discipline militaire/

& tant fors & bien armez. Voicy/ dist il/ les murailles de la

cite. Signifiant qu’il n’est murailles que de os/ et que les

villes ne scauroient avoir muraille plus seure & plus forte

que de la vertuz des habitans. Ainsi ceste ville est si forte H

par la multitude du peuple bellicqueux qui est dedans/ qu’ilz

ne se soucient point de faire aultres murailles. Et davantaige/ qui la vouldroit emmurailler comme Strasbourg ou

Orleans/ il ne seroit possible/ tant les frays seroient excessifz.

Voire mais/ dist Panurge/ si faict il bon avoir quelque visaige de pierre quand on est envahy de ses ennemys/ et ne

feust ce que pour demander/ qui est la bas? Et au regard des

frays enormes que dictes estre necessaires si l’on la vouloit

murer/ Si messieurs de la ville me veullent donner quelque

bon pot de vin/ je leur enseigneray une maniere bien nouvelle/ comment ilz les pourront bastir a bon marche. Et comment? dist Pantagruel. Ne le dictes doncques pas/ respondit Panurge/ si je vous l’enseigne. Je voy que les callibistrys des

femmes de ce pays/ sont a meilleur marche que les pierresMainX]/

Diceulx fauldroit bastir les murailles en les arrangeant

en bonne symmetrye d’architecture/ & mettant les plus grans

au premiers rancz/ & puis en taluant a doz d’asne arranger

les moyens & finablement les petitzMainX]. Et puis faire ung beau

petit entrelardement a poinctes de diamens comme la grosse

tour de Bourges/ de tant de vitz qu’on couppa en ceste ville

es pouvres Italiens a l’entree de la ReyneMainX]. Quel diable

desferoit une telle muraille? Il n’y a metal qui tant resistast

aux coups. Et puis que les couillevrines se y vinssent froter/

vous en verriez par dieu incontinent distiller de ce benoist

fruict de grosse verolle menu comme pluye. Sec au nom de

diables. Davantaige la fouldre ne tomberoit jamais dessus.

Car pourquoy? ilz sont tous benistz ou sacrez. Je n’y voy

qu’ung inconvenient. Ho ho ha ha ha/ dist Pantagruel: Et

quel? C’est que les mousches en sont tant friandes que mer

veilles/ & se y cueilleroient facillement & y feroient leur ordure/ & voyla l’ouvrage gaste & diffame. Mais voicy comment l’on y remediroit. Il fauldroit tres bien les esmoucheter

avecques belles quehues de renards/ ou bons gros vietz

d’azes de Provence.MainX] Et a ce propos je vous veulx dire/

nous en allant pour soupper ung bel exemple. Au temps

que les bestes parloient (il n’y a pas troys jours) ung pouvre lyon par la forest de Biere se pourmenant & disant ses

menus suffrages passa par dessoubz ung arbre auquel estoit

monte ung villain charbonnier pour abatre du boys. Lequel

voyant le lyon/ luy getta sa coignee/ & le blessa enormement

en une cuysse. Dont le lyon cloppant tant courut & tracassa

par la forest pour trouver ayde/ qu’il rencontra ung charpentier/ lequel voulentiers regarda sa playe/ & la nettoyat le

mieulx qu’il peust/ & l’emplyt de mousse/ luy disant/ qu’il esmouchast bien sa playe/ que les mousches ne s’i cuyllassent point/

attendant qu’il yroit chercher de l’herbe au charpentier. Ainsi

le lyon guery/ se pourmenoit par la forest/ a quelle heure une

vieille sempiternelle ebuschetoit & amassoit du boys par

ladicte forest/ laquelle voyant le lyon venir/ tumba de peur

a la renverse en telle facon/ que le vent luy renversa robbe/ cotte/

et chemise jusques au dessus des espaules. Ce que voyant

le lyon/ accourut de pitie/ veoir si elle s’estoit point faict mal/

et consyderant son comment a nom? dist/ O pouvre femme/ qui

t’a ainsi blessee? & ce disant/ apperceut ung regnard/ lequel

il appella/ disant. Compere regnard/ Hau ca ca/ & pour cause.

Quand le regnard fut venu/ il luy dist. Compere mon amy/

l’on a blesse ceste bonne femme icy entre les jambes bien villainement et y a solution de continuite manifeste/ regarde que H ii

la playe est grande/ depuis le cul jusques au nombril/ mesure

quatre/ mais bien cinq empans & demy: c’est ung coup de

coignee/ je me doubte que la playe soit vieille/ pourtant affin

que les mousches n’y prennent/ esmouche la bien fort/ je t’en

pry/ & dedans & dehors/ tu as bonne quehue & longue/ esmouche mon amy/ esmouche je t’en supply/ & ce pendant je voys

querir de la mousse/ pour y mettre. Car ainsi nous fault il

secourir & ayder l’ung l’aultre/ dieu le commande. Esmouche

fort/ ainsi mon amy/ esmouche bien: car ceste playe veult

estre esmouchee souvent/ aultrement la personne ne peult

estre a son ayse. Or esmouche bien mon petit compere/ esmouche/ dieu t’a bien pourveu de quehue/ tu l’as grande et

grosse a l’advenant/ esmouche fort & ne t’ennuye point/ je n’arresteray gueres/ Puis s’en va chercher force mousse/ & quand

il fut quelque peu loing il s’escrya parlant au regnard. Esmouche bien tousjours compere/ esmouche/ & ne te fasche jamais de bien esmoucher/ par dieu mon petit compere je te feray estre a gaiges/ esmoucheteur de la reyne Marie ou bien

de dom Pietro de Castille . Esmouche seulement/ esmouche

et riens plus. Le pouvre regnard esmouchoit fort bien et

deca & dela & dedans & dehors/ mais la faulse vieille vesnoit et vessoit puant comme cent diables/ & le pouvre regnard

estoit bien mal a son ayse: car il ne scavoit de quel couste se

virer/ pour evader le parfum des vesses de la vieille: & ainsi

qu’il se tournoit il veit qu’il y avoit au derriere encores ung

aultre pertuys/ non pas si grand que celluy qu’il esmouchoit/

dont luy venoit ce vent tant puant & infect. Le lyon finablement

retourne portant plus de troys balles de mousse: commenca

en mettre dedans la playe/ a tout ung baston qu’il aporta/ et

y en avoit ja bien mys deux basles & demye/ & s’esbahyssoit

que diable ceste playe est parfonde/ il y entreroit de mousse

plus de deux charretees/ & bien puis que dieu le veult/ et

tousjours fourroit dedans. Mais le regnard l’advisa. O com

pere lyon mon amy/ je te pry ne metz pas icy toute la mousse/

gardes en quelque peu/ car il y a encores icy dessoubz ung

aultre petit pertuys/ qui put comme cinq cens diables/ J’en

suis empoisonne de l’odeur tant il est punays. Ainsi fauldroit garder ces murailles des mousches/ & mettre des esmoucheteurs a gaiges. Lors dist Pantagruel. Et comment

scez tu/ que les membres honteux des femmes sont a si bon

marche: car en ceste ville il y a force preudefemmes chastes

et pucelles. Et ubi prenus? dist Panurge. Je vous en diray

non pas mon opinion/ mais vraye certitude & asseurance.

Je ne me vante pas d’en avoir embourre quatre cens dix et

sept depuis que suis en ceste ville/ et s’il n’y a que neuf jours/

voire de mangeresses d’ymaiges & de theologiennes. Mais

a ce matin j’ay trouve ung bon homme/ qui en ung bissac tel

comme celluy de Esopet/ portoit deux petites fillotes de l’aage de deux ou troys ans au plus/ l’une devant/ l’aultre derriere. Il me demanda l’aulmosne/ mais je luy feis responce

que j’avoys beaucoup plus de couillons que de deniersMainX]. Et

apres luy demande/ Bon homme ces deux filles sont elles

pucelles? Frere dist il/ Ja deux ans a que ainsi je les porte

et au regard de ceste cy devant/ laquelle je voy continuellement

en mon advis qu’elle est pucelle/ toutesfois je n’en vouldroys

pas mettre mon doigt au feu: quant est de celle que je porte

derriere/ je n’en scay sans faulte riens. Vrayement dist Pan

tagruel/ tu es gentil compaignon/ je te veulx habiller de ma H iii

livree. Et le feist vestir galantement selon la mode du temps

qui couroit: excepte que Panurge voulut que la braguette de

ses chausses feust longue de troys pieds/ & quarree non pas

ronde/ ce que feut faict/ & la faisoit bon veoirMainX]. Et disoit souvent/

que le monde n’avoit point encores congneu l’emolument

et utilite qui est de porter grande braguette/ mais le temps

leur enseigneroit quelque jour/ comme toutes choses ont este

inventees en temps. Dieu gard de mal/ disoit il/ le compaignon a qui la longue braguette a saulve la vie/ Dieu gard

de mal a qui la longue braguette a valu pour ung jour cent

escuz/ Dieu gard de mal/ qui par sa longue braguette a saulve

toute une ville de mourir de faim. Et par dieu j’en feray ung

livre de la commodite des longues braguettes/ quand j’auray

ung peu plus de loysir. Et de faict en composa ung beau &

grand livre avecques les figures/ mais il n’est encores imprime/ que je saiche.

Des meurs & conditions de Panurge. Chapitre xiii.

PAnurge estoit de stature moyenne ny trop grand

ny trop petit/ & avoit le nez ung peu aquilin

faict a manche de rasouer. Et pour lors estoit

de l’aage de trente & cinq ans ou environ/ fin a

dorer comme une dague de plomb bien galand homme de sa

personne/ sinon qu’il estoit quelque peu paillard/ & subject

de nature a une maladie qu’on appelloit en ce temps la/ faulte

d’argent/ c’est douleur non pareille: toutesfois il avoit soixante

et troys manieres d’en trouver tousjours a son besoing/ dont

la plus honnorable & la plus commune estoit par facon de larrecin furtivement faict/ malfaisant/ bateur de pavez/ ribleur s’il y en avoit en Paris: & tousjours machinoit quelque

chose contre les sergeans & contre le guet. A l’une foys il assem

bloit troys ou quatre de bons rustres & les faisoit boire comme

Templiers sur le soir/ & apres les menoit au dessoubz

de saincte Geneviefve/ ou aupres du colliege de Navarre/

et a l’heure que le guet montoit par la/ ce que il congnoissoit

en mettant son espee sur le pave & l’oreille aupres/ & lors qu’il

ouyoit son espee bransler/ c’estoit signe infaillible que le guet

estoit pres: a l’heure doncques luy & ses compaignons prenoient

ung tombereau/ & luy bailloient le bransle le ruant de grand

force contre la vallee/ & ainsi mettoient tout le pouvre guet

par terre comme porcs/ & puis s’en fuyoient de l’aultre couste:

car en moins de deux jours/ il sceut toutes les rues/ ruelles et traverses de Paris come son Deus det. A l’aultre fois

il faisoit en quelque belle place par ou ledict guet debvoit

passer une trainee de pouldre de canon/ & a l’heure que le guet

passoit/ il mettoit le feu dedans/ et puis prenoit son passetemps

a veoir la bonne grace qu’ilz avoient en s’en fuyant/ pensans

que le feu sainct Antoine les tint aux jambes. Et au regard

des pouvres maistres es ars & theologiens/ il les persecutoit

sur tous aultres / quand il rencontroit quelqu’ung d’entre eulx

par la rue/ jamais ne failloit de leur faire quelque mal/

maintenant leurs mettant ung estronc dedans leurs chape

rons a bourlet/ maintenant leur atachant de petites quehues

de regnard/ ou des oreilles de lievres par derriere/ ou quelque

aultre mal. Et ung jour que l’on avoit assigne a tous les

theologiens de se trouver en Sorbone pour examiner les

articles de la foy/ il fist une tartre bourbonnoyse composee

de force de hailz/ de galbanum/ de assa fetida/ de castoreum/

d’estroncs tous chaux/ & la destrampit de sanie de bosses H iiii

chancreuses/ & de fort bon matin engressa & oingnit theologalement tout le treilliz de Sorbonne/ en sorte que le diable

n’y eust pas dure. Et tous ces bonnes gens rendoient la

leurs gorges devant tout le monde/ come s’ilz eussent escorche

le regnard/ & en mourut dix ou douze de peste/ mais il ne

s’en soucioit pas. Et en son saye y avoit plus de vingt & six

petites bougettes & fasques tousjours pleines/ l’une d’ung

petit deaul de plomb/ & d’ung petit cousteau affile comme une

aiguille de peletier/ dont il couppoit les bourses/ l’aultre de

aigrest/ qu’il gettoit aux yeulx de ceulx qu’il trouvoit/ l’aultre

de glaterons empennes de petites plumes de oysons ou de

chappons/ qu’il gettoit sur les robbes & bonnetz des bonnes

gens/ & aulcunesfois leur en faisoit de belles cornes qu’ilz

portoient par toute la ville/ aulcunesfois toute leur vie.

Aux femmes aussi par dessus leurs chapperons au derriere/

aulcunesfois en mettoit faictz en forme d’ung membre d’homme. En l’aultre ung tas de cornetz tous plains de pulses &

de poux/ qu’il empruntoit des guenaulx de sainct Innocent/

& les gettoit a tout belles petites cannes ou plumes dont

on escript/ sur les colletz des plus succrees damoiselles qu’il

trouvoit/ & mesmement en l’esglise: car jamais ne se mettoit

au cueur au hault/ mais tousjours demouroit en la nef entre les femmes/ tant a la messe/ a vespres/ comme au sermon.

En l’aultre/ force provision de haims & claveaux/ dont il acouploit souvent les hommes et les femmes en compaigniez ou

ilz estoient serrez: & mesmement celles qui portoient robbes

de tafetas armoisy/ & a l’heure qu’elles se vouloient departir/

elles rompoient toutes leurs robbes. En l’aultre ung fouzil

garny d’esmorche/ d’allumettes/ de pierre a feu/ & tout aultre

appareil a ce requis. En l’aultre deux ou trois mirouers ardans/ dont il

faisoit enrager aucunesfois les hommes et

les femmes/ et leur faisoit perdre contenance

a l’eglise/ car il disoit qu’il n’y avoit que ung

antistrophe entre femme folle a la messe/ et

femme molle a la fesse. En l’autre avoit provision de fil & d’aguilles/ dont il faisoit mille petites dyableries. Une fois/ a l’yssue du

Palais a la Grant Salle que ung cordelier diSoit la messe de messieurs il luy ayda a soy ha

biller et revestir: mais en l’acoustrant il luy

cousit l’aubbe avecques sa robbe & chemise

et puis se retira quant messeigneurs de la

Court se vindrent asseoir pour ouyr icelle

messe: Mais quant ce fust a l’ite missa est que

le povre frater se voulut devestir son aube/ il

emporta ensemble & habit et chemise qui estoient bien cousuz ensemble/ et se rebrassa jus

ques aux espaulles/ monstrant son calibistris

a tout le monde qui n’estoit pas petit sans doubte. Et le frater tousjours tiroit. Mais tant

plus se descouvroit il jusques a ce que ung

des assistans a la ourt dist. Et quoy ce beau

pere nous veult il icy faire l’offrande & baiser

son cul? le feu Sainct Antoine le bayse. Et

des lors fut ordonne que les povres beaulx

peres ne se despouilleroient plus devant le

monde. Mais en leur sacristie/ mesmement

quand il y auroit des femmes: car ce leur seroit occasion de pecher du peche d’envie/ et le

monde demandoit/ pourquoy est ce que ces fratres avoient la couille si longue? Mais ledit

panurge solut tres bien le probleme disant.

Ce qui faict les oreilles des asnes si grandes/

ce n’est sinon par ce que leurs meres ne leur met

toient point de beguin en la teste/ comme dit de G iii]

Alliaco en ses Suppositions. A pareille raison

ce que faict la couille des povres beaulx peres

tant Sainct Anthoine large/ c’est qu’ilz ne portent point de chausses foncees/ et leur povre

membre s’estend a sa liberte a bride avallee et

leur va ainsi ribalant sur les genoulx comme

font les patenostres aux femmes. Mais la

cause pourquoy ilz l’avoient gros a l’equipollent/ c’estoit que en ce triballement les humeurs

du corps descendent audit membre: car selon

les legistes/ agitation & motion continuelle

est cause de attraction. Item il avoit une autre

poche toute pleine d’alun de plume dont il

gettoit dedans le doz des femmes qu’il veoit les

plus acrestees/ et les faisoit despouiller devant tout le monde/ les autres dancer comme jau sur breze ou bille sur tabour. Les autres courir les rues/ & luy apres couroit/ et a

celles qui se despouilloyent il mettoit sa cappe

sur le doz/ comme homme courtoys & gracieulx.

Item en ung autre il avoit une petite guedoufle pleine de vieille huylle & quand il trou

voit ou femme ou homme qui eust quelque

belle robbe neufve. Il leur engressoit & gastoit tous les plus beaulx endroictz soubz le

semblant de les toucher et dire/ voicy de bon

drap/ voicy bon satin/ bon tafetas/ madame

dieu vous doint ce que vostre noble cueur desire/

vous avez robbe neufve/ nouvel amy/ dieu

vous y maintienne/ Et/ ce disant/ leur mettoit/

la main sur le collet/ & ensemble la malle tache y demouroit perpetuellement/ que le dya

ble n’eust pas ostee/ puis a la fin leur disoit.

Ma dame donnez vous garde de tumber: car

il y a icy ung grant trou devant vous. En ung

autre il avoit tout plain de Euphorbe pulve

rize bien subtillement/ et la dedans mettoit ung

mouschenez beau & bien ouvre qu’il avoit

desrobe a la belle lingere des galleries de la

saincte Chappelle/ en luy ostant ung

poul dessus son sainMainX] lequel toutesfois il y avoit mis. Et quand

il se trouvoit en compaignie de quelques bonnes dames/ il

leur mettoit sus de propos de lingerie/ & leur mettoit la main

au sain/ demandantMainX]/ & cest ouvraige est il de Flandres ou de

Haynault: & puis tiroit son mouschenez disant/ tenez tenez/

voy en cy de l’ouvrage/ elle est de Fonterabie/ & le secouoit

bien fort a leurs nez/ & les faisoit esternuer quatre heures

sans repos. Et ce pendant il petoit comme ung roussin/ & les

femmes se ryoient luy disant/ comment: vous petez Panurge? Non fois/ disoit il/ ma dame: mais je accorde au contrepoint de la musicque que sonnez du nez. En l’aultre ung

daviet/ ung pellican/ ung crochet/ & quelques aultres ferremens dont il n’y avoit porte ny coffre qu’il ne crochetast.

En l’aultre tout plain de petitz goubeletz/ dont il jouoit fort

artificiellement: car il avoit les doigs faictz a la main come

Minerve ou Arachne. Et avoit aultres fois crye le theriacle. Et quand il changeoit ung teston/ ou quelque aultre piece/

le changeur eust este plus fin que maistre mousche/ si Panurge

n’eust faict evanouyr a chascune fois cinq ou six grans

blancs visiblement/ appertement/ manifestement/ sans faire

lesion ne blesseure aulcune/ dont le changeur n’en eust senty

que le vent. Ung jour je le trouvay quelque peu escorne et

taciturne/ & me doubte bien qu’il n’avoit denare/ dont je luy

dys. Panurge vous estes malade a ce que je voy a vostre

physionomie/ & j’entens le mal/ vous avez ung fluz de bourse:

mais ne vous souciez. J’ay encores six solz & maille/ qui ne

virent oncq pere ny mere/ qui ne vous fauldront non plus

que la verolle/ en vostre necessite. A quoy il me respondit.

Et bren pour l’argent/ Je n’en auray quelque jour que trop: J ii

car j’ay une pierre philosophalle qui me attire l’argent des

bourses/ comme l’aymant attire le fer. Mais voulez vous venir gaigner les pardons? dist il. Et par ma foy je luy respons/

Je ne suis pas grand pardonneur en ce monde icy/ je ne scay

si je le seray en l’aultre: & bien allons au nom de dieu/ pour

ung denier ny plus ny moins. Mais (dist il) prestez moy

doncques ung denier a l’interest. Rien rien/ dis je/ Je vous

le donne de bon cueur/ grates vobis dominos/ dist il. Ainsi

allasmes commencant a sainct Gervays / & je gaigne les

pardons au premier tronc seulement: car je me contente de

peu en ces matieres/ & puis me mis a dire mes menuz suffrages/ et oraisons de saincte Brigide: mais il gaigna a

tous les troncz/ & tousjours bailloit argent a chascun des

pardonnaires. De la nous tansportasmes a nostre Dame/

a sainct Jehan/ a sainct Antoine/ & ainsi des aultres esglises

ou avoit bancque de pardons/ de ma part je n’en gaignoys

plus: mais luy a tous les troncz/ il baysoit les relicques/

et a chascun donnoit. Brief quand nous fusmes de retour il

me mena boire au cabaret du chasteau & me monstra dix

ou douze de ses bougettes plaines d’argent. A quoy je me

seigny faisant la croix/ & disant. Dont avez vous tant recouvert d’argent en si peu de temps? A quoy il me respondit/

que il l’avoit prins des bassins des pardons: car en leur

baillant le premier denier (dist il) je le mis si soupplement/

que il sembla que feust ung grand blanc/ par ainsi d’une main

je prins douze deniers/ voire bien douze liards ou doubles

pour le moins/ et de l’aultre/ troys ou quatre douzains: et

ainsi par toutes les esglises ou nous avons este. Voire

mais (dis je) vous vous damnez comme une sarpe & estes

larron & sacrilege. Ouy bien/ dist il/ comme il vous semble/

mais il ne me le semble pas quand a moy. Car les pardonnaires me le donnent/ quand ilz me disent en presentant les

relicques a bayser/ centuplum accipies/ que pour ung denier

j’en prene cent: car accipies est dit selon la maniere des Hebrieux

qui usent du futur en lieu de l’imperatif/ comme vous

avez en la loy/ dominum deum tuum adorabis & illi soli servies/

diliges proximum tuum/ & sic de aliis. Ainsi quand le pardonnigere

me dit/ centuplum accipies/ il veult dire/ centuplum

accipe/ & ainsi l’expose Rabi quimy & Raby aben ezra/

et tous les Massoretz. Et davantaige le pape Sixte me

donna quinze cens livres de rente sur son dommaine & tres or

ecclesiasticque/ pour luy avoir guery une bosse chancreuse/

qui tant le tormentoit/ qu’il en cuyda devenir boyteux toute

sa vie. Ainsi je me paye par mes mains: car il n’est tel/ sur

ledict tres or ecclesiasticque. Ho mon amy disoit il si tu scavoys comment je fis mes choux gras de la croysade/ tu seroys tout esbahy. Elle me valut plus de six mille fleurins.

Et ou diable sont ilz allez? dis je/ car tu n’en a pas une

maille/ Dont ilz estoient venuz (dist il) ilz ne firent seulement que changer de maistre. Mais j’en employay bien troys

mille a marier non pas les jeunes filles: car elles ne trouvent que trop marys/ mais de grand vieilles sempiternelles

qui n’avoient dentz en gueulle. Consyderant/ ces bonnes

femmes icy ont tres bien employe leur temps en jeunesse &

ont joue du serrecropiere a cul leve a tous venans/ jusques

a ce que on n’en a plus voulu. Et par dieu je les feray saccader encores une foys devant qu’elles meurent. Et par

ainsi a l’une donnoys cent flourins/ a l’aultre six vingtz/ a J iii

l’aultre troys cens/ selon qu’elles estoient bien infames/ detestables/ et abhominables: car d’autant qu’elles estoient plus

horribles & excecrables/ d’autant il leur failloit donner davantaige/ aultrement le diable ne les eust pas voulu besoigner.

Incontinent je m’en alloys a quelque porteur de coustretz

gros & gras/ & faisoys moy mesmes le mariage/ mais premier que luy monstrer les vieilles/ je luy monstroys les

escuz/ disant. Compere/ voicy qui est a toy/ si tu veulx fretinfretailler ung bon coup. Des lors les pouvres hayres

arressoient comme vieulx mulletz/ & ainsi leur faisoys bien

aprester a bancqueter/ & boire du meilleur & force espiceryes

pour mettre les vieilles en appetit & en chaleur. Fin de compte

ilz besoignoient comme toutes bonnes ames/ sinon que a celles

qui estoient horriblement villaines & defaictes/ je leur faisoys mettre ung sac sur le visaige. Davantaige j’en ay perdu

beaucoup en proces. Et quelz proces as tu peu avoir? disoys

je/ tu ne as ny terre ny maison. Mon amy (dist il) les damoiselles de ceste ville avoient trouve par instigation du

diable d’enfer/ une maniere de colletz ou cachecoulx a la

haulte facon/ qui leur cachoient si bien les seins/ que l’on

n’y povoit plus mettre la main par dessoubz: car la fente

d’iceulx elles avoient mise par derriere/ & estoient tous cloz

par devant/ dont les pouvres amans dolens contemplatifz

n’estoient pas bien contens/ ung beau jour de Mardy j’en

presentay requeste a la court/ me formant partye contre lesdictes damoyselles & remonstrant les grans interestz que je

y pretendoys protestant que a mesme raison je feroys couldre la braguette de mes chausses au derriere/ si la court n’y

donnoit ordre/ somme toute les damoiselles formerent syndicat

et passerent procuration a defendre leur cause/ mais je les

poursuivy si vertement que par arrest de la court y fut dist/

que ces haulx cachecoulx ne seroient plus portez/ sinon qu’ilz

feussent quelque peu fenduz par devant. Mais il me cousta

beaucoup. J’euz ung aultre proces bien ord & bien sale contre

maistre Fyfy & ses suppostz/ a ce qu’ilz n’eussent point a lire

clandestinement les livres de Sentences de nuyct/ mais de

beau plain jour et ce es escholles de Sorbonne/ en face de

tous les theologiens/ ou je fuz condempne es despens pour

quelque formalite de la relation du sergeant. Une aultre

foys je formay complaincte a la court contre les mulles des

Presidens/ Conseilliers/ & aultres : tendant a fin que quand

en la basse court du Palays l’on les mettroit a ronger leur

frain/ que les Conseillieres leur feissent de belles baverettes

affin que de leur bave elles ne gastassent point le pave en

sorte que les paiges du palays peussent jouer dessus a beaulx

detz/ ou au reniguebieu a leur ayse/ sans y rompre leurs

chaulses aux genoulx. Et de ce en euz bel arrest: mais il

me couste bon. Or sommez a ceste heure combien me coustent

les petitz bancquetz que je fais aux paiges du palays de

jour en jour. Et a quelle fin? dis je. Mon amy (dist il) tu

ne as nul passetemps en ce monde. J’en ay moy plus que le

roy. Et si tu vouloys te raslier avecques moy/ nous ferions

diables. Non non (dis je) par sainct Adauras: car tu seras

une foys pendu. Et toy (dist il) tu seras une foys enterre/

lequel est plus honnorable ou l’air ou la terre? He grosse pecore/ Jesuchrist ne fut il pas pendu en l’air. Mais a propos/

ce pendant que ces paiges bancquettent je garde leurs mulles/

et tousjours je couppe a quelqu’une l’estriviere du couste du J iiii

montouer qu’elle ne tient que a ung fillet. Et quand le gros

enfle de Conseillier ou aultre a prins son bransle pour monter

sus/ ilz tombent tous platz comme porcs devant tout le monde:

& aprestent a ryre pour plus de cent frans. Mais je me rys

encores davantaige/ c’est que eulx arrivez au logis ilz font

foueter monsieur du page comme seigle vert/ par ainsi je ne

plains point ce que me avoit couste a les bancqueter. Fin de

compte il avoit (come ay dit dessus) soixante & troys manieres

de recouvrer argent: mais il en avoit deux cens quatorze de

le despendre/ hors mis la reparation de dessoubz le nez.

Comment ung grand clerc de Angleterre

vouloit arguer contre Pantagruel/ & fut vaincu

par Panurge. Chapitre .xiiii.

EN ces mesmes jours ung grandissime clerc

nomme Thaumaste ouyant le bruyt & renommee

du scavoir incomparable de Pantagruel vint du

pays de Angleterre en ceste seule intention de

veoir icelluy Pantagruel & le congnoistre/ & esprouver si tel

estoit son scavoir comme en estoit la renommee. Et de faict

arrive a Paris se transporta vers l’hostel dudict Pantagruel

qui estoit loge a l’hostel sainct Denys/ & pour lors se pourmenoit par le jardin avecques Panurge/ philosophant a la

mode des Peripateticques. Et de premiere entree le voyant/

tres saillit tout de peur/ le voyant si grand & si gros: puis le

salua/ comme est la facon/ courtoysement luy disant. Bien

vray est il ce que dit Platon le prince des philosophes/ que

si l’ymage de science & sapience estoit corporelle & spectable

es yeulx des humains/ elle exciteroit tout le monde en admiration de soy. Car seulement le bruyt d’icelle espandu par

l’air/ s’il est receu es oreilles des studieux & amateurs d’icelle/ qu’on nomme Philosophes/ ne les laisse dormir ny reposer

a leur ayse/ tant les stimule & embrase de acourir au

lieu/ & veoir la personne/ en qui est dicte science avoir estably

son temple/ & depromer ses oracles. Comme il nous feut

manifestement demonstre en la Reyne de Saba/ qui vint

des limites d’Orient & mer Persicque pour veoir l’ordre de

la maison du saige Salomon & ouyr sa sapience/ En Anacharsis qui de Scythie alla jusques en Athenes pour veoir

Solon/ En Pythagoras/ qui visita les Vaticinateurs

Memphiticques/ En Platon qui visita les Mages de

Egypte & Architas de Tarente/ & en Apollonius Tyaneus

qui alla jusques au mont Caucasus/ passa les Scythes/

les Massagetes/ les Indiens/ transfreta le vaste fleuve de

Physon/ jusques es Brachmanes/ pour veoir Hiarchas.

Et en Babyloine/ Chaldee/ Mede/ Assyrie/ Parthie/ Syrie Phoenice/ Arabie/ Palestine/ Alexandrie/ jusques en

Ethiopie/ pour veoir les Gymnosophistes. Pareil exemple

avons nous de Tite Live/ pour lequel veoir & ouyr plusieurs gens studieux vindrent en Rome/ des fins limitrophes de France & Hespaigne. Je ne me ose pas recenser

au nombre & ordre de ces gens tant parfaictz: mais bien je

veulx estre dit studieux/ & amateur/ non seulement des letres / mais aussi des gens letrez. Et de faict ouyant le bruyt

de ton scavoir tant inestimable/ ay delaisse pays/ parens/

et maison/ & me suis icy transporte/ riens ne estimant la longueur du chemin/ l’attediation de la mer/ la nouveaulte des

contrees/ pour seullement te veoir/ & conferer avecques toy d’aulcuns passaiges de Philosophie/ de Magie/ de Alkymie/ K

et de Caballe/ desquelz je doubte/ & ne m’en puis contenter

mon esprit/ lesquelz si tu me peulx souldre/ je me rens des a

present ton esclave moy & toute ma posterite: car aultre don

ne ay je que assez je estimasse pour la recompense. Je les redigeray

par escript & demain le feray assavoir a tous les

gens scavans de la ville/ affin que devant eulx publicquement

nous en disputons. Mais voicy la maniere comment j’entens

que nous disputerons. Je ne veulx point disputer/ pro et

contra/ come font ces folz sophistes de ceste ville & de ailleurs/

Semblablement je ne veulx point disputer en la maniere

des Academicques par declamations/ ny aussi par nombres/

comme faisoit Pythagoras/ & comme voulut faire Picus

Mirandula a Rome. Mais je veulx disputer par signes

seulement/ sans parler: car les matieres sont tant ardues/

que les parolles humaines ne seroient suffisantes a les

explicquer a mon plaisir/ par ce il plaira a ta magnificence

de soy y trouver/ ce sera en la grande salle de Navarre a sept

heures de matin. Ces parolles achevees/ Pantagruel

luy dist honnorablement. Seigneur/ des graces que Dieu

m’a donne/ Je ne vouldroys denier a nully en departir a mon

povoir: car tout bien vient de luy de lassus/ & son plaisir est

que soit multiplie quand on se trouve entre gens dignes et

ydoines de recepvoir ceste celeste manne de honneste scavoir/

Au nombre desquelz par ce que en ce temps/ comme ja bien

appercoy/ tu tiens le premier ranc. Je te notifie que a toutes

heures tu me trouveras prest a obtemperer a une chascune

de tes requestes/ selon mon petit povoir. Combien que plus

de toy je deusse apprendre que toy de moy/ mais comme as

proteste nous confererons de tes doubtes ensemble/ & en

chercherons la resolution/ dont il la fault trouver toy & moy.

Et loue grandement la maniere d’arguer que as proposee/

c’est assavoir par signes sans parler: car ce faisant toy & moy/

nous nous entendrons/ & serons hors de ces frappemens

de mains/ que font ces sophistes quand on argue: alors qu’on

est au bon de l’argument. Or demain je ne fauldray a me

trouver au lieu & heure que me as assigne: mais je te pry

que entre nous n’y ait point de tumulte/ & que ne cherchons

point l’honneur ny applausement des hommes/ mais la verite

seule. A quoy respondit Thaumaste/ Seigneur: dieu

te maintienne en sa grace te remerciant de ce que ta haulte

magnificence tant se veult condescendre a ma petite vilite.

Or a dieu jusques a demain. A dieu dist Pantagruel.

Messieurs vous aultres qui lisez ce present escript/ ne pensez pas que jamais il y eut gens plus eslevez & transportez

en pensee/ que furent toute celle nuyct/ tant Thaumaste que

Pantagruel. Car ledict Thaumaste dist au concierge de

l’hostel de Cluny/ au quel il estoit loge/ que de sa vie ne se

estoit trouve tant altere comme il estoit celle nuyct. Il m’est

(disoit il) advis que Pantagruel me tient a la gorge: donnez

ordre que beuvons je vous prie. De l’aultre couste Pantagruel entra en la haulte game & de toute la nuict ne faisoit

que ravasser apres le livre de

Beda de numeris & signis/

& le

livre de Plotin de inenarrabilibus/

& le livre de Proclus

de magia/

& les livres de Artemidorus peri onirocrititon/

et de Anaxagoras peri semion/

Dynarius peri aphaton/

et

les livres de Philistion/

& Hipponax peri anecphoneton/

et ung tas d’aultres / tant que Panurge luy dist/ Seigneur

laissez toutes ces pensees & vous allez coucher: car je vous K ii

sens tant esmeu en voz espritz/ que bien tost tomberiez en

quelque fiebvre ephemere par cest exces de pensement: mais

premier beuvant vingt & cinq ou trente bonnes foys retirez

vous & dormez a vostre aise/ car de matin je respondray et

argueray contre monsieur l’Angloys/ & au cas que je ne le

mette ad metam non loqui/ dictes mal de moy/ dont dist Pantagruel. Voire mais mon amy Panurge/ il est merveilleusement scavant/ comment luy pourras tu satisfaire? tres bien/

respondit Panurge/ Je vous pry n’en parlez plus/ & m’en

laissez faire/ y a il homme tant scavant que sont les diables?

Non vrayement dist Pantagruel/ sans grace divine speciale.

Et toutesfoys/ dist Panurge/ j’ay argue maintesfoys contre

eulx/ & les ay faictz quinaulx & mys de cul. Par ce soyez

asseure de cest Angloys/ que je vous le feray demain chier

vinaigre devant tout le monde. Ainsi passa la nuyct Panurge a chopiner avecques les paiges & jouer toutes les

aigueillettes de ses chaulses a primus & secundus/ ou a la

vergette. Et quand ce vint a l’heure assignee il conduysit son

maistre Pantagruel au lieu constitue. Et hardiment qu’il

n’y eut petit ny grans dedans Paris qu’il ne se trouvast au

lieu: pensant/ ce diable de Pantagruel/ qui a convaincu tous

les Sorbonicoles/ a cest heure aura son vin/ car cest Angloys est ung aultre diable de Vauvert/ nous verrons qui

en gaignera. Ainsi tout le monde assemble/ Thaumaste

les attendoit. Et lors que Pantagruel & Panurge arriverent a la salle/ tous ces grymaulx/ artiens/ & intrans com

mencerent a frapper des mains/ comme est leur badaude

coustume/ mais Pantagruel s’escrya a haulte voix/ comme si

ce eust este le son d’ung double canon/ disant. Paix de par

le diable paix/ par dieu coquins si vous me tabustez icy/

je vous coupperay la teste a tres tous. A laquelle parolle ilz

demourerent tous estonnez comme cannes/ & ne osoient seulement tousser/ voire eussent ilz mange quinze livres de

plume. Et furent tant alterez de ceste seule voix qu’ilz tiroient

la langue demy pied hors de la gueule: comme si Pantagruel

leur eust les gorges salle. Lors commenca Panurge a parler disant a l’Angloys. Seigneur es tu icy venu pour disputer contentieusement de ces propositions que tu as mis/

ou bien pour apprendre & en scavoir la verite? A quoy respondit Thaumaste. Seigneur/ aultre chose ne me ameine sinon

bon desir de apprendre & scavoir ce/ dont j’ay doubte toute

ma vie/ & n’ay trouve ny livre ny homme qui me ayt contente

en la resolution des doubtes que j’ay proposez. Et au regard

de disputer par contention/ je ne le veulx faire/ aussi est ce

chose trop vile/ et la laisse a ces maraulx de Sophistes.

Doncques dist Panurge/ si moy qui suis petit disciple de

mon maistre monsieur Pantagruel te contente & te satisfoys en tout & par tout/ ce seroit chose indigne d’en empescher mondict maistre/ par ce mieulx vauldra qu’il soit cathedrant/ jugeant de noz propos/ & te contentent au parsus/

s’il te semble que je ne aye satisfaict a ton studieux desir.

Vrayement/ dist Thaumaste/ c’est tres bien dit. Commence

doncques. Or notez/ que Panurge avoit mis au bout de

sa longue braguette ung beau floc de soye rouge/ blanche/

verte/ & bleue/ & dedans avoit mis une belle pomme d’orange.

Adoncques tout le monde assistant & speculant en bonne silence/

Panurge sans mot dire/ leva les mains/ & en feist ung tel

signe: car de la main gauche il joingnit l’ongle du doigt in- K iii

dice a l’ongle du poulce/ faisant au meillieu de la distance

come une boucle/ & de la main dextre serroit tous les doigts

au poing/ excepte le doigt indice/ lequel il mettoit & tiroit

souvent par entre les deux aultres susdictz de la main gauche/ puis de la dextre estendoit le doigt indice & le meillieu/

les esloingnant le mieulx qu’il povoit/ & les tirant vers

Thaumaste: et puis mettoit le poulce de la main gauche

sur l’anglet de l’oeil gauche estendant toute la main comme

une aesle d’oyseau/ ou une pinne de poisson/ & la meuvant

bien mignonnement deca & dela/ & autant en faisoit de la

dextre sur l’anglet de l’oeil dextre: & ce dura bien par l’espace

d’ung bon quart d’heure. Dont Thaumaste commenca a

paslir & trembler/ & luy fist tel signe/ que de la main dextre/

il frappa du doigt meillieu contre le muscle de la vole/ qui

est au dessoubz le poulce/ & puis mis le doigt indice de la

dextre en pareille boucle de la senestre: mais il le mist par

dessoubz/ non par dessus/ comme faisoit Panurge. Adoncques

Panurge frappe la main l’une contre l’aultre/ & souffle en

paulme/ & ce faict/ met encores le doigt indice de la dextre

en la boucle de la gauche le tirant & mettant souvent: & puis

estendit le menton regardant intentement Thaumaste/

dont le monde qui n’entendoit riens a ces signes/ entendit

bien que en ce il demandoit/ sans dire mot/ a Thaumaste/

que voulez vous dire la? Et de faict Thaumaste commenca

a suer a grosses gouttes/ & sembloit bien ung homme qui

estoit ravy en haulte contemplation. Puis se advisa/ & mist

tous les ongles de la gauche contre ceulx de la dextre/ ouvrant les doigts/ come si ce eussent este demys cercles/ & elevoit tant qu’il povoit les mains en ce signe. A quoy Pa

nurge soubdain mist le poulce de la main dextre soubz les

mandibules/ & le doigt auriculaire d’icelle en la boucle de

la gauche/ & en ce poinct faisoit sonner ses dentz bien melodieusement les basses contre les haultes. Dont Thaumaste de grand hahan se leva/ mais en se levant il fist ung

gros pet de boulangier: car le bran vint apres/ & puoit come

tous les diables/ & les assistans commencerent a se estouper

les nez: car il se conchioit de angustie/ puis leva la main

dextre la clouant en telle facon/ qu’il assembloit les boutz

de tous les doigts ensemble/ & la main gauche assist toute

plaine sur la poictrine. A quoy Panurge tira sa longue

braguette avecques son floc/ qu’il estendit d’une couldee et

demie/ & la tenoit en l’air de la main gauche/ & de la dextre

print sa pomme d’orange/ et la gettant en l’air par sept foys/

a la huytiesme la cacha au poing de la main dextre/ la tenant en hault tout coy/ & puis commenca a secouer sa belle

braguette/ en la monstrant a Thaumaste. Apres cella

Thaumaste commenca a enfler les deux joues comme ung

cornemuseur & souffler/ come se il enfloit une vessie de porc.

A quoy Panurge mist ung doigt de la gauche au trou du

cul/ & de la bouche tiroit l’air comme quand on mange des

huytres en escalle/ ou quand l’on hume sa souppe/ & ce faict

ouvre quelque peu la bouche/ & avecques le plat de la main

dextre en frappoit dessus/ faisant en ce ung grand son et

parfond/ comme s’il venoit de la superficie du diaphragme

par la trachee artere: & le feist par seize foys. Mais Thaumaste/ souffloit tousjours comme une oye. Adoncques Panurge

mist le doigt indice de la dextre dedans la bouche/

le serrant bien fort avecques les muscles de la bouche/ et K iiii

puis le tiroit & le tirant faisoit ung grand son/ comme quand

les petitz garsons tirent d’ung canon de seux avecques belles

rabbes/ & le fist par neuf foys. Et alors Thaumaste s’escria.

Ha messieurs/ le grand secret/ & puis tira ung poignard qu’il

avoit/ le tenant par la poincte contre bas. A quoy Panurge

print sa longue braguette/ & la secouoit tant qu’il povoit contre ses cuisses/ & puis mist ses deux mains lyeez en forme

de peigne/ sur sa teste/ tirant la langue tant qu’il povoit/ et

tournant les yeulx en la teste/ come une chievre qui se meurt.

Ha j’entends/ dist Thaumaste/ mais quoy? faisant tel signe/

qu’il mettoit le manche de son poignart contre la poictrine/

et sur la poincte mettoit le plat de la main en retournant

quelque peu le bout des doigts. A quoy Panurge baissa sa

teste du couste gauche & mist le doigt meillieu en l’oreille

dextre/ elevant le poulce contremont. Et puis croisa les deux

bras sur la poictrine/ toussant par cinq foys/ & a la cinquiesme

frappant du pied droit contre terre/ & puis leva le bras gauche/ & serrant tous les doigtz au poing/ tenoit le poulce contre le front/ frappant de la main dextre par six fois contre la

poictrine. Adoncques se leva Thaumaste & ostant son bonnet de la teste/ remercia ledict Panurge doulcement: puis

dist a haulte voix a toute l’assistence. Seigneurs a ceste heure

puis je bien dire le mot evangelicque/ Et ecce plusquam Solomon hic. Vous avez icy ung tres or incomparable en vostre

presence/ c’est monsieur Pantagruel/ duquel la renommee

me avoit icy attire du fin fonds de Angleterre/ pour conferer avecques luy des doubtes inexpuysables tant de Magie/ de Alkymie/ de Caballe/ de Geomantie/ de Astrologie/ que de Philosophie/ lesquelz je avoys en mon esprit/

Mais de present je me courrouce contre la renommee/ laquelle me semble estre envieuse contre luy: car elle n’en raporte point la milliesme partie/ de ce que en est par efficace

Vous avez veu/ comment son seul disciple me a contente et

m’en a plus dit que je ne demandoys/ & d’abundant m’a ouvert

et ensemble soulu d’aultres doubtes inestimables. En quoy

je vous puis asseurer qu’il m’a ouvert le vray puys & abysme

de Encyclopedie/ voire en une sorte que je ne pensoys pas

trouver homme qui en sceust les premiers elemens seulement/

c’est quand nous avons dispute par signes sans dire mot ny

demy. Mais a tant je redigeray par escript ce que avons dit

et resolu/ affin que l’on ne pense point que ce ayent este mocqueries et le feray imprimer a ce que chascun y apreigne comme

je ay faict. Dont povez juger/ ce que eust peu dire le maistre/

veu que le disciple a faict telle prouesse: car Non est discipulus

supra magistrum. En tous cas dieu soit loue/ & bien

humblement vous remercie de l’honneur que nous avez faict

a cest acte/ dieu vous le retribue eternellement. Semblables

actions de graces rendit Pantagruel a toute l’assistence/ & de la

partant mena disner Thaumaste avecques luy & croyez qu’ilz

beurent comme toutes bonnes ames le jour des mortz/ le ventre

contre terre/ jusques a dire/ dont venez vous? Saincte dame

comment ilz tiroient au chevrotin/ il n’y eut par sans faulte

celluy qui n’en beust .xxv. ou .xxx. muys. Et scavez vous

comment: sicut terra sine aqua: car il faisoit chault/ & davantaige se estoient alterez. Et au regard de l’exposition des

propositions mises par Thaumaste/ & des significations

des signes desquelz ilz userent en disputant je vous les exposeroys selon la relation de entre eulx mesmes: mais l’on L

m’a dit que Thaumaste en feist ung grand livre imprime a

Londres/ auquel il declaire tout sans riens laisser: par ce

je m’en deporte pour le present.

Comment Panurge fut amoureux d’une haulte

dame de Paris/ & du tour qu’il luy fist. Chapitre xv.

PAnurge commenca a estre en reputation en la

ville de Paris par ceste disputation que il obtint

contre l’Angloys/ & faisoit des lors bien valoir

sa braguette/ & la feist au dessus esmoucheter

de broderie a la Tudesque. Et le monde le louoit publicquement/ et en fut faict une chanson/ dont les petitz enfans

alloient a la moustarde: & estoit bien venu en toutes compaignies de dames & damoyselles/ en sorte qu’il devint glorieux/

si bien qu’il entreprint de venir au dessus d’une des

grandes dames de la ville/ De faict laissant ung tas de

longs prologues & protestations que font ordinairement

ces dolens contemplatifz amoureux de quaresme/ luy dist

ung jour. Ma dame/ ce seroit ung bien fort utile a toute la

republicque/ delectable a vous/ honneste a vostre lignee/ & a

moy necessaire/ que feussiez couverte de ma race/ & le croyez:

car l’experience vous le demonstrera. La dame a ceste parolle

le reculla plus de cent lieues/ disant. Meschant fol

vous appertient il de me tenir telz propos? & a qui pensez

vous parler? allez/ ne vous trouvez jamais devant moy

car si n’estoit pour ung petit/ je vous feroys coupper bras

et jambes. Or (dist il) ce me seroit bien tout ung d’avoir bras

et jambes couppez/ en condition que nous fissions vous et

moy ung transon de chere lie jouant des manequins a basses marches: car (monstrant sa longue braguette) voicy

maistre Jehan jeudy qui vous sonneroit une antiquaille/

dont vous sentiriez jusques a la mouelle des os: car il est

galland/ & vous scait bien trouver les alibitz forains & petitz poullains grenez en la ratouere/ que apres luy n’y a

que espousseter. A quoy respondit la dame/ Allez meschant

allez/ si vous m’en dictes encores ung mot/ je appelleray

le monde/ & vous feray icy assommer de coups. Ho (dist il)

vous n’estes pas si male que vous dictes/ non: ou je suis bien

trompe a vostre physionomie: car plus tost la terre monteroit es cieulx & les haulx cieulx descendroient en l’abysme

et tout ordre de nature seroit perverty: qu’en si grand beaulte

et elegance comme la vostre/ y eust une goutte de fiel/ ny de

malice. L’on dit bien que a grand peine veit on jamais femme belle/ qui aussi ne feust rebelle: mais cella est dit de ces

beaultez vulgaires. Toutesfois la vostre est tant excellente

tant singuliere/ tant celeste/ que je croy que nature l’a mise

en vous comme un parragon pour nous donner a entendre com

bien elle peut faire/ quand elle veult employer toute sa puissance & tout son scavoir/ Ce n’est que miel/ ce n’est que sucre/

ce n’est que manne celeste/ de tout ce qu’est en vous. C’estoit a

vous a qui Paris debvoit adjuger la pomme d’Or/ non a

Venus non/ ny a Juno ny a Minerve: car oncques n’y eut

tant de magnificence en Juno/ tant de prudence en Minerve/

tant de elegance en Venus/ comme il y a en vous. O dieux

et deesses celestes/ que heureux sera celluy a qui ferez ceste

grace de vous accoller/ de vous bayser/ & de frotter son lart

avecques vous. Par dieu ce sera moy/ je le voy bien: car

desja vous me aymez tout plain je le congnoys. Doncques

pour gaigner temps/ faisons: & la vouloit embrasser/ mais L ii

elle fist semblant de se mettre a la fenestre pour appeller les

voisins a la force. Adoncques s’en sortit Panurge bien tost/

et luy dist en fuyant. Ma dame attendez moy icy/ je les voys

querir moy mesme/ n’en prenez pas la peine. Ainsi s’en alla/

sans grandement se soucier du reffus qu’il avoit eu/ & n’en

fist oncques pire chere. Le lendemain il se trouva a l’esglise

a l’heure qu’elle alloit a la messe/ & a l’entree luy bailla de l’eau

beniste se enclinant parfondement devant elle/ & apres se alla

agenouiller aupres de elle familierement/ & luy dist. Ma

dame saichez que je suis tant amoureux de vous/ que je n’en

peuz ny pisser ny fianter/ je ne scay comment l’entendez. S’il

m’en advenoit quelque mal/ que en seroit il? Allez allez/ dist

elle/ je ne m’en soucie pas: laissez moy icy prier dieu. Mais

(dist il) equivoquez sur A beau mont le vicomte. Je ne scauroys/ dist elle. C’est (dist il) a beau con le vit monte. Et sur

cella priez dieu qu’il me doint ce que vostre noble cueur desyre/ é me donnez ces patenostres par grace. Tenez/ dist

elle/ & ne me tabustez plus. Et ce dit luy vouloit tirer ses

patenostres qui estoient de cestrin avecques grosses marches d’or/ Mais Panurge promptement tira ung de ses

cousteaux/ & les couppa tres bien & les emporta a la fryperie/

luy disant/ voulez vous mon cousteau? Non non/ dist elle.

Mais (dist il) a propos/ il est bien a vostre commandement/

corps & biens/ tripez & boyaulx. Ce pendant la dame n’estoit

pas fort contente de ses patenostres : car c’estoit une de ses

contenances a l’esglise. Et pensoit/ ce bavart icy est quelque

esvente/ homme d’estrange pays/ je ne recouvreray jamais

mes patenostres / que m’en dira mon mary? Il s’en courroucera

a moy: mais je luy diray que ung larron me les a couppees

dedans l’esglise ce que il croira facillement/ voyant encores

le bout du ruban a ma ceincture. Apres disner Panurge

l’alla veoir portant en sa manche une grande bourse pleine

de gettons: & luy commenca a dire. Lequel des deux s’entreayme

le plus ou vous moy/ ou moy vous? A quoy elle respondit.

Quant est de moy je ne vous hays point: car comme dieu le

commande/ je ayme tout le monde. Mais a propos (dist il)

n’estes vous pas amoureuse de moy? Je vous ay (dist elle)

ja dit tant de foys que vous ne me tenissiez plus telles pa

rolles/ si vous m’en parlez encores je vous monstreray que

ce n’est pas a moy a qui vous debvez ainsi parler de deshonneur/ allez vous en/ & me rendez mes patenostres / que mon

mary/ ne me les demande. Comment (dist il) ma dame vos

patenostres ? non feray par mon sergent/ mais je vous en

veulx bien donner d’aultres / en aymerez vous mieulx d’or

bien esmaille en forme de grosses spheres/ ou de beaux lacz

d’amours/ ou bien toutes massifves come gros lingotz d’or?

ou si en voulez de Ebene/ ou de gros Hiacinthes taillez

avecques les marches de fines Turquoises/ ou de beaux

Topazes marchez de fins grenatz/ ou de beaux Balays

a tout grosses marches de Dyamens a vingtethuyct quarres. Non non/ c’est trop peu. J’en scay ung beau chapellet de

fines Esmerauldes marchees de Ambre gris/ & a la boucle ung Union Persicque gros comme une pomme d’orange:

elles ne coustent que vingtetcinq mille ducatz/ je vous en

veulx faire ung present: car j’en ay du content. Et ce disoit

faisant sonner les gettons come si ce feussent escuz au soleil.

Voulez vous une piece de veloux violet cramoysi tainct en

grene/ une piece de satin broche ou bien cramoysi. Voulez L iii

vous chainez/ doreures/ templettes/ bagues/ il ne fault que

dire ouy. Jusques a cinquante mille ducatz/ ce ne m’est riens

cela. Par la vertuz desquelles parolles il luy faisoit venir l’eau a la bouche. Mais elle luy dist. Non/ je vous remercie je ne veulx riens de vous. Par dieu (dist il) si veulx

bien moy de vous: mais c’est chose qui ne vous coustera riens/ &

n’en aurez de riens moins/ tenez: monstrant sa longue bra

guette/ voicy qui demande logis: & apres la vouloit accoller/

Mais elle commenca a s’escryer/ toutesfoys non pas trop

hault/ & adoncques Panurge tourna son faulx visaige/

& luy dist. Vous ne voulez doncques aultrement me laisser

ung peu faire? Bren pour vous/ Il ne vous appartient pas

tant de bien ny de honneur/ mais par Dieu je vous feray

chevaucher aux chiens/ & ce dict/ s’en fouyt le grand pas de

peur des coups. Or notez que le lendemain estoit la grand

feste du corps dieu/ a laquelle toutes les femmes se mettent

en leur triumphe de habillemens/ & pour ce jour ladicte dame s’estoit vestue d’une tres belle robbe de satin cramoysi/ et

d’une cotte de veloux blanc bien precieux. Ce jour de la vi

gile Panurge chercha tant d’ung couste & d’aultre/ qu’il trouva une chienne qui estoit en chaleur/ laquelle il lya avecques sa ceincture & la mena en sa chambre/ & la nourrit tres bien cedit jour & toute la nuyct/ & au matin la tua/ & en print

ce que scavent les Geomantiens Gregeoys/ et le mist en

pieces le plus menu qu’il peut/ & les emporta bien cachees/

et s’en alla a l’esglise ou la dame debvoit aller pour suyvre

la procession/ comme c’est de coustume a ladicte feste. Et alors

qu’elle entra Panurge luy donna de l’eau beniste bien courtoisement la saluant/ & quelque peu de temps apres qu’elle

eut dit ses menuz suffrages il s’en va joingdre a elle en son

banc/ & luy bailla ung Rondeau par escript en la forme que

s’ensuyt.

Rondeau.

Pour ceste foys/ que a vous dame tres belle

Mon cas disoys/ par trop feustes rebelle

De me chasser/ sans espoir de retour:

Veu que a vous oncq ne feis austere tour

En dict ny faict/ en soubson ny libelle.

Si tant a vous desplaisoit ma querelle/

Vous povyez par vous sans maquerelle

Me dire/ amy partez d’icy entour

Pour ceste foys.

Tort ne vous foys/ si mon cueur vous decelle

En remonstrant/ comme le ard l’estincelle

De la beaulte que couvre vostre atour:

Car riens n’y quiers/ sinon qu’en vostre tour

Me faciez dehait la combrecelle

Pour ceste foys.

Et ainsi qu’elle ouvroit le papier pour veoir que c’estoit/

Panurge promptement sema la drogue qu’il avoit sur elle

en divers lieux et mesmement au repliz de ses manches et

de sa robbe/ & puis luy dist. Ma dame/ les pouvres amans

ne sont pas tousjours a leur ayse. Quant est de moy j’espere

que les malles nuictz/ les travaulx & ennuytz/ ausquelz me

tient l’amour de vous/ me seront en deduction de autant des L iiii

peines de purgatoire. A tout le moins priez dieu qu’il me

doint en mon mal patience. Panurge n’eut pas acheve ce

mot/ que tous les chiens qui estoient en l’esglise ne s’en vinssent

a ceste dame pour l’odeur des drogues que il avoit espandu

sur elle/ petitz & grans/ gros & menuz tous y venoient tirant

le membre & la sentant & pissant par tout sur elle. Et Panurge les chassa quelque peu & print congie de elle/ et s’en

alla en quelque chapelle pour veoir le deduyt: car ces villains

chiens la conchioient toute & compissoient tous ses habillemens/ tant qu’il y eust ung grand levrier qui luy pissa sur

la teste & luy culletoit son collet par derriere/ les aultres aux

manches/ les aultres a la crope: & les petitz culletoient ses

patins. En sorte que toutes les femmes de la autour avoient

beaucoup affaire a la saulver. Et Panurge de rire/ & dist a

quelqu’ung des seigneurs de la ville. Je croy que ceste dame

la est en chaleur/ ou bien que quelque levrier l’a couverte

fraischement. Et quand il veit que tous les chiens grondoient bien a l’entour de elle come ilz font autour d’une chienne

chaulde/ il s’en partit/ & alla querir Pantagruel/ et par toutes les rues ou il trouvoit des chiens/ il leur bailloit ung

coup de pied/ disant. Et ne yrez vous point a voz compaignons

aux nopces/ devant devant. Et arrive au logis dist a Pantagruel/ maistre je vous pry/ venez veoir tous les chiens de

ceste ville qui sont assemblez a l’entour d’une dame la plus

belle de ceste ville & la veullent jocqueter. A quoy voulentiers consentit Pantagruel/ & veit le mystere qu’il trouva fort

beau & nouveau. Mais le bon fut a la procession: car il se y

trouva plus de six cens chiens a l’entour d’elle/ qui luy faisoient mille hayres: & par tout ou elle passoit les chiens

frays venuz la suyvoient a la trace/ pissans par le chemin

ou ses robbes avoient touche. Et tout le monde se arrestoit

a ce spectacle consyderans les contenances de ces chiens

qui luy montoient jusques au col/ et luy gasterent tout ses

beaulx acoustremens/ qu’elle ne sceut y trouver remede/ sinon

s’en aller a son hostel. Et chiens d’aller apres/ & quand elle

fut entree en sa maison & ferme la porte apres elle/ tous les

chiens y accouroient de demye lieue/ & compisserent si bien

la porte de sa maison/ qu’ilz y feirent ung ruysseau de leurs

urines/ ou les cannes eussent bien noue.

Comment Pantagruel partit de Paris ouyant

nouvelles que les Dipsodes envahissoient le pays

des Amaurotes. Et la cause pourquoy les lieues

sont tant petites en France/ Et l’exposition d’ung mot

escript en ung aneau. Chapitre .xvi.

PEu de temps apres Pantagruel ouyt nouvelles

que son pere Gargantua avoit este translate au

pays des phees par Morgue/ comme fut jadis

Enoch & Helye/ ensemble que le bruyt de sa translation entendu/ les Dipsodes estoient yssuz de leurs limites/

et avoient gaste ung grand pays de Utopie/ et tenoient de

present la grand ville des Amaurotes assiegee/ dont partit

de Paris sans dire a dieu a nully: car l’affaire requeroit di

ligence/ et s’en vint a Rouen. Or en cheminant voyant Pan

tagruel que les lieues de France estoient petites par trop

au regard des aultres pays/ en demanda la cause & raison a

Panurge/ lequel luy dist une histoire que mect Marotus

du lac monachus es gestes des roys de Canarre/ Disant

que d’anciennete les pays n’estoient poinct distinctz par lieues/ M

miliaires/ ny parasanges/ jusques a ce que le roy Pharamond les distingua/ ce que fut faict en la maniere que s’ensuyt. Car il print dedans Paris cent beaux jeunes & gallans compaignons bien deliberez/ & cent belles garses picardes: & les feist bien traicter & bien penser par huict jours/

puis les appella & a ung chascun bailla sa garse avecques

force argent pour les despens/ leur faisant commandement

qu’ilz s’en allassent en divers lieux par cy & par la. Et a tous

les passaiges qu’ilz chevaucheroient leurs garses que ilz

missent une pierre/ & ce seroit une lieue. Par ainsi les com

paignons joyeusement partirent/ & pour ce qu’ilz estoient

frays & de sejour ilz chevauchoient a chasque bout de chant/

et voyla pourquoy les lieues de France sont tant petites.

Mais quand ilz eurent long chemin parfaict & estoient ja

las comme pouvres diables & qu’il n’y avoit plus d’olif en ly

caleil/ ilz ne chevauchoient pas si souvent et se contentoient

bien (j’entends quant aux hommes) de quelque meschante &

paillarde foys le jour. Et voyla qui faict les lieues de Bretaigne/ de Lanes/ d’Allemaigne/ & aultres pays plus esloingnez/ si grandes. Les aultres mettent d’aultres raisons/

mais celle la me semble la meilleure. A quoy consentit voulentiers Pantagruel. Partans de Rouen arriverent a Hommefleur ou se mirent sur mer Pantagruel/ Panurge/ Epistemon/

Eusthenes/ & Carpalim. Auquel lieu attendant le vent propice & calfretant leur nef receut d’une dame de Paris (laquelle

il avoit entretenu bonne espace de temps) unes lettres inscriptes au dessus. Au plus ayme des belles/ & moins loyal

des preux/ PANTAGRUEL . Laquelle inscription leue il fut

bien esbahy/ & demandant au messagier le nom de celle qui l’avoit

envoye/ ouvrit les lettres & riens ne trouva dedans escript/

mais seulement ung aneau d’or avecques ung Dyament

en table. Et lors appella Panurge & luy monstra le cas.

A quoy Panurge luy dist/ que la fueille de papier estoit

escripte/ mais c’estoit par telle subtilite que l’on n’y veoit point

d’escripture. Et pour le scavoir/ la mist aupres du feu pour

veoir si l’escripture estoit faicte avecques du sel Ammoniac

destrempe en eau. Puis la mist dedans de l’eau pour scavoir si

la letre estoit escripte du suc de Tithymalle. Puis la monstra a la chandelle/ si elle estoit point escripte du jus de oingnons blans. Puis en frotta une partie de huyle de noix/

pour veoir si elle estoit point escripte de lexif de figuyer.

Puis en frotta une part de laict de femme allaictant sa fille

premiere nee/ pour veoir si elle estoit point escripte de sang

de Rubetes. Puis en frotta ung coing de cendres d’ung nic

de Arondelles/ pour veoir si elle estoit escripte de la rousee

qu’on trouve dedans les pommes de Alicacabut. Puis en

frotta ung aultre bout de la sanie des oreilles/ pour veoir

si elle estoit escripte de fiel de corbeau. Puis les trempa en

vinaigre pour veoir si elle estoit escripte de laict de espurge.

Puis les gressa d’axunge de souriz chauves/ pour veoir si

elle estoit escripte avecques sperme de baleine qu’on appelle

ambre grys. Puis la mist tout doulcement dedans ung bassin d’eau fraische/ & soubdain la tira pour veoir si elle estoit

escripte avecques alum de plume. Et voyant qu’il n’y congnoissoit riens/ appella le messagier & luy demanda. Compaing la dame qui t’a icy envoye/ t’a elle point baille de baston

pour apporter? pensant que feust la finesse que met Aulle

Gelle/ & le messagier luy respondit. Non monsieur. Adoncques M ii

Panurge luy voulut faire raire les cheveulx pour scavoir

si la dame avoit point faict escripre avecques fort moret

sur sa teste raise/ ce qu’elle vouloit mander: mais voyant que

ses cheveulx estoient fort grans/ il s’en desista/ considerant

que en si peu de temps ses cheveulx n’eussent pas creuz si

longs. Alors dist a Pantagruel. Maistre par les vertuz

dieu je n’y scauroys que faire ny dire. Je ay employe pour

congnoistre si rien y a icy escript/ une partie de ce que en met

Messere Francesco di Nianto le Thuscan qui a escript la

maniere de lire lettres non apparentes: & ce que escript Zoroaster peri grammaton acriton. Et Calphurnius bassus

de literis illegibilibus/ mais je n’y voy riens/ & croy qu’il n’y

a aultre chose que l’aneau. Or le voyons. Lors en le regardant trouverent escript par le dedans en Hebrieu Lamah

hazabtani/ dont appellerent Epistemon/ luy demandant

que c’estoyt a dire? A quoy respondit que c’estoit ung nom Hebraicque signifiant/ pourquoy me as tu laisse: dont soubdain

replicqua Panurge/ J’entends le cas/ voyez vous ce dyament/ c’est ung dyament faulx. Telle est doncques l’exposition de ce que veult dire la dame. Dy amant faulx pourquoy me as tu laissee? Laquelle exposition entendit Pantagruel incontinent: & luy souvint comment a son departir

il n’avoit point dit a dieu a la dame & s’en contristoit/ & voulentiers feust retourne a Paris pour faire sa paix avecques

elle. Mais Epistemon luy reduyt a memoire le departement de Eneas d’avecques Dido/ et le dict de Heraclides

Tarentin/ que a la navire restant a l’ancre/ quand la necessite presse/ il fault coupper la chorde plus tost que perdre

temps a la deslyer. Et qu’il debvoit laisser tous pensemens

pour survenir a la ville de sa nativite/ qui estoit en dangier.

De faict une heure apres se leva le vent nomme Nordnordwest

auquel ilz donnerent pleines voilles & prindrent la haulte

mer/ & en briefz jours passans par Porto sancto/ & par Medere/ firent scalles es isles de Canarre. De la partant passerent

par Cap blanco/ par Senege/ par Cap virido/ par Gambre/

par Sagres/ par Melli/ par le Cap de bona sperantza/

piedsmont scalle au royaulme de Melinde/ de la partant

firent voile au vent de la transmontane/ & passant par Meden/ par uti/ par Uden/ par Gelasim/ par les isles des phees/

et jouxte le royaulme de Achorie. Finablement arriverent au

port de Achorie/ distant de la ville des Amaurotes de troys

lieues/ & quelque peu davantaige. Et quand ilz furent en

terre quelque peu refraichiz, Pantagruel dist. Enfans la

ville n’est pas loing d’icy/ devant que marcher oultre il seroit

bon de deliberer de ce qu’est a faire/ affin que ne semblons

es Atheniens qui ne consultoient jamais sinon apres le cas

faict. N’estes vous pas deliberez de vivre & mourir avecques

moy? Seigneur ouy/ dirent ilz tous/ & vous tenez asseure

de nous/ come de voz doigts propres. Or (dist il) il n’y a qu’ung

poinct que me tiengne suspend & doubteux/ c’est que je ne scay

en quel ordre/ ny en quel nombre sont les ennemys qui tiennent la ville assiegee: car quand je le scauroys/ je m’y en iroys

en plus grande asseurance/ par ce advisons ensemble du moyen

comment nous le pourrons scavoir. A quoy tous ensemble

dirent/ Laissez nous y aller veoir/ & nous attendez icy: car

pour tout le jourdhuy nous vous en apporterons nouvelles certaines. Moy/ dist Panurge/ J’entreprens de entrer

en leur camp par le meillieu des gardes & du guet/ & banc- M iii

queter avec eulx a leurs despens/ sans estre congneu de nully/

& de visiter l’artillerie/ les tentes de tous les capitaines et

me prelasser par les bandes sans jamais estre descouvert:

car le diable ne me affineroit pas/ car je suis de la lignee

de Zopyrus. Moy/ dist Epistemon/ je scay tous les stratagemates & prouesses des vaillans capitaines & champions

du temps passe/ & toutes les ruses & finesses de discipline

militaire/ je iray/ & encores que feusse descouvert & decele/

j’eschapperay en leur faisant croire de vous tout ce que me

plaira: car je suis de la lignee de Sinon. Moy/ dist Eusthenes/ je entreray par atravers leurs tranchees/ maulgre le

guet & tous les gardes: car je leur passeray sur le ventre et

leur rompray bras & jambes/ & feussent ilz aussi fors que

le diable: car je suis de la lignee de Hercules. Moy/ dist

Carpalim/ je y entreray si les oyseaulx y entrent: car j’ay le

corps tant allaigre que je auray saulte leurs tranchees &

perce oultre tout leur camp/ devant qu’ilz me ayent apperceu. Et ne crains ny traict/ ny flesche/ ny cheval tant soit

legier & feusse Pegasus de Perseus / ou Pacollet/ que devant eulx je n’eschappe guaillart & sauf. J’entreprens de

marcher sur les espiz de bled/ sur l’herbe des prez/ sans qu’elle

flechisse dessoubz moy: car je suis de la lignee de Camille

Amazone.

Comment Panurge/ Carpalim/ Eusthenes/

et Epistemon/ compaignons de Pantagruel/

desconfirent six cens soixante chevaliers bien

subtilement. Chapitre .xvii.

AInsi qu’il disoit cela ilz vont adviser six cens soixante

chevaliers montez a l’advantaige sur chevaulx le

giers/qui accouroient la veoir quelle navire c’estoit qui estoit

de nouveau abordee au port/ et couroient a bride avallee

pour les prendre s’ilz eussent peu. Lors dist Pantagruel/

Enfans retirez vous en la navire: car voicy de noz ennemys qui accourent/ mais je vous les tueray icy come bestes

et feussent ilz dix foys autant: ce pendant retirez vous/ & en

prenez vostre passe temps. Adonc respondit Panurge. Non

seigneur/ il n’est pas de raison que ainsi faciez: mais au con

traire retirez vous en la navire & vous & les aultres . Car

moy tout seul les desconfiray icy: mais y ne fault pas tarder/ avancez vous. A quoy dirent les aultres / c’est bien dist.

Seigneur retirez vous/ & nous ayderons icy a Panurge/

et vous congnoistrez que nous scavons faire. Adoncq Pantagruel dist. Or je le veulx bien/ mais au cas que feussiez les

plus foybles/ je ne vous fauldray. Alors Panurge tira

deux grandes chordes de la nef/ & les atacha au tour qui

estoit sur le tillac/ & les mist en terre & en fist ung long circuyt/ l’ung plus loing/ l’aultre dedans cestuy la. Et dist a

Epistemon/ entrez vous en dedans la navire/ & quand je

vous sonneray tournez le tour diligentement en ramenant a

vous ces deux chordes. Puis dist a Eusthenes & a Carpalim. Enfans attendez icy & vous offrez a ces ennemys

franchement/ & obtemperez a eulx & faictes semblant de vous

rendre: mais advisez/ que ne entrez point au cerne de ces

chordes/ retirez vous tousjours hors. Et incontinent entra

dedans la navire/ & print ung fes de paille & une botte de

pouldre de canon & l’espandit par le cerne des chordes/ & a

tout une migraine de feu se tint aupres. Tout soubdain

arriverent a grande force les chevaliers/ & les premiers choc- M iiii

querent jusques au pres de la navire/ & par ce que le rivage

glissoit/ tumberent eulx & leurs chevaulx jusques au nombre

de quarante & quatre. Quoy voyans les aultres approcherent

pensans que on leur eust resiste a l’arrivee. Mais Panurge leur dist. Messieurs je croy que vous soyez faict mal/

pardonnez le nous: car ce n’est pas de nous/ mais c’est de la

lubricite de l’eau de mer/ qui est tousjours unctueuse. Nous

nous rendons a vostre bon plaisir: autant en dirent ses deux

compaignons & Epistemon qui estoit sur le tillac/ & ce pendant

Panurge s’esloingnoit & veoit que tous estoient dedans le cerne

des chordes/ & que ses deux compaignons s’en estoient esloingnez/

faisans place a tous ces chevaliers qui a foulle alloient

pour veoir la nef & qui estoit dedans/ dont tout soubdain crya

a Epistemon/ tire tire. A quoy Epistemon commenca de tirer

au tour/ & les deux chordes se vont empestrer entre les chevaulx et les ruoyent par terre bien aysement avecques les

chevaucheurs: mais eulx ce voyans tirerent a l’espee & les

vouloient desfaire/ dont Panurge met le feu en la trainee

et les fist tous la brusler comme ames damnees/ hommes & chevaulx nul n’en eschappa/ excepte ung qui estoit monte sur

ung cheval turcq/ qui gaingnoit a fuyr: mais quand Carpalim l’apperceut/ il courut apres en telle hastivete & allaigresse qu’il le attrapa en moins de cent pas/ & saultant sur

la croupe de son cheval l’embrassa par derriere & l’amena a

la navire. Ceste desconfiture parachevee Pantagruel fut

bien joyeux/ & loua merveilleusement l’industrie de ses compaignons/ & les fist refraichir & bien repaistre sur le rivage

joyeusement & boire d’autant le ventre contre terre/ & leur prisonnier avecques eulx familierement: sinon que le pouvre diable

n’estoit point asseure que Pantagruel ne le devorast tout

entier/ ce qu’il eust faict/ tant avoit la gorge large/ aussi facilement que feriez ung grain de dragee/ & ne luy eust monstre

en sa bouche non plus qu’ung grain de mil en la gueulle d’ung

asne. Ainsi qu’ilz bancquetoient Carpalim dist. Et ventre

sainct Quenet ne mangerons nous jamais de venaison?

ceste chair sallee me altere tout. Je m’en voys vous apporter

icy une cuysse de ces chevaulx que avons faict brusler/ elle

sera assez bien roustie. Tout ainsi qu’il se levoit pour ce faire

apperceut a l’oree du boys ung beau grand chevreul/ qui estoit

yssu du fort voyant le feu de Panurge/ a mon advis. Et incontinent se mist apres a courir de telle roiddeur/ qu’il sem

bloit que feust ung carreau d’arbaleste/ & l’atrapa en moins

d’ung riens/ et en courant tua des pieds dix ou douze que

levraulx que lapins qui ja estoient hors de page. Doncq

il frappa le chevreul de son malcus a travers la teste & le

tua/ & en l’apportant recueillit ses levraulx. Et de tant loing

que peust estre ouy/ il s’escrya/ disant. Panurge mon amy/

vinaigre vinaigre. Dont pensoit le bon Pantagruel/ que

le cueur luy fist mal/ & commanda qu’on luy apprestast du vinaigre: mais Panurge entendit bien/ qu’il y avoit levrault

au croc/ & de faict le monstra au noble Pantagruel comment

il portoit a son col ung beau chevreul & toute sa ceincture

brodee de levraulx. Incontinent Epistemon fist deux belles

broches de boys a l’anticque & Eusthenes aydoit a escorcher.

Et Panurge mist deux selles d’armes des chevaliers en

tel ordre qu’elles servirent de landiers/ & firent leur roustisseur

de leur prisonnier: & au feu ou brusloient les chevaliers/

firent roustir leur venaison. Et apres grand chere a force N

vinaigre/ au diable l’ung qui se faignoit/ c’estoit triumphe

de les veoir bauffrer. Lors dist Pantagruel/ pleut a dieu

que chascun de vous eust deux paires de sonnettes de sacre

au menton/ & que je eusse au mien les grosses horologes de

Renes/ de Poictiers/ de Tours/ & de Cambray/ pour veoir

l’aubade que nous donnerions au remuement de noz badigoinces. Mais/ dist Panurge/ il vault mieulx penser de

nostre affaire ung peu/ & par quel moyen nous pourrons ve

nir au dessus de noz ennemys. C’est bien advise/ dist Pantagruel. Et pourtant demanda a leur prisonnier. Mon amy/

dys nous icy la verite & ne nous mens en rien/ si tu ne veulx

estre escorche tout vif: car c’est moy qui mange les petitz enfans. Contez nous entierement l’ordre/ le nombre/ & la forteresse de l’armee. A quoy respondit le prisonnier. Seigneur/

sachez pour la verite que en l’armee y a troys cens geans

tous armez de pierre de taille grans a merveilles/ toutesfoys non tant du tout que vous/ excepte ung qui est leur

chef/ & a nom Loupgarou/ & est tout arme d’enclumes Cyclopicques. Il y a cent soixante & troys mille pietons tous

armez de peaulx de lutins/ gens fors & courageux: troys

mille quatre cens hommes d’armes/ troys mille six cens doubles canons/ & d’espingarderie sans nombre: quatre vingtz

quatorze mille pionniers: quatre cens cinquante mille putains belles comme deesses (voyla pour moy dist Panurge)

dont les aulcunes sont Amazones/ les aultres Lyonnoyses/ les aultres Parisiennes/ Tourangelles/ Angevines/

Poictevines/ Normandes/ Allemandes/ de tous pays & toutes langues y en a. Voire mais (dist Pantagruel) le roy y est

il? Ouy seigneur/ dist le prisonnier/ il y est en personne: & nous

le nommons Anarche roy des Dipsodes/ qui valent autant

a dire comme gens alterez: car vous ne veistes oncques gens

tant alterez/ ny beuvans plus voulentiers. Et a sa tente en

la garde des geans. C’est assez/ dist Pantagruel. Sus enfans n’estes vous pas deliberez d’y venir avecques moy?

A quoy respondit Panurge. Dieu confonde qui vous laissera/ J’ay ja pense comment je vous les rendray tous mors

comme porcs/ qu’il n’en eschappera au diable le jarret. Mais

je me soucye quelque peu d’ung cas. Et qu’est ce? dist Pantagruel. C’est/ dist Panurge/ comment je pourray avanger a

braquemarder toutes les putains qui y sont en ceste apres

disnee/ qu’il n’en eschappe pas une/ que je ne passaige en

forme commune. Ha ha ha/ dist Pantagruel. Et Carpalim

dist. Au diable de biterne/ par dieu j’en embourreray quelque

une. Et moy/ dist Eusthenes/ quoy? qui ne dressay oncques

puis que bougeasmes de Rouen/ au moins que l’agueille

montast jusques sur les dix ou unze heures: voire encores

que l’aye dur & fort comme cent diables. Vrayement dist Panurge/ tu en auras des plus grasses & des plus refaictes.

Comment dist Epistemon/ tout le monde chevauchera et je

meneray l’asne/ le diable emport qui en fera riens. Nous

userons du droict de guerre/ qui potest capere capiat. Et le

bon Pantagruel ryoit a tout/ puis leur dist. Vous comptez

sans vostre hoste. J’ay grand peur que devant qu’il soit nuict/

je ne vous voye en estat/ que ne aurez pas grand envie d’arresser/ et qu’on vous chevauchera a grand coup de picque &

de lance. Non non/ dist Epistemon. Je vous les rends a roustir

ou bouillir/ a fricasser ou mettre en paste. Ilz ne sont pas

si grand nombre comme estoit Xerces: car il avoit trente cens N ii

mille combatans si croyez Herodote & Troge Pompone. Et

toutesfois Themistocles a peu de gens les desconfit. Ne vous

souciez pour dieu. Merde merde/ dist Panurge/ Ma seule

braguete espoussetera tous les hommes/ & sainct Balletrou

qui dedans y repose/ decrottera toutes les femmes. Sur doncques

enfans/ dist Pantagruel/ commencons a marcher.

Comment Pantagruel erigea ung Trophee en memoire

de leur prouesse/ & Panurge ung aultre en memoire des

levraulx. Et comment Pantagruel de ses petz engendroit les petiz hommes/ & de ses vesnes les petites femmes. Et comment Panurge rompit ung gros baston sur

deux verres. Chapitre .xviii.

DEvant que partons d’icy/ dist Pantagruel/ en memoire de la prouesse que avez presentement faict/

je veulx eriger en ce lieu ung beau Trophee.

Adoncques ung chascun d’entre eulx en grand

liesse & petites chansonnettes villaticques dresserent ung

grand boys/ auquel y pendirent une selle d’armes/ ung chamfrain de cheval/ des pompes/ des estrivieres/ des esperons/

ung haubert/ ung hault appareil assere/ une hasche/ ung

estoc d’armes/ ung gantelet/ une masse/ des goussetz/ des

greves/ ung gorgery/ & aussi de tout appareil requis a ung

Arc triumphal ou Trophee. Puis en memoire eternelle

escripvit Pantagruel le dicton victorial/ come s’ensuyt.

Ce fut icy que apparut la vertuz

De quatre preux & vaillans champions/

Qui non d’harnoys/ mais de bon sens vestuz

Comme Fabie/ ou les deux Scipions/

Firent six cens soixante morpions

Puissans ribaulx/ brusler comme une escorce:

Prenez y tous roys/ ducz/ rocz/ & pions

Enseignement/ que engin mieulx vault que force.

Car la victoire

Comme est notoire/

Ne gist que en heur:

Du consistoire/

Ou regne en gloire

Le hault seigneur/

Vient/ non au plus fort ou greigneur:

Mais a qui luy plaist/ com fault croire:

Doncq a & chevance & honneur

Cil qui par foy en luy espoire.

En ce pendant que Pantagruel escrivoit les carmes susdictz

Panurge emmancha en ung grand Pal les cornes du chevreul/ et la peau/ & le pied droict de devant d’iceluy. Puis les

oreilles de troys levraulx/ le rable d’ung lapin/ les mandi

bules d’ung lievre/ une guedofle de vinaigre/ une corne ou

ilz mettoient le sel/ leur broche de boys/ une lardouere/ ung

meschant chaudron tout pertuyse/ une breusse ou ilz saulsoient/ une saliere de terre/ & ung goubelet de beauvoys. Et

en imitation des vers & Trophee de Pantagruel escrivit

ce que s’ensuyt.

Ce fut icy/ que a l’honneur de Bacchus

Fut bancquete par quatre bons pyons:

Qui gayement/ tous mirent abaz culz

Soupples de rains comme beaux carpions: N iii

Lors y perdit rables & cropions

Maistre levrault/ quand chascun s’i efforce:

Sel & vinaigre/ ainsi que Scorpions

Le poursuyvoient/ dont en eurent l’estorce.

Car l’inventoire

D’ung defensoire

En la chaleur/

Ce n’est que a boire

Droict & net/ voire

Et du meilleur:

Mais manger levrault/ c’est malheur

Sans de vinaigre avoir memoire:

Vinaigre est son ame & valeur/

Retenez le en point peremptoire.

Lors dist Pantagruel. Allons enfans/ c’est trop muse icy

a la viande: car a grand peine voit on arriver/ que grans

bancqueteurs facent beaux faictz d’armes. Il n’est umbre que

d’estandart/ il n’est fumee que de chevaulx/ & n’est clycquetys

que de harnoys. A quoy respondit Panurge. Il n’est umbre

que de cuysine/ Il n’est fumee que de tetins/ & n’est clycquetys que de couillons. Puis se levant fist ung pet/ ung sault/

et ung sublet/ & crya a haulte voix joyeusement: vive tousjours Pantagruel. Ce que voyant Pantagruel en voulut

autant faire/ mais du pet qu’il fist/ il engendra plus de cinquante mille petitz hommes nains & contrefaictz: & d’une

vesne engendra autant de petites femmes acropies comme

vous en voyes en plusieurs lieux/ qui jamais ne croissent/

sinon comme les quehues des vaches/ contre bas/ ou bien come

les rabbes de Lymousin/ en rond. Et quoy/ dist Panurge/

voz petz sont ilz tant fructueux? Par dieu voicy de belles

savates d’hommes/ & de belles vesses de femmes/ il les fault

marier ensemble/ Ilz engendront des mousches bovynes.

Ce que fist Pantagruel: & les nomma Pygmees. Et les envoya vivre en une isle la aupres/ ou ilz se sont fort multipliez despuis. Mais les Grues leur font continuellement

guerre. Desquelles ilz se defendent courageusement/ car ces

petitz boutz d’hommes (lesquelz en Escosse l’on appelle manches

d’estrilles) sont voulentiers cholericques. La raison physicale est par ce qu’ilz ont le cueur pres de la merde. En ceste

mesme heure Panurge print deux verres qui la estoient

tous deux d’une grandeur/ & les emplyt d’eau tant qu’ilz en

peurent tenir/ & en mist l’ung sur une escabelle/ & l’aultre sur

une aultre les esloingnant a part par la distance de cinq pieds

puis apres print le fustz d’une javeline de la grandeur de

cinq pieds & demy/ & le mist dessus les deux verres/ en sorte que les deux boutz du fustz touchoient justement les bors

des verres. Cela faict print ung gros pau/ & dist a Pantagruel et es aultres . Messieurs considerez comment nous aurons

victoire facilement de noz ennemys. Car tout ainsi come je

rompray ce fustz icy dessus les verres sans que les verrez soient

en rien rompuz ne brysez/ encores qui plus est/ sans que une

seulle goutte d’eau en sorte dehors: tout ainsi nous romprons

la teste a noz Dipsodes/ sans ce que nul de nous soit blesse/

et sans perte aulcune de noz besoingnes. Mais affin que ne

pensez qu’il y ait enchantement/ tenez/ dist il a Eusthenes/

frappez de ce pau tant que pourrez au meillieu. Ce que fist

Eusthenes/ & le fustz rompit en deux pieces tout net/ sans N iiii

que une goutte d’eau tombast des verres. Puis dist/ j’en scay

bien d’aultres / allons seulement en asseurance.

Comment Pantagruel eut victoire bien estrangement des Dipsodes/ & des geans. Chapitre. xix.

APres tous ces propos Pantagruel appella leur

prisonnier & le renvoya/ disant. Va t’en a ton roy

en son camp/ et luy dys nouvelles de ce que tu

as veu/ & qu’il se delibere de me festoyer demain

sur le midy: car incontinent que mes galleres seront venues/

qui sera de matin au plus tard. Je luy prouveray par dix

huyct cens mille combatans & sept mille geans tous plus

grans que tu ne me veoys/ qu’il a faict follement & contre

raison de assaillir ainsi mon pays. En quoy faingnoit Pantagruel qu’il eust son armee sur mer/ Mais le prisonnier

respondit qu’il se rendoit son esclave & qu’il estoit content de

jamais ne retourner a ses gens/ mais plus tost combatre

avecques Pantagruel contre eulx/ & pour dieu qu’ainsi le

permist. A quoy Pantagruel ne se voulut consentir/ ains luy

commanda que partist de la briefvement & allast ainsi que il avoit

dist: & luy bailla une boette pleine de euphorbe & de grains

de coccognide/ luy commandant la porter a son roy & luy dire

que s’il en povoit manger une once sans boire/ qu’il pourroit

a luy resister sans peur. Adonc le prisonnier le supplya a

joinctes mains que a l’heure de la bataille il eust de luy pitie/ dont luy dist Pantagruel. Apres que tu auras annonce a

ton roy/ Je ne te dys pas comme les caphars Ayde toy dieu

te aydera: car c’est au rebours ayde toy/ le diable te rompra

le col. Mais je te dys/ metz tout ton espoir en dieu/ & il ne

te delaissera point. Car de moy encores que soye puissant

come tu peuz veoir/ & aye gens infiniz en armes/ toutesfois je

n’espere point en ma force/ ny en mon industrie: mais toute

ma fiance est en dieu mon protecteur/ lequel jamais ne delaisse ceulx qui en luy ont mys leur espoir & pensee. Ce faict/

le prisonnier s’en alla: & Pantagruel dist a ses gens. Enfans

j’ay donne a entendre a ce prisonnier que nous avons armee

sur mer/ ensemble que nous ne leur donnerons l’assault que

jusques a demain sus le midy/ a celle fin que eulx doubtans

la grande venue de gens/ ceste nuyct se occupent a mettre en

ordre & soy remparer: mais en ce pendant mon intention est

que nous chargeons sur eulx environ l’heure du premier somme.

Mais laissons icy Pantagruel avecques ses Apostoles.

Et parlons du roy Anarche & de son armee. Quand doncques

le prisonnier fut arrive il se transporta vers le Roy/ & luy

compta comment il estoit venu ung grand geant nomme Pantagruel qui avoit desconfit & faict roustir cruellement tous les

six cens cinquante & neuf chevaliers/ & luy seul estoit saulve

pour en porter les nouvelles. Davantaige avoit charge dudict

geant de luy dire qu’il luy aprestast au lendemain sur

le midy a disner: car il se deliberoit de le envahir a ladicte

heure. Puis luy bailla celle boette ou estoient les confictures. Mais tout soubdain qu’il en eut avalle une cueilleree

il luy vint ung tel eschauffement de gorge avecques ulceration de la luette/ que la langue luy pela. Et pour le remede

ne trouva allegement quiconcques sinon de boire sans remission: car incontinent qu’il ostoit le goubelet de la bouche/

la langue luy brusloit/ Par ainsi l’on ne faisoit que luy entonner vin avecques ung embut. Ce que voyans ses capitaines Baschatz/ & gens de garde/ tastirent desdictes dro- O

gues pour esprouver si elles estoient tant alteratives: mais

y leur en print comme a leur Roy. Et tous se mirent si bien

a flacconner/ que le bruyt en vint par tout le camp/ comment

le prisonnier estoit de retour/ & qu’ilz debvoient avoir au lendemain l’assault/ & que a ce ja se preparoit le roy & les capitaines ensemble les gens de garde/ & ce par boire a tyrelarigot. Parquoy ung chascun de l’armee se mist a Martiner/

chopiner/ & tringuer de mesmes. Somme ilz beurent si bien/

qu’ilz s’endormirent come porcs sans nul ordre parmy le camp.

Or maintenant retournons au bon Pantagruel/ & racomptons comment il se porta en cest affaire. Partant du lieu

du Trophee/ print le mast de leur navire en sa main comme

ung bourdon/ & mist dedans la hune deux cens trente & sept

poinsons de vin blanc d’Anjou du reste de Rouen/ & atacha

a sa ceincture la barque toute pleine de sel aussi aysement

come les lansquenestes portent leurs petitz peniers. Et ainsi

se mist a chemin avecques ses compaignons. Et quand il fut

pres du camp des ennemys/ Panurge luy dist. Seigneur

voulez vous bien faire? Devallez ce vin blanc d’Anjou de

la hune/ & beuvons icy a la Tudesque. A quoy se condescendit

voulentiers Pantagruel/ & beurent si bien qu’il n’y demoura la seule goutte des deux cens trente & sept poinsons/

excepte une ferriere de cuir bouilly de Tours que Panurge emplyt pour soy: Car il l’appelloit son vademecum/ et

quelques meschantes baissieres pour le vinaigre. Apres

qu’ilz eurent bien tire au chevrotin/ Panurge donna a man

ger a Pantagruel quelque diable de drogues composees de

trochistz d’alkekangi & de cantharides & aultres especes

diureticques. Ce faict Pantagruel dist a Carpalim/ Allez

vous en a la ville en gravant comme ung rat contre la muraille/ comme bien scavez faire & leur dictes que a heure

presente ilz sortent & donnent sur les ennemys tant roiddement qu’ilz pourront: & ce dit/ descendez vous en/ prenant

une torche allumee/ avecques laquelle vous mettrez le feu

dedans toutes les tentes & pavillons du camp: & ce faict/

vous cryerez tant que pourrez de vostre grosse voix/ qui est

plus espovantable que n’estoit celle de Stentor qui fut ouy

par sur tout le bruyt de la bataille des Troyans/ & vous en

partez dudict camp. Voire mais/ dist Carpalim/ seroit ce

pas bon que je enclouasse toute leur artillerie? Non non/

dist Pantagruel/ mais bien mettez le feu en leur pouldres.

A quoy obtemperant Carpalim partit soubdain & fist comme

avoit este decrete par Pantagruel/ & sortirent de la ville tous

les combatans qui y estoient. Et lors que il eut mys le feu

par les tentes & pavillons/ passoit legierement par sur eulx

sans qu’ilz en sentissent rien tant ilz ronfloient & dormoient

parfondement/ Il vint au lieu ou estoit l’artillerie & mist le

feu en leurs munitions. Mais/ o la pitie/ le feu fut si soubdain que il cuyda embrazer le pouvre Carpalim. Et n’eust

este sa merveilleuse hastivete & celerite/ il estoit fricasse:

mais il s’en partit si roiddement qu’ung quarreau d’arbaleste

ne va pas plus tost. Et quand il fut hors des tranchees il

s’escrya si espovantablement/ qu’il sembloit que tous les dia

bles feussent deschaines. Auquel son s’esveillerent les ennemys/ mais scavez vous comment? aussi estourdys que le

premier son de matines/ qu’on appelle en Lussonnoys/ frote

couille. Et ce pendant Pantagruel commenca a semer le sel

qu’il avoit en sa barque/ et par ce qu’ilz dormoient la gueule O ii

baye & ouverte/ il leur en remplit tout le gouzier/ tant que ces

pouvres haires toussissoient come regnards/ cryans. Ha Pantagruel Pantagruel/ tant tu nous chauffes le tizon. Mais

tout soubdain print envie a Pantagruel de pisser/ a cause

des drogues que luy avoit baille Panurge/ & pissa parmy

leur camp si bien & copieusement qu’il les noya tous: & y eut

deluge particulier dix lieues a la ronde. Et dit l’histoire/ que

si la grand jument de son pere y eust este & pisse pareillement/

qu’il y eust eu deluge plus enorme que celluy de Deucalion:

car elle ne pissoit foys qu’elle ne fist une riviere plus grande

que n’est le Rosne. Ce que voyans ceulx qui estoient yssuz

de la ville/ disoient. Ilz sont tous mors cruellement/ voyez

le sang courir. Mais ilz y estoient trompez/ pensans de l’urine de Pantagruel que feust le sang des ennemys: car ilz

ne le veoyent sinon au lustre du feu des pavillons & quelque

peu de clarte de la lune. Les ennemys apres soy estre reveillez voyans d’ung couste le feu en leur camp/ & l’inundation

et deluge urinal/ ne scavoient que dire ny que penser. Aulcuns

disoient que c’estoit la fin du monde & le jugement final/ qui

doibt estre consomme par feu: les aultres / que les dieux marins/ Neptune & les aultres les persecutoient: & que de faict

c’estoit eau marine & sallee. O qui pourra maintenant racompter comment se porta Pantagruel contre les troys cens

geans. O ma muse/ ma calliope/ ma thalye/ inspire moy a

ceste heure/ restaure moy mes espritz: car voicy le pont aux

asnes de Logicque/ voicy le tres buchet/ voicy la difficulte de

povoir exprimer l’horrible bataille qui fut faicte. A la mienne

voulente que je eusse maintenant ung boucal du meilleur vin

que beurent jamais ceulx qui liront ceste histoire tant veridicque.

Comment Pantagruel desfit les troys cens

geans armez de pierre de taille/ & Loupgarou leur capitaine. Chapitre. xx.

LEs geans voyans que tout leur camp estoit

submerge/ emporterent leur roy Anarche a leur

col le mieulx qu’ilz peurent hors du fort/ comme

fist Eneas son pere Anchises de la conflagration de Troye. Lesquelz quand Panurge apperceut/ dist a

Pantagruel. Seigneur voyla les geans qui sont yssuz/ donnez dessus de vostre mast a la vieille escrime. Car c’est a

ceste heure qu’il se fault monstrer homme de bien. Et de nostre

couste nous ne vous fauldrons point. Et hardiment que je

vous en tueray beaucoup. Car quoy? David tua bien Go

liath facillement. Moy doncques qui en battroys douze telz

qu’estoit David: car en ce temps la ce n’estoit que ung petit

chiart/ n’en desferay je pas bien une douzaine. Et puis ce

gros paillard de Eusthenes qui est fort come quatre boeufz/

ne s’i espargnera pas/ Prenez courage/ chocquez a travers

d’estoc & de taille. Or/ dist Pantagruel/ de couraige j’en ay

pour plus de cinquante frans. Mais quoy? Hercules ne

osa jamais entreprendre contre deux. C’est/ dist Panurge/

bien chien chie en mon nez/ vous comparez vous a Hercules?

vous avez plus de force aux dentz/ & plus de sens au cul/

que n’eut jamais Hercules en tout son corps & ame. Autant

vault l’homme comme il s’estime. Et ainsi qu’ilz disoient ces parolles/ voicy arriver Loupgarou avecques tous ses geans.

Lequel voyant Pantagruel tout seul fut esprins de temerite

et oultrecuydance/ par espoir qu’il avoit de occire le pouvre

Pantagruel/ dont dist a ses compaignons geans. Paillars O iii

de plat pays/ par Mahon si nul de vous entreprent de com

batre contre ceulx cy/ je vous feray mourir cruellement/

Je veulx que me laissez combatre tout seul: ce pendant vous

aurez vostre passetemps a nous regarder. Adonc se retirerent tous les geans avecques leur roy la aupres ou estoient

les flaccons/ & Panurge & ses compaignons avecques eulx/

qui contrefaisoit ceulx qui ont eu la verolle: car il tortoit la

gueule & retiroit les doigts/ & en parolle enrouee leur dist.

Je renye bieu compaignons/ nous ne faisons point la guerre

donnez nous a repaistre avecques vous ce pendant que noz

maistres s’entrebbattent. A quoy voulentiers le roy & les

geans se consentirent/ & les firent bancqueter avecques eulx.

Et ce pendant Panurge leur contoit des fables/ & les exemples

de sainct Nicolas. Alors Loupgarou s’adressa a Pantagruel avecques une masse toute d’acier pesante neuf mille

sept cens quintaulx d’acier de Calibbes/ au bout de laquelle

y avoit treze poinctes de dyamens/ dont la moindre estoit

aussi grosse comme la plus grand cloche de nostre dame de

Paris / il s’en failloit par avanture l’espesseur d’ung ongle/ ou

au plus que je ne mente/ d’ung doz de ces cousteaulx qu’on

appelle couppeoreille: mais pour ung petit/ ne avant ne

arriere. Et estoit pheee/ en maniere que jamais ne povoit

rompre/ mais au contraire/ tout ce qu’il en touchoit rompoit

incontinent. Ainsi doncques comme il approchoit en grand

fierte/ Pantagruel jectant ses yeulx au ciel se recommanda a

dieu de bien bon cueur/ faisant veu tel comme s’ensuyt.

Seigneur dieu qui tousjours a este mon protecteur & mon

servateur/ tu voys la destres se en laquelle je suis maintenant.

Riens icy ne me amene/ sinon zele naturel comme tu as con

cede es humains de garder & defendre soy/ leurs femmes/

enfans/ pays/ & famille en cas que ne seroit ton negoce propre/

qui est la foy: car en tel affaire tu ne veulx nul coadjuteur:

sinon de confession catholicque/ & ministere de ta parolle: &

nous as defenduz toutes armes & defenses: car tu es le tout

puissant/ qui en ton affaire propre/ & ou ta cause propre est

tiree en action/ te peulx defendre trop plus qu’on ne scauroit

estimer: toy qui as mille milliers de centaines de millions

de legions d’anges/ duquel le moindre peust occire tous les

humains/ & tourner le ciel & la terre a son plaisir/ come bien

appareut en l’armee de Sennacherib. Doncques s’il te plaist

a ceste heure me estre en ayde come en toy seul est ma totalle

confiance & espoir/ Je te fays veu que par toutes contrees

tant de ce pays de Utopie que d’ailleurs ou je auray puissance et auctorite/ Je feray prescher ton sainct Evangile/ purement/ simplement/ & entierement/ si que les abuz d’ung

tas de papelars & faulx prophetes/ qui ont par constitutions

humaines & inventions depravees envenime tout le monde/

seront d’entour moy exterminez. Et alors fut ouye une voix

du ciel/ disant. Hoc fac/ & vinces: c’est a dire. Fays ainsi/ et

tu auras victoire. Ce faict voyant Pantagruel que Loupgarou approchoit la gueulle ouverte/ vint contre luy hardyment et s’escrya tant qu’il peult. A mort ribault a mort/ pour

luy faire peur/ selon la discipline des Lacedemoniens/ par

son horrible cry. Puis luy getta de sa barque/ qu’il portoit

a sa ceincture/ plus de dix & huyct cacques de sel/ dont il luy

emplyt & gorge & gouzier/ & le nez & les yeulx. Dont irrite

Loupgarou/ luy lancea ung coup de sa masse/ luy voulant

rompre la cervelle. Mais Pantagruel fut abille & eut tous- O iiii

jours bon pied & bon oeil/ par ce demarcha du pied gauche

ung pas arriere/ mais il ne sceut si bien faire que le coup ne

tombast sur la barque/ laquelle rompit en six pieces & versa

le reste du sel en terre. Quoy voyant Pantagruel desploye

ses bras & come est l’art de la hasche/ luy donna du gros bout

de son mast/ en estoc au dessus de la mammelle/ & retirant le

coup a gauche en taillade luy frapa entre col & collet/ puis

avanceant le pied droict luy donna sur les couillons ung pic

du hault bout de son mast/ a quoy rompit la hune/ & versa

troys ou quatre poinssons de vin qui estoient de reste. Dont

Loupgarou pensa qu’il luy eust incise la vessie/ & du vin que

ce feust son urine qui en sortit. De ce non content Pantagruel

vouloit redoubler au coulouer: mais Loupgarou haulsant

sa masse avancea son pas sur luy/ & de toute sa force la vouloit

enfoncer sur Pantagruel/ & de faict en donna si vertement

que si dieu n’eust secouru le bon Pantagruel/ il l’eust fendu

despuis le sommet de la teste jusques a la ratelle: mais le

coup declina a droict par la brusque hastivete de Pantagruel/ Et entra sa masse plus de soixante pieds en terre a

travers ung gros rochier dont il feist sortir le feu plus gros

qu’ung tonneau. Ce que voyant Pantagruel/ qui s’amusoit a

tirer sadicte masse qui tenoit en terre entre le roc/ luy court

sus/ & luy vouloit avaller la teste tout net: mais son mast de

male fortune toucha ung peu au fust de la masse de Loupgarou qui estoit phee (comme avons dit devant) par ce moyen

son mast luy rompit a troys doigtz de la poignee/ Dont il

feust plus estonne qu’ung fondeur de cloches/ & s’escrya. Ha

Panurge ou es tu? Ce que ouyant Panurge/ dist au roy &

aux geans. Par dieu ilz se feront mal/ qui ne les despar

tira. Mais les geans en estoient ayses comme s’ilz feussent

de nopces. Lors Carpalim se voulut lever de la pour secourir son maistre: mais ung geant luy dist. Par Goulfarin nepveu de Mahon/ si tu bouges d’icy je te mettray au

fons de mes chaulses come on faict d’ung suppositoire/ aussi

bien suis je constipe du ventre/ & ne peulx guerez bien cagar:

sinon a force de grincer les dentz. Puis Pantagruel ainsi

destitue de baston/ reprint le bout de son mast/ en frappant

torche lorgne/ dessus le geant/ mais il ne luy faisoit mal en

plus que feriez baillant une chinquenaude sus ung mail

de forgeron: & ce pendant Loupgarou tiroit de terre sa masse

& l’avoit ja tiree & la paroit pour en ferir Pantagruel: mais

Pantagruel qui estoit soubdain au remuement declinoit tous

ses coups/ jusques a ce que une foys voyant que Loupgarou

le menassoit/ disant. Meschant a ceste heure te hascheray je

comme chair a patez/ Jamais tu ne altereras les pouvres

gens/ luy frappa du pied ung si grand coup contre le ventre/

qu’il le getta en arriere a jambes rebindaines/ & vous le trainnoit ainsi a l’escorche cul plus d’ung traict d’arc. Et Loupgarou s’escryoit rendant le sang par la gorge/ Mahon/ Mahon/ Mahon. A laquelle voix se leverent tous les geans

pour le secourir. Mais Panurge leur dist/ Messieurs n’y

allez pas si m’en croyez: car nostre maistre est fol & frappe

a tors & a travers/ et ne regarde point ou/ il vous donnera

malencontre. Mais les geans n’en tindrent conte/ voyans

que Pantagruel estoit sans baston: & comme ilz approchoient/

Pantagruel print Loupgarou par les deux pieds/ & du corps

de Loupgarou arme d’enclumes frappoit parmy ces geans

armez de pierres de taille/ & les abbatoit comme ung macon P

faict de couppeaulx/ que nul n’arrestoit devant luy qu’il ne

ruast par terre/ dont a la rupture de ces harnoys pierreux

fut faict ung si horrible tumulte/ qu’il me souvint/ quand

la grosse tour de beurre qui estoit a sainct Estienne de Bour

ges/ fondit au soleil. Et Panurge ensemble Carpalim &

Eusthenes ce pendant esgorgetoient ceulx qui estoient portez

par terre. Faictes vostre compte qu’il n’en eschappa ung seul/

et a veoir Pantagruel sembloit ung fauscheur/ qui de sa faulx

(c’estoit Loupgarou) abbatoit l’herbe d’ung pre (c’estoient les

geans.) Mais a ceste escrime/ Loupgarou perdit la teste/ &

ce feut/ quand Pantagruel en abbatit ung/ qui avoit nom

Moricault/ qui estoit arme a hault appareil/ c’estoit de pierres de gryson/ dont ung esclat couppa la gorge tout oultre

a Epistemon: car aultrement la plus part d’entre eulx estoient

armez a la legiere/ c’estoit de pierres de tuffe/ & les aultres

de pierre ardoyzine. Finablement voyant que tous estoient

mors/ getta le corps de Loupgarou tant qu’il peult contre la

ville/ & tomba come une grenoille sus le ventre en la place mage

de ladicte ville/ & en tombant du coup tua ung chat brusle/ une

chatte mouillee/ une canne petiere/ & ung oyson bride.

Comment Epistemon qui avoit la teste tranchee/

fut guery habillement par Panurge. Et des nouvelles des diables/ & des damnez. Chapitre xxi.

CEste desconfite gygantale parachevee Pantagruel se retira au lieu des flaccons/ & appella

Panurge & les aultres / lesquelz se rendirent a

luy sains & saulves/ excepte Eusthenes qu’ung

des geans avoit esgraphigne quelque peu au visaige/ ainsi

qu’il l’esgorgetoit. Et Epistemon qui ne comparoit point.

Dont Pantagruel fut si dolent qu’il se voulut tuer soymesmes/ mais Panurge luy dist. Dea seigneur attendez ung

peu/ & nous le chercherons entre les mors/ & verrons la ve

rite du tout. Ainsi doncques comme ilz cherchoient/ ilz le trouverent tout roidde mort & sa teste entre ses bras toute sanglante. Dont Eusthenes s’escrya. Ha male mort/ nous as

tu tollu le plus parfaict des hommes. A laquelle voix se leva

Pantagruel au plus grand dueil qu’on veit jamais au monde:

mais Panurge dist. Enfans ne pleurez point/ il est encores tout chault/ Je vous le gueriray aussi sain qu’il fut jamais/ Et ce disant print la teste & la tint sus sa braguette

chauldement qu’elle ne print vent/ & Eusthenes & Carpalim porterent le corps au lieu ou ilz avoient bancquette: non

par espoir que jamais guerist/ mais affin que Pantagruel

le veist. Toutesfois Panurge les reconfortoit/ disant. Si

je ne le guerys je veulx perdre la teste (qui est le gaige d’ung

fol) laissez ces pleurs & me aydez. Adonc nettoya tres bien

de beau vin blanc le col/ & puis la teste: & y synapiza de pouldre de Aloes qu’il portoit tousjours en une de ses fasques:

et apres les oingnit de je ne scay quel oingnement/ & les afusta

justement vene contre vene/ nerf contre nerf/ spondyle contre

spondyle/ affin qu’il ne feust torty colly (car telz gens il hayssoit

de mort) & ce faict luy fist deux ou troys poins de agueille/

affin qu’elle ne tombast de rechief: puis mist a l’entour ung

peu de unguent/ qu’il appelloit resuscitatif. Et soubdain

Epistemon commenca a respirer/ puis a ouvrir les yeulx/

puis a baisler/ puis a esternuer/ puis feist ung gros pet de

mesnage/ dont dist Panurge/ a ceste heure est il guery asseu

rement: et luy bailla a boire ung voirre d’ung grand villain P ii

vin blanc a tout une roustie succree. En ceste facon fut Epistemon guery habilement/ excepte qu’il fut enroue plus de

troys sepmaines/ & eut une toux seiche/ dont il ne peult

oncques guerir/ sinon a force de boire. Et la commenca a

parler/ disant. Qu’il avoit veu les diables/ & avoit parle a

Lucifer familierement/ & faict grand chere en enfer/ Et par

les champs Elisees. Et asseuroit devant tous que les diables estoient bons compaignons. Et au regard des damnez

il dist/ qu’il estoit bien marry de ce que Panurge l’avoit si

tost revocque en vie. Car je prenoys/ dist il/ ung singulier

passetemps a les veoir. Comment? dist Pantagruel. L’on ne

les traicte pas/ dist Epistemon/ si mal que vous penseriez:

mais leur estat est change en estrange facon. Car je veis

Alexandre le grand qui repetassoit de vieilles chaulses/ &

ainsi gaignoit sa vie.

Xerces cryoit la moustarde.

Darius

estoit cureur de retraictz.

Scipion Africain cryoit la lye

en ung sabot.

Pharamond estoit lanternier.

Hannibal estoit

coquetier.

Priam vendoit les vieulx drapeaulx.

Lancelot

du lac estoit escorcheur de chevaulx mors.

Tous les chevaliers de la table ronde estoient pouvres gaingnedeniers

a tirer a la rame & passer les rivieres de Coccytus/ Phlegeton/ Styx/ Acheron/ Lethe/ quand messieurs les diables

se veulent esbatre sur l’eau come font les bastelieres de Lyon

et Venize. Mais pour chascune passade ilz n’en ont que une

nazarde/ & sus le soir quelque morceau de pain chaumeny.

Les douze pers de France sont la & ne font riens que je aye

veu/ mais ilz gaignent leur vie a endurer force plameuses/

chinquenaudes/ alouettes/ & grans coups de poing sus les

dentz.

Neron estoit vielleux/

& Fierabras estoit son varlet:

mais il luy faisoit mille maulx/ et luy faisoit manger le

pain bis/ & boire le vin poulse: et luy mangeoit & beuvoit du

meilleur.

Jason & Pompee estoient guoildronneurs de na vires.

Valentin & Orson servoient aux estuves d’enfer/ &

estoient racletoretz.

Giglan & Gauvain estoient pouvres

porchiers.

Geoffroy a la grand dent estoit allumetier.

Godeffroy de Billon estoit dominotier.

Dom Pietre de

Castille porteur de rogatons.

Morgant brasseur de byere.

Huon de Bourdeaulx estoit relieur de tonneaulx.

Julles

Cesar souillart de cuisine.

Antiochus estoit ramonneur

de cheminees.

Romulus estoit rataconneur de bobelins.

Octavien estoit ratisseur de papier.

Charlemaigne estoit

houssepaillier.

Le pape Jules crieur de petitz pastez.

Jehan

de Paris gresseur de botes.

Artus de Bretaigne degres seur de bonnetz.

Perceforest portoit une hotte: je ne scay pas

s’il estoit porteur de coustretz.

Nicolas pape tiers estoit pa petier.

Le pape Alexandre estoit preneur de ratz.

Le pape

Sixte estoit gresseur de verolle.

Comment? dist Pantagruel

y a il des verollez de par dela? Certes dist Epistemon/ Je

n’en veiz oncques tant/ il y en a plus de cent millions. Car

croyez que ceulx qui n’ont eu la verolle en ce monde icy/ l’ont

en l’aultre. Cor dieu/ dist Panurge/ j’en suis doncques quitte:

(Car je y ay este jusques au trou de Jubathar / & ay abatu des

plus meures.) Ogier le dannoys estoit frobisseur de harnoys. Le Roy Pepin estoit recouvreur. Galien Restaure

estoit preneur de taulpes. Les quatre filz aymon estoient

arracheurs de dentz. Melusine estoit souillarde de cuisine.

Matabrune lavandiere de buees. Cleopatra estoit reven

deresse d’oignons. Helene estoit courratiere de chambrieres. P iii

Semyramis estoit espouilleresse de bellistres . Dido vendoit des mousserons. Penthasilee estoit croissonniere.

En ceste facon ceulx qui avoient este gros seigneurs en

ce monde icy/ gaingnoient leur pouvre meschante et paillarde

vie la bas. Et au contraire les philosophes/ et ceulx qui

avoient este indigens en ce monde/ de par dela estoient gros

seigneurs en leur tour. Je veiz Diogenes qui se prelassoit

en magnificence avec une grand robbe de pourpre/ & ung

sceptre: & faisoit enrager Alexandre le grand/ quand il n’avoit

pas bien repetasse ses chausses/ & le payoit en grans coups

de baston. Je veiz Patelin qui marchandoit des petitz pastez

que cryoit le pape Jules: & luy demanda combien la douzaine?

troys blancs/ dist le pape. Mais dist Patelin/ trois coups

de barre/ baillez icy villain baillez/ & en allez querir d’aultres : & le pouvre pape s’en alloit pleurant/ & quand il fut devant

son maistre patissier/ il luy dist/ qu’on luy avoit oste ses pastez. Adonc le patissier luy bailla l’anguillade si bien que sa

peau n’eust riens vallu a faire cornemuses. Je veiz maistre Jehan le mayre qui contrefaisoit du pape/ & a tous ces

pouvres roys & papes de ce monde faisoit baiser ses pieds:

et en faisant du grobis leur donnoit sa benediction/ disant.

Gaingnez les pardons coquins/ gaingnez/ ilz sont a bon

marche. Je vous absoulz de pain & de souppe: & vous dispense de ne valoir jamais riens/ & appella Caillete & Triboulet/ disant. Messieurs les cardinaulx depeschez leurs

bulles/ a chascun ung coup de pau sus les reins: ce que fut

faict incontinent. Je veiz maistre Francoys Villon qui

demanda a Xerces combien la denree de moustarde? ung denier/ dist Xerces/ a quoy dict ledict de Villon/ Tes fiebvres

quartaines villain/ la blanchee n’en vault qu’ung pinart/ & tu

nous surfaiz icy les vivres: & adoncq pissa dedans son bacq/

comme font les moustardiers a Paris. Or/ dist Pantagruel/ reserve nous ces beaulx comptes a une aultre foys.

Seulement dys nous comment y sont traictez les usuriers:

Adonc dist Epistemon/ Je les veiz tous occupez a chercher

les espingles rouislees & vieulx cloux/ parmy les ruisseaux

des rues/ come vous voyez que font les coquins en ce monde.

Mais le quintal de ces quinquailleries ne vault que ung

boussin de pain/ encores y en a il maulvaise depesche: par

ainsi les pouvres malautruz sont aulcunesfoys plus de

troys sepmaines sans manger morceau ny miette: & a travailler jour & nuict attendant la foire a venir: mais de ce

travail & de malheurete il ne leur souvient point tant ilz

sont mauldictz & inhumains/ pourveu que au bout de l’an ilz

gaingnent quelque meschant denier. Or/ dist Pantagruel/

faisons ung transon de bonne chere/ & beuvons je vous en

prie enfans: car il faict beau boire. Lors degainnerent flaccons a tas/ & des munitions du camp feirent grand chere.

Mais le pouvre roy Anarche ne se povoit esjouyr. Dont

dist Panurge/ & de quel mestier ferons nous monsieur du

Roy icy? affin que il soit ja tout expert a l’art quand il sera

de par dela a tous les diables. Vrayement/ dist Pantagruel/

c’est bien advise a toy/ or fays en a ton plaisir: je te le donne.

Grant mercy/ dist Panurge/ le present n’est pas de refus &

l’ayme de vous.

Comment Pantagruel entra en la ville des Amaurotes . Et comment Panurge maria le roy Anarche/ &

le feist cryeur de saulce vert. Chapitre .xxii.

P iiii

APres celle victoire merveilleuse Pantagruel

envoya Carpalim en la ville des Amaurotes

dire & annoncer comment le roy Anarche estoit

prins/ & tous leurs ennemys defaictz. Laquelle

nouvelle entendue/ sortirent au devant de luy tous les habitans de la ville en bon ordre & en pompe triumphale avecques

une liesse divine le conduirent en la ville. Et furent faictz

beaulx feuz de joye par toute la ville/ & belles tables rondes

garnies de force vivres dressees par les rues. Ce fut ung

renouvellement du temps de Saturne/ tant il fut faict alors

grand chere. Mais Pantagruel tout le senat assemble dist/

Messieurs ce pendant que le fer est chault il le fault battre/

aussi devant que nous debauscher davantaige/ je veulx que

allions prendre d’assault tout le royaulme des Dipsodes.

Par ainsi ceulx qui avecques moy vouldront venir/ se aprestent

a demain apres boire: car lors je commenceray a marcher.

Non pas qu’il me faille gens davantaige pour me ayder a

le conquester: car autant vauldroit il que je le tinsse desja/

mais je voy que ceste ville est tant pleine des habitans qu’ilz

ne peuvent se tourner par les rues. Doncques je les meneray comme une colonie en Dipsodie/ & leur donneray tout le

pays/ qui est beau/ salubre/ fructueux/ et plaisant sus tous

les pays du monde/ comme plusieurs de vous scavent qui y

estes allez aultres foys. Ung chascun de vous qui y vouldra

venir soit prest comme j’ay dit. Ce conseil & deliberation fut

divulgue par la ville/ & le lendemain se trouverent en la place

devant le palays jusques au nombre de dixhuyt cens cinquante

mille/ sans les femmes & petitz enfans. Ainsi commencerent

a marcher droict en Dipsodie en si bon ordre qu’ilz ressem

bloient es enfans d’Israel quand ilz partirent de Egypte

pour passer la mer rouge. Mais devant que poursuyvre ceste

entreprinse je vous veulx dire comment Panurge traicta son

prisonnier le roy Anarche. Il luy souvint de ce que avoit

raconte Epistemon comment estoient traictez les roys & riches

de ce monde par les champs Elisees/ & comment ilz gaingnoient

pour lors leur vie a vilz & salles mestiers. Pourtant ung

jour habilla sondict roy d’ung beau petit pourpoint de toille

tout deschicquette comme la cornette d’ung Albanoys/ et de

belles chaulses a la mariniere/ sans soulliers: car (disoit il)

ilz luy gasteroient la veue/ & ung petit bonnet pers avecques

une grand plume de chappon. Je faux/ car il m’est advis qu’il

y en avoit deux: & une belle ceincture de pers & vert/ disant

que ceste livree luy advenoit bien/ veu qu’il avoit este pervers.

En tel point l’amena devant Pantagruel/ & luy dist. Congnoissez vous ce rustre? Non certes/ dist Pantagruel. C’est

monsieur du Roy de troys cuittes. Je le veulx faire homme

de bien: ces diables de roys icy ne sont que veaulx/ & ne scavent

ny ne valent riens/ sinon a faire des maulx es pouvres subjectz/ & a troubler tout le monde par guerre pour leur inique

et detestable plaisir. Je le veulx mettre a mestier/ & le faire

cryeur de saulce vert. Or commence a cryer/ Vous fault il

point de saulce vert? Et le pouvre diable cryoit. C’est trop

bas/ dist Panurge/ et le print par l’oreille/ disant. Chante

plus hault/ en g sol re ut. Ainsi/ diable tu as bonne gorge/

tu ne fuz jamais si heureux que de n’estre plus roy. Et Pantagruel prenoit a tout plaisir/ Car je ose bien dire que c’estoit

le meilleur homme qui fut d’icy au bout d’ung baston. Ainsi

fut Anarche bon cryeur de saulce vert. Et deux jours apres Q

Panurge le maria avecques une vieille lanterniere/ & luy

mesmes fist les nopces a belles testes de mouton/ bonnes

hastilles a la moustarde/ & beaulx tribars aux ailz/ dont il

en envoya cinq sommades a Pantagruel/ lesquelles il mangea

toutes/ tant il les trouva appetissantes: & a boire belle biscantine et beau corme. Et pour les faire dancer/ loua ung aveugle qui leur sonnoit la note avecques sa vielle. Et apres

disner les amena au palays & les monstra a Pantagruel/ &

luy dist monstrant la mariee. Elle n’a garde de peter. Pourquoy? dist Pantagruel. Par ce/ dist Panurge/ qu’elle est bien

entommee. Quelle parabolle est cela? dist Pantagruel. Ne

voyez vous pas/ dist Panurge/ que les chastaignes qu’on

faict cuyre au feu/ si elles sont entieres elles petent que c’est

raige: & pour les engarder de peter l’on les entomme. Aussi

ceste mariee est bien entommee par le bas/ ainsi elle ne petera

point. Et Pantagruel leur donna une petite loge aupres de

la basse rue/ et ung mortier de pierre a piller la saulce. Et

firent en ce point leur petit mesnage: & fut aussi gentil cryeur

de saulce vert qui feust oncques veu en Utopie. Mais l’on

m’a dit despuis que sa femme le bat comme plastre/ & le pouvre

sot ne se ose defendre/ tant il est nies.

Comment Pantagruel de sa langue couvrit toute une armee/ et de ce que l’auteur veit dedans sa bouche. Chapitre xxiii.

AInsi que Pantagruel avecques toute sa bande entrerent

es terres des Dipsodes/ tout le monde se rendoit a

luy: & de leur franc vouloir luy apportoient les clefz

de toutes les villes ou il alloit/ excepte les Almyrodes/ qui

voulurent tenir contre luy/ & feirent response a ses heraulx/ qu’ilz

ne se rendroient point/ sinon a bonnes enseignes. Et quoy/ dist

Pantagruel/ en demandent ilz de meilleures que la main au

pot/ & le verre au poing? Allons/ & qu’on me les mette a sac.

Adoncq tous se mirent en ordre comme deliberez de donner l’assault. Mais au chemin passans une grande campaigne/ furent

saysiz d’une grosse houzee de pluye. A quoy ilz commencerent

a se tremousser & se serrer l’ung l’aultre. Ce que voyant Pantagruel leur fist dire par les capitaines que ce n’estoit riens/

et qu’il voyoit bien au dessus des nues que ce ne seroit qu’une

petite venue: mais a toutes fins qu’ilz se missent en ordre

et qu’il les vouloit couvrir. Lors se mirent en bon ordre & bien

serrez. Adoncques Pantagruel tira sa langue seulement a

demy/ & les en couvrit comme une gelline faict ses poulletz.

Ce pendant je qui vous fays ces tant veritables contes/

m’estoys cache dessoubz une fueille de Bardane/ qui n’estoit

point moins large que l’arche du pont de Monstrible: mais

quand je les veiz ainsi bien couvers je m’en allay a eulx rendre

a l’abrit: ce que ne peuz tant ilz estoient comme l’on dit/ au bout

de l’aulne fault le drap. Doncques le mieulx que je peu je

montay par dessus & cheminay bien deux lieues sus sa langue/

tant que je entray dedans sa bouche. Mais o dieux & deesses/

que veiz je la? Juppiter me confonde de sa fouldre trisulque

si j’en mens. Je y cheminoys comme l’on faict en Sophie a

Constantinople/ & y veiz de grans rochiers/ comme les monts

des Dannoys/ je croys que c’estoient ses dentz: & de grans prez/

de grans forestz/ de fortes & grosses villes non moins grandes que Lyon ou Poictiers. Et le premier que y trouvay/ ce fut

ung bon homme qui plantoit des choulx. Dont tout esbahy

luy demanday. Mon amy que fays tu icy? Je plante/ dist il/ des

choulx. Et a quoy ny comment? dys je. Ha monsieur/ dist il/ Q ii

nous ne povons pas estre tous riches/ Je gaingne ainsi ma

vie: & les porte vendre au marche en la cite qui est icy derriere.

Jesus (dys je) il y a icy ung nouveau monde. Certes (dist il)

il n’est mie nouveau: mais l’on dit bien que hors d’icy il y a

une terre neufve ou ilz ont et soleil et lune et tout plain de

belles besoingnes/ mais cestuy cy est plus ancien. Voire

mais (dis je) mon amy/ comment a nom ceste ville ou tu portes vendre tes choulx. Elle a (dist il) nom Aspharage/ & sont

Chrestiens gens de bien/ & vous feront grand chiere. Brief je

me deliberay d’y aller. Or en mon chemin je trouvay ung

compaignon/ qui tendoit aux pigeons. Auquel je demanday.

Mon amy dont vous viennent ces pigeons icy? Sire (dist il)

ilz viennent de l’aultre monde. Lors je pensay que quand Pantagruel baisloit/ les pigeons a pleines vollees entroient dedans

sa gorge/ pensans que feust ung columbier. Puis m’en entray

a la ville/ laquelle je trouvay belle/ bien forte/ & en bel air/

mais a l’entree les portiers me demanderent mon bulletin/

de quoy je fuz fort esbahy/ & leur demanday/ messieurs y a il

icy dangier de peste? O seigneur (dirent ilz) l’on se meurt icy

aupres tant que le chariot court par les rues. Jesus (dys je)

et ou? A quoy me dirent/ que c’estoit en Laryngues & Pharingues/ qui sont deux grosses villes telles comme Rouen

& Nantes riches & bien marchandes. Et la cause de la peste

a este pour une puante & infecte exhalation qui est sortie des

abysmes despuis na guieres/ dont ilz sont mors plus de

xxii. cens mille personnes/ despuis huyct jours. Lors je pen

se et calcule/ & trouve que c’estoit une puante alaine qui estoit

venue de l’estomach de Pantagruel alors qu’il mangea tant

d’aillade/ comme nous avons dit dessus. De la partant passay

par entre les rochiers/ qui estoient ses dentz/ & feis tant que je

montay sus une/ & la trouvay les plus beaulx lieux du monde/ beaulx grans jeux de paulme/ belles galleries/ belles

prariez/ force vignes/ & une infinite de cassines a la mode

Italicque par les champs plains de delices: & la demouray

bien quatre moys & ne feis oncques telle chere que pour lors.

Puis me descendis par les dentz du derriere pour m’en venir

aux baulievres: mais en passant je fuz destrousse des brigans par une grand forest qui est vers la partie des oreilles: puis

trouvay une petite bourgade a la devallee/ j’ay oublye son

nom/ ou je feis encores meilleure chere que jamais/ & gaignay

quelque peu d’argent pour vivre. Et scavez vous comment? a dormir: car l’on loue la les gens a journee pour dormir/ & gaingnent

cinq & six solz par jour/ mais ceulx qui ronflent bien fort gaingnent

bien sept solz & demy. Et contoys aux senateurs comment on

m’avoit destrousse par la vallee: lesquelz me dirent que pour tout

vray les gens de dela les dentz estoient mal vivans & brigans de

nature. A quoy je congneu que ainsi come nous avons les contrees

de deca & de dela les monts/ aussi ont ilz deca & dela les dentz.

Mais il faict beaucoup meilleur de deca & y a meilleur air.

Et la commencay a penser qu’il est bien vray ce que l’on dit/ que la moitye du monde ne scait comment l’aultre vit. Veu que nul n’avoit

encores escript de ce pays la ou il y a plus de .xxv. royaulmes habitez/ sans les desers/ & ung gros bras de mer: mais

j’en ay compose ung grand livre intitule l’Histoire de Guorgias: car ainsi les ay je nommez par ce qu’ilz demourent en la

guorge de mon maistre Pantagruel. Finablement je m’en vouluz retourner & passant par sa barbe me gettay sus ses espau

les/ & de la me devalle en terre & tumbe devant luy. Et quand Q iii

il me apperceut/ il me demanda. Dont viens tu Alcofrybas?

Et je luy responds/ de vostre guorge monsieur. Et despuis

quand y es tu? dist il. Despuis (dis je) que vous alliez contre les

Almyrodes. Il y a (dist il) plus de six moys. Et de quoy vi

voys tu? que mangeoys tu? que beuvoys tu? Je responds. Seigneur

de mesmes vous/ & des plus fryans morceaulx qui passoient par

vostre guorge j’en prenoys le barraige. Voire mais (dist il) ou

chioys tu? En vostre guorge monsieur/ dys je. Ha ha tu es

gentil compaignon/ dist il. Nous avons avecques l’ayde de dieu con

queste tout le pays des Dipsodes je te donne la chastellenie

de Salmigondin. Grant mercy (dys je) monsieur.

Comment Pantagruel fut malade/ & la facon

comment il guerit. Chapitre. xxiiii.

PEu de temps apres le bon Pantagruel tumba malade/ & fut

tant prins de l’estomach qu’il ne povoit boire ny manger/

& par ce qu’ung malheur ne vient jamais seul/ il luy print une

pisse chaulde/ qui le tormenta plus que ne penseriez: mais ses

medecins le secoururent tres bien & avecques force de drogues

diureticques le feirent pisser son malheur. Et son urine estoit

si chaulde que despuis ce temps la elle n’est point encores refroidye. Et en avez en France en divers lieux selon qu’elle print

son cours: & l’on l’appelle les bains chaulx/ come a

Coderetz/

a Limous/

a Dast/

a Balleruc/

a Neric/

a Bourbonensy/

et

ailleurs.

En Italie

a Mons grot/

a Appone/

a Sancto Pe tro dy Padua /

a Saincte Helene/

a Casa nova/

a Sancto

Bartholomeo.

En la conte de Bouloigne

a la Porrette/

et

mille aultres lieux.

Et m’esbahys grandement d’ung tas de

folz philosophes & medecins/ qui perdent temps a disputer dont

vient la chaleur de cesdictes eaux/ ou si c’est a cause du Baurach/

ou du Soulphre/ ou de l’Allun/ ou du Salpetre qui est dedans

la minere: car ilz ne y font que ravasser: & mieulx leur vauldroit se aller froter le cul au panicault/ que de perdre ainsi le

temps a disputer de ce dont ilz ne scaivent l’origine. Car la reso

lution est aysee & n’en fault enquester davantaige/ que lesdictz bains

sont chaulx par ce que ilz sont yssuz par une chauldepisse du bon

Pantagruel. Or pour vous dire comment il guerit de son mal

principal je laisse icy comment pour une minorative il print

quatre quintaulx de Scammonee Colophoniacque/

six vingtz

et dixhuyt chartees de Casse.

Unze mille neuf cens livres

de Reubarbe/

sans les aultres barbouillemens

. Il vous fault

entendre que par le conseil des medecins fut decrete qu’on osteroit

ce que luy faisoit le mal a l’estomach. Et de faict l’on fist .xvii.

grosses pommes de cuyvre plus grosses que celle qui est a Romme

a l’aiguille de Virgile/ en telle facon que on les ouvroit par le

meillieu & fermoit a ung ressort. En l’une entra ung de ses

gens portant une lanterne & ung flambeau allume. Et ainsi l’avalla Pantagruel come une petite pillule. En cinq aultres en

trerent d’aultres gros varletz chascun portant ung pic a son col.

En troys aultres entrerent troys paizans chascun ayant une

pasle a son col. Es sept aultres entrerent sept porteurs de

coustretz chascun ayant une gourbeille a son col. Et ainsi furent avallees come pillules. Et quand furent en l’estomach/ chascun

desfit son ressort & sortirent de leurs cabanes/ & premier celluy

qui portoit la lanterne/ & ainsi chercherent plus de demye lieue

ou estoient les humeurs corrumpues. Finablement trouverent

une montjoye d’ordure: alors les pionniers fraperent sus pour la

desrocher & les aultres avecques leurs pasles en emplirent les

guorbeilles: & quand tout fut bien nettoye/ chascun se retira en Q iiii

sa pomme. Et ce faict Pantagruel se parforce de rendre sa gorge/

& facillement les mist dehors/ & ne monstroient en sa guorge en

plus qu’ung pet en la vostre/ & la sortirent hors de leurs pillules

joyeusement. Il me souvenoit quand les Gregeoys sortirent

du cheval en Troye. Et par ce moyen fut guery & reduyt a sa

premiere convalescence. Et de ces pillules d’arain en avez une

en Orleans sus le clochier de l’esglise de saincte Croix.

OR messieurs vous avez ouy ung commencement de

l’histoire horrificque de mon maistre & seigneur Panta

gruel. Icy je feray fin a ce premier livre: car la teste

me faict ung peu de mal/ & sens bien que les registres de mon

cerveau sont quelque peu brouillez de ceste puree de Septembre.

Vous aurez le reste de l’histoire a ces foires de Francfort

prochainement venantes: & la vous verrez comment il trouva la

pierre philosophalle/ comment il passa les monts Caspies/ comment

il naviga par la mer Athlanticque & desfist les Caniballes

& conquesta les isles de Perlas. Comment il espousa la fille du

roy de Inde dit Prestre Jehan. Comment il combatit contre les

diables/ & feist brusler cinq chambres d’enfer/ & rompit .iiii. dentz

a Lucifer & une corne au cul. Comment il visita les regions de

la lune/ pour scavoir si a la verite la lune n’estoit pas entie

re: mais que les femmes en avoient .iii. cartiers en la teste. Et

mille aultres petites joyeusettez toutes veritables: ce sont

beaux textes d’evangilles en francoys. Bonsoir messieurs/

pardonnate my/ & ne pensez pas tant a mes faultes que vous ne

pensez bien es vostres .

Finis.



Rabelais-PantagruelTarande


[Pantagruel] fit aussi acheter trois belles et jeunes licornes : un mâle au poil alezan brûlé et deux femelles au poil gris pommelé. Et, en plus, un tarande que lui vendit un Scythe de la contrée des Gélons.

Le tarande est un animal grand comme un jeune taureau, dont la tête est semblable à celle du cerf quant à son port, mais un peu plus grande ; il a des cornes remarquables formant une large ramure, les pieds fourchus, le poil aussi long que celui d’un grand ours, la peau un peu moins dure qu’une cuirasse. Le Gélon disait qu’on en trouve peu en Scythie, parce qu’il change de couleur selon la variété des lieux dans lesquels il trouve pâturage et demeure. Car il reproduit la couleur des herbes, arbres, arbrisseaux, fleurs, lieux, pâtures, rochers — bref, en général, de toutes les choses dont il s’approche. Il a cette caractéristique en commun avec le poulpe marin (c’est le polype), avec les chacals, avec les guépards d’Inde, avec le caméléon qui est une espèce de lézard si admirable que Démocrite a consacré un livre entier à son aspect, son anatomie, ses pouvoirs et propriétés en matière de magie. Cela étant, je l’ai vu changer de couleur non seulement à l’approche des choses colorées, mais de son propre fait, selon la peur et les émotions qui étaient les siennes. Ainsi, sur un tapis vert, je l’ai vu devenir vert, pour sûr ; mais ensuite, comme il y restait quelque temps, devenir successivement jaune, bleu, brun, violet, de la même façon que vous voyez la crête des dindons changer de couleur selon leurs impressions. Mais ce que nous trouvâmes de plus admirable en ce tarande, c’est que non seulement sa tête et sa peau, mais encore tout son poil prenait la même couleur que celle des choses avoisinantes. Près de Panurge vêtu de sa toge de bure, son poil devenait gris ; près de Pantagruel vêtu de son manteau d’écarlate, son poil et sa peau rougissaient ; près du pilote vêtu à la mode isiaque des prêtres d’Anubis en Égypte, son poil apparut tout blanc. Or, ces deux dernières couleurs se refusent au caméléon. Quand il n’était pas sous le coup de la peur ou de l’émotion, mais dans son état naturel, la couleur de son poil était celle que les ânes de Meung vous donnent à voir.



Sand-ScenesViePrivee


VOYAGE

d’un

MOINEAU DE PARIS.

À LA RECHERCHE DU MEILLEUR GOUVERNEMENT.

INTRODUCTION.

Les Moineaux de Paris passent depuis longtemps pour les plus hardis et les plus effrontés Oiseaux qui existent : ils sont Français, voilà leurs défauts et leurs qualités en un mot ; ils sont enviés, voilà l’explication de bien des calomnies. Ils vivent, en effet, sans avoir à craindre les coups de fusil, ils sont indépendants, ne manquent de rien, et sont sans doute les plus heureux entre tous les volatiles. Peut-être ne faut-il pas trop de bonheur à un Oiseau. Cette réflexion, qui surprendrait chez tout autre, est naturelle à un Friquet nourri de haute philosophie et de petites graines ; car je suis un habitant de la rue de Rivoli, voletant dans la gouttière d’un illustre écrivain, allant de son toit sur les fenêtres des Tuileries, et comparant les soucis qui encombrent le palais aux roses immortelles qui fleurissent dans la simple demeure du défenseur des prolétaires, ces Moineaux humains, ces Passereaux qui font les générations et desquels il ne reste rien.

En gobant les miettes du pain et entendant les paroles d’un grand Homme, je suis devenu très-illustre parmi les miens qui m’élurent en des circonstances graves, et me confièrent la mission d’observer la meilleure forme de gouvernement à donner aux Oiseaux de Paris. Les Moineaux de Paris furent naturellement effarouchés par la révolution de 1830 ; mais les Hommes ont été si fort occupés de cette grande mystification, qu’ils n’ont fait aucune attention à nous. D’ailleurs, les émeutes qui agitèrent le peuple ailé de Paris eurent lieu lors du choléra. Voici comment et pourquoi.

Les Moineaux de Paris, pleinement satisfaits par la desserte de cette vaste capitale, devinrent penseurs et très-exigeants sous le rapport moral, spirituel et philosophique. Avant de venir habiter le toit de la rue de Rivoli, je m’étais échappé d’une cage où l’on m’avait mis à la chaîne, et où je tirais un seau d’eau pour boire quand j’avais soif. Jamais ni Silvio Pellico ni Maroncelli n’ont eu plus de douleurs au Spielberg que j’en endurai pendant deux ans de captivité chez le grand Animal qui se prétend le roi de la terre. J’avais raconté mes souffrances à ceux du faubourg Saint-Antoine, au milieu desquels je parvins à m’échapper et qui furent admirables pour moi. Ce fut alors que j’observai les mœurs du peuple-Oiseau. Je devinai que la vie n’était pas toute dans le boire et dans le manger. J’eus des opinions qui augmentèrent la célébrité que je devais à mes souffrances. On me vit souvent, posé sur la tête d’une statue au Palais-Royal, les plumes ébouriffées, la tête rentrée dans les épaules, ne montrant que le bec, rond comme une boule, l’œil à demi fermé, réfléchissant à nos droits, à nos devoirs et à notre avenir : Où vont les Moineaux ? d’où viennent-ils ? pourquoi ne peuvent-ils pas pleurer ? pourquoi ne s’organisent-ils pas en société comme les Canards sauvages, comme les Corbines, et pourquoi ne s’entendent-ils pas comme elles qui possèdent une langue sublime ? Telles étaient les questions que je méditais.

Quand les Pierrots se battaient, ils cessaient leurs disputes devant moi, sachant que je m’occupais d’eux, que je pensais à leurs affaires, et ils se disaient : — Voilà le Grand-Friquet ! Le bruit des tambours, les parades de la royauté me firent quitter le Palais-Royal : je vins vivre dans l’atmosphère intelligente d’un grand écrivain.

Sur ces entrefaites, il se passait des choses qui m’échappaient, quoique je les eusse prévues ; mais après avoir observé la chute imminente d’une avalanche, un Oiseau philosophe se pose très-bien sur le bord de la neige qui va rouler. La disparition progressive des jardins convertis en maisons rendait les Moineaux du ventre de Paris très-malheureux et les plaçait dans une situation pénible, surtout évidemment inférieure à celle des Moineaux du faubourg Saint-Germain, de la rue de Rivoli, du Palais-Royal et des Champs-Élysées.

Les Moineaux des quartiers sans jardins n’avaient ni graines, ni insectes, ni vermisseaux, enfin ils ne mangeaient pas de viande : ils en étaient réduits à chercher leur vie dans les ordures, et y trouvaient souvent des substances nuisibles. Il y avait deux sortes de Moineaux : les Moineaux qui avaient toutes les douceurs de la vie et les Moineaux qui manquaient de tout, enfin des Moineaux privilégiés et des Moineaux souffrants.

Cette constitution vicieuse de la cité des Moineaux ne pouvait pas durer longtemps chez une nation de deux cent mille Moineaux effrontés, spirituels, tapageurs dont une moitié pullulait heureuse avec de superbes femelles, tandis que l’autre maigrissait dans les rues, la plume défaite, les pieds dans la boue, sans cesse sur le qui-vive. Les Friquets souffrants, tous nerveux, munis de gros becs endurcis, aux ailes rudes comme leurs voix mâles, formaient une population généreuse et pleine de courage. Ils allèrent chercher pour les commander un Friquet qui vivait au Faubourg Saint-Antoine chez un brasseur, un Friquet qui avait assisté à la prise de la Bastille. On s’organisa. Chacun sentit la nécessité d’obéir momentanément, et beaucoup de Parisiens furent alors étonnés de voir des milliers de Moineaux rangés sur les toits de la rue de Rivoli, l’aile droite appuyée à l’Hôtel de Ville, l’aile gauche à la Madelaine et le centre aux Tuileries.

Les Moineaux privilégiés, excessivement effrayés de cette démonstration, se virent perdus : ils allaient être chassés de toutes leurs positions et refoulés sur les campagnes où la vie est très-malheureuse. Dans ces conjonctures, ils envoyèrent une élégante Pierrette pour porter aux insurgés des paroles de conciliation : — Ne valait-il pas mieux s’entendre que de se battre ? Les insurgés m’aperçurent. Ah ! ce fut un des plus beaux moments de ma vie que celui où je fus élu par tous mes concitoyens pour dresser une charte qui concilierait les intérêts des Moineaux les plus intelligents du monde, divisés pour un moment par une question de vivres, le fonds éternel des discussions politiques.

Les Moineaux en possession des lieux enchantés de cette capitale y avaient-ils des droits absolus de propriété ? Pourquoi, comment cette inégalité s’était-elle établie ? pouvait-elle durer ? Dans le cas où l’égalité la plus parfaite régirait les Moineaux de Paris, quelles formes prendrait ce nouveau gouvernement ? Telles furent les questions posées par les commissaires des deux partis.

— Mais, me dirent les Friquets, l’air, la terre et ses produits sont à tous les Moineaux.

— Erreur ! dirent les privilégiés. Nous habitons une ville, nous sommes en société, subissons-en les bonheurs et les malheurs. Vous vivez encore infiniment mieux que si vous étiez à l’état sauvage, dans les champs.

Il y eut alors un gazouillement général qui menaçait d’étourdir les législateurs de la Chambre, lesquels, sous ce rapport, craignent la concurrence et tiennent à s’étourdir eux-mêmes. Il sortit quelque chose de ce tumulte : tout tumulte, chez les Oiseaux comme chez les Hommes, annonce un fait. Un tumulte est un accouchement politique. On émit la proposition, approuvée à l’unanimité, d’envoyer un Moineau franc, impartial, observateur et instruit, à la recherche du Droit-Animal, et chargé de comparer les divers gouvernements. On me nomma. Malgré nos habitudes sédentaires, je partis en qualité de procureur général des Moineaux de Paris : que ne fait-on pas pour sa patrie !

De retour depuis peu, j’apprends l’étonnante Révolution des Animaux, leur sublime résolution prise dans leur nuit célèbre au Jardin des Plantes, et je mets la relation de mon voyage sur l’autel de la patrie, comme un renseignement diplomatique dû à la bonne foi d’un modeste philosophe ailé.

I

Du Gouvernement formique.

J’arrivai, non sans peine, après avoir traversé la mer, dans une île appelée assez orgueilleusement la Vieille Formicalion par ses habitants, comme s’il y avait des portions de globe plus jeunes que les autres[1]. Une vieille Corbine ? instruite, que je rencontrai, m’avait indiqué le régime des Fourmis comme le gouvernement modèle ; vous comprenez combien j’étais curieux d’étudier ce système, et d’en découvrir les ressorts.

Chemin faisant, je vis beaucoup de Fourmis, voyageant pour leur plaisir : elles étaient toutes noires, très-propres et comme vernies, mais sans aucune individualité. Toutes se ressemblaient. Qui voit une seule Fourmi, les connaît toutes. Elles voyagent dans une espèce de fluide formique qui les préserve de la boue, de la poussière, si bien que sur les montagnes, dans les eaux, dans les villes, rencontrez-vous une Fourmi, elle semble sortir d’une boîte, avec son habit noir bien brossé, bien net, ses pattes vernies et ses mandibules propres. Cette affectation de propreté ne prouve pas en leur faveur. Que leur arriverait-il donc sans ce soin perpétuel ? Je questionnai la première Fourmi que je vis : elle me regarda sans me répondre, je la crus sourde ; mais un Perroquet me dit qu’elle ne parlait qu’aux bêtes qui lui avaient été présentées.

Dès que je mis le pied dans l’île, je fus assailli d’Animaux étranges, au service de l’État et chargés de vous initier aux douceurs de la liberté en vous empêchant de porter certains objets, quand même vous les auriez en affection. Ils m’entourèrent, et me firent ouvrir le bec pour voir s’il n’y avait pas des poisons que, sans doute, il est défendu d’introduire. Je levai mes ailes l’une après l’autre pour montrer que je n’avais rien dessous. Après cette cérémonie, je fus libre d’aller et de venir dans le siège de l’Empire Formique dont les libertés m’avaient été si fort vantées par la Corbine.

Le premier spectacle qui me frappa vivement fut celui de l’activité merveilleuse de ce peuple. Partout des Fourmis allaient et venaient, chargeant et déchargeant des provisions. On bâtissait des magasins, on débitait le bois, on travaillait toutes les matières végétales. Des ouvriers creusaient des souterrains, amenaient des sucres, construisaient des galeries, et le mouvement est si attachant pour ce peuple, qu’on ne remarqua point ma présence. De différents points de la côte, il partait des embarcations chargées de Fourmis qui s’en allaient sur de nouveaux continents. Il arrivait des estafettes qui disaient que, sur tel point, telle denrée abondait, et aussitôt on expédiait des détachements de Fourmis pour s’en emparer, et ils s’en emparaient avec tant d’habileté, de promptitude, que les Hommes eux-mêmes se voyaient dévalisés sans savoir comment ni dans quel temps. J’avoue que je fus ébloui. Au milieu de l’activité générale, j’aperçus des Fourmis ailées au milieu de ce peuple noir sans ailes.

— Quelle est cette Fourmi qui se goberge et s’amuse pendant que vous travaillez ? dis-je à une Fourmi qui restait en sentinelle.

— Oh ! me répondit-elle, c’est une noble Fourmi. Vous en compterez cinq cents ainsi, les Patriciennes de l’Empire Formique.

— Qu’est-ce qu’une Patricienne ? dis-je.

— Oh ! me répondit-elle, c’est notre gloire, à nous autres ! Une Fourmi Patricienne, comme vous le voyez, a quatre ailes, elle s’amuse, jouit de la vie et fait des enfants. À elle les amours, à nous le travail. Cette division est une des grandes sagesses de notre admirable constitution : on ne peut pas s’amuser et travailler tout ensemble chez nous, les Neutres font l’ouvrage, et les Patriciennes s’amusent !

— Mais est-ce une récompense du travail ? Pouvez-vous devenir Patricienne ?

— Ah ! bien, oui ! Non, dit la Fourmi Neutre. Les Patriciennes naissent Patriciennes. Sans cela, où serait le miracle ? il n’y aurait plus rien d’extraordinaire. Mais elles ont aussi leurs obligations, elles veillent à la sécurité de nos travaux, et préparent nos conquêtes.

La Fourmi Patricienne se dirigea de notre côté : toutes les Fourmis se dérangèrent et lui témoignèrent des respects infinis. J’appris qu’aucune des Fourmis ordinaires, dites Neutres, n’oserait disputer le pas à une Patricienne, ni se permettre de se placer devant elle. Les Neutres ne possèdent absolument rien, travaillent sans cesse, sont bien ou mal nourries, selon les chances ; mais les cinq cents Patriciennes ont des palais dans les fourmilières, elles y pondent des enfants qui sont l’orgueil de l’Empire Formique, et possèdent des parcs de Pucerons pour leur nourriture. J’assistai même à une chasse aux Pucerons, dans le domaine d’une Patricienne, spectacle qui me fit le plus grand plaisir à voir. On ne saurait imaginer jusqu’où ce peuple à poussé l’amour pour les petits, ni la perfection qu’il a su donner aux soins avec lesquels il les élève : comment les Neutres les brossent, les lèchent, les lavent, les veillent et les arrangent ! avec quelles admirables pensées de prévoyance elles les nourrissent et devinent les accidents auxquels ils sont exposés dans un âge si tendre. On étudie les températures, on les rentre quand il pleut, on les expose au soleil quand il fait beau, on les accoutume à faire jouer leurs mandibules, on les accompagne, on les exerce ; mais une fois grands, aussi tout est dit : plus d’amour, plus de sollicitude. Dans cet empire, l’état le meilleur pour les individus est d’être enfant.

Malgré la beauté des petits, la choquante inégalité de ces mœurs me frappa vivement ; je trouvai que les querelles des Moineaux de Paris étaient des vétilles, comparées aux malheurs de ces pauvres Neutres. Vous comprenez que ceci, pour un Friquet philosophe, n’était que la question même. Il y avait lieu d’examiner par quels ressorts les cinq cents Fourmis privilégiées maintenaient cet état de choses. Au moment où j’allais aborder la Patricienne, elle monta sur une des fortifications de la cité, où se trouvaient quelques autres de son espèce et où elle leur dit des mots en langue formique : aussitôt les Patriciennes se répandirent dans la fourmilière. Je vis partir des détachements commandés par des Patriciennes. Des Neutres s’embarquèrent sur des pailles, sur des feuilles, sur des bâtons. J’appris qu’il s’agissait d’aller porter secours à quelques Neutres attaquées à deux mille pieds de là. Pendant cette expédition, j’entendis la conversation suivante entre deux vieilles Patriciennes.

— Votre Seigneurie n’est-elle pas effrayée de la grande quantité de peuple qui va mourir de faim, nous ne saurions le nourrir…

— Votre Grâce ne sait donc pas que de l’autre côté de l’eau il y a une fourmilière bien garnie, et que nous allons l’attaquer, en chasser les habitants, et y mettre notre trop plein.

Cette injuste agression était autorisée par le principe fondamental du gouvernement Formique dont la Charte a pour premier article : Ôte-toi de là, que je m’y mette. Le second article porte en substance que ce qui convient à l’Empire Formique appartient à l’Empire Formique, et que quiconque s’oppose à ce que les sujets Formiques s’en emparent devient l’ennemi du gouvernement Formique. Je n’osai pas dire que les voleurs n’avaient pas d’autres principes, je reconnus l’impossibilité d’éclairer cette nation. Ce dogme sauvage est devenu l’instinct même des Fourmis. Leur expédition fut consommée sous mes yeux. Au retour de la guerre faite pour sauver les trois Neutres compromises, on envoya des ambassadeurs examiner le terrain, les abords de la fourmilière à prendre, et l’esprit des habitants.

— Bonjour, mes amis, dit la Patricienne à des Fourmis qui passaient, comment vous portez-vous ?

— Pardon, je suis occupée.

— Attendez donc ! que diable, on se parle. Vous avez beaucoup de grain, et nous n’en avons point, mais vous manquez de bois, et nous en avons beaucoup : changeons ?

— Laissez-nous tranquilles, nous gardons nos grains.

— Mais il ne vous est pas permis de garder ce qui abonde chez vous, quand nous en manquons chez nous : cela est contre les lois du bon sens. Échangeons.

Sur le refus de la fourmilière, la Patricienne, qui se regarda comme insultée, expédia une feuille des plus solides chargée de Fourmis en Formicalion. Les Patriciennes dirent que l’honneur formique et la liberté commerciale étaient compromis par une fourmilière récalcitrante. Sur ce, l’eau fut couverte aussitôt d’embarcations, et la moitié des Neutres embarquées. Après trois jours de manœuvres, les pauvres Fourmis étrangères furent obligées de se disperser dans l’intérieur des terres, abandonnant leur fourmilière aux enfants de la Vieille-Formicalion. Une Patricienne me montra dix-sept fourmilières ainsi conquises et où elles envoyaient leurs filles, qui y devenaient à leur tour Patriciennes.

— Vous faites des choses souverainement infâmes, dis-je à la Patricienne qui était venue offrir des bois pour des grains.

— Oh ! ce n’est pas moi, dit-elle. Moi, je suis la plus honnête créature du monde ; mais le gouvernement Formique est forcé d’agir dans l’intérêt de ses classes ouvrières. Ce que nous venons de faire était souverainement utile à leurs intérêts. On se doit à son pays ; mais je retourne dans mes terres, pratiquer les vertus que Dieu impose à notre race.

En effet, elle paraissait au premier abord la meilleure Fourmi du monde.

— Vous êtes de fiers sycophantes ! m’écriai-je.

— Oui, me dit une autre Patricienne en riant ; mais convenez que cela est beau, dit-elle en me montrant une file de Patriciennes qui se promenaient au soleil dans l’éclat de leur puissance.

— Comment parvenez-vous à maintenir cet état contre nature ? lui demandai-je. Je voyage pour mon instruction, et voudrais savoir en quoi consiste le bonheur des Animaux.

— Il consiste a se croire heureux, me répondit la Patricienne. Or, chaque ouvrière de l’Empire Formique a la certitude de sa supériorité sur les autres Fourmis du monde. Interrogez-les ? Toutes vous diront que nos fourmilières sont les mieux bâties, que dans quelque endroit de la terre qu’elle se trouve, si quelqu’un l’insulte, l’insulte est épousée par l’Empire Formique.

— Il me semble que cet orgueil satisfait ne donne pas de grain…

— Ceci ressemble à une raison ; mais vous parlez en Moineau. Je vous avoue que nous n’avons pas du grain pour tout le monde ; mais ici tout le monde est convaincu que nous sommes occupées à en chercher ; et tant que nous pourrons de temps en temps conquérir une fourmilière, tout ira bien.

— Mais ne craignez-vous pas que les autres fourmilières, averties, ne se coalisent contre vous, afin d’empêcher que vous ne les dévoriez ainsi ?

— Oh ! non. L’un des principes de la politique formique est d’attendre que les fourmilières se chamaillent entre elles pour aller prendre possession d’un territoire.

— Et quand elles ne se chamaillent pas ?

— Ah ! voila ! Les Patriciennes ne sont occupées qu’à fournir aux fourmilières étrangères les occasions de se chamailler.

— Ainsi la prospérité de l’Empire Formique se fonde sur les divisions intestines des autres fourmilières.

— Oui, seigneur Moineau. Voilà pourquoi nos ouvrières sont si fières d’appartenir à l’Empire Formique, et travaillent avec tant de cœur en chantant : Rule, Formicalia !

— Ceci, me dis-je en partant, est contraire à la Loi Animale : Dieu me garde de proclamer de tels principes. Ces Fourmis n’ont ni foi ni loi. Que deviendraient les Moineaux de Paris, qui sont déjà si spirituels, au cas où quelque grand Moineau les organiserait ainsi ? Que suis-je ? Je ne suis pas seulement un Friquet parisien, je me suis élevé, par la pensée, à toute l’Animalité. Non, l’Animalité n’est pas faite pour être gouvernée ainsi. Ce système n’est que tromperie au profit de quelques-uns.

Je partis vraiment affligé de la perfection de cette oligarchie et de la hardiesse de son égoïsme. Chemin faisant, je rencontrai sur la route un prince d’Euglosse-Bourdon qui allait presque aussi vite que moi. Je lui demandai la raison de son empressement ; l’infortuné m’apprit qu’il voulait assister au couronnement d’une reine. Charmé de pouvoir observer une si belle cérémonie, j’accompagnai ce jeune prince, plein d’illusions. Il avait l’espoir d’être le mari de la reine, étant de cette célèbre famille d’Euglosse-Bourdon en possession de fournir des maris aux reines, et qui leur en tient toujours un tout prêt, comme on tenait à Napoléon un poulet tout rôti pour ses soupers. Ce prince, qui n’avait que ses belles couleurs pour toute fortune, quittait un pauvre endroit, sans fleurs ni miel, et comptait vivre dans le luxe, l’abondance et les honneurs.

II

De la Monarchie des Abeilles.

Instruit déjà par ce que j’avais vu dans l’Empire Formique, je résolus d’examiner les mœurs du peuple avant d’écouter les grands et les princes. En arrivant, je heurtai une Abeille qui portait un potage.

— Ah ! je suis perdue, dit-elle. On me tuera, ou tout au moins je serai mise en prison.

— Et pourquoi ? lui dis-je.

— Ne voyez-vous pas que vous m’avez fait répandre le bouillon de la reine ! Pauvre reine ! Heureusement que la Grande-Échansonne, la duchesse des Roses, aura peut-être envoyé dans plusieurs directions : ma faute sera réparée, car je mourrais de chagrin d’avoir fait attendre la reine.

— Entends-tu, prince Bourdon ? dis-je au jeune voyageur.

L’Abeille se lamentait toujours d’avoir perdu l’occasion de voir la reine.

— Eh ! mon Dieu, qu’est-ce donc que votre reine pour que vous soyez dans une telle adoration ? m’écriai-je. Je suis d’un pays, ma chère, où l’on se soucie peu des rois, des reines et autres inventions humaines.

— Humaine ! s’écria l’Abeille. Il n’y a rien chez nous, effronté Pierrot, qui ne soit d’institution divine. Notre reine tient son pouvoir de Dieu. Nous ne pourrions pas plus exister en corps social sans elle, que tu ne pourrais voler sans plumes. Elle est notre joie et notre lumière, la cause et la fin de tous nos efforts. Elle nomme une directrice des ponts et chaussées qui nous donne nos plans et nos alignements pour nos somptueux édifices. Elle distribue à chacun sa tâche selon ses capacités, elle est la justice même, et s’occupe sans cesse de son peuple : elle le pond, et nous nous empressons de le nourrir, car nous sommes créées et mises au monde pour l’adorer, la servir et la défendre. Aussi faisons-nous pour les petites reines des palais particuliers et les dotons-nous d’une bouillie particulière pour leur nourriture. À notre reine seule revient l’honneur de chanter et de parler, elle seule fait entendre sa belle voix.

— Quelle est votre reine ? dit alors le prince d’Euglosse-Bourdon.

— C’est, dit l’Abeille, Tithymalia XVll, dite la Grande-Ruchonne, car elle a pondu cent peuples de trente mille individus. Elle est sortie victorieuse de cinq combats qui lui ont été livrés par d’autres reines jalouses. Elle est douée de la plus surprenante perspicacité. Elle sait quand il doit pleuvoir, elle prévoit les plus rudes hivers, elle est riche en miel, et l’on soupçonne qu’elle en a des trésors placés dans les pays étrangers.

— Ma chère, dit le prince d’Euglosse-Bourdon, croyez-vous que quelque jeune reine soit sur le point d’être mariée…

— N’entendez-vous pas, prince, dit l’Ouvrière, le bruit et les crérémonies du départ d’un peuple ? Chez nous, il n’y a pas de peuple sans reine. Si vous voulez faire la cour à l’une des filles de Tithymalia, dépêchez-vous, vous êtes assez bien de votre personne, et vous aurez une belle lune de miel.

Je fus émerveillé du spectacle qui s’offrit à mes regards et qui, certes, doit agir assez sur les imaginations vulgaires pour leur faire aimer les momeries et les superstitions qui sont l’esprit et la loi de ce gouvernement. Huit timbaliers à corselet jaune et noir sortirent en chantant de la vieille cité, que l’Ouvrière me dit se nommer Sidracha du nom de la première Abeille qui prêcha l’Ordre Social. Ces huit timbaliers furent suivis de cinquante musiciens si beaux, que vous eussiez dit des saphirs vivants. Ils exécutaient l’air de :

Vive Tithymalia ! vive c’te reine bonne enfant !

Qui mange et boit comme cent,

Et qui pond tout autant.

Les paroles ont été faites par tout le monde, mais l’air est dû à l’un des meilleurs Faux-Bourdons du pays. Après, venaient les gardes du corps armés d’aiguillons terribles ; ils étaient deux cents, allaient six par six, sur six rangs de profondeur, et chaque bataillon de six rangs avait en tête un capitaine qui portait sur son corselet la décoration du Sidrach, emblème du mérite civil et militaire, une petite étoile en cire rouge. Derrière les porte-aiguillons, allaient les essuyeuses de la reine, commandés par la Grande-Essuyeuse ; puis la Grande-Échansonne avec huit petites échansonnes, deux par quartier ; la Grande-Maîtresse de la loge royale suivie de douze balayeuses ; la Grande-Gardienne de la cire et la Maîtresse du miel ; enfin la jeune reine, belle de toute sa virginité. Ses ailes, qui reluisaient d’un éclat ravissant, ne lui avaient pas encore servi. Sa mère, Tithymalia XVII, l’accompagnait ; elle étincelait d’une poussière de diamants. Le corps de musique suivait, et chantait une cantate composée exprès pour le départ. Après le corps de musique, venaient douze gros vieux Bourdons qui me parurent être une espèce de clergé. Enfin dix ou douze mille Abeilles sortirent se tenant par les pattes. Tithymalia resta sur le bord de la ruche, et dit à sa fille ces mémorables paroles :

— C’est toujours avec un nouveau plaisir que je vous vois prendre votre volée, car c’est une assurance que mon peuple sera tranquille, et que…

Elle s’arrêta dans son improvisation, comme si elle allait dire quelque chose de contraire à la politique, et reprit ainsi :

— Je suis certaine que, formée par nos mœurs, instruite de nos coutumes, vous servirez Dieu, que vous répandrez la gloire de son nom sur la terre ; que vous n’oublierez jamais d’où vous êtes sorties, que vous conserverez nos saintes doctrines de gouvernement, notre manière de bâtir, et d’économiser le miel pour vos augustes reines. Songez que sans la royauté, il n’y a qu’anarchie ; que l’obéissance est la vertu des bonnes Abeilles, et que le palladium de l’État est dans votre fidélité. Sachez que mourir pour vos reines, c’est faire vivre la patrie. Je vous donne pour souveraine ma fille Thalabath ! ce qui veut dire tarse agile. Aimez-la bien.

Sur cette allocution pleine des agréments qui distinguent l’éloquence Royale, il y eut un hurrah !

Un Papillon, à qui cette cérémonie pleine de superstitions faisait pitié, me dit que la vieille Tithymalia donnait à ses fidèles sujets une double ration du meilleur miel et que la police et le miel fin étaient pour beaucoup dans ces solennités, mais qu’au fond, elle était haïe.

Dès que le jeune peuple partit avec sa reine, mon compagnon de voyage alla bourdonner autour de l’essaim en criant : — Je suis un prince de la maison d’Euglosse-Bourdon. Il y a des polissons de savants qui refusent à notre famille de savoir faire du miel, mais pour te plaire, ô merveille de la race de Tithymalia ! je suis capable de faire des économies, surtout si vous avez une belle dot.

— Savez-vous, prince, lui dit alors la Grande-Maîtresse de la loge royale, que, chez nous, le mari de la reine n’est rien du tout, il n’a ni honneurs, ni rang ; il est considéré comme un moyen malheureux, dont il est impossible de se passer, mais nous ne souffrons pas qu’il s’immisce dans le gouvernement.

— Tu t’immisceras ! Viens, mon ange, lui dit gracieusement Thalabath, ne les écoute pas. Je suis la reine, moi ! Je puis beaucoup pour toi : tu seras d’abord le commandant de mes porte-aiguillons ; mais si, en général, tu m’obéis, je t’obéirai en particulier. Et nous irons nous rouler dans les fleurs, dans les roses, nous danserons à midi sur les nectaires embaumés, nous patinerons sur la glace des lis, nous chanterons des romances dans les cactus, et nous oublierons ainsi les soucis du pouvoir…

Je fus surpris d’une chose, qui ne regarde pas le gouvernement, mais que je ne puis m’empêcher de consigner ici, c’est que l’amour est absolument le même partout. Je livre cette observation à tous les Animaux, en demandant qu’il soit nommé une commission pour examiner ce qui se passe chez les Hommes.

— Ma chère, dis-je à l’Ouvrière, ayez la bonté de dire à la vieille reine Tithymalia qu’un étranger de distinction, un Pierrot de Paris, désirerait lui être présenté.

Tithymalia devait bien connaître les secrets de son propre gouvernement, et comme j’avais remarqué le plaisir qu’elle prenait à bavarder, je ne pouvais m’adresser à personne qui me donnât de meilleurs renseignements : le silence avec elle devait être aussi instructif que la parole. Plusieurs Abeilles vinrent m’examiner pour savoir si je ne portais pas sur moi aucune odeur dangereuse. La reine était tellement idolâtrée de ses sujettes, qu’on tremblait à l’idée de sa mort. Quelques instants après, la vieille reine Tithymalia vint se poser sur une fleur de pêcher où j’occupais une branche inférieure, et où, par habitude, elle prit quelque chose.

— Grande reine, lui dis-je, vous voyez un philosophe de l’ordre des Moineaux, voyageant pour comparer les gouvernements divers des animaux afin de trouver le meilleur. Je suis Français et troubadour, car le moineau français pense en chantant. Votre Majesté doit bien connaître les inconvénients de son système.

— Sage Moineau, je m’ennuierais beaucoup si je n’avais pas à pondre deux fois par an, mais j’ai souvent désiré n’être qu’une Ouvrière, mangeant la soupe aux choux des roses, allant et venant de fleur en fleur. Si vous voulez me faire plaisir, ne m’appelez ni majesté ni reine, dites-moi tout simplement princesse.

— Princesse, repris-je, il me semble que la mécanique à laquelle vous donnez le nom de peuple des Abeilles exclut toute liberté, vos Ouvrières font toujours absolument la même chose, et vous vivez, je le vois, d’après les coutumes égyptiennes.

— Cela est vrai, mais l’Ordre est une des plus belles choses. Ordre public, voila notre devise, et nous la pratiquons ; tandis que si les Hommes s’avisent de nous imiter, ils se contentent de graver ces mots en relief sur les boutons de leurs gardes nationaux, et les prennent alors pour prétexte des plus grands désordres. La monarchie, c’est l’ordre, et l’ordre est absolu.

— L’ordre à votre profit, princesse. Il me semble que les Abeilles vous font une jolie liste civile de bouillie perfectionnée, et ne s’occupent que de vous.

— Eh ! que voulez-vous ? l’État, c’est moi. Sans moi, tout périrait. Partout où chacun discute l’ordre, il fait l’ordre à son image, et comme il y a autant d’ordres que d’opinions, il s’ensuit un constant désordre. Ici, l’on vit heureux parce que l’ordre est le même : il vaut mieux que ces intelligentes Bêtes aient une reine que d’en avoir cinq cents comme chez les Fourmis, par exemple. Le monde des Abeilles a tant de fois éprouvé le danger des discussions, qu’il ne tente plus l’expérience. Un jour, il y eut une révolte. Les Ouvrières cessèrent de recueillir la propolis, le miel, la cire. À la voix de quelques novatrices, on enfonça les magasins, chacune d’elles devint libre, et voulut faire à sa guise ! Je sortis, suivie de quelques fidèles de ma garde, de mes accoucheuses et de ma cour, et vins dans cette ruche. Eh bien, la ruche en révolution n’eut plus de bâtiments, plus de réserves. Chacune des citoyennes mangea son miel, et la nation n’exista plus. Quelques fugitifs vinrent chez nous transis de froid, et reconnurent leurs erreurs.

— Il est malheureux lui dis-je, que le bien ne puisse s’obtenir que par une division cruelle en castes ; mon bon sens de Moineau se révolta à cette idée de l’inégalité des conditions.

— Adieu, me dit la reine, que Dieu vous éclaire ! De Dieu procède l’instinct, obéissons à Dieu. Si l’égalité pouvait être proclamée, ne serait-ce pas chez les Abeilles, qui sont toutes de même forme et de même grandeur, dont les estomacs ont la même capacité, dont les affections sont réglées par les lois mathématiques les plus rigoureuses ? Mais, vous le voyez, ces proportions, ces occupations ne peuvent être maintenues que par le gouvernement d’une reine.

— Et pour qui faites-vous votre miel ? pour l’Homme ? lui dis-je. Oh ! la liberté ! Ne travailler que pour soi, s’agiter dans son instinct ! ne se dévouer que pour tous, car tous, c’est encore nous-mêmes !

— Il est vrai que je ne suis pas libre, dit la reine, et que je suis plus enchaînée que ne l’est mon peuple. Sortez de mes états, philosophe parisien, vous pourriez séduire quelques têtes faibles.

— Quelques têtes fortes ! dis-je.

Mais elle s’envola. Je me grattai la tête quand la reine fut partie, et j’en fis tomber une Puce d’une espèce particulière.

— Ô philosophe de Paris, je suis une pauvre Puce venue de bien loin sur le dos d’un Loup, me dit-elle ; je viens de t’entendre, et je t’admire. Si tu veux t’instruire, prends par l’Allemagne, traverse la Pologne, et, vers l’Ukraine, tu te convaincras par toi-même de la grandeur et de l’indépendance des Loups dont les principes sont ceux que tu viens de proclamer à la face de cette vieille radoteuse de reine. Le Loup, seigneur Moineau, est l’Animal le plus mal jugé qui existe. Les naturalistes ignorent ses belles mœurs républicaines, car il mange les naturalistes assez osés pour venir au milieu d’une Section ; mais ils ne pourront pas dévorer un Oiseau. Tu peux sans rien craindre te poser sur la tête du plus fier des Loups, d’un Gracchus, d’un Marius, d’un Régulus lupien, et tu contempleras les plus belles vertus animales pratiquées dans les steppes où se sont établies les républiques des Loups et des Chevaux. Les Chevaux sauvages, autrement dit, les Tarpans, c’est Athènes ; mais les Loups, c’est Sparte.

— Merci, Puceron. Que vas-tu faire ?

— Sauter sur ce Chien de chasse assis au soleil, et d’où je suis sortie.

Je volai vers l’Allemagne et vers la Pologne dont j’avais tant entendu parler dans la mansarde de mon philosophe, rue de Rivoli.

III

De la République Lupienne.

Ô Moineaux de Paris, Oiseaux du monde, Animaux du globe, et vous, sublimes carcasses antédiluviennes, l’admiration vous saisirait tous, si, comme moi, vous aviez été visiter la noble république lupienne, la seule où l’on dompte la Faim ! Voila qui élève l’âme d’un Animal ! Quand j’arrivai dans les magnifiques steppes qui s’étendent de l’Ukraine à la Tartarie, il faisait déjà froid, et je compris que le bonheur donné par la liberté pouvait seul faire habiter un tel pays. J’aperçus un Loup en sentinelle.

— Loup, lui dis-je, j’ai froid et vais mourir : ce serait une perte pour votre gloire, car je suis amené par mon admiration pour votre gouvernement, que je viens étudier pour en propager les principe parmi les Bêtes.

— Mets-toi sur moi, me dit le Loup.

— Mais tu me mangerais, citoyen ?

— À quoi cela m’avancerait-il ? répondit le Loup. Que je te mange ou ne te mange pas, je n’en aurai pas moins faim. Un Moineau pour un Loup, ce n’est pas même une seule graine de lin pour toi.

J’eus peur, mais je me risquai, en vrai philosophe. Ce bon Loup me laissa prendre position sur sa queue, et me regarda d’un œil affamé sans me toucher.

— Que faites-vous là ? lui dis-je pour renouer la conversation.

— Eh ! me dit-il, nous attendons des propriétaires qui sont en visite dans un château voisin, et nous allons, quand ils en sortiront, probablement manger des Chevaux esclaves, de vils cochers, des valets et deux propriétaires russes.

— Ce sera drôle, lui dis-je.

Ne croyez pas, Animaux, que j’ai voulu bassement flatter ce sauvage républicain qui pouvait ne pas aimer la contradiction : je disais là ma pensée. J’avais entendu tant maudire à Paris, dans les greniers, et partout, l’abominable variété d’hommes appelés les propriétaires, que, sans les connaître le moins du monde, je les haïssais beaucoup.

— Vous ne leur mangerez pas le cœur, repris-je en badinant.

— Pourquoi ? me dit le citoyen Loup.

— J’ai ouï dire qu’ils n’en avaient point.

— Quel malheur ! s’écria le Loup ; c’est une perte pour nous, mais ce ne sera pas la seule.

— Comment ! fis-je.

— Hélas ! me dit le citoyen Loup, beaucoup des nôtres périront à l’attaque ; mais la patrie avant tout ! Il n’y a que six Hommes, quatre Chevaux et quelques effets potables, ce ne sera pas assez pour notre section des Droits du Loup, qui se compose d’un millier de Loups. Songe, Moineau, que nous n’avons rien pris depuis deux mois.

— Rien ? lui dis-je, pas même un prince russe !

— Pas même un Tarpan ! Ces gueux de Tarpans nous sentent de deux lieues.

— Eh bien, comment ferez-vous ? lui dis-je.

— Les lois de la république ordonnent aux jeunes Loups et aux Loups valides de combattre et de ne pas manger. Je suis jeune, je laisserai passer les Femmes, les petits et les anciens…

— Cela est bien beau, lui dis-je.

— Beau ! s’écria-t-il ; non, c’est tout simple. Nous ne reconnaissons pas d’autre inégalité que celles de l’âge et du sexe. Nous sommes tous égaux.

— Pourquoi ?

— Parce que nous sommes tous également forts.

— Cependant vous êtes en sentinelle, monseigneur.

— C’est mon tour de garde, dit le jeune Loup, qui ne se fâcha point d’ètre monseigneurisé.

— Avez-vous une Charte ? lui dis-je.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? dit le jeune Loup.

— Mais vous êtes de la section des Droits du Loup, vous avez donc des droits ?

— Le droit de faire tout ce que nous voulons. Nous nous rassemblons dès qu’il y a péril pour tous les Loups ; mais le chef que nous nous donnons redevient simple Loup après l’affaire. Il ne lui passerait jamais par la tête qu’il vaut mieux que le Loup qui a fait ses dernières dents le matin. Tous les Loups sont frères !

— Dans quelles circonstances vous rassemblez-vous ?

— Quand il y a disette et pour chasser dans l’intérêt commun. On chasse par sections. Dans les jours de grande famine, on partage, et les parts se font strictement. Mais sais-tu, moutard de Moineau, que dans les circonstances les plus horribles, quand, par dix pieds de neige sur les steppes, par la clôture de toutes les maisons, quand il n’y a rien à croquer pendant des trois mois, on se serre le ventre, on se tient chaud les uns contre les autres ! Oui, depuis que la république des Loups est constituée, jamais il n’est arrivé qu’un coup de dent ait été donné par un Loup sur un autre. Ce serait un crime de lèse-majesté : un Loup est un souverain. Aussi le proverbe, les Loups ne se mangent point, est-il universel et fait-il rougir les Hommes.

— Hé ! lui dis-je pour l’égayer, les Hommes disent que les souverains sont des Loups. Mais alors il ne saurait y avoir de punitions.

— Si un Loup a commis une faute dans l’exercice de ses fonctions, s’il n’a pas arrêté le gibier, s’il a manqué à flairer, à prévenir, il est battu ; mais il n’en est pas moins considéré parmi les siens. Tout le monde peut faillir. Expier sa faute, n’est-ce pas obéir aux lois de la république ? Hors le cas de chasse pour raison de faim publique, chacun est libre comme l’air, et d’autant plus fort qu’il peut compter sur tous au besoin.

— Voilà qui est beau m’écriai-je. Vivre seul et dans tous ! vous avez résolu le plus grand problème. J’ai bien peur, pensais-je, que les Moineaux de Paris n’aient pas assez de simplicité pour adopter un pareil système.

— Hourrah ! cria mon ami le Loup.

Je volai à dix pieds au-dessus de lui. Tout à coup mille à douze cents Loups, d’un poil superbe et d’une incroyable agilité, arrivèrent aussi rapidement que s’ils eussent été des Oiseaux. Je vis de loin venir deux kitbikts attelés de deux Chevaux chacun ; mais malgré la rapidité de leur course, en dépit des coups de sabre distribués aux Loups par les maîtres et par les valets, les Loups se firent écraser sous les roues avec une sublime abnégation de leur poil qui me parut le comble du stoïcisme républicain. Ils firent trébucher les Chevaux, et dès que ces Chevaux purent être mordus, ils furent morts ! Si la meute perdit une centaine de Loups, il y eut une belle curée. Mon Loup, comme sentinelle, eut le droit de manger le cuir des tabliers. De vaillants Loups, n’ayant rien, mangeaient les habits et les boutons. Il ne resta que six crânes qui se trouvèrent trop durs, et que les Loups ne pouvaient ni casser, ni mordre. On respecta les cadavres des Loups mort dans l’action : ce fut l’objet d’une spéculation excessivement habile. Des Loups affamés se couchèrent sous les cadavres. Des Oiseaux de proie vinrent se poser dessus, il y en eut de pris et de dévorés.

Émerveillé de cette liberté absolue qui existe sans aucun danger, je me mis à rechercher les causes de cette admirable égalité. L’égalité des droits vient évidemment de l’égalitÉ des moyens. Les Loups sont tous égaux, parce qu’ils sont tous également forts, comme me l’avait fait pressentir mon interlocuteur. Le mode à suivre, pour arriver à l’égalité absolue de tous les citoyens, est de leur donner à tous, par l’éducation, comme font les Loups, les mêmes facultés. Dans les violents exercices auxquels s’adonnent ces républicains, tout être chétif succombe : il faut que le Louveteau sache souffrir et combattre, ils ont donc tous le même courage. On ne s’ennoblit point dans une position supérieure à celle d’autrui, on s’y dégrade dans la mollesse et le rien-faire, Les Loups n’ont rien et ont tout. Mais cet admirable résultat vient des mœurs. Quelle entreprise, que de réformer les mœurs d’un pays gâté par les jouissances ! Je devinai pourquoi et comment il y avait à Paris des Moineaux qui mangeaient des vers, des graines, qui habitaient des oasis, et comment il y avait de pauvres Moineaux forcés de picorer par les rues. Par quels moyens convaincre les Moineaux heureux de se faire les égaux des Moineaux malheureux ? Quel nouveau fanatisme inventer ?

Les Loups s’obéissent tout aussi durement à eux-même que les Abeilles obéissaient à leur reines, et les Fourmis à leurs lois. La liberté rend esclave du devoir, les Fourmis sont esclaves de leur mœurs, et les Abeilles de leur reine. Ma foi ! s’il faut être esclave de quelque chose, il vaut mieux n’obéir qu’à la raison publique, et je suis pour les Loups. Évidemment, Lycurgue avait étudié leurs mœurs, comme son nom l’indique. L’union fait la force, là est la grande charte des Loups, qui peuvent, seuls entre les Animaux, attaquer et dévorer les Hommes, les Lions, et qui règnent par leur admirable égalité. Maintenant, je comprends la Louve mère de Rome !

Après avoir profondément médité sur ces questions, je me promis, en revenant, de les dégosiller à mon grand écrivain. Je me promettais aussi de lui adresser quelques questions sur toutes ces choses. Avouons-le à ma honte ou à ma gloire ! à mesure que je me rapprochais de Paris, l’admiration que m’avait inspirée cette race sauvage de héros lupiens se dissipait en présence des mœurs sociales, en pensant au merveilles de l’esprit cultivé, en me souvenant des grandeurs où conduit cette tendance idéaliste qui distingue le Moineau français. La fière république des Loups ne me satisfaisait plus entièrement. N’est-ce pas, après tout, une triste condition, que de vivre uniquement de rapines ? Si l’égalité entre Loups est une des plus sublimes conquêtes de l’esprit animal, la guerre du Loup à l’Homme, à l’Oiseau de proie, au Cheval et à l’Esclave, n’en reste pas moins en principe une abominable violation du droit des Bêtes.

— Les rudes vertus d’une république ainsi faites, me disais-je, ne subsistent donc que par la guerre ? Sera-ce le meilleur gouvernement possible, celui qui ne vivra qu’à la condition de lutter, de souffrir, d’immoler sans cesse et les autres et soi-même ? Entre mourir de faim en ne faisant aucune œuvre durable, ou mourir de faim en coopérant, comme le Moineau de Paris, à une histoire perpétuelle, à la trame continue d’une étoffe brodée de fleurs, de monuments et de rébus, quel Animal ne choisirait le tout au rien, le plein au vide, l’œuvre au néant ? Nous sommes tous ici-bas pour faire quelque chose ! je me rappelai les Polypes de la mer des Indes, qui, fragment de matière mobile, réunion de quelques monades sans cœur, sans idée, uniquement douées de mouvement, s’occupent à faire des îles sans savoir ce qu’ils font. Je tombai donc dans d’horribles doutes sur la nature des gouvernements. Je vis que beaucoup apprendre, c’est amasser des doutes. Enfin, je trouvai ces Loups socialistes décidément trop carnassiers pour les temps où nous vivons. Peut-être pourrait-on leur enseigner à manger du pain, mais il faudrait alors que les Hommes consentissent à leur en donner.

Je devisais ainsi à tire-d’aile, arrangeant l’avenir au vol d’Oiseau, comme s’il ne dépendait pas des Hommes d’abattre les forêts et d’inventer les fusils, car je faillis être atteint par une de ces machines inexplicables ! J’arrivai fatigué. Hélas ! la mansarde est vide : mon philosophe est en prison pour avoir entretenu les riches des misères du peuple. Pauvres riches, quels torts vous font vos défenseurs ! J’allai voir mon ami dans sa prison, il me reconnut.

— D’où viens-tu, cher petit compagnon ? s’écria-t-il. Si tu as vu beaucoup de pays, tu as dû voir beaucoup de souffrances qui ne cesseront que par la promulgation du code de la Fraternité.

George Sand.



Stahl-AuLecteur-ScenesViePrivee


AU LECTEUR.

Ami lecteur, nous allons continuer notre route.

Suivez-nous avec confiance dans cette dernière partie de notre expédition : nous ne marchons plus en voyageurs inexpérimentés et sans guide à travers des pays inconnus, nous savons maintenant où nous prétendons vous mener ; nous connaissons vos goûts, et nous pouvons vous promettre, sans crainte de vous tromper et de nous tromper, de véritables monts et de véritables merveilles. La plume de nos correspondants s’est aguerrie, leur nombre s’est augmenté ; nous avons gagné en toutes choses, en quantité et même en qualité, et nous avons à vous offrir presque des trésors !

Quant à Grandville, sans compter qu’il a au bout de son crayon des portraits et des scènes où vous aurez le plaisir de retrouver ceux de vos amis et de vos voisins que vous n’avez point encore vus, et où, de leur côté, vos amis et vos voisins auront la satisfaction de vous reconnaître vous-mêmes, nous croyons devoir vous confier qu’il a découvert une nouvelle manière de mettre du noir sur du blanc et de vous être agréable, à vous, cher lecteur, et à vous, chère lectrice, qui nous l’êtes tant, en faisant pour vous ce qu’il n’a encore fait pour personne. — Vous verrez bien.

Bonsoir donc, ami lecteur ; rentrez chez vous, tenez votre cage bien fermée, dormez bien, faites de bons rêves, et à demain.

Le Singe, Le Perroquet et le Coq,

Rédacteurs en chef.

Pour copie conforme :

P.-J. Stahl.



Stahl-Corneille-ScenesViePrivee


SOUVENIRS

d’une

VIEILLE CORNEILLE.

FRAGMENTS TIRÉS D’UN ALBUM DE VOYAGE.

Non animum mutant qui trans mare currunt.

— Horace, Épitres. —

Venez à nous, nous savons tous.

— Les Sirènes à Ulysse. —

SOMMAIRE.

…Pourquoi voyage-t-on ? — Un vieux Château. — Monsieur le Duc et madame la Duchesse. — Une Terrasse. — Un vieux Faucon. — À quoi tient le cœur d’un Lézard. — Suite de l’histoire des hôtes de la terrasse. — Faites vous donc Grand Duc ! — Une Carpe magicienne. — Comment un Hibou meurt d’amour. — Où madame la Corneille reprend la parole pour son propre compte. Conclusion.

…Et d’abord, pourquoi voyage-t-on ? Le repos n’est-il pas ce qu’il y a de meilleur au monde ? Est-il rien qui vaille qu’on se dérange pour l’aller chercher ou pour l’éviter ? Ne dirait-on pas, à voir l’air et la terre incessamment traversés, qu’on gagne quelque chose à se déplacer ?

Les uns courent après le mieux que personne n’atteint, les autres fuient le mal auquel personne n’échappe. — Les Hirondelles voyagent avec le soleil et le suivent partout où il lui plait d’aller ; les Marmottes le laissent partir et s’endorment en attendant son retour, sur la foi de cet adage que le soleil, ce qui pour elles est la fortune, vient en dormant. Mais des unes, beaucoup partent, et bien peu reviennent : l’espace est si vaste et la mer si avide ! Et des autres, beaucoup s’endorment et peu se réveillent : on est si près de la mort, qui toujours veille, quand on dort. — Le Papillon voyage pour cette seule raison qu’il a des ailes ; l’Escargot traîne avec lui sa maison plutôt que de rester en place. L’inconnu est si beau ! — La faim chasse ceux-ci, l’amour pousse ceux-là. Pour les premiers, la patrie et le bonheur, c’est le lieu où l’on mange ; pour les seconds, c’est le lieu où l’on aime. — La satiété poursuit ceux qui ne marchent pas avec le désir. — Enfin le monde entier s’agite ; dans les chaînes ou dans la liberté, chacun précipite sa vie. — Mais pour le monde tout entier comme pour l’Écureuil dans sa cage, le mouvement ce n’est pas le progrès : — s’agiter n’est pas avancer[1]. — Malheureusement on s’agite plus qu’on n’avance.

Aussi dit-on que les plus sages, pensant que mieux vaut un paisible malheur qu’un bonheur agité, vivent aux lieux qui les ont vus naître, sans souci de ce qui se passe plus loin que leur horizon, et meurent, sinon heureux, du moins tranquilles. Mais qui sait si cette sagesse ne vient pas de la sécheresse de leur cœur ou de l’impuissance de leurs ailes ?

Personne n’a mieux répondu a cette question : « Pourquoi voyage-t-on ? » qu’un grand écrivain de notre sexe. « On voyage, a dit Georges Sand, parce qu’on n’est bien nulle part ici-bas. » — Il est donc juste que rien ne s’arrête, car rien n’est parfait, et l’immobilité ne conviendrait qu’à la perfection.

Pour moi, j’ai voyagé. Non pas que je fusse née d’humeur inquiète ou voyageuse ; bien au contraire, j’aimais mon nid et les courtes promenades.

« À quoi bon ces interminables considérations au début de votre récit ? me dit un de mes vieux amis, mon voisin, auquel il m’arrive parfois de demander conseil, en me réservant toutefois de ne faire que ce que je veux. Ce n’est pas parce que vous vous occupez de philosophie, d’archéologie, d’histoire, de physiologie, etc., etc., qu’il vous faut donner de tout cela à vos lecteurs autant qu’il vous convient d’en prendre pour vous-même. Vous passerez pour une pédante, pour un philosophe emplumé ; on vous renverra en Sorbonne, et, qui pis est, on ne vous lira pas. N’allez-vous pas faire un résumé scrupuleux de tout ce que vous avez vu et pensé depuis tantôt cent ans que vous êtes au monde, justifier votre titre enfin, et joindre au tort d’avoir usé vos ailes sur toutes les grandes routes, le tort bien plus grand de voyager sérieusement sur le papier ? Croyez-moi, si vous voulez plaire, ayez de la raison, de l’esprit, du sentiment, de la passion, comme par hasard ; mais gardez-vous d’oublier la folie[2]. — Le siècle des Colomb est passé : on n’a pas besoin de découvrir un nouveau monde pour s’intituler voyageur, on l’est à moindre frais. On découvre le lieu où l’on est né, on découvre son voisin, on se découvre soi-même, ou l’on ne découvre rien du tout ; cela vaut bien mieux, cela mène moins loin, et, Dieu nous le pardonne ! cela plaît autant. Contez-donc, contez. Qu’importe comment vous contiez, pourvu que vous contiez, le temps est aux historiettes. Imitez vos contemporains, ces illustres voyageurs, qui datent des quatre coins du globe leurs impressions écrites bravement sur la paille ou sur le duvet du nid paternel ; faites comme eux. À propos de voyages, parlez de tout, et de vous-même, et de vos amis, si bon vous semble ; puis mentez un peu, et je vous promets un honnête succès ; de grandes erreurs et d’imperceptibles vérités, c’est ainsi qu’on bâtit les meilleurs ouvrages. On ne vous admirera pas, on ne vous croira pas, mais on vous lira. Vous êtes modeste ; que vous faut-il de plus ? »

Ces réflexions m’arrêtèrent un instant. Le conseil pouvait être bon et semblait, en tout cas, facile à suivre ; — mais ma conscience l’emporta. « On ne fait pas ce qu’on veut, on fait ce qu’on peut et ce qu’on doit surtout, répondis-je ; je suis une Corneille d’honneur, je ferai de mon mieux. Si vous n’avez à me donner que des conseils comme ceux-là, je serai heureuse qu’il vous plaise de les garder pour vous.

— Soit, je me tais, me dit en s’inclinant profondément mon interlocuteur un peu piqué. »

Je lui rendis sa révérence, et je repris la plume.

On le sait, je suis une vieille Corneille. Si vieille que je sois, et je le suis assez pour ne plus songer à cacher mon âge, je me souviens d’avoir été jeune, oui jeune, quoi qu’en disent quelques Étourneaux mes voisins, aussi jeune qu’eux assurément, mais moins étourdie peut-être et moins oublieuse de ce qu’on doit de respect à la vieillesse qu’on honorerait davantage si l’on songeait un peu qu’être vieux, c’est être en train de mourir ; la mort arrive à la fin de la vieillesse pour la relever et l’ennoblir.

J’ai donc été jeune ; jeune, heureuse et mariée. Jeunesse et bonheur, je perdis tout le même jour, il y a cinquante ans, en perdant un mari adoré.

Jour affreux ! que je n’oublierai de ma vie. Le vent soufflait avec violence dans les dentelles du vieux clocher. Le tonnerre roulait avec fureur sous le ciel obscur. La sombre cathédrale tremblait sur ses fondements comme si elle eût été animée par l’épouvante. La pluie froide tombait par torrents, et, pour la première fois, menaçait de gagner notre nid, si bien caché qu’il fût dans un des plis du manteau de Notre-Dame de Strasbourg. — Je vais mourir, me dit d’une voix affaiblie, mais résolue pourtant, l’époux que je pleure, je vais mourir ! adieu ! Si ces pauvres petits pouvaient se passer de toi, je te dirais de mourir avec moi, et nous nous en irions ensemble la-haut, plus haut que le soleil ! La mort n’est rien pour celui qui compte sur l’éternité ; mais il faut vivre quand on peut être bon à quelque chose sur la terre. Vis donc, et prends courage. Garde de moi un bon souvenir. Pauvres petits ! ajouta-t-il, cela te fera plaisir de voir pousser leurs plumes.

Ce fut son dernier mot. — J’étais veuve !

sans cadre

On ne voit jamais le bout du malheur, le mien pouvait grandir encore. Huit jours après je n’avais plus d’enfants : ma nichée tout entière périssait sous mes yeux.

Ce qu’il y a d’affreux dans ces maux sans remède, c’est qu’on n’en meurt pas, et qu’on s’en console.

Je faillis devenir folle. On craignit pour mes jours. Mais on m’entoura, mais on m’obséda, et j’eus la lâcheté de consentir à vivre.

— Voyagez, me dit alors une vieille Cigogne qui avait soigné mon mari et mes enfants pendant leur maladie ; voyagez. Vous partirez inconsolable, vous reviendrez consolée. Combien de douleurs sont restées sur les grands chemins !

Cette Cigogne était connue pour sa fidélité : à tous les bons sentiments, mais la pratique du monde l’avait endurcie. Cette parole me parut impie, et je la laissai sans réponse.

Quelques Corbeaux, de ceux que mon mari avait le plus aimés, joignirent alors leur voix à celle de l’impassible Cigogne, et pendant quelques jours je n’entendis rien autre chose que ceci : « Partez, partez. » me disait-on de tous côtés.

Mon cœur se brisait à la pensée d’abandonner ces pierres vénérées où je les avais tous vus vivre, m’aimer et mourir ; où, en dépit de ma raison, j’espérais toujours les voir reparaître, car il faut des années pour croire à la mort de ceux qu’on aime… Ô terre ! où vont les morts, et que fais-tu d’eux ? — Mais le moyen de souffrir à sa guise au milieu de gens qui se croient tenus de vous consoler ?

Je partis donc, je partis pour être seule, pour pleurer à mon aise.

Pendant cinquante ans, je dois le dire, je ne me suis ni arrêtée ni consolée. Mais, hélas ! faibles que nous sommes ! nous ne savons même pas pleurer éternellement. La sceptique Cigogne avait dit vrai. Et après avoir pleuré, pleuré longtemps, ma chère douleur m’échappa peu à peu. À quoi sommes-nous fidèles ?

Vie errante

est chose enivrante.

Du moment où je ne voyageais plus que pour voyager, et qu’en haine du moindre repos, pour ainsi dire, je pensai à cette maxime d’un grand moraliste : « On ne voyage que pour raconter ; » pourquoi ne raconterais-je pas ? me dis-je aussitôt.

sans cadre

Ce fut ainsi que je pris d’abord une note, puis deux, puis trois, puis mille. À mesure que l’occasion s’en présentait, et j’avais soin qu’elle se présentât souvent, je racontais mes voyages aux Oiseaux qu’un peu de curiosité rassemblait autour de moi. Je m’efforçais de parler clairement et de dire honnêtement à chacun ce qui pouvait lui être utile et agréable ; je voyais bien qu’on m’écoutait, mais on ne me louait pas encore, et chacun semblait craindre de hasarder son suffrage. À la fin, un Oiseau (qui, à la vérité, n’était pas de mes amis) se risqua et dit tout haut, avec une grande assurance, que mes contes étaient bons. C’en fut assez, leur fortune était faite ; bientôt mes récits passèrent, volèrent de bec en bec, et je les retrouvai partout. J’en fus flattée.

Quand on à une fois goûté de la louange, on en vient à l’aimer, si peu qu’on la mérite, ou si peu qu’elle vaille et qu’on l’estime. — Je continuai donc.

Un vieux Château.

Il était une fois un vieux château…

(J’entre en matière comme les vieux conteurs, mais pourquoi non ? Ne suis-je pas contemporaine des histoires qui commencent toujours comme celles-ci ? n’ai-je pas cent-ans ?)

Il était donc une fois un vieux château, le château de *** ; dont je ne puis dire le nom, pour des raison que je dois taire aussi.

Dans le temps où il y avait en France ce qu’on appelait des châteaux forts, ce château avait été un château fort ; c’est-à-dire qu’il avait vu pendant sa longue vie tout ce que les châteaux avaient coutume de voir dans ces temps-là. Il avait été souvent attaqué et souvent défendu, souvent pris et souvent repris.

Ces chose-là n’arrivent pas à un château, si fort qu’il soit, sans qu’il en résulte pour lui de notables altérations ; aussi n’assurerais-je pas qu’à l’époque dont je parle, il eût rien conservé de sa première architecture.

Il me suffira de dire qu’après avoir été pris et saccagé pour la dernière fois à la révolution de 93, qui épargna peu les châteaux, il fut bien près d’être restauré après celle de 1815, qui leur fut meilleure, à ce qu’il paraît. Malheureusement pour ce château, ce fut au moment où sa fortune commençait à se refaire qu’arriva cette révolution de 1830, qui vous a été si longuement raconté par l’honnête Lièvre dont les touchantes aventures ouvrent ce livre.

Le vieux manoir dut alors sortir de sa noblesse. Il dérogea et fut vendu à un banquier. Un banquier est un Homme qui est tenu d’avoir de l’argent, mais qui peut à toute force manquer de connaissances archéologiques. Aussi l’acheteur financier, tout en voulant du bien à sa nouvelle propriété, lui porta-t-il le dernier coup.

sans cadre

Il y mit les maçons !

En moins de rien les trous furent bouchés, les murs blanchis, et au moyen d’une terrasse (renaissance !) qu’on crut mettre en rapport avec ce qui restait, la chapelle elle-même fut utilisée, et profanée ! On en fit une de ces cages à compartiments dans lesquelles les Hommes emprisonnent volontairement les trois quarts de leur existence, en haine sans doute de ce que Dieu a fait pour ses créatures : le ciel, l’air et la liberté.

Pourtant l’antique castel ne fut pas rebâti dans son entier. Le banquier s’était contenté, en Homme qui sait le prix de l’argent, d’en relever une partie seulement. Tous les styles d’ailleurs furent mêlés selon l’usage : les étages supérieurs étaient d’architecture romaine, et les étages inférieurs d’architecture gothique ; ce qui pouvait donner à entendre qu’on avait bâti les toits d’abord et les fondements tout à la fin. — Ces barbarisme feront, je l’espère, frémir tous les architectes, et aussi les Castors, auxquels les Hommes ont volé les éléments de leur sévère architecture byzantine.

Ceci n’empècha pas que cette restauration bourgeoise fit grand bruit dans le pays, et beaucoup d’honneur au maçon qui avait si intrépidement mené à fin cette œuvre d’artiste.

Le reste fut heureusement abandonné, ou, pour mieux dire, sauvé.

Ce fut ainsi que ce pauvre vieux château perdit son caractère de vieux château, et qu’après avoir été habité autrefois par des comtes, par des princes, et peut-être bien par des rois, il était devenu une sorte de maison de campagne que ses nouveaux propriétaires daignaient à peine visiter.

Je l’ai dit, je suis née dans le grand portail de la cathédrale de Strasbourg, ce diamant de l’Alsace, entre les flammes de pierre qui soutiennent de leurs robustes étreintes l’image du Père éternel. Quand on a eu un pareil berceau, quand on a été élevée dans le respect des vieilles choses, on ne peut voir, sans crier au blasphème, l’impiété de ces Hommes qui détruisent effrontément le peu de bien que leurs pères avaient su faire.

Du reste, la partie restaurée avait trouvé des hôtes digne d’elle.

Elle était habitée par des Chouettes et par des Hiboux, qui, se voyant sur une terrasse toute neuve, se donnaient des airs de grands seigneurs, les plus risibles du monde, et se faisaient appeler sans pudeur monsieur le Grand Duc et madame la Grande Duchesse, par les pauvres Chauves-Souris qui les servaient.

J’arrivai un soir à ce château, très-fatiguée, après toute une journée de vol forcé. J’étais de la plus mauvaise humeur, de celle que l’on a contre soi-même autant que contre les autres, ce qu’il y a de pis enfin. J’avais été tout à la fois poursuivie par l’ennui, qui n’est autre, je crois, que le vide du cœur, et inquiétée par un de ces chasseurs novices qui ne respectent ni l’âge, ni l’espèce, et pour lesquels rien n’est sacré. Le hasard voulut que je m’abattisse sur la balustrade de la terrasse dont je viens de parler, derrière une rangée de vases Louis XV, du sein desquels s’élevaient les tristes rameaux de quelques cyprès à moitié morts.

sans cadre

Minuit sonnait !

Minuit ! Dans les romans il est rare que minuit sonne impunément ; mais dans un récit véridique, comme celui-ci, les choses se passent d’ordinaire plus simplement. Et les douze coups me rappelèrent seulement que je ferais bien de me coucher si je voulais repartir de bonne heure.

— Je me couchai donc.

Monsieur le Duc et madame la Duchesse. — Une Terrasse.

J’allais m’endormir, quand je crus m’apercevoir que je n’étais pas seule sur la terrasse : j’entrevis en effet, à la faible clarté des étoiles, un Hibou qui enveloppait galamment dans l’une de ses ailes une Chouette d’assez bonne apparence, tandis qu’il se drapait avec l’autre comme un héros d’opéra dans son manteau.

En prêtant un peu l’oreille, j’entendis qu’il s’agissait de la lune, de la nuit brune, etc. ; tout cela se disait ou se chantait sur un air passablement lamentable.

Pauvre lune ! s’il fallait en croire les amoureux, tu n’aurais été faite que pour eux.

Pour rien au monde je n’aurais voulu être indiscrète ni prendre une hospitalité qui ne pouvait guère, d’ailleurs, m’être refusée. Je m’adressai donc poliment à une Chauve-Souris de service qui vint à passer. — Ma bonne, lui dis-je, veuillez faire savoir à vos maîtres qu’une Corneille de cent ans leur demande l’hospitalité pour une nuit.

— Qu’appelez-vous votre bonne ? me répondit la Chauve-Souris d’un air piqué ; apprenez que je ne suis la bonne de personne. Je suis au service de madame la Duchesse, et j’ai l’honneur d’être sa première camériste. Mais qui êtes-vous, madame la Corneille de cent ans ? de quelle part venez-vous ? comment vous annoncerai-je ? quel est votre titre ?

— Mon titre ? repris-je. Mais je suis très-fatiguée, j’ai besoin de repos, et je ne sache pas qu’on en puisse trouver un meilleur pour demander ce que je demande, le droit de dormir sans aller plus loin.

— Voilà un beau titre en effet, me répliqua la sotte pécore tout en s’en allant. Croyez-vous que les grands personnages, comme il en vient au château, soient jamais fatigués ? Ils n’ont rien à faire et volent tout doucement.

Au bout d’un instant, je vis arriver une autre Chauve-Souris. Celle-ci, n’étant encore que la troisième des Chauves-Souris de service de madame la Duchesse, était moins impertinente que la première. — Bon Dieu ! me dit-elle, la première camériste vient d’être grondée à cause de vous. Madame chantait un nocturne avec Monsieur, et dans ces moments-là elle n’entend pas qu’on la dérange : Madame vous fait dire qu’elle n’est pas visible. D’ailleurs, Madame ne reçoit que des personnes titrées, et vous n’avez point de titres.

sans cadre

— Que me contez-vous là ? lui dis-je ; n’ai-je pas des yeux pour voir que votre Grand Duc n’est qu’un Hibou, et que votre Grande Duchesse n’est qu’une Chouette, à laquelle ces hautes mines vont fort mal ?

— Chut ! me dit à l’oreille la Chauve-Souris qui était un peu bavarde, et parlez plus bas ! Si l’on savait seulement que je vous écoute, je serais chassée, et peut-être mangée. Depuis qu’ils ont quitté la fabrique où leur sont venues leurs premières plumes, mes maîtres ne rêvent que grandeurs ; ils meurent d’envie de s’anoblir. On parle de recreuser les fossés et les grenouillères, de refaire les ponts-levis et de redresser les tourelles, et ils espèrent devenir nobles pour de bon au milieu de tous ces attributs de la noblesse. Mais, bah ! l’habit ne fait pas le moine, et le château ne fait pas le noble. Du reste, ma bonne dame, volez là-bas, à droite, vous y trouverez les ruines du vieux château, et vous y serez tout aussi bien qu’ici, je vous assure.

— Des ruines ! m’écriai-je, il y a des ruines près d’ici, il reste quelque chose du vieux château, et j’aurais pu passer la nuit sur cette vilaine terrasse qui n’a ni style, ni grandeur, ni souvenirs ! Merci, ma belle, votre maîtresse fait bien d’être une sotte ; à l’heure qu’il est, je n’ai qu’à me louer d’elle.

En vérité, rien n’est plus bouffon que les prétentions de ces nobles de contrebande. Je laissai là ces oiseaux ridicules, cette maison badigeonnée, et bien m’en prit.

Sans doute du vieux château il était resté peu de chose, mais j’aurais donné vingt-cinq châteaux restaurés comme celui que je venais de quitter, pour une seule des pierres du vénérable mur sur lequel j’eus le bonheur de me poser.

L’admirable vieux mur !

Est-il au monde rien de plus touchant que ces débris immortels qui témoignent si éloquemment du tort que ce qui est, fait chaque jour à ce qui a été ? Comment peut-on hésiter entre les vieilles choses et les nouvelles ? Le présent est-il autre chose que le singe du passé[3] ?

Un vieux Faucon

Ce superbe vieux mur entourait une cour vieille aussi. Une vigne-vierge embrassait de ses vertes pousses tout un pan de la muraille. Des scolopendres, des lys et des tulipes sauvages croissaient entre les marches d’un perron délabré qu’un lierre recouvrait en partie. Les humbles fleurs blanches de la bourse à pasteur, les bouton d’or, les giroflées jaune, l’œillet rougeâtre, le pâle réséda, les vipérines bleues et roses se faisaient jour entre les dalles et disputaient la terre aux mousses, aux lichens, aux graminées, aux ronces et aux orties.

Des gueules de loup, des perce-pierres et les touffes hardies des coquelicots couleur de feu, vivaient au milieu des décombres qu’elles semblaient enflammer.

Où l’Homme n’est plus, la nature reprend ses droits.

sans cadre

Cette vieille cour appartenait à un vieux Faucon qui n’avait pas grand’chose, parce que les révolutions l’avaient ruiné, mais qui donnait tout ce qu’il avait et vivait pauvrement, mais noblement, faisant volontiers les honneur de sa cour aux animaux égarés ; aussi était-elle toujours encombrée de bêtes à toutes pattes, à tout poil et à toutes plumes, de Rats sans ressources, de Musaraignes et de Taupes attardées, de Grillons, de Cigales et autres musiciens sans asile ; quelques-uns même s’y étaient fixés à demeure. Les Pierrots n’y manquaient pas, et un Mulot très-entêté était parvenu, malgré toutes les difficultés que lui avait présentées la nature calcaire d’un terrain stratifié, à se creuser sous une dalle un trou fort profond.

sans cadre

Le digne seigneur était allié aux espèces les plus nobles de France, et comptait des Phénix, des Merlettes et des Hermines dans sa famille.

C’était un vieillard encore sec et vigoureux. Il y avait dans toute sa personne cette grâce naturelle et imposante des oiseaux de grande race, cette simple majesté qui, dit-on, devient de jour en jour plus rare ; et quand la goutte (cette maladie des nobles, qui s’est fait peuple comme le reste, et qui a eu tort) lui laissait quelque répit, il fallait l’entendre raconter ses prouesses d’autrefois ; alors sa haute taille se redressait, son œil brillait comme l’œil de l’Aigle et semblait défier le temps lui-même. — « Un jour (disait-il souvent), et c’était là un de ses glorieux souvenirs, un jour j’échappai au page qui me portait, et je chassai librement pendant toute une semaine. Ah ! j’étais le premier Faucon de France ! Aussi, quand je reparus, ma belle maîtresse fut-elle si aise de me revoir, qu’elle me baisa de toute son âme en me remerciant d’être revenu. Le pauvre page avait été grondé, mon retour lui valut sa grâce.

Hélas ! plus de chasses, plus de fêtes brillantes, plus de fanfares, plus de triomphes, plus de ces grandes dames si regrettées aujourd’hui, de ceux mêmes qui n’ont jamais pu savoir de combien elles l’emportaient sur celles d’à présent, ni par conséquent pourquoi elles sont si regrettables.

sans cadre

Au lieu de tout cela, des chasses sans pompe, des chasseurs en lunettes, les chasseurs du jour enfin, qui vont à la chasse sur les grandes routes et jettent leur poudre aux moineaux ; et enfin, au lieu de ces pages dorés qui le portaient au poing, pour tout serviteur, dois-je le dire ? un pauvre Sansonnet !

Après tout, mieux vaut peut-être pour page un Sansonnet que pas de page du tout. Ce Sansonnet était bien le plus drôle d’oiseau qui se puisse voir ; vieux, cassé, bavard, fantasque, mais bon, mais dévoué et domestique par tempérament. Il avait appartenu au sacristain d’une petite église voisine, et, en vertu sans doute de ce proverbe, qui dit tel maître tel valet, il avait fini par ressembler à son Maître, et avait pris des airs d’église, qui donnaient à sa figure et à son accent je ne sais quoi d’humain et de béni, dont l’effet provoquait, quoiqu’on en eût, un fou rire.

sans cadre

Devenu libre à la mort de son premier maître, il était resté tristement perché sur sa cage pendant quatre grands jours, se contentant de gober tristement quelques mouches au passage, et ne s’était envolé qu’après avoir eu le temps de se convaincre que les morts ne reviennent pas.

Ne sachant que faire de sa personne, il était venu, rien que pour l’amour de la domesticité, offrir ses services et le respectueux servage de son cœur au vieux Faucon qui les agréa. Dès les premiers jours, il s’était pris d’une affection sérieuse pour ce vieillard qu’on aimait rien qu’à le voir. L’excellent serviteur, qui savait bien que noblesse oblige, faisait de son mieux pour tenir sa cour sur un grand pied. — S’il est triste d’être pauvre, il l’est encore plus de le paraître. — Nouveau Caleb, il se multipliait, parlait à tous et volait partout à la fois. — « Je suis le seul domestique de mon maître, disait-il à tous les nouveaux venus ; à quoi bon s’embarrasser de tant de gens ? notre maison en est-elle moins noble ? — Il était notoire qu’il servait son maître pour rien ; mais quelques méchantes langues disaient que le vieux noble avait sans doute enfoui quelque part un trésor, et confié son secret à son domestique qui s’en emparerait à sa mort. — Rien n’était plus faux ; mais le désintéressement est si rare qu’on n’y croit pas.

Le vieux serviteur vivait avec une économie extrême : il apportait à son maître la nourriture qu’il allait chercher au loin, il ne mangeait qu’après lui, et disait qu’il avait mangé auparavant quand il ne restait rien. — Il avait eu le bonheur de trouver sous la marche du perron une espèce de grillage à la vue duquel, en Oiseau qui a aimé sa cage, le cœur du pauvre Sansonnet avait bondi de joie ; et tous les soirs, sans y manquer, notre vieux serviteur s’allait percher derrière ce bien-aimé grillage, heureux de se croire protégé par ce simulacre de prison.

Quand j’arrivai, le serviteur dormait, le maître dormait, tout le monde dormait. — J’en fis autant.

Le lendemain je fus reçue par mon hôte avec une si exquise politesse, que je crus un instant avoir retrouvé ce bon vieux temps où les Oiseaux étaient si polis et les Corneilles si fêtées.

— Vous êtes chez vous, me dit-il.

· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Cette ruine et moi nous nous allions si bien, il y avait entre nous des rapports si sympathiques, que j’acceptai l’offre de l’aimable vieillard, et que je pris à l’instant même la résolution de rester chez lui pendant quelque temps.

Autour de moi tout était vieux, j’étais heureuse ou peu s’en faut. — Je passai mes jours à parcourir les environs, à en rechercher les beautés et à questionner les habitants de ces campagnes. Ces Oiseaux des champs savent souvent, sans s’en douter, beaucoup de choses qu’on demanderait en vain aux Oiseaux des villes. Il semble que la nature livre plus volontiers à leur foi naïve ses sublimes secrets. N’est-il pas vrai de dire que ce que nous savons le mieux, c’est ce que nous n’avons pas appris ?

C’est pendant ce séjour que j’eus l’occasion d’étudier les mœurs d’un Lézard, dont le bon naturel m’avait vivement intéressé. Ces individus étant, selon le mot de Figaro, paresseux avec délices, j’ai pensé que si quelqu’un ne se chargeait pas de parler pour eux, leur monographie manquerait à notre histoire, et peut-être eût-ce été dommage.

À QUOI TIENT LE CŒUR D’UN LÉZARD.

I.

Dans une des pierres les plus pittoresque du mur qui m’avait séduite, vivait un Lézard, le plus beau, le plus distingué, le plus aimable de tous les Lézards ; pour peu qu’on eût du goût, il fallait admirer la taille svelte, la queue déliée, les jolis ongles crochus, les dents fines et blanches, les yeux vifs et animés de cette charmante créature. Rien n’était plus séduisant que sa gracieuse personne. Il n’était aucune de ses changeantes couleurs dont le reflet ne fût agréable. Tout enfin était délicat et doux dans l’aspect de ce fortuné Lézard.

Quand il grimpait au mur en frétillant de mille façons élégantes et coquettes, ou qu’il courait en se faufilant dans l’herbe fleurie sans seulement laisser de traces de son joli petit corps sur les fleurs, on ne pouvait se lasser de le regarder, et toutes les Lézardes en avaient la tête tournée.

Du reste, on ne saurait être plus simple et plus naïf que ne l’était ce roi des Lézards. — Comme un Kardouon célèbre[4], il aurait été de force à prendre des louis d’or pour des ronds de carotte. Ceci prouve qu’il avait toujours vécu loin du monde.

Je me trompe, une fois, mais une fois seulement, il avait eu l’occasion d’aller dans le monde, dans le monde des Lézards bien entendu, et quoique ce monde soit cent fois moins corrompu que le monde perfide des Serpents, des Couleuvres et des Hommes, il jura qu’on ne l’y reprendrait plus, et n’y resta qu’un jour qui lui parut un siècle.

Après quoi il revint dans sa chère solitude, bien résolu de ne plus la quitter, et sans avoir rien perdu, heureusement, de cette candeur et de ce bon naturel qui ne se peut guère garder qu’aux champs, et dans la vie qu’un Animal dont le cœur est bien placé peut mener au milieu des fleurs et en plein air devant cette bonne nature qui nous caresse de tant de façons. — C’est le privilège des âmes candides d’approcher le mal impunément. — Il demeurait au midi dans ce superbe vieux mur, et avait eu le bon esprit, ayant trouvé au beau milieu d’une pierre un brillant petit palais, d’y vivre sans faste, plus heureux qu’un prince, et de n’en être pas plus fier pour cela.

C’était en vain qu’un Geai huppé lui avait assuré qu’il descendait de Crocodiles fameux et que ses ancêtres avaient trente-cinq pieds de longueur. Se voyant si petit, et voyant aussi que le plus grand de ses ancêtres ne l’aurait pu grandir d’une ligne ni ajouter seulement un anneau aux anneaux de sa queue, il se souciait fort peu de son origine et ne s’inquiétait guère d’être né d’un œuf imperceptible ou d’un gros œuf, pourvu qu’il fût né de manière à être heureux ; et il l’était. Il ne se serait pas dérangé d’un pas pour aller contempler ce qui restait de ses pères, dont il ne restait que des os, si honorable qu’il fût pour ces restes illustres d’être conservés à Paris dans le Jardin des Plantes, ce tombeau de noble famille, comme disait le Geai huppé.

Enfin, sans avoir les faiblesses contraires, il n’avait point de faiblesses aristocratiques, et n’aurait pas refait la Genèse pour s’y donner une plus belle place. — Il était content de son sort, et du moment où le soleil brillait pour tout le monde, peu lui importait le reste.

II.

Qui le croira ? Au dire de toutes les Lézardes des environs, il manquait quelque chose à un Lézard si bien doué, puisque aucune d’elles n’avait encore trouvé le chemin de son cœur. Ce n’était pas que beaucoup ne l’eussent cherché. Mais hélas ! le plus beau des Lézards était aussi le plus indifférent de tous, et il ne s’était même pas aperçu du bien qu’on lui voulait.

C’était vraiment dommage, car il ne s’était peut-être jamais vu de Lézard de meilleure mine. Mais qu’y faire, et comment épouser un Lézard qui ne veut pas qu’on l’épouse ? La plupart avaient porté leur cœur ailleurs.

III.

Le plus beau Lézard du monde ne peut donner que ce qu’il a, et ce qu’on a donné une fois on ne l’a plus. Or, le plus beau Lézard du monde avait donné son cœur, et donné sans réserve. Voilà ce que personne ne savait, et lui-même n’en savait pas plus que les autres. Cet amour lui était venu sans qu’il s’en aperçut : c’est ainsi que l’amour vient quand il doit rester ; et il était entré si avant dans ce cœur bien épris, que, l’eût-il voulu, il n’y aurait pas eu moyen de l’en faire sortir. Voilà comme on aime quand on aime bien, et quand on a raison d’aimer ce qu’on aime.

Vous lui eussiez dit qu’il était amoureux que vous l’eussiez blessé et qu’il ne vous eût pas cru. Amoureux, lui ! dites dévoué, dites reconnaissant, dites respectueux, dites religieux, dites pieux, ou plutôt faites un mot tout à la fois plus grand et plus simple, plus chaste et plus pur que tous ces mots, un mot tout exprès. Mais amoureux ? il ne l’était pas ; il n’aurait osé, ni voulu, ni daigné, ni su l’être.

Aimer et rien qu’aimer, c’est bien peu dire ! — Peut-être si ce mot n’eût été, comme tant d’autres mots de notre langue, gâté et profané, eût-il laissé dire qu’il adorait ce qu’il aimait ; mais à coup sûr le plus humble silence pouvait seul exprimer convenablement ce qu’il sentait. Telle était son innocence, qu’il ne s’était jamais rendu compte de l’état de son cœur.

Sans doute il lui plaisait de ne rien faire et de vivre au printemps, et de regarder fleurir les fleurs naturelles par un beau jour, ou bien d’aller, de venir et de revenir, et de courir en liberté au milieu de l’herbe embaumée après les fils de la bonne Vierge, ces blanches toiles d’Araignée que le ciel envoie toutes garnies de Mouches excellentes à ses Lézards privilégiés. — Il aimait aussi la chasse aux Sauterelles, et écoutait volontiers la vieille chanson des Cigales, quand il ne préférait pas les manger, dans l’intérêt des fleurs ses amies.

Mais ce qu’il aimait par-dessus tout, et de toutes ses forces ; et autant que Lézard peut aimer, c’était le soleil. Le soleil ! dont Satan lui-même devint à la fois amoureux et jaloux. — « Quand le soleil était là, il était tout entier au soleil et ne pouvait songer à autre chose. Dès le matin, vous l’eussiez vu paraître sans bruit sur le seuil de sa demeure, se tourner doucement, ainsi que l’héliotrope, son frère en amour, vers ce roi des astres et des cœurs que les poëtes, et, parmi les poëtes, les aveugles eux-mêmes ont chanté ; et là, couché sur la pierre brûlante, son âme ravie se fondait sous les rayons d’or de son bien-aimé. Heureux, trois fois heureux ! Il dormait tout éveillé et réalisait ainsi les doux mensonges des rêves.

IV.

Partout où il y a des Lézards, il y a des Lézardes. Or, non loin de la pierre dans laquelle demeurait mon Lézard, il y avait une autre pierre au fond de laquelle logeait un cœur qui ne battait que pour lui et que rien n’avait pu décourager. Ce petit cœur tout entier appartenait à l’ingrat qui ne s’en doutait seulement pas. La pauvre petite amoureuse passait des journées entières à la fenêtre de sa crevasse à contempler son cher Lézard, qu’elle trouvait le plus parfait du monde ; mais c’était peine perdue. Et elle le voyait bien. Mais que voulez-vous ? elle aimait son mal et ne désirait point en guérir. Elle savait que le plus grand bonheur de l’amour, c’est d’aimer. Pourtant quelquefois sa petite demeure lui paraissait immense. Il eût été si bon d’y vivre à deux. Quand cette pensée lui venait, ses petits yeux ne manquaient pas de se remplir de larmes. Que n’eût-elle pas donné pour essayer de cet autre bonheur qu’elle ne connaissait pas, celui d’être aimée à son tour !

— Une jolie crevasse et un cœur dévoué, c’est pourtant une belle dot, pensait-elle.

Ou ce Lézard était aveugle, ou il était de pierre

L’espérance la soutint aussi longtemps qu’elle crut que son Lézard n’aimait rien.

Mais que devint-elle grand Dieu ! quand elle s’aperçut qu’elle avait pour rival, elle petite Lézarde, humble Lézarde, le soleil ! et que l’ingrat n’avait d’yeux que pour lui.

Aimer le soleil ! Sans le profond respect que lui inspirait son étrange rival, elle eùt cru que son Lézard avait perdu la tête ; car, à vrai dire, elle ne se rendait pas bien compte d’une passion aussi singulière, et, pour sa part, elle ne comprenait pas bien qu’un Lézard intelligent ne pût s’arranger de façon à aimer à la fois et le soleil et une Lézarde.

C’était une bonne âme, mais elle n’était nullement artiste, et n’entendait rien aux sublimes extravagances de la poésie.

À la fin, le désespoir s’empara d’elle, et, sans en rien dire à personne, elle se prit d’un si grand dégoût de la vie, qu’elle résolut d’y mettre fin. À la voir, on ne l’eût jamais soupçonnée d’avoir cette folle envie de mourir à la fleur de son âge et dans tout l’éclat de sa beauté. Mais telle était sa fantaisie, et rien ne pouvait l’en détourner.

Poursuivie par ses sombres pensées, elle courait, au péril de ses jours, à travers les fossés profonds et les échaliers serrés, et la lisière des bois verdoyants, et les semailles, et les moissons, et les vergers, et les routes poudreuses, sans craindre ni le pied de l’Homme ni la serre de l’Oiseau de proie. Que lui servait de vivre et d’être jolie, d’avoir une belle robe bien ajustée, et d’en pouvoir changer tous les huit jours, et de porter à son cou un collier d’or qui eût fait envie à une princesse, du moment où elle ne savait que faire de tout cela ?

Vous tous, qui avez souffert comme elle, vous comprenez qu’elle songeât à la mort !

V.

— Vivre ou mourir, disait-elle, lequel des deux vaut le mieux ?

Un vieux Rat, à moitié aveugle, passait en ce moment au bas de la ruine.

— Mieux vaut mourir que rester misérable, murmurait le vieux Rat qui marchait avec peine, et qui pensait tout haut comme beaucoup de vieilles gens. — Ceux de Messieurs les Animaux domestiques qui s’étonnent de tout, s’étonneront peut-être de voir ces paroles dans la bouche d’un Rat des champs. Mais y a-t-il donc deux manières de formuler une même vérité ? Seulement à la ville et chez les Hommes la vérité se chante, ailleurs on la crie, ou on l’étouffe. —

La pauvre Lézarde était superstitieuse ; elle vit dans ces paroles que le hasard seul lui apportait, dans cette vieille rengaine de tous les vieux Rats, une réponse directe à sa question et un avertissement du ciel.

Elle pouvait encore apercevoir la queue pelée de son oracle qui traînait après lui dans la poussière, que déjà son parti était pris.

— Je mourrai ! s’écria-t-elle ; mais il saura que je meurs pour lui.

VI.

Tel est l’empire d’une grande résolution, que cette Lézarde, qui jusque-là n’avait jamais osé regarder en face celui qu’elle aimait, se trouva, comme par miracle, à côté de lui.

Quand le Lézard vit cette jolie Lézarde venir à lui d’un air si déterminé, il se retira de quelques pas en arrière parce qu’il était timide.

Quand, de son côté, la Lézarde vit qu’il allait s’en aller, elle faillit s’en aller comme lui, parce qu’elle était timide aussi. Timide ? direz-vous. Soyez moins sévère, chère lectrice, pour une Lézarde qui va mourir. D’ailleurs, il lui en avait tant coûté devoir du courage, qu’elle ne voulut pas avoir fait un effort inutile.

— Reste, lui dit-elle ; écoute-moi, et laisse-moi parler.

Le Lézard vit bien que la pauvre Lézarde était émue, mais il était à cent lieues de croire qu’il fût pour quelque chose dans cette émotion, car il ne se rappelait pas l’avoir jamais vue. Pourtant, comme il avait de la bonté, il resta et la laissa parler.

— Je t’aime ! lui dit alors la Lézarde, d’une voix dans laquelle il y avait autant de désespoir que d’amour, et tu ne sais pas seulement que j’existe. Il faut que je meure.

Un Lézard de mauvaises mœurs aurait fait bon marché de la douleur et de l’amour de la pauvrette ; mais notre Lézard, qui était honnête, ne songea pas un instant à nier cette douleur parce qu’il ne l’avait jamais ressentie ; il songea encore moins à en abuser. Il fut si étourdi de ce qu’il venait d’entendre, qu’il ne sut d’abord que répondre, car il sentait bien que de sa réponse dépendait la vie ou la mort de la Lézarde.

Il réfléchit un instant.

— Je ne veux pas te tromper, lui dit-il, et pourtant je voudrais te consoler. Je ne t’aime pas, puisque je ne te connais pas, et je ne sais pas si je t’aimerai quand je te connaîtrai, car je n’ai jamais pensée aimer une Lézarde. Mais je ne veux pas que tu meures.

La Lézarde avait l’esprit juste ; si dure que fût cette réponse, elle trouva qu’une si grande sincérité faisait honneur à celui qu’elle aimait. Je ne sais ce qu’elle lui répondit. Peu à peu le Lézard s’était rapproché d’elle, et ils s’étaient mis à causer si bas, si bas, et leur voix était si faible, que c’était à grand’peine que je pouvais saisir de loin en loin quelques mots de leur conversation : tout ce que je puis dire, c’est qu’ils parlèrent longtemps, et que, contre son ordinaire, le Lézard parla beaucoup. Il était facile de voir à ses gestes qu’il se défendait, comme il pouvait, d’aimer la pauvre Lézarde, et qu’il était souvent question du soleil qui, en ce moment, brillait au ciel d’un éclat sans pareil.

D’abord la Lézarde ne disait presque rien ; c’est aimer peu que de pouvoir dire combien l’on aime, et, pendant que son Lézard parlait, elle se contentait de le regarder de toutes les façons qui veulent dire qu’on aime et qu’on est encore au désespoir ; plus d’une fois je crus que tout était perdu pour elle. Mais, un poëte l’a dit[5] (un poëte doit s’y connaître) : « Le hasard sert toujours les amoureux quand il le peut sans se compromettre, » et le hasard voulut qu’un gros nuage vint à passer sur le soleil, juste au moment où son petit adorateur lui chantait son plus bel hymne.

— Tu le vois ! s’écria la petite Lézarde bien inspirée, ton soleil te quitte, te quitterai-je, moi ? Son rival n’était plus là et le courage lui était revenu. — Il faut qu’on aime, dit-elle au Lézard devenu attentif, en lui montrant des fleurs l’une vers l’autre penchées, et tout auprès un œillet-poëte qui faisait les yeux doux à une rose sauvage ; les fleurs aux fleurs se marient, et les Lézardes sont faites pour être les compagnes des Lézards : le ciel le veut ainsi.

Le hasard eut le bon cœur de se mettre décidément du côté du plus faible ; le nuage qui avait passé sur le soleil fut suivi de beaucoup d’autres nuages qui s’étendirent en un instant sur tout l’horizon. Un grand vent parti du nord essaya, mais en vain, de disputer l’espace à l’orage, les trèfles redressaient leurs tiges altérées, les Hirondelles rasaient la terre, et les Moucherons éperdus cherchaient partout un refuge ; tout leur était bon, et l’herbe la plus menue leur paraissait un sûr asile. Le Lézard se taisait et la Lézarde se serait bien gardée de parler, l’orage parlait mieux qu’elle. Le Lézard inquiet tournait la tête de côté et d’autre, et se demandait si c’en était fait de la pompe de ce beau jour ; un grand combat se livrait dans son âme, et, pour la première fois, il se disait que les jours sans soleil devaient être bien longs.

Un coup de tonnerre annonça que le soleil était vaincu et que les nuages allaient s’ouvrir.

La Lézarde attendait toujours, et Dieu sait avec quelle mortelle impatience son cœur battait dans sa petite poitrine.

— Tu es une bonne Lézarde, lui dit enfin le Lézard vaincu à son tour, tu ne mourras pas.

VII.

Comment dire le ravissement de la pauvre Lézarde, et combien elle était charmée d’être au monde, et combien étaient joyeux les petits sifflements qui sortaient de sa poitrine délivrée ; elle se redressait sur ses petits pieds, et elle faisait la fière, et elle était si glorieuse qu’elle avait tout oublié. Il était bien question vraiment de ses peines passées ! Le Lézard, content de voir cette joie qu’il avait faite, trouva sa petite Lézarde charmante ; il partagea aussitôt avec elle une goutte de rosée qui s’était tenue fraîche dans la corolle d’une fleurette (ce qui est la manière de se marier entre Lézards), et ce fut une affaire terminée.

L’orage allait éclater, et il fallait rentrer. — J’ai un palais et tu n’as qu’une chaumière, lui dit-il, mais mon palais est si petit, que ta chaumière vaut mieux que mon palais. Puisque dans ta chaumière il y a place pour deux, veux-tu m’en céder la moitié ?

— Si je le veux ! répondit la bienheureuse Lézarde ; et elle le conduisit triomphante à sa grotte, dont l’entrée était cachée à dessein par quelques feuilles d’alléluia, de bois gentil et de romarin.

L’emménagement fut bientôt fait, car il n’emporta rien que sa personne. Quand il entra chez son amie, il trouva une petite demeure si bien tenue et si parfaitement disposée, que c’était assurément la plus agréable lézardière du monde. Mon Lézard, qui aimait les jolies choses et les choses élégantes, admira le bon goût qui avait présidée à l’ameublement de cette gentille caverne. Elle était divisée en deux parties : l’une était plus grande que l’autre, et c’était là qu’on allait et venait ; l’autre était garnie de duvet de chardon bénit et de fleur de peuplier, et c’était là qu’on dormait.

Il mit le comble à la joie de sa compagne en l’accablant de compliments. Il est si bon d’être loué par ce qu’on aime.

Le bonheur ne tient guère de place, car ce jour-là il semblait s’être réfugié tout entier dans ce charmant réduit. Où n’entrerait-il pas s’il le voulait, puisqu’il est si petit ?

Tout Lézard est un peu poëte ; il fit quatre vers pour célébrer ce beau jour, mais il les oublia aussitôt. Il était encore plus Lézard que poëte.

Enfin ils étaient mariés, et ils entrevoyaient des millions de jours fortunés.

VIII.

Que ne puis-je laisser là ces jeunes époux, puisqu’ils sont heureux, et croire à l’éternité de leur bonheur ! Que les devoirs de l’historien sont cruels quand il veut accomplir sa tâche jusqu’au bout !

Une fois mariée (on serait si fâché d’être heureux !) la Lézarde devint songeuse. Elle ne pouvait oublier que c’était au hasard, à un nuage, à une goutte d’eau qu’elle avait dû son mari. Sans doute quand il l’aimait, il l’aimait bien, mais il ne l’aimait pas comme les Lézardes veulent être aimées, c’est-à-dire à toute heure, et sans cesse et sans partage. Tant que le soleil brillait, elle ne pouvait avoir raison de son mari, car il appartenait au soleil, et quand il était une fois couché sur l’herbe à demi tiède, soit seul, soit avec un Lézard de ses amis, il ne se serait pas dérangé pour un empire.

sans cadre

La jalousie rend féroce quand elle est impuissante. — Que n’ai-je, avant de me marier, mangé seulement une demi-feuille d’hellébore ! disait-elle souvent. Dois-je l’écrire ? il lui arrivait quelquefois de regarder d’un œil d’envie la scabieuse, cette fleur des veuves, car elle ne pouvait s’empécher de songer à quoi tient le cœur d’un Lézard.

Quant au Lézard, quand il n’était pas au soleil, il était à sa femme : et il croyait si bien faire en faisant ce qu’il faisait, qu’il ne s’aperçut jamais que sa Lézarde eût changé d’humeur.

Suite de l’histoire des Hôtes de la terrasse. — Faites-vous donc Grand Duc.

Madame la Duchesse, qui était venue au monde pour être une bonne grosse personne, bien portante, mangeant bien, buvant bien et vivant au mieux, qui était tout cela, mais qui se donnait toutes sortes de peines pour le cacher et pour extravaguer, avait cru de bon ton de devenir très-sensible. Tout l’émouvait ; elle faisait volontiers de rien quelque chose, d’une taupinière une montagne, et tressaillait à tout propos : la chute d’une feuille, le vol d’un insecte étourdi, la vue de son ombre, le moindre bruit, ou pas le moindre bruit, tout était pour elle prétexte à émotion. Elle ne poussait plus que de petits cris, faibles, mal articulés, inintelligibles. Tout cela, selon elle, c’était la distinction. Les yeux sans cesse fixés sur la pâle lune, ce soleil des cœurs sensibles, comme elle disait ; sur les étoiles, ces doux yeux de la nuit, si chers aux âmes méconnues, elle s’écriait, avec un philosophe chrétien : Qu’on ne saurait être bien où l’on est, quand on pourrait être mieux ailleurs. Aussi, pour cette Chouette éthérée, l’air le plus pur était trop lourd encore ; elle détestait le soleil, ce Dieu des pauvres, disait-elle, et ne voulait du Ciel que ses plus belles étoiles ; c’était à grand’peine qu’elle daignait marcher elle-même, respirer elle-même, vivre elle-même et manger elle-même. Pourtant, elle mangeait bien, pesait dix livres, et dans le même temps qu’elle affectait une sensiblerie ridicule, au point qu’elle ne pouvait, disait-elle, voir la vigne pleurer sans pleurer avec elle, on aurait pu la surprendre déchirant sans pitié, de son bec crochu, les chairs saignantes des petites Souris, des petites Taupes et des petits Oiseaux en bas âge. — Elle se posait en Chouette supérieure, et n’était qu’une Chouette ridicule.

sans cadre

Son mari, émerveillé des grandes manières de sa Chouette adorée, s’épuisait en efforts pour s’égaler à elle. Mais dans une voie pareille, quel Hibou, quel mari ne resterait en chemin ? Aussi, malgré son envie, fut-il toujours loin de son modèle ; si loin, ma foi, que madame la Duchesse, qui était parvenue à oublier l’humilité de sa propre origine, en vint à reprocher à son pauvre mari de n’être, après tout, qu’un Hibou. — Quel sort ! quel triste sort ! s’écriait-elle. Être obligée de passer sa vie dans la société d’un Oiseau vulgaire et bourgeois, dont les seuls mérites, sa bonté et son attachement pour moi, sont gâtés par leur excès même ! — Malheureuse Chouette !

Plus malheureux Hibou !

Joies modestes de la fabrique, qu’êtes-vous devenues ? Plaisirs menteurs de la terrasse, ou êtes-vous ? Tout d’un coup madame la Duchesse cessa de chanter des nocturnes avec son mari ; et un beau jour, s’étant laissé toucher par les discours audacieux d’un Milan qui avait été reçu par Monsieur le Duc, à cause de son nom, elle partit avec lui. Le perfide avait séduit la Femme de son ami en employant avec elle les mots les plus longs de la langue des Milans amoureux.

Cet événement prêta, comme on peut le croire, aux caquets. Les Pies, les Geais, notre vieux Sansonnet lui-même, le commentèrent de mille façons. Il y a des malheurs qui manquent de dignité. Tout le monde blâma la coupable, mais personne ne plaignit le pauvre mari. La pitié qu’on accorde aux plus grands criminels, pourquoi la refuse-t-on à ceux qu’un sot orgueil a perdus ? — Faites-vous donc Grand Duc.

Pour être sûre qu’elle ne tarderait pas à lui parvenir, madame la Duchesse laissa dans la partie de la terrasse où son mari avait coutume de prendre ses repas, la lettre que voici. Cette lettre était, comme dernier trait de caractère, écrite sur du papier à vignette, et parfumé.

« Monsieur le Duc,

Il est dans me destinée d’être incomprise. Je n’essayerai donc pas de vous expliquer les motifs de mon départ.

Signé Duchesse de la Terrasse. »

M. le Duc lut, relut, et relut cent fois, sans pouvoir les comprendre, ces lignes écrites pourtant d’une griffe et d’un style assez ferme, et sembla justifier ainsi le laconisme de l’auteur.

Mais ce que l’esprit ne s’explique pas toujours, le cœur parvient souvent à le comprendre, et il sentait bien qu’un grand malheur venait de le frapper. Ce ne pouvait pas être pour rien que tout son sang avait ainsi reflué vers son cœur… Ses plumes se hérissèrent, ses yeux se fermèrent, et il fut, pendant un instant, comme atteint de vertige. Lorsqu’il put enfin mesurer toute l’étendue de son malheur, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine oppressée, et demeura longtemps immobile, comme s’il eût été privé de tout sentiment.

Quand on est ainsi frappé tout d’un coup, on se sent si faible, qu’on voudrait ne l’avoir été que petit à petit et comme insensiblement. — Il lui sembla d’abord que quelque chose d’aussi essentiel que l’air, la terre et la nuit venait de lui manquer. Il avait tout perdu en perdant la compagne de sa vie ; et quand il sortit de sa stupeur, ce fut pour appeler à grands cris l’ingrate qui le fuyait, quoiqu’il la sût déjà bien loin ; puis, bien qu’il n’eût été que trompé, il se crut déshonoré, et s’en alla au bord de l’eau, comme doit le faire tout Hibou désespéré, pour voir si l’envie ne lui viendrait pas de s’y jeter et de se noyer ainsi avec son chagrin.

Arrivé là, il regarda d’un air sombre l’eau profonde, et y trempa son bec… pour la goûter d’abord. La lune s’étant alors dégagée d’un nuage qui avait caché son croissant, il se vit dans l’eau comme en un miroir magique, et fut effrayé du désordre de sa toilette. Machinalement, et pour obéir à une habitude de recherche que lui avait fait prendre l’ingrate pour laquelle il allait mourir, il rajusta avec soin celles de ses plumes qui s’étaient le plus ébouriffées, et trouva quelque charme dans cette occupation. Il lui semblait doux de mourir paré comme aux jours de son bonheur, paré de la parure qu’elle aimait.

Il songea aussi un instant à faire, avant de quitter la vie, une ballade à la lune, qu’il prit à témoin de ses infortunes ; à la lune, l’astre favori de son infidèle, et aux nuées, vers lesquelles l’esprit de sa femme s’était si souvent envolé. Mais tous ses efforts furent inutiles, et il comprit qu’on ne saurait pleurer en vers que les peines qu’on commence à oublier.

Voyant bien qu’il n’avait plus qu’a mourir, il s’était déjà penché sur l’abîme, quand il fut arrêté par une réflexion. Lorsqu’il s’agit de la mort, il est permis d’y regarder à deux fois, et il faut être bien certain, quand on se noie, qu’on a de bonnes raisons pour le faire.

Il relut, pour la cent et unième fois, la lettre de madame la Duchesse ; et cette lettre, à sa grande satisfaction, lui parut moins claire que jamais. « Diable ! se dit-il, ce qu’il y a de plus clair dans tout ceci, c’est que madame la Duchesse a quitté la terrasse. Mais qui me dit qu’elle n’y reviendra pas, et quelle a cessé d’être digne d’y revenir ? Rien, absolument rien. Elle-même refuse de s’expliquer. Ce voyage ne peut-il être un voyage d’agrément, et avoir pour but une visite à une autre Chouette de génie comme elle ; ou une retraite de quelques jours dans quelque coin poétique, pour s’y livrer complétement à la méditation, qu’affectionnent les âmes d’élite comme la sienne ? — Et encore ne peut-elle être morte ?

Le cœur d’un Hibou a d’étranges mystères. Cette dernière hypothèse lui souriait presque : il l’eût voulue morte, plutôt que parjure.

— Parbleu ! dit-il, voyez où nous entraîne l’exagération. Et il fit gravement quelques tours sur la rive, en s’applaudissant de n’avoir pas cédé à un premier mouvement.

Mais, au bout de quelques moments, il sentit bien que la consolation qu’il avait essayé de se donner n’était pas de bon aloi. Son cœur n’avait pas cessé d’être serré ; et, voulant mettre fin à ses incertitudes, il résolut de consulter une vieille Carpe qui passait, dans le pays, pour savoir le passé, le présent, l’avenir, et beaucoup d’autres choses encore. — Ce qui fait le succès des devins et des diseurs de bonne aventure, c’est qu’il y a beaucoup de malheureux. Il faut être désespéré pour demander un miracle. La sorcière avait la réputation d’être capricieuse. « Voudra-t-elle me répondre ? » se dit-il ; et il s’avança, non sans un trouble involontaire, vers une partie de la rivière très-éloignée des deux châteaux, où la vieille Carpe se livrait à ses sorcelleries.

Une Carpe magicienne.

— Puissante Carpe, dit-il, d’une voix mêlée de respect et de crainte, ô toi qui sais tout, fais-moi connaître mon sort. Mon épouse bien-aimée a disparu : est-elle morte, ou est-elle infidèle ?

Pour une magicienne, la vieille Carpe ne se fit pas trop prier ; et sa grosse tête bombée ne tarda pas à se montrer. Elle remua trois fois ses lèvres épaisses avec beaucoup de majesté, prit lentement trois aspirations d’air en regardant du côté de la source du fleuve, puis :

— Attends, lui dit-elle.

Et, ayant tourné trois fois sur elle-même, elle sortit de l’eau à mi-corps, et se mit à chanter, d’une voix étrange, les paroles que voici :

CHANT DE LA CARPE

« Accourez, accourez, vous qui aimez les nuits noires et les eaux limpides, innombrables tribus aux nageoires rapides et aux gosiers affamés ; vous qui aimez les rivages paisibles et déserts, les eaux sans pêcheurs et sans filets, venez ici, Animaux à sans rouge, Carpes dorées, Truites azurées, Brochets avides ; déployez vos nageoires, Mulets argus, Chirurgiens, Horribles, troupe soumise à mes lois ; venez aussi, souples Anguilles, brunes Écrevisse, et vous, reines des Ovipares, Grenouilles enrouées — Quoiqu’il ne s’agisse ni de boire ni de manger, et qu’on ne vous ait pas même offert en sacrifice… un Ciron ! rendez vos oracles ! Montrez que vous savez parler, quoi qu’on dise, et donnez votre avis à cet époux malheureux.

« Est-il ou n’est-il pas trompé ? Sa Chouette est-elle morte ou infidèle ? Sachez d’abord que si elle est morte, l’infortuné se résignera à vivre pour la pleurer ; mais qu’il se précipitera sous les eaux si elle est infidèle. »

Le monde des esprits est facile à réveiller.

sans cadre

Bientôt le Hibou tremblant vit ce qu’il n’avait jamais vu. À la voix de la Carpe, les têtes de tous ceux qu’elle avait évoqués sortirent successivement des eaux, et formèrent bientôt une ronde fantastique, au-dessus de laquelle d’autres rondes, composées d’innombrables Insectes, et montant en spirale jusqu’au ciel, apparurent tout à coup. Par un prodige inouï, des nymphea, bravant les ténèbres, élevèrent leurs tiges hardies jusqu’à la surface de l’eau, et beaucoup de fleurs, qui s’étaient fermées pour ne se rouvrir qu’au matin, furent tirées, contre l’ordre de la nature, de leur profond sommeil. Des nuages épais pesaient sur l’atmosphère ; le ciel semblait comprimer la terre ; l’air était lourd, et le silence si grand, que M. le Duc pouvait entendre distinctement les battements de son cœur.

La vieille Carpe se plaça au milieu, et les rondes se mirent à tourner autour d’elle, chacune dans son sens, les unes vivement, les autres lentement. Au troisième tour, la vieille Carpe fit un plongeon, resta sous l’eau pendant quelques minutes, et du fond de l’abîme rapporta cette réponse au Hibou épouvanté :

— Ton épouse bien-aimée n’est pas morte !

Cela dit, la tête et la queue de la sorcière se rapprochèrent, par un mouvement bizarre, comme les deux extrémités d’un arc, elle fit un bond prodigieux, s’éleva de six pieds dans les airs, et disparut.

« Elle n’est pas morte ! elle n’est pas morte ! répéta le chœur infernal ; elle n’est pas morte ! La Chouette est l’oiseau de Minerve ; la fille de la Sagesse t’aurait-elle quitté si tu ne l’avais pas mérité ? À l’eau ! à l’eau ! Hibou, tu l’as promis, il faut mourir !

« Chantons, chantons gaiement ! criaient les Écrevisses et les Grenouilles ; peu nous importe pourquoi tu meurs, pourvu que tu meures et que nous puissions souper avec Ta Seigneurie. Chantons, dansons et mangeons ! peut-être demain serons-nous sous la dent des Hommes ! »

Une petite Ablette aux sept nageoires, qui n’était encore qu’une demi-sorcière, s’approcha tout au bord de l’eau : « Ton malheur nous remplirait de tristesse et de pitié, lui dit-elle d’un air moitié naïf et moitié railleur, si notre tristesse et notre pitié pouvaient le faire cesser. »

— Elle n’est pas morte, disait le pauvre Hibou à moitié fou ; elle n’est pas morte… je ne comprends pas. Et l’eau avait repris son cours ; magiciennes et magiciens, voyant qu’il ne se pressait pas de mourir, étaient rentrés, ceux-ci dans leur bourbe, ceux-là dans leurs roseaux et sous leurs pierres, qu’il disait encore, en agitant ses ailes avec désespoir : — Je ne comprends pas. —

Le hasard et un peu d’insomnie m’avaient conduite, cette nuit-là, de ce côté. J’avais été spectatrice muette de la scène que je viens de raconter. J’eus pitié de lui, et je l’abordai.

« Cela veut dire, lui dis-je, si cela veut dire quelque chose, qu’elle est infidèle, oui, infidèle. Cela veut dire aussi que la plupart de ces Poissons ne seraient pas fâchés de te voir mourir, et qu’ils te trouveraient bon à manger. — Mais pourquoi mourir ? en seras-tu moins trompé ? » — Et je le remis dans son chemin et dans son bon sens, après avoir employé, pour le décider à vivre, toutes les formules au moyen desquelles on console les gens qui ont envie d’être consolés.

J’eus le plaisir de l’entendre envoyer au diable les Carpes magiciennes et leurs oracles intéressés.

Comment un Hibou meurt d’amour.

J’ai su plus tard que ce pauvre Oiseau, dont la tête n’avait jamais été bien forte, s’était jeté, pour se distraire, disait-il, dans ce qu’il appelait les plaisirs. Il est rare qu’un esprit médiocre se résigne au malheur. Il s’abandonna à toutes sortes d’excès, et surtout à des excès de table, ainsi qu’il l’avait vu pratiquer, en pareille occasion, à quelques héros de roman. Comme il avait beaucoup d’appétit et peu de goût, il mangeait souvent des choses malsaines, et mourut bientôt, les uns disent d’amour, les autres d’indigestion. Le fait n’est pas encore éclairci.

Je crois pouvoir affirmer, à sa louange, que, s’il ne fût pas mort de la maladie que nous venons d’être forcé de nommer, il aurait pu mourir d’amour ; car il aimait passionnément sa pauvre Chouette, qui, avant d’être une grande dame, avait été une simple Chouette fort bonne et très-attachée à ses devoirs.

Il en est des plaies du cœur comme de celles du corps : quand elles ont été profondes, elles se ferment quelquefois ; mais elles se rouvrent toujours, et on finit par mourir, en pleine santé, de celles dont on a été le mieux guéri.

Faites-vous Grande Duchesse !

Et madame la Duchesse ? Au bout de quinze jours, son séducteur l’abandonna pour une vraie Duchesse qu’il emmena en Grèce, où ses ancêtres avaient été rois. Elle en fut si humiliée, qu’elle maigrit à vue d’œil, et mourut, seule, dans le tronc d’un vieux saule, de honte, de misère et presque de faim, bien coupable, mais aussi bien malheureuse.

Faites-vous donc Grand Duc et Grande Duchesse !

Où l’auteur reprend la parole pour son propre compte. — Conclusion.

On voyagerait pendant une éternité, on ne s’arrêterait pas plus que le temps, que cette agitation sans fin ne suffirait pas à rendre le mouvement à un cœur fatigué. Après avoir été partout, ou peu s’en faut, je me demandai à quoi avait abouti cette course d’âme en peine, et si les Corneilles étaient faites pour courir le monde ou pour vivre en société. N’y avait-il pas eu dans cette soumission aux exigences de mon chagrin, si légitime qu’il fût, plus d’égoïsme que de raison ? la lutte n’eut-elle pas été plus glorieuse que la fuite ? et si triste qu’eût pu être mon existence, n’eût-il pas mieux valu la consacrer à mes pareilles, que de l’user sans profit pour personne dans de stériles voyages ? Le résultat de ces réflexions tardives, comme toutes les réflexions, fut que je ferais bien de retourner parmi les miens.

Mais où me fixer ?

Les vieilles cathédrales sont les hôtelleries naturelles des voyageurs de notre espèce. J’avais visité, pendant le cours de mes voyages, presque toutes les églises de France. À laquelle devais-je donner la préférence ?

J’hésitais entre trois surtout.

Retournerais-je à Strasbourg, ma patrie ? Reverrais-je ma chère cathédrale avec sa flèche élégante, ses fines ciselures et sa pierre inattaquable ? Mais non ! tout m’y rappellerait le passé, et rien n’est plus triste que de se souvenir qu’on a été heureux, quand on ne l’est plus.

Irais-je à Reims et chercherais-je un refuge dans les broderies de son splendide portail ? Mais pourquoi à Reims plutôt qu’ailleurs ?

J’allais me décider pour la noble cathédrale de Chartres, le plus sévère, le plus digne et le plus sacré des monuments gothiques de notre pays, quand j’appris qu’une grande quantité de Corneilles venaient de fonder une colonie dans une des tours de Notre-Dame de Paris ; de Notre-Dame de Paris dont j’avais tant entendu parler et que je ne connaissais pas encore. Ma foi, par un reste d’habitude de voyageuse, je me décidai pour cette illustre inconnue. Notre-Dame avec sa mâle architecture, ses fortes tours, sa façade un peu massive, me parut plutôt puissante qu’imposante, mais ses bas-côtés me ravirent. Je fus saluée dès mon arrivée par un très-vieux Corbeau, que je reconnus tout d’abord pour un de mes compatriotes, à son accent qu’un véritable Alsacien ne perd jamais.

Puisque l’occasion s’en présente, je ne suis pas fâchée d’avoir à dire quelques mots de ce personnage.

« Écrivez de ce personnage tout ce que vous voudrez, » me dit en m’interrompant pour la seconde fois le malencontreux conseiller que j’ai déjà cité au commencement de ce récit, et qui s’étant, depuis ma réponse, tenu derrière moi sans mot dire, lisait sans façon par-dessus mon aile, à mesure que j’écrivais. « Ne vous gênez pas ; son tour est venu, vengez-vous. »

— Avez-vous déjà peur ? lui dis-je, attendez donc, et en attendant, taisez-vous.

Pourquoi ne le dirais-je pas ? Dans ce vieillard, je retrouvai un ancien ami d’enfance ; il y avait bientôt un siècle que nous ne nous étions pas vu.

Ce qui nous avait séparés, c’est qu’il avait été fou de tout dans sa jeunesse, de tout, et de moi un peu, s’il m’est permis de le dire. Or, mon cœur n’étant déjà plus libre (j’étais à la veille de me marier), il avait quitté le pays, désespéré, jurant et criant qu’il en mourrait. Il n’en était pas mort, on le voit. Que mes lectrices veuillent bien faire comme moi, qu’elle lui pardonnent d’avoir survécu.

— Quoi ! me dit-il en m’abordant avec une émotion qui me toucha plus qu’il ne m’aurait convenu de le laisser voir, ne daignerez-vous pas reconnaître votre ancien amoureux ? Il y a tantôt cent ans que je vous aime, et que je vous aime en vain. Que n’ai-je pas fait, grand Dieu ! pour vous oublier[6] ! Me punirez-trous de n’y avoir pas réussi ? Je vous en prie, ajouta-t-il, restez avec nous.

— Ceci, lui répondis-je, m’a tout l’air d’une déclaration en bonnes formes ; mais un amour de cent ans ressemble, à s’y tromper, à une belle et bonne amitié : je l’accepte comme tel. Allons, consolez-vous, ajoutai-je. L’amour est un enfant, il veut des cœurs jeunes comme lui ; ne sommes-nous pas trop vieux ? Me voici à Paris, j’y resterai, mais à une condition, c’est que vous me chercherez un logement.

— N’est-ce que cela ? me dit-il en me montrant un Dragon volant ; je demeure sous l’aile gauche de ce Dragon, l’aile droite est libre ; si l’appartement vous convient, refuserez-vous d’être ma voisine ? Et il me vante les charmes de sa résidence. À l’en croire, été comme hiver, c’était un lieu de délices.

Ce jour-là, mon excellent ami me parlait de sa voix la plus douce, son air était si bon et son accent si pénétré, que je n’aurais osé le refuser. Je retirai pourtant d’entre les siennes une de mes pattes qu’il serrait avec un peu plus de tendresse que n’en comportait une simple amitié.

— Quel bonheur ! et qu’il fait bon vieillir ! s’écria mon heureux voisin, quand il me vit installée.

Quel bonheur, en effet ! Nos caractères étaient tels qu’il suffisait que l’un dit oui pour que l’autre dit non. Chose bizarre, l’harmonie naissait de ce désordre même ; nous n’étions jamais d’accord, mais en revanche nous étions les meilleurs amis du monde. Mon vieil ami avait pour système de n’en point avoir, et je prétendais moi, qu’on ne vient à bout de la plus petite comme de la plus grande chose du monde qu’à l’aide d’un système. Je me rappelle que nous débutâmes par une discussion sur ce sujet :

— Qui peut avoir une idée ou stupide ou sage, me disait mon obstiné contradicteur, que le passé n’ait eue avant lui ? On se suit a la piste, et on fait bien ; les Moutons de Panurge étaient des sages, et vos philosophes sont des fous. Moins on sait, moins on se soucie de savoir : et voilà le bonheur ! Il y a deux mille ans que vos savants se battent pour savoir lequel de tous leurs systèmes est le meilleur ; dites-leur de ma part que le meilleur n’existe pas, mais que le moins mauvais serait celui qui les empêcherait de se battre.

J’allais répliquer (je ne sais comment !) à ce terrible argument ; nous en étions là de nos querelles et de notre intimité, quand nous vîmes arriver, voleter de pierre en pierre, de saint en saint, péniblement, prudemment, pesamment, devinez qui ? Jacques ! oui, Jacques, le pauvre Sansonnet du vieux château.

— Quelles nouvelles, lui dis-je, quelles nouvelles, mon bon Jacques ?

— Affreuses ! me répondit le vieux serviteur d’un ton si lugubre, que je vis bien que je devais me préparer à tout entendre.

— Affreuses ! reprit-il. Ils sont tous morts !

— Tous ? m’écriai-je. Parlez donc, Jacques ! et parlez vite ! Vous me mettez au supplice.

— Tous, dit-il, et de mort violente ; et il n’en reste pas pierre sur pierre.

— Expliquez-vous, lui dis-je, et rassemblez vos souvenirs. De quoi ne reste-t-il pas pierre sur pierre ? et enfin qui est mort ?

— Monseigneur pouvait fuir encore, continua le pauvre Jacques en suivant ses idées ; mais il a préféré résister jusqu’à la fin, et s’ensevelir sous les ruines de notre château.

Bref, voici ce que Jacques me raconta : — À la suite d’une affaire de bourse, très-heureuse pour lui, la fortune du propriétaire du vieux château, et du château neuf, s’étant accrue considérablement, sa considération s’était accrue d’autant, et il fut nommé… baron ! Le vaniteux banquier crut qu’il serait indigne de sa nouvelle position de garder dans ses domaines un château délabré, et, en peu de jours, quoique l’hiver approchait, l’œuvre de destruction fut accomplie. Mes ruines chéries disparurent à jamais.

Le vieux Faucon, accablé d’infirmités, et dédaignant, ainsi qu’il a été dit, de chercher son salut dans la fuite, s’était laissé écraser par la chute d’un énorme pan de muraille. Immobile dans un des coins de la cour, et dans l’attitude résignée du Génie du temps, il mourut sans pousser un seul cri. Cette mort héroïque ne fut pas sans amertume, car il était mort en désespérant du retour de ce passé qu’il n’avait cessé de regretter.

Quant au Lézard, la mort lui vint en dormant, ainsi qu’à la Lézarde et à leur enfant, un bon petit Lézard qui donnait les plus belles espérances. Quelques jours avant cette catastrophe, il paraît que toute la famille avait parlé de s’endormir pour six mois, et comme le disait Jacques, qui puisait de grandes consolations dans cette réflexion : Dormir six mois, ou dormir toujours, c’est presque tout un.

Le vieux serviteur aurait bien voulu mourir bravement, comme son maître ; mais n’est pas Faucon qui veut, et il nous avoua, en baissant la tête, que quand il vit les murailles s’ébranler, il fit comme tous ceux auxquels son seigneur avait donné asile, il s’enfuit !

Jacques semblait n’avoir survécu à ce désastre que pour m’en apporter la nouvelle. Je l’ai pris à mon service pour qu’il fût au service de quelqu’un et pût mourir content. Il est sourd et répond à tout ce qu’on lui demande, comme si on lui parlait du vieux château et de ses habitants.

— Eh bien ! êtes-vous satisfait ? dis-je à mon vieil ami : j’ai parlé de tout et de rien, et de vous-même.

— Faisons la paix, me répondit-il. Je n’ai point à me plaindre, vous êtes un historien fidèle ; mais cette fin ressemble un peu trop au dénoûment d’une tragédie.

La vie commence et finit par l’insouciance, et mon vieil ami était arrivé à l’âge où l’on ne trouve plus aucun plaisir à s’attrister : on pouvait lui appliquer le mot de Goëthe : « La vieillesse nous trouve encore enfants. » — Tous mes héros meurent, j’en conviens, lui répondis-je ; mais pourquoi pas ? N’est-ce pas là, et naturellement, et heureusement peut-être, la fin de tout ? et pour une joie que la mort arrête, ne met-elle pas fin à bien des misères ? Ne mourrai-je pas, moi qui vous parle ; et vous qui me lisez, êtes-vous immortel ?

Pour toute réponse, mon vieil amoureux se mit à chanter d’une voix chevrotante ce vieux refrain que je déteste ;

Nous n’avons qu’un temps à vivre,

Amis, passons-le gaîment… etc.

— Chantez ! lui dis-je, chantez ! Que prouvent vos chansons ? le monde est plein de Jean qui pleurent et de Jean qui rient ; qui pleurent, parce qu’il y a de quoi pleurer ; qui rient, parce qu’il y a de quoi rire sans doute. Mais pourtant à quoi sert qu’on rie ou qu’on pleure ? Ne ferait-on pas mieux de se tenir dans le milieu, de parler haut et sec, si l’on veut, mais bonnement et simplement, sans doute ni moquerie, et de pousser son voisin et de se pousser soi-même vers la sagesse, qui consiste :

1° À faire valoir ce qu’on a de bon ;

2° À combattre ce qu’on a de mauvais.

Mais non, on veut chanter ! Chantez donc, et chantez toujours ! et osez me dire que vous êtes heureux. Ne voyez-vous pas que vos plumes s’émoussent et blanchissent en attendant qu’elles tombent ! Un plus vieux et un plus sensé que vous, Montaigne, l’a dit après beaucoup d’autres : « Nul ne peut être appelé heureux, s’il n’est pas mort. »

La réponse était un peu dure. Mon vieil ami se taisait, je craignis de l’avoir blessé ; ce fut à mon tour à lui offrir la patte, et la paix fut conclue.

P.-J. Stahl



Stahl-Lievre-ScenesViePrivee


Scènes de la vie privée et publique des animaux

P.-J. Stahl

Scènes de la vie privée et publique des animaux

J. Hetzel et Paulin, 1842 (1, pp. 33-76).

HISTOIRE D’UN LIÈVRE,

SA VIE PRIVÉE, PUBLIQUE ET POLITIQUE,

à la ville et à la campagne ;

écrite sous sa dictée par une pie, son amie.

Quelques mots de madame la pie à MM. le Singe et le Perroquet, rédacteurs en chef.

Messieurs, il a été proclamé par l’assemblée, dont les délibérations ont eu pour résultat cette publication, que si le droit de parler pouvait nous être refusé, il nous serait du moins permis d’écrire. Avec votre permission, illustres directeurs, j’ai donc écrit.

Dieu merci, la plume est une arme courtoise, elle égalise les forces, et j’espère prouver un jour qu’entre les mains d’une Pie intelligente cette arme n’a pas moins de valeur qu’entre les griffes d’un Loup ou les pattes d’un Renard.

Pour le moment, il ne s’agit ni de moi ni de mesdames les Oies, les Poules et les Grues, qu’un orateur à la fois spirituel et profond, à la foi juge et partie, a si vertueusement renvoyées à leur ménage[1], et je me bornerai à vous raconter l’histoire d’un Lièvre que ses malheurs ont rendu célèbre parmi les Bêtes et parmi les Hommes, à Paris et dans les champs.

Croyez, messieurs, que si je me décide, dans une question qui ne m’est point personnelle, à rompre avec les habitudes de silence et de discrétion dont on sait que je me suis toujours fait une loi, c’est qu’il m’eût été impossible de m’y refuser sans manquer aux obligations les plus ordinaires de l’amitié.

I

Où la Pie essaye d’entrer en matière. — Quelques réflexion philosophiques et préliminaires du Lièvre, héros de cette histoire. — La dernière chasse de Charles X. — Notre héros est fait prisonnier. — Théorie des Lièvres sur le courage.

Je m’étais un soir de cette semaine, oubliée sur un monceau de pierres, et je méditais les derniers vers d’un poëme en douze chants que je consacre à la défense des droits méconnus de notre sexe, quand je vis accourir entre les deux raies d’un pré un Levraut de ma connaissance, arrière-petit-fils du héros de mon histoire.

« Madame la Pie, me cria-t-il tout haletant, grand-père est là bas au coin du bois, et il m’a dit : Va chercher bien vite notre amie la Pie… et je suis venu.

— Tu es un gentil petit Lièvre, lui répondis-je en lui donnant sur la joue un coup d’aile amical ; c’est bien de faire comme cela les commission de son grand-père. Mais si tu cours toujours si vite, tu finiras par te rendre malade.

— Ah ! me répondit-il en me regardant tristement, je ne suis pas malade, moi, c’est grand-père qui l’est ! le Lévrier du garde champêtre l’a mordu… c’est ça qui fait peur ! »

Il n’y avait pas de temps à perdre ; en deux sauts je fus auprès de mon malheureux ami, qui me reçut avec cette cordialité qui est la politesse de bons Animaux.

Sa patte droite était supportée par une écharpe faite à la hâte de deux brins de jonc ; sa pauvre tête, sur laquelle on avait appliqué quelques compresses de feuilles de dictame qu’une Biche compatissante lui avait procurées, était entourée d’un bandeau qui lui cachait un œil : le sang coulait encore.

À ce triste spectacle je reconnus les Hommes et leurs funeste coup.

« Ma chère Pie, me dit le vieillard, dont le visage, empreint d’un caractère de tristesse et de gravité inaccoutumée, n’avait cependant rien perdu de son originelle simplicité, on ne vient pas au monde pour être heureux.

— Hélas ! lui répondis-je, cela se voit bien.

— Je sais, continua-t-il, qu’on doit toujours avoir peur et qu’un Lièvre n’est jamais sûr de mourir tranquillement dans son gîte ; mais, vous le voyez, je puis moins qu’un autre compter sur ce qu’on est convenu d’appeler une belle mort : la campagne s’annonce mal, me voilà borgne peut-être, et pour sûr estropié ; un Épagneul viendrait à bout de moi. Ceux des nôtres qui voient tout en beau, et qui s’entêtent à penser que la chasse ferme quelquefois, veulent bien convenir qu’elle ouvrira dans quinze jours ; je crois que je ferai bien de mettre en ordre mes affaires et de léguer mon histoire à la postérité pour qu’elle en profite, si elle peut. À quelque chose malheur doit être bon. Si Dieu m’a accordé la grâce de retrouver ma patrie, après m’avoir fait vivre et souffrir parmi les Hommes, c’est qu’il a voulu que mes infortunes servissent d’enseignement aux Lièvres à venir. Dans le monde on se tait sur bien des choses par prudence et par politesse ; mais devant la mort, le mensonge, devenant inutile, on peut tout dire. D’ailleurs, j’avoue mon faible ; il doit être agréable de laisser après soi un glorieux souvenir, et de ne pas mourir tout entier ; qu’en pensez-vous ? »

J’eus toutes les peines du monde à lui faire entendre que j’étais de son avis, car il avait gagné dans ses rapports avec les Hommes une surdité d’autant plus gênante qu’il s’obstinait à la nier. Que de fois n’ai-je pas maudit cette infirmité qui le privait du bonheur d’écouter ! Je lui criai dans les oreilles qu’on était toujours bien aise de se survivre dans ses œuvres, et que, devant une fin presque certaine, il devait être en effet consolant de penser que la gloire peut remplacer la vie, qu’en tout cas cela ne pouvait pas faire de mal.

Il me dit alors que son embarras était grand, que sa maudite blessure l’empêchait d’écrire, puisqu’il avait précisément la patte droite cassé ; qu’il avait essayé de dicter à ses enfants, mais que les pauvres petits ne savaient que jouer et manger ; qu’un instant il avait eu l’idée de faire apprendre par cœur son histoire à l’aîné, et de la transmettre ainsi à l’état de rapsodie aux siècles futurs, mais que l’étourdi n’avait jamais manqué de perdre la mémoire en courant. « Je vois bien, ajouta-t-il, qu’on ne peut guère compter sur la tradition orale pour conserver aux faits leur caractère de vérité ; je n’ai pas envie de devenir un mythe, comme le grand Wishnou, Saint-Simon, Fourrier, etc. ; vous êtes lettrée, ma bonne Pie, veuillez me servir de secrétaire, mon histoire y gagnera. »

Je cedai à ses instances, et je m’apprêtai à écouter. Les discours des vieillards sont longs, mais il en ressort toujours quelque utile enseignement.

Voulant donner de la solennité à cet acte, le plus important et le dernier peut-être de sa vie, mon vieil ami se recueillit pendant cinq minutes, et se souvenant qu’il avait été un Lièvre savant, il jugea à propos de commencer par une citation. (Il tenait cette manie des citations d’un vieux comédien qu’il avait connu à Paris.) Il emprunta donc son exorde à un auteur tragique auquel les Hommes s’accordent enfin à trouver quelque mérite, et commença en ces termes :

Approchez, mes enfants, enfin l’heure est venue

Qu’il faut que mon secret éclate à votre vue.

Ces deux vers de Racine, qu’un nommé Mithridate adresse à ses enfants dans une circonstance qui n’est pas analogue, et la belle déclamation du narrateur produisirent le plus grand effet.

L’aîné quitta tout pour venir se placer respectueusement sur les genoux de son grand-père ; le cadet, qui aimait passionnément les contes, se tint debout et ouvrit les oreilles ; et le plus jeune s’assit par terre en grugeant par la tige un brin de trèfle.

Le vieillard, satisfait de l’altitude de son auditoire, et voyant que je l’attendais, continua ainsi :

Mon secret, mes enfants, c’est mon histoire. Qu’elle vous serve de leçon, car la sagesse ne vient pas à nous avec l’âge, il faut aller au-devant d’elle.

J’ai dix ans bien comptés ; je suis si vieux, que de mémoire de Lièvre il n’a été donné de si longs jours à un pauvre Animal. Je suis venu au monde en France, de parents français, le 1er mai 1830, là tout près, derrière ce grand chêne, le plus beau de notre belle forêt de Rambouillet, sur un lit de mousse que ma bonne mère avait recouvert de son plus fin duvet.

Je me rappelle encore ces belles nuits de mon enfance où j’étais ravi d’être au monde, où l’existence me semblait si facile, la lumière de la lune si pure, l’herbe si tendre, le thym et le serpolet si parfumés.

S’il est des jours amers, il en est de si doux !

J’étais alerte alors, étourdi, paresseux comme vous ; j’avais votre âge, votre insouciance et mes quatre pattes ; je ne savais rien de la vie, j’étais heureux, oui, heureux ! car vivre et savoir ce que c’est que l’existence d’un Lièvre, c’est mourir à toute heure, c’est trembler toujours. L’expérience n’est, hélas ! que le souvenir du malheur.

Je ne tardai pas, du reste, à reconnaître que tout n’est pas pour le mieux en ce triste monde, que les jours se suivent et ne se ressemblent pas.

Un matin, dès l’aurore, après avoir couru à travers ces prés et ces guérets, j’étais sagement revenu m’endormir près de ma mère, comme le devait faire un enfant de mon âge, quand je fus réveillé soudain par deux éclats de tonnerre et par d’horribles clameurs… Ma mère était à deux pas de moi, mourante, assassinée !… — Sauve-toi ! me cria-t-elle encore, sauve-toi ! et elle expira. Son dernier soupir avait été pour moi.

Il ne m’avait fallu qu’une seconde pour apprendre ce que c’était qu’un fusil, ce que c’était que le malheur, ce que c’était qu’un Homme. Ah ! mes enfants, s’il n’y avait pas d’hommes sur la terre, la terre serait le paradis des Lièvres : elle est si bonne et si féconde ! Il suffirait de savoir où est l’eau la plus pure, le gîte le plus silencieux, les plantes les plus salutaires. Quoi de plus heureux qu’un Lièvre, je vous le demande, si, pour nos péchés, le bon Dieu n’avait imaginé l’Homme ? mais, hélas ! toute médaille a son revers, le mal est toujours à côté du bien, l’Homme est toujours à côté de l’Animal.

— Croiriez-vous me dit-il, ma chère Pie, que j’ai vu dans des livres qui n’étaient pas écrits par des Bêtes, il est vrai, que Dieu avait créé l’Homme à son image ? Quelle impiété !

— Dis donc, grand-père, dit le plus petit, il y avait une fois dans le champ la bas deux petits Lièvres avec leur sœur, et puis il y avait aussi un grand méchant oiseau qui a voulu les empêcher de passer : c’est-il cela un Homme ?

— Tais-toi, lui répondit son frère, puisque c’était un Oiseau, c’était pas un Homme. Tais-toi, tu serais obligé de crier pour que papa t’entende ; ça ferait du bruit, et nous aurions tous peur.

— Silence ! s’écria le vieillard qui s’aperçut qu’on ne l’écoutait plus. Où en étais-je me demanda-t-il.

— Votre mère était morte, lui dis-je, en vous criant : Sauve-toi bien vite.

— Pauvre mère ! reprit-il, elle avait bien raison : sa mort n’avait été qu’un prélude. C’était grande chasse royale. Toute la journée ce fut un carnage horrible : la terre était couverte de cadavres, on voyait du sang partout, sur les taillis dont les jeunes pousses tombaient coupées par le plomb, sur les fleurs elles-mêmes que les Hommes n’épargnaient pas plus que nous, et qui périssaient écrasées sous leurs pieds. Cinq cents des nôtres succombèrent dans cette abominable journée ! Comprend-on ces monstres qui croient n’avoir rien de mieux à faire que d’ensanglanter les campagnes, qui appellent cela s’amuser, et pour lesquels la chasse, l’assassinat, n’est qu’un délassement !

Du reste, ma mère fut bien vengée. Cette chasse fut la dernière des chasses royales, m’a-t-on dit. Celui qui la fit repassa bien une fois encore par Rambouillet, mais cette fois-là il ne chassait pas.

Je suivi le conseil de ma mère : pour un Lièvre de dix-huit jours, je me sauvai très-bravement, ma foi : oui, bravement. Et si jamais vous vous trouvez à pareille affaire, ne craignez rien, mes enfants, sauvez-vous. Se retirer devant les forces supérieures, ce n’est pas fuir, c’est imiter les plus grands capitaines, c’est battre en retraite.

Je m’indigne quand je pense à la réputation de poltronnerie qu’on prétend nous faire. Croit-on donc qu’il soit si facile de trouver des jambes à l’heure du danger ? Ce qui fait la force de tous ces beaux parleurs, qui s’arment jusqu’aux dents contre des Animaux sans défense, c’est notre faiblesse. Les grands ne sont grands que parce que nous sommes petits. Un écrivain de bonne foi, Schiller, l’a dit : S’il n’y avait pas de Lièvres, il n’y aurait pas de grands seigneurs.

Je courus donc, je courus longtemps ; quand je fus au bout de mon haleine, un malheureux point de côté me saisit, et je m’évanouis. Je ne sais combien de temps cela dura : mais jugez mon effroi, lorsque je me retrouvai, non plus dans nos vertes campagnes, non plus sous le ciel, non plus sur la terre que j’aime, mais dans une étroite prison, dans un panier fermé.

La fortune m’avait trahi ! Pourtant quand je m’aperçus que je n’étais pas encore mort, j’en fus bien aise ; car j’avais entendu dire que la mort est le pire des maux, parce qu’elle en est le dernier ; mais j’avais entendu dire aussi que les Hommes ne faisaient pas de prisonniers, et, ne sachant ce que j’allais devenir, je m’abandonnai à d’amères réflexions. Je me sentais ballotté par des secousses régulières très-incommodes, lorsque l’une d’elles, plus forte que les autres, ayant fait entr’ouvrir le couvercle de mon cachot, je pus m’apercevoir que l’Homme, au bras duquel il était suspendu, ne marchait pas, et que pourtant un mouvement rapide nous emportait. Vous qui n’avez rien vu encore, vous aurez peine à le croire ; mais mon ravisseur était monté sur un Cheval ! C’était l’Homme qui était dessus, c’était le Cheval qui était dessous. Cela dépasse la raison animale. Que j’aie obéi plus tard à un Homme, moi, pauvre Lièvre, on le comprend. Mais qu’un Cheval, une créature si grande et si forte, qui a des sabots de corne dure, consente à se faire, comme le Chien, le domestique de l’Homme, et à le porter lâchement, voilà ce qui ferait douter des nobles destinées de l’Animal, si l’espoir d’une vie future ne venait nous soutenir, et si, du reste, le doute changeait quelque chose à l’affaire.

Mon ravisseur était un des laquais du roi, de ce roi de France, que l’histoire impartiale devra flétrir de l’odieux surnom du plus grand chasseur des temps modernes.

À cette énergique exclamation du vieillard, je ne pus m’empêcher de penser que si dure qu’elle fût, cette malédiction n’était point injuste, et que les faits prouvaient éloquemment que Charles X n’avait vraiment pas su se faire aimer des Lièvres.

II

Où il est question de la révolution de Juillet et de ses fatales conséquence

— Utilité des arts d’agrément.

Après quelques instants de silence, mon vieil ami, que ce retour sur le passé avait vivement impressionné, hocha la tête et reprit avec plus de calme le fil de sa narration :

Je n’essayai point de résister.

Il est des contre-temps qu’il faut qu’un sage essuie.

Chez les Hommes tout le monde est plus ou moins domestique, il n’y a de différence que dans la façon d’obéir ; une fois entré dans les horreurs de la vie civilisée, je dus en accepter les obligations. Le valet d’un roi devint donc mon maître.

Par bonheur sa petite fille, qui m’avait pris pour un Chat, se déclara mon amie. Il fut donc résolu que je ne serai pas tué, parce que j’étais trop petit, parce qu’il ne manquait pas dans les cuisines de la cour et aux tables royales de Lièvres plus gros que moi, et parce que ma maitresse me trouvait très-gentil. La gentillesse consiste à se laisser tirer les oreilles et à montrer une patience d’ange. Je fus touché de la bonté de ma maitresse, et je déclare que les Femmes valent mieux que les Hommes (elles ne vont point à la chasse).

Assuré de la vie, et prisonnier sur parole, on ne me chargea pas de chaînes. J’aurais pris mon mal en patience si j’avais pu m’évader, et, je l’aurais fait certainement si je n’avais craint l’impitoyable baïonnette

De la garde qui veille aux barrières du Louvre.

Dans cette petite chambre, située à Paris sous les combles mêmes des Tuileries, j’arrosai bien souvent de mes larmes le pain qu’on me donnait par miettes et qui n’avait aucun rapport, je vous le jure, avec les herbes bienfaisantes que la terre produit pour nous. Le triste logement qu’un palais quand on n’en peut sortir à son gré ! Les premiers jours j’essayai de me distraire en me mettant à la fenêtre ; mais souvent on essaye d’être content, et on ne peut pas ; il n’y à que ceux qui sont bien qui ne veulent pas changer de place. J’en vins à prendre en horreur cette vue monotone.

Que n’aurais-je pas donné pour une heure de liberté et pour un brin de serpolet ! J’eus cent fois la tentation de me précipiter du haut de cette belle prison pour aller vivre libre dans les herbes ou mourir. Croyez-moi, mes enfants, le bonheur n’habite pas au-dessus des lambris dorés.

Mon maître, qui, en sa qualité de valet de cour, n’avait pas grand’chose à faire, et qui trouvait sans doute à son point de vue humain mon éducation fort imparfaite, s’avisa de vouloir la compléter. Il me fallut apprendre alors (Dieu sait ce qu’il m’en coûta) une foule d’exercices plus déshonorants et surtout plus difficiles les uns que les autres. Ô honte ! je sus bientôt faire le mort et faire le beau au moindre signe comme un Chien caniche. Mon tyran, encouragé par la déplorable facilité que je devais à la rigueur de sa méthode, voulut joindre à cette partie plus sérieuse de son enseignement ce qu’il nommait un art d’agrément, et me donna de si terribles leçons de musique, que, malgré mon horreur pour le bruit, je fus en moins de rien en état de battre un roulement très-passable sur le tambour, et forcé d’exercer ce nouveau talent toutes les fois qu’un des membres de la famille royale sortait du château.

Un jour, c’était un mardi, le 27 juillet 1830 (je n’oublierai jamais cette date-là), le soleil brillait de tout son éclat ; je venait de battre au champ pour monseigneur le duc d’Angoulème, qui allait toujours se promener, et j’avais encore les nerfs tout agacés par le contact de la peau de l’horrible instrument, une peau d’Âne ! quand tout à coup, et pour la seconde fois de ma vie, j’entendis retentir des coups de fusil qui semblaient se tirer tout près des Tuileries, du côté du Palais-Royal, m’a-t-on dit.

Grand Dieu, pensai-je, des Lièvres infortunés, auraient-ils eu l’imprudence de se hasarder dans ces rues de Paris où il y a autant d’Hommes que de Chiens et de fusils ! et l’affreux souvenir de la chasse de Rambouillet me glaça d’effroi. Décidément, pensai-je, il faut qu’à une époque antérieure les Hommes aient eu à se plaindre des Lièvres, car un pareil acharnement ne peut s’expliquer que par un légitime besoin de vengeance ; et, me tournant vers ma maîtresse, j’implorai du regard sa protection. Je vis alors sur sa figure une épouvante égale à la mienne. Déjà je me disposais à la remercier de la pitié que semblait lui inspirer le malheur de mes frères, quand je m’aperçus que sa frayeur était toute personnelle, et qu’elle songeait beaucoup à elle-même et fort peu à nous.

Ces coups de fusil, dont chaque détonation me faisait figer le sang dans les veines, les Hommes ne les tiraient pas sur des Lièvres, mais bien sur d’autres Hommes. Je me frottai les yeux, je me mordis les pattes jusqu’au sang pour m’assurer que je ne rêvais pas et que j’étais éveillé : je puis dire comme Orgon, que je l’ai vu,

. . . . . . . . . . . de mes propres yeux vu,

Ce qu’on appelle vu.

Le besoin que les Hommes ont de chasser est si grand, qu’ils aiment mieux se tuer que de ne rien tuer du tout.

— Ce que vous me contez là n’a rien d’étonnant, lui dis-je. Combien de fois, à la nuit tombante, n’ai je pas eu à essuyer le feu des chasseurs dont la manie est de décharger sur nous autres Pies leur dernier coup de fusil, pour ne pas perdre leur poudre ! disent-ils ; et pourtant nous ne passons pas pour être bonnes à manger. Les lâches !

— Ce qu’il y a de plus singulier, reprit mon vieil ami, qui me témoigna par un geste significatif que j’avais bien raison, c’est qu’au lieu d’en rougir, les Hommes sont très-fiers de ces luttes contre nature. Il paraît que, parmi eux, les choses ne vont bien que quand le canon s’en mêle, et que les époques où il y a beaucoup de sang répandu sont, dans leurs fastes, des époques à jamais mémorables.

Je n’entreprendrai pas de vous faire l’historique de ces glorieuses journées ; quoique tout n’ait pas encore été dit sur la révolution de Juillet, ce n’est pas à un Lièvre qu’il appartient de s’en faire l’historien.

— Qu’est-ce que c’est qu’une révolution de Juillet ? demanda le petit Lièvre, qui, de même que tous les enfants, n’écoutait que par intervalles, quand par hasard un mot le frappait.

— Veux-tu bien te taire, lui répondit son frère, tu n’écoutes donc pas ; grand-père vient de nous dire que c’est un moment où tout le monde avait joliment peur.

— Je me contenterai de vous apprendre, continua le narrateur, que ce petit incident n’avait pas frappé, que, durant trois mortelles journées, j’eus les oreilles déchirées par le roulement du tambour, par le fracas du canon et par le sifflement des balles, auxquels succédait un bruit lugubre et sourd qui pesait sur tout Paris. Pendant que le peuple se battait et se barricadait dans les rues, la cour était à Saint-Cloud ; je ne sais ce qu’elle y faisait : quant à nous, nous passions dans les Tuileries une nuit bien désagréable : les nuits n’ont pas de fin quand on a peur. Le lendemain 28, la fusillade recommença de plus belle, et je sus qu’on avait pris et repris l’Hôtel de Ville. J’en aurais fait mon deuil si j’avais pu m’en aller comme la cour, mais il n’y fallait pas songer. Le 29, dès le matin, des cris furieux se firent entendre sous les fenêtres du château, le canon tonnait. — C’en est fait ! s’écria ma maitresse, pâle d’effroi, le Louvre est pris ; et, emportant dans ses bras sa fille qui pleurait, elle s’enfuit éperdue : il était onze heures.

Quand elle fut partie, je réfléchis qu’à la vérité j’étais seul et sans défense, mais aussi que j’étais sans ennemis, et le courage me revint. Que les Hommes s’entr’égorgent, pensais-je, c’est leur affaire, les Lièvres n’y perdront rien. La chambre sous le lit de laquelle j’étais parvenu à me retrancher fut occupée pendant quelques heures par des soldats rouges qui tirèrent par la fenêtre un bon nombre de coups de fusil, en criant avec un accent étranger : Vive le roi ! Criez, leur disais-je, criez, on voit bien que vous n’êtes pas des Lièvres, et que ce roi n’a pas été à la chasse dans vos villes. Bientôt je ne vis plus de soldats, ils avaient disparu : un pauvre homme, un sage sans doute, qui semblait n’avoir aucun goût pour la guerre, vint se réfugier dans ma retraite abandonnée, et se cacha philosophiquement dans une armoire, où il fut bientôt découvert et bafoué par des gens qui remplirent en un instant la chambre. Ceux-là n’avaient pas d’uniforme, leur toilette étaient même négligée. Ils fouillèrent partout en criant : Vive la liberté ! comme s’ils avaient espéré la trouver dans une mansarde des Tuileries. Il paraît que, parmi les Hommes, la liberté est la reine de ceux qui ne veulent pas de roi. Pendant que l’un d’entre eux arborait à la fenêtre un drapeau qui n’était pas blanc, les autres chantaient avec ferveur un beau chant dont j’ai retenu les paroles suivantes :

Allons, enfant de la patrie,

Le jour de gloire est arrivé.

Quelques-uns étaient noirs de poudre et paraissaient s’être battus aussi bien que si on les eût payés pour cela. Comme ils ne cessaient de crier : Vive la liberté ! je pensais que ces malheureux, avant d’être les plus forts, avaient sans doute été enfermés comme moi dans des paniers, ou emprisonnés dans de petites chambres, et forcés peut-être de faire du bruit sans rime ni raison en l’honneur du roi. Les faibles se laissent mettre le couteau sur la gorge, mais c’est toujours à charge de revanche.

Oh ! puissance magnétique de l’enthousiasme ! Je fis trois pas vers ces Hommes, nos ennemis, et j’eus envie de crier comme eux : Vive la liberté ! mais je me dis : À quoi bon ?

Pendant ces trois journées, le croiriez-vous, ma chère Pie, douze cents Hommes furent tués et enterrés.

— Bah ! lui dis-je, on enterre les morts, mais on n’enterre pas les idées.

— Hum ! me répondit-il.

Le lendemain je vis revenir mon maître, qui ne s’était pas montré depuis vingt-quatre heures ; il était bien changé, il avait retourné son habit, et portait sur son chapeau une très-grande cocarde aux trois couleurs.

J’appris, en l’écoutant causer avec sa femme, que j’avais vu de belles choses, que tout était perdu, qu’il n’y avait plus de roi, ni de domestiques du roi, qu’on parlait déjà de s’en passer, que Charles X était sorti pour ne plus rentrer, qu’il fallait bien se garder de prononcer son nom, que la situation était embarrassante, qu’on ne savait pas comment tout cela tournerait, que pour le moment il fallait faire ses paquets et déménager au plus vite, qu’ils étaient ruinés, etc., etc.

Bon, pensai-je, quoi qu’il arrive, j’y aurai toujours gagné de ne plus demeurer dans un palais et de ne plus battre du tambour.

Hélas ! mes pauvres petits, le Lièvre propose, mais l’Homme dispose. Si jamais vous voyez une révolution, vous promit-on monts et merveilles, tremblez. Cette révolution de laquelle, en tout cas, j’étais bien innocent, ne fit qu’empirer mon triste sort. Au bout d’un mois, mon maître, de plus en plus ruiné, toujours sans place et sans pain, vit la misère approcher. La misère est pour les Hommes ce que l’hiver est pour les Lièvres quand il gèle à pierre fendre et que la terre est nue. Un jour sa femme pleurait, son enfant pleurait, nous pleurions tous : nous avions tous faim ! (Si les riches croyaient à l’appétit des pauvres, ils auraient peur d’être dévorés par eux.) Je vis avec effroi mon maître désespéré fixer sur moi des regards qui me parurent féroces. Homme affamé n’a point d’entrailles. Jamais Lièvre ne courut plus grand danger. Dieu vous garde, enfants, d’avoir jamais la perspective de devenir un civet.

— Qu’est-ce que c’est qu’un civet ? demanda le petit Lièvre, qui décidément était un intrépide questionneur.

— Un civet, répondit le vieillard, c’est un Lièvre coupé par morceaux et cuit dans une casserole. Buffon à écrit des Lièvres : « Leur chair est excellente, leur sang même est très-bon à manger, c’est le plus doux de tous les sangs. » Cet Homme, qui, entre autres contes à dormir debout, prétend que nous dormons les yeux ouverts, dit ailleurs que le style était l’Homme ; j’en conclus qu’il dus être un monstre de cruauté.

À cette réponse du vieillard, l’auditoire parut frappé de stupeur ; le silence devint si grand, qu’on entendait l’herbe pousser.

— On ne me fera jamais croire, s’écria le vieux Lièvre, que le souvenir de cette époque de sa vie avait singulièrement ému, que le Lièvre ait été créé pour être mis à la broche, et que l’Homme n’ait rien de mieux à faire que de manger les animaux, ses frères.

Il fut donc question de m’immoler ce jour-là. Mais ma maîtresse fit observer que j’étais trop maigre.

Je ne connus qu’alors le bonheur d’être maigre, et je rendis grâce à la misère qui avait daigné ne me laisser que la peau et les os.

La petite fille parut comprendre tout ce que la question avait de gravité pour moi et ppour ses plaisirs ; et quoiqu’elle n’aimât guère le pain sec, elle eut la générosité de s’opposer au meurtre qu’on préméditait. Pour la seconde fois je lui dus la vie. — Si on le tue, dit-elle en pleurant à chaudes larmes, cela lui fera du mal ; il ne pourra plus faire le mort, ni faire le beau, ni battre du tambour.

— Parbleu ! s’écria mon maître en se frappant le front, cette petite fille me donne une idée, et je crois bien que nous sommes sauvés. Quand nous étions riches, mon Lièvre faisait de la musique pour notre plaisir à tous et pour le sien, il en fera maintenant pour de l’argent.

Il avait raison, il était sauvé, et pour mon malheur je fus leur sauveur. Tel que vous me voyez, à partir de ce jour, mon travail nourrit un homme, une femme et un enfant.

III

Vie publique et politique. — Ses maîtres tombent à sa charge. — La gloire n’est que fumée. — La question d’Orient dans ses rapports avec les Lièvres.

Mais pour qui diable mon maître veut-il que je batte aux champs ? me disais-je. Qu’est-ce qui peut donc être entré aux Tuilerie après ce qui s’est passé ? je sus plus tard qu’à l’exception du roi, rien n’était changé dans mon ancienne demeure ; que le beau monde n’avait pas cessé de s’y montrer, et les enfants d’y jouer avec les Poissons rouges.

Le soir même je connus mon sort : je ne devais plus retourner dans ma royale mansarde. Mon maître dressa, dans les Champs-Élysées, une petite baraque en plein vent, qui se composait de quatre planches entourées de toile grise ; et là, sur des tréteaux, à la face du ciel et de la terre, moi, Animal né libre, et citoyen de la grande forêt de Rambouillet, je fus obligé de me donner en spectacle aux Hommes, mes persécuteurs, aux dépens de ma fierté, de ma timidité et de ma santé.

Je me rappelle encore les paroles que mon maître m’adressa quelques instant avant mon début dans cette carrière difficile.

« Bénis le ciel, me dit-il qui, après t’avoir départi plus d’intelligence que la cervelle d’un Lièvre n’en comporte d’ordinaire, t’a donné un maître tel que moi. Je t’ai longtemps logé, chauffé et nourri sans rétribution ; le moment est venu pour toi de prouver à l’univers qu’avec les Lièvres un bienfait n’est jamais perdu. Tu n’étais qu’un paysan, tu es maintenant un Animal civilisé, et tu pourras te vanter d’avoir été le premier des Lièvres savants ! Ces talents que, grâce à ma prévoyance, tu as acquis dans des temps meilleurs pour ton agrément, tu vas avoir l’occasion de les exercer d’une façon glorieuse et lucrative pour nous deux. Il est juste et il est d’usage parmi les Hommes qu’on recueille tôt ou tard le fruit de son désintéressement. Souviens-toi donc que dès aujourd’hui nos intérêts sont communs, que le public devant lequel tu vas paraître est un public français, dont la sévérité et le bon goût sont célèbres dans tous les pays, et qu’une chute serait d’autant plus impardonnable que, pour l’éviter, il te suffira de plaire à tout le monde. Songe que le rôle que tu vas jouer dans la société est un rôle important, et qu’il est toujours beau d’amuser un grand peuple. Provisoirement arrange-toi pour oublier jusqu’au nom de Charles X ; il faut bien être un peu ingrat pour gagner sa pauvre vie dans les temps où nous sommes. Ainsi donc, attention ! Il ne s’agit plus de battre le tambour à tort ou à travers ; car en matière politique, il n’est point de faute vénielle, et toute confusion est un crime. Reste bien dans ton rôle, le mien sera de faire la quête. Nous ne gagnerons pas des millions, mais les pauvres vivent à moins. »

— Ah bien ! me dis-je, voilà une admirable tirade et une prodigieuse explication. J’ai là un tyran bien naÏf ou bien effronté. Ne jugerait-on pas, à l’entendre, que c’est moi qui l’ai supplié de me faire prisonnier, de m’arracher à mes campagnes, de m’apprendre à jouer la comédie et de me rendre le plus malheureux des Lièvres ? Ne croirait-on pas que je dois lui savoir un gré infini de ne pas m’avoir tué toutes les fois qu’il lui paru plus agréables et plus utile de me laisser la vie ?

Malgré l’émotion inséparable d’un début, les miens furent brillants. Tout Paris voulut me voir. Mon répertoire varia à l’infini ; pendant trois ans je battis aux champs, successivement pour l’école Polytechnique, pour Louis-Philippe, pour Lafayette, pour Laffite, pour dix-neuf ministres, pour la Pologne et toujours pour Napoléon… le Grand.

J’appris, écrivez ma chère Pie, c’est de l’histoire, j’appris à tirer le pistolet.

Dès le second coup, j’étais aguerri.

— Je le crois bien, pensais-je, il était devenu sourd dès le premier.

— J’en tirai par la suite beaucoup plus que n’en ont tiré quelques hommes de guerre, gardes nationaux célèbres, dont l’histoire fera très-bien d’oublier les noms.

Pendant longtemps, par un bonheur incroyable, il ne m’arriva pas une seule fois de prendre un nom pour un autre et de m’abuser sur la valeur de ceux dont j’avais à constater la popularité ; et pourtant les tentatives de séduction ne me manquèrent pas : plus d’une fois des spectateurs, qui pouvaient bien être des conspirateurs ou des agents de police déguisés en Homme, me sollicitèrent de brûler de la poudre en l’honneur de Polignac, de Wellington, de Nicolas, et de beaucoup d’autres. Je sortis vainqueur de tous les pièges qui me furent tendus.

Mon maître, devenu mon compère, vantait partout ma probité et me déclarait incorruptible.

Pendant le cours de ma vie publique et politique, une seule question m’intéressa un instant. Ce fut la question d’Orient, question que la hardiesse de la diplomatie a pu résoudre enfin, à la satisfaction des Lièvres de tous les pays. En Orient, le Lièvre a été l’objet de l’attention particulière du législateur, qui défend de manger sa chair. Je suis donc de ceux qui ne redoutent nullement l’agrandissement de l’empire ottoman.

Mais hélas ! tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse. Une fois, après toute une journée de fatigues, je venais de donner la cinquantième représentation extraordinaire de la soirée, j’avais recueilli de nombreux applaudissements, et mon maître pas mal de gros-sous ; les deux chandelles qui éclairaient la scène tiraient à leur fin, je croyais ma journée bien finie, je dormais tout éveillé (pour faire plaisir à M. de Buffon), quand mon tyran, sur la demande d’un parterre insatiable, annonça la cinquante et unième représentation extraordinaire de tous mes exercices. Je l’avoue, la patience m’échappa : on ne s’amuse jamais en amusant les autres ; le feu me monta au cerveau, et quand je me retrouvai sur ma planche maudite, j’avais déjà perdu la tête. Je crois que je posai machinalement la patte sur la détente du pistolet.

— Feu pour Louis XVIII ! cria mon maître.

Je ne bougeai pas ; mais je l’avoue, je n’avais pas la conscience de ce que je faisais, et les bravos qui accueillirent mon noble refus furent des bravos volés. Quelques gros sous tombèrent dans le tambour de basque, que mon maître tendait avec persévérance aux spectateurs, qui ce jour-là n’en eurent pas pour leur argent.

— Feu pour Wellington ! — Nouveau silence, nouveaux applaudissements, nouveaux gros sous.

— Feu pour Charles X ! cria mon maître triomphant.

Je ne sais pas quel vertige s’empara de moi :

Le chien s’abat, le feu prend, le coup part.

— À bas le carliste ! hurla la foule indignée ; à mort le carliste ! Moi, Lièvre de Rambouillet, carliste, était-ce croyable ? Mais le moyen de faire entendre raison à un public aveuglé par la passion !

En un clin d’œil mon théâtre, mon maître, la recette, les chandelles, et moi-même, tout fut bousculé, pillé, saccagé. Voilà bien les Hommes ! Saint Augustin et Mirabeau ont eu raison de dire, chacun dans leur langage, qu’il n’y a qu’un pas du Capitole à la Roche, que la gloire n’est que fumée, et qu’il ne faut compter sur rien. Je me rappelai aussi les beaux vers d’Auguste Barbier sur la popularité. Heureusement la peur me rendit mes esprits et mon courage. À la faveur du tumulte, je cherchai mon salut dans la fuite.

J’étais à peine à cinquante pas du théâtre de ma gloire et de mon désastre, j’entendais encore les clameurs de la foule irritée, lorsqu’en voulant franchir d’un bond un des fossés qui bordent les Champs-Élysées, je donnai de la poitrine dans de longues jambes qui semblaient fuir comme moi la bagarre. Mon élan était si rapide, et le choc fut si violent, que je roulais dans le fossé avec le malheureux propriétaire des jambes qui avaient embarrassé ma retraite. C’en est fait de moi, pensais-je, les Hommes sont pleins d’amour-propre, et celui-ci ne pardonnera jamais à un pauvre Lièvre l’humiliation d’une pareille culbute, il faut mourir !

IV

Qui se ressemble s’assemble. — Notre héros se lie d’amitié avec un employé subalterne du gouvernement. — La mort d’un pauvre. — Adieu Paris.

J’eus peine à en croire mes yeux. Cet homme dont je redoutais la colère était plus effrayé que moi-même, je m’aperçus qu’il tremblait de tous ces membres. Bon, me dis-je, mon étoile ne m’a pas encore abandonné ; ce vieux monsieur me paraît avoir les mêmes théories que moi sur le courage : entre gens qui ont peur, il doit être facile de s’entendre.

— Monsieur, lui dis-je, en adoucissant ma voix pour le rassurer ; monsieur, je n’ai pas l’habitude d’adresser la parole à vos pareils ; mais si nous ne sommes pas frères d’origine, je vois à l’émotion que vous éprouvez que nous sommes frères par les sentiments ; vous avez peur, ne le niez pas : ce sentiment vous honore à mes yeux.

Une voiture passa en ce moment sur la route, et à la lueur des lanternes je reconnus en l’Homme que j’avais eu le malheur d’entraîner dans ma chute une de mes vieilles connaissances, le sage méconnu de l’armoire des Tuileries, qui, depuis, était devenu le plus fidèle de mes spectateurs. S’il avait le corps d’un Homme, il y avait dans les traits de son visage je ne sais quel caractère d’honnêteté et de douceur qui semblait indiquer qu’à une époque fort éloignée sans doute, il avait existé entre sa famille et la nôtre quelque lien de parenté. Il était pâle et tout effaré.

— Monsieur, lui dis-je encore, seriez-vous blessé ? Croyez que je suis au désespoir de ce qui vient d’arriver ; mais, vous le savez, on n’est pas maître de sa peur.

Il est probable qu’il me comprit, car je le vis se relever peu à peu. Je restai devant lui sans faire un seul mouvement qui put l’inquiéter, et sa joie fut grande quand il eut retrouvé en moi son acteur favori ; il me caressa d’une main, pendant que de l’autre il réparait minutieusement le désordre de sa toilette. La propreté est la parure du pauvre.

— La peur est pire que le mal, dit-il en se remettant sur ses pieds.

Ces paroles me parurent pleines de sens et de profondeur, et cédant à la sympathie que, pour la première fois, je ressentais pour un Homme, je l’avoue que, malgré mon amour pour la liberté, je me laissai emporter par celui-ci sans résistance.

Mon nouveau maître, ou plutôt mon ami, car il fut plutôt mon ami que mon maître, était bon, silencieux, modeste, employé subalterne dans un ministère, et par conséquent fort pauvre. Il était voûté, moins par l’âge que par l’habitude qu’il avait dû contracter de saluer tout le monde, de ne jamais relever la tête devant ses supérieurs, et d’écrire du matin au soir. Après son fils, qui lui ressemblait en tout, ce qu’il aimait le plus au monde, c’était ce qu’il appelait son jardin, un peu de terre et quelques fleurs qui s’épanouissaient de leur mieux sur notre petite fenêtre, à laquelle le soleil daignait à peine envoyer quelques pâles rayons : à Paris le soleil ne luit pas pour toutes les fenêtres.

— Mon cher monsieur, lui disait quelquefois un de nos voisins, qui, plus heureux que moi, s’était enrichi à jouer la comédie, vous n’arriverez jamais à rien, vous ne faites pas assez de bruit et vous êtes trop modeste ; croyez-moi, défaites-vous de ces défauts-là. Quelque rôle qu’on joue dans le monde, il faut un peu brûler les planches. Que diable ! j’ai été modeste comme vous, mais ce qui me dégoûte de la modestie, c’est qu’on est toujours pris au mot ; faites comme moi, grossissez votre voix, remuez les bras, et vous deviendrez chef d’emploi. Habileté n’est pas vice.

Hélas ! on conseille le pauvre plutôt qu’on ne le secourt, et mon cher maître aimait mieux demeurer pauvre que de devenir habile, car l’habileté consiste à tirer parti des circonstances et à exploiter son prochain.

Notre vie était très-régulière : de bonne heure le père allait à son bureau et le fils à l’école. Je restais seul à garder notre chambre, où je me serais fort ennuyé peut-être si, après les fatigues de ma vie des Champs-Élysées, le repos ne m’eût paru très-bon : le calme est le bonheur de ceux qui ne sont pas heureux. Après le travail de la journée, le repas nous réunissait. Nous vivions de bien peu. Je me rapelle que j’appréhendais d’avoir faim : les riches ne font que donner, mais les pauvres partagent ; et je prenais à regret ma part du pain de mon bon maître. Sans la pauvreté, cette existence eût été supportable ; mais souvent j’avais le chagrin de voir mon excellent maître revenir très-agité.

— Mon Dieu ! répétait-il avec amertume, on parle encore d’un changement de ministère, si je perdais ma place, que deviendrions-nous ? nous n’avons point d’argent. — Pauvre père, dsait l’enfant dont les yeux se remplissaient toujours de larmes à cette nouvelle ; quand je serai grand, j’en gagnerai de l’argent ! — Tu n’es pas grand encore, lui répondait mon maître.

— Va voir le roi, lui dit une fois son fils, et dis-lui de te donner de l’argent, puisqu’il en a.

— Mon cher enfant, lui dit le vieillard en relevant la tête, il n’y a que les mendiants qui vivent de leurs maux ; d’ailleurs il paraît que le roi n’est pas si riche qu’il en a l’air, et puis n’a-t-il pas ses pauvres, qui ont beaucoup de dépenses à faire ?

Puisque les riches disent tous qu’ils ont des pauvres, pensai-je, pourquoi les pauvres n’ont-ils pas tous des riches ?

— Papa, dit ici le petit Lièvre, qui s’était glissé derrière son grand-père, et qui, résolu à obtenir une réponse, se mit à crier de toutes ses forces ; papa, tu dis toujours le roi et aussi les ministres. Qu’est-ce que cela veut donc dire, le roi et les ministres ? Le roi, cela vaut-il encore mieux que les ministres ?

— Tais-toi, petit, répondit le vieux Lièvre, dont ce dernier de ces enfants était le benjamin ; le roi, cela ne te regarde pas, cela ne regarde personne : on ne sait pas bien encore si c’est quelqu’un ou quelque chose, on n’est pas d’accord là-dessus. Quant aux ministres, ce sont des messieurs qui font perdre leur places aux autres, en attendant qu’ils perdent la leur. Es-tu content ?

— Tiens, tiens, dit le petit Lièvre, et il se remit à écouter, fort satisfait, à ce que je pus voir, de l’explication que son grand-père lui avait donnée. Qu’on nie encore qu’il faille parler sérieusement à la jeunesse !

Un jour mon ami était parti à huit heures, et il était arrivé à son bureau le premier comme à l’ordinaire. Il apprit ce jour-là par le garçon, qui n’était pas fier, disait-il, et qui voulait bien causer avec lui (quelle misère !), que, dans la nuit, il avait été absolument nécessaire de faire de nouveaux ministres et de défaire les anciens. Le lendemain, avant de partir, il reçut une grande lettre cachetée de rouge, qui avait été apportée par un soldat. Il attendit pour l’ouvrir que son fils fût parti pour l’école. Après l’avoir regardée bien longtemps avec émotion, il se décida à l’ouvrir ; après l’avoir lue, il se mit à genoux, et prononça bien souvent le nom du bon Dieu et de son petit garçon, et puis après il se coucha. Au bout de huit jours, il mourut, et il avait l’air bien malheureux en mourant.

Je le pleurai comme j’aurais pleuré un frère, et je ne l’oublierai jamais.

On vendit son lit, sa table et sa chaise, pour payer le médecin, le cercueil et le propriétaire, un Homme très-dur qui s’appelait M. Vautour ; et puis on l’emporta. Son fils, qui n’avait plus rien, s’en alla tout seul derrière lui.

Cette chambre me parut si triste et si désolée, que je me résolu de m’en aller aussi. D’ailleurs les Hommes ne laissent pas pousser l’herbe dans la chambre de leurs morts, et je n’avais pas envie de faire connaissance avec le nouveau locataire qui devait venir l’occuper dès le lendemain. Il n’y a peut-être pas dans tout Paris une seule chambre qui n’ait reçu le dernier soupir de cinq cents mourants. Quand la nuit fut venue, je descendis tout doucement l’escalier. Je n’eus pas besoin de demander le cordon, car il n’y avait dans notre maison, ni portier ni sentinelle : ce n’était pas comme dans mon premier logement des Tuileries.

Une fois dans la rue, je pris à gauche, et, en allant droit devant moi, je me trouvai je ne sais comment tout auprès des Champs-Élysées. Je ne songeai point à m’y promener, et je me hâtai de mettre entre Paris et moi la barrière. Je passai fort lestement sous l’arc de triomphe de l’Étoile. Une fois là, je ne pus m’empêcher de jeter un regard de pitié sur cette ville immense dans laquelle je jurai bien de ne plus rentrer : j’en avais trop des plaisirs de la capitale ! Dors ! m’écriai-je, dors, mauvais gîte ! dors, ô Paris ! dans tes maisons malsaines ; tu ne connaîtras jamais le bonheur de dormir à la belle étoile. Le ciel vaut bien tes plafonds ; les arbres, les plantes et les rivières meublent un peu mieux la terre que tes vilains palais et tes ruisseaux fétides !

VI

Retour aux champs. — Les Hommes ne valent rien, mais les bêtes ne valent pas d’avantage. — Un coq, habitué de la barrière du Combat, provoque notre héros. — Duel au pistolet.

J’arrivai bientôt dans un bois où ma poitrine se remplit d’un air pur ; il y avait si longtemps que je n’avais vu le ciel tout entier, qu’il me sembla le voir pour la première fois. Je trouvai que la lune avait embelli. Les étoiles brillaient là haut d’un si doux éclat, qu’elles me parurent toutes plus jolies les unes que les autres, et que je n’aurais su à laquelle donner la préférence. Il n’y a de vraie poésie qu’aux champs. Si Paris était à la campagne, les Hommes eux-même s’y adouciraient.

Dès le matin, je fus réveillé par un bruit de ferraille : c’étaient deux messieurs qui se battaient à grands coups d’épée. Je crus qu’ils s’allaient tuer, mais ils finirent par se prendre bras dessus, bras dessous, quand l’appétit leur fut venu. À la bonne heure, me dis-je, voilà des gens raisonnables. Après ceux-là, il en vint d’autres qui se livrèrent avec plus ou moins de résolution au même exercice, et je vis bien que ce que j’avais pris pour un bois n’était qu’une promenade. Cela ne faisait pas mon affaire : pour moi, ce qui constitue la campagne, c’est l’absence des Hommes ; je fis donc mes adieux au bois de Boulogne, et je repris ma course. Tout près d’un village qu’on appelle Puteaux, j’aperçus un Coq. Mes yeux, las de voir des messieurs et des dames, s’arrêtèrent avec complaisance sur cet Animal.

C’était un coq de la plus belle espèce ; il était haut en jambes et se cambrait en marchant comme un Coq qui ne veut rien perdre des avantages de sa taille : il y avait dans toute sa tenue quelque chose de militaire qui me rappela les soldats français que j’avais vus souvent se presser autour de mon théâtre des Champs-Élysées.

— Par ma crête ! me dit-il tout d’un coup, il y a longtemps que vous me regardez. Pour un Lièvre, je vous trouve bien impertinent.

— Quoi ! lui répondis-je, est-il défendu de trouver que vous êtes un bel oiseau ? j’arrive de Paris où je n’ai vu que des Hommes, et je suis heureux de voir enfin un Animal.

Ma réponse était fort simple, je pense, il trouva pourtant moyen de s’en offenser.

— Je suis le Coq du village, s’écria-t-il, et il ne sera pas dit qu’un méchant Lièvre m’aura insulté impunément !

— Vous m’étonnez, lui dis-je, je n’ai point voulu vous insulter ; je suis fort doux et n’aime point les querelles : je vous offre mes excuses.

— J’ai bien affaire de tes excuses ! me répliqua-t-il ; toute insulte doit être lavée dans le sang ; il y a longtemps que je ne me suis battu, et je ne serais pas fâché de te donner une leçon de savoir vivre. Tout ce que je puis faire, c’est de te laisser le choix des armes.

— Moi me battre ! lui dis-je, y pensez-vous ? j’aimerais mieux mourir ! Apaisez-vous, je vous prie, et veuillez me laisser passer : je m’en vais à Rambouillet, où j’espère encore retrouver quelques vieilles connaissances.

— Mon cher ami, me répondit-il, nous sommes loin de compte ; entre gens qui se respectent, les choses ne se passent point ainsi. Nous nous battrons, et, si tu refuses, je te battrai. Tiens, ajouta-t-il en me montrant un Bœuf et un Chien qui venaient de notre côté, voilà notre affaire, nos témoins sont trouvés. Suis-moi, et n’essaye pas de te sauver : j’ai l’œil sur toi.

Il n’y avait pas à répliquer, et la fuite était impossible. J’obéis.

— Tous les Animaux sont frères dis-je au Bœuf et au Chien en les abordant ; ce Coq est un duelliste, vous ne souffrirez pas qu’il m’assassine, mon sang retomberait sur votre tête : je ne me suis jamais battu, et j’espère encore ne me battre jamais.

— Bah ! bah ! me dit le Chien, ceci est la moindre des choses, il y a commencement à tout. Votre candeur m’intéresse, et je veux vous servir de témoin. Maintenant que je réponds de vous, il y va de mon honneur que vous vous battiez : vous vous battrez donc.

— Vous êtes trop honnête, lui répondis-je, et je suis touché de votre procédé, mais j’aime mieux ne pas trouver de témoin ; je ne me battrai pas.

— Vous l’entendez, cher Bœuf ! reprit mon adversaire exaspéré ; dans quel temps vivons-nous ! c’est vraiment incroyable. Vous verrez qu’à force de lâcheté on triomphera de nous, et que les forts devront subir la tyrannie des faibles et tout endurer d’eux.

Le Bœuf impitoyable beugla en signe d’approbation, et je demeurai confondu.

Ces Animaux domestiques ne valent pas mieux que les Hommes, pensai-je.

— Mourir pour mourir, me dit le Chien en me prenant à l’écart, mieux vaut mourir les armes à la main ; entre nous soit dit je n’aime pas ce Coq, et mes vœux sont pour vous : vous pouvez me croire, je ne suis pas un chien de chasse, et je n’ai aucune raison de vouloir du mal à votre espèce. Ne tremblez donc pas ainsi, mon cher Lièvre, et prenez confiance. À toute force, il n’est pas nécessaire pour se battre d’avoir du courage, il suffit d’en montrer. Quand vous aurez à essuyer le feu de votre adversaire, tâchez de penser à autre chose.

— Je n’en viendrai jamais à bout, lui dis-je à demi-mort.

— Ne croyez donc pas cela, reprit-il, on vient à bout de tout. Tenez, puisque le choix des armes vous est laissé, ne prenez pas l’épée : votre adversaire aurait sur vous l’avantage du sang-froid et de l’habitude ; battez-vous au pistolet, je chargerai moi-même les armes.

— Comment, lui dis-je, vous croyez que je vais me battre avec des pistolets chargés ? n’y comptez pas ; vous en parlez bien à votre aise. S’il faut se battre à toute force, ce Coq intraitable n’a-t-il pas des éperons et un bec très-crochu ? Croyez-vous que ces armes ne soient pas assez dangereuses ? eh bien ! je ferai de mon mieux pour avoir à en souffrir le moins possible. Au nom de l’humanité, tâchez d’arranger cette abominable affaire à laquelle je ne puis rien comprendre.

— Fi donc ! s’écria le Coq, un duel à coups de bec ! Me prenez-vous pour un manant ? Allons, finissons-en ! Entrons dans ce taillis. L’un de nous n’en sortira pas !… ajouta-t-il avec un accent que Duprez lui-même n’eût pas désavoué.

Je sentis à ces mots une sueur froide couvrir tous mes membres, et je voulus tenter un dernier effort.

Je rappelai au Chien et au Bœuf les dernières lois sur le duel et les peines portées contre les témoins.

— Revenez-vous de Pontoise ? me répondirent-ils ; et ne voyez-vous pas que ces lois ont été faites par des gens qui ont eu quelquefois l’occasion de ne pas se battre ? Tout cela n’empêchera pas les duels d’aller leur train. Quand on a de bonnes raisons pour s’égorger, on ne songe guère à M. le procureur général.

— Monsieur le Coq, dis-je à mon adversaire, on ne sait vraiment pas ce qui peut arriver : je suis si maladroit ! Si j’allais vous tuer, pensez à vos Poules ; j’en serais fâché pour elles. Faisons la paix, je vous en supplie.

Tout fut inutile : vingt-cinq pas furent comptés par mon témoin, auquel j’aurais souhaité des pattes de lévrier à la place de ses pattes de Bouledogue, et les pistolets furent chargés.

— Avez-vous l’habitude de cette arme ? me dit le Chien.

— Hélas ! oui ! lui répondis-je ; mais le Ciel m’est témoin que je n’ai jamais ajusté ni blessé personne.

Le sort devant désigner lequel des deux combattants tirerait le premier, le Chien se retourna un instant, et me présenta ses deux pattes de devant, dont l’une était mouillée.

Je pris la première venue, j’y voyais à peine ; le juste Ciel m’avait favorisé !

— Courage donc, courage ! me répétait mon témoin, et visez bien : je déteste ce Coq.

S’il le déteste, pensai-je, pourquoi ne prend-il pas ma place ? je la lui céderais volontiers.

Mon adversaire s’alla placer gravement en face de moi.

— Hélas ! lui criai-je, il me semble qu’il y a un siècle que nous sommes là : est-ce que vous êtes encore en colère ? Embrassons-nous et que tout soit oublié. Je vous assure que chez les Hommes cela se passe quelquefois ainsi.

— Sacrebleu ! me cria-t-il en blasphémant, tirez donc ! et visez bien : car, si vous me manquez, je jure que je ne vous manquerai pas.

Cette brutalité me révolta, et le sang me revint au cœur. En mon bon droit j’eus confiance.

— Tenez-moi bien, dis-je à mon second ; vous êtes témoin que j’ai tout fait pour éviter ce duel.

Le Bœuf s’éloigna de quelques pas, et frappa trois fois la terre de son sabot : c’était le signal convenu. Je pressai la détente, le coup parti, et nous tombâmes tous deux. L’émotion m’avait renversé ; quand au Coq, il était mort sur le coup, victime de son opiniâtreté. La mort fut constatée par une Sangsue qui avait assisté au combat.

— Bravo ! s’écria le Chien, en me relevant ; vous m’avez rendu là un grand service. Ce maudit Coq demeurait dans la même ferme que moi ; il se couchait en même temps que les Poules, et, dès l’aube, son chant insipide éveillait tout le monde. Quand on ne tient pas à voir lever l’aurore, on ne tient guère à un voisin comme celui-là.

— Je n’y avait pas songé, reprit le Bœuf ; le fait est que, grâce à ce brave Lièvre, nous pourront désormais dormir la grasse matinée. Du reste, ce que vous avez fait là est digne d’un Français, me dit-il, car je soupçonne votre adversaire d’avoir appartenu autrefois à un ministre anglais qui l’avait dressé au combat. Je ne sais s’il faut en faire honneur à son éducation ; mais jamais Coq ne se jeta plus étourdiment dans les hasards des batailles.

Je regardai avec douleur le cadavre de mon adversaire qui gisait sur le gazon.

— Que n’as-tu entendu de ton vivant, lui dis-je, cette impitoyable oraison funèbre ! elle t’aurait appris ce que valait au juste ce renom de bretteur dont tu étais si fier et qui te coûte la vie.

Que le sang de ce malheureux Coq retombe sur vos tête ! dis-je au Bœuf et au Chien ; car il dépendait de vous d’empêcher ce duel fatal. Quant à moi, je suis innocent de ce meurtre que je déteste : la mort m’a toujours paru abominable !

Et je repris fort triste la route de Rambouillet. J’avais toujours devant les yeux ce cadavre ensanglanté. Mais à mesure que j’avançai, ces funèbres images s’effacèrent. La vue des campagnes paisibles calme les plus grandes douleurs ; et quand je retrouvai Rambouillet et ma forêt chérie, devant ces souvenirs de mes premiers jours tous mes chagrins furent oubliés. Quelques mois après mon retour, je connus enfin le bonheur d’être père et bientôt grand-père. — Vous savez le reste, mes chers enfants ; et maintenant vous pouvez aller jouer. J’ai dit.

À ces mots du vieillard, son auditoire se réveilla. Pendant cette dernière partie de son récit, le silence avait été exemplaire. Les petits ne se le firent pas dire deux fois ; l’histoire leur avait paru très-intéressante et un peu longue : ils s’en allèrent courir dans les herbes.

— Madame la Pie, me demanda le petit Lièvre, tout en se frottant les yeux, c’est-il vrai tout ce que grand-papa vient de dire ?

— Fi ! lui dis-je, les grand-pères sont comme le bon Dieu, ils ne peuvent jamais ni se tromper ni mentir.

VI

Qu’est-ce que le bonheur ? Conclusion tirée de saint Augustin (Conf. chap. des Odeurs.)

« Ma chère Pie, me dit mon vieil ami, depuis mon retour aux champs, j’ai jeté un regard impartial sur les choses d’ici-bas, et quoique je les aie jugées sans passion, je serais bien embarrassé de vous en dire mon avis. Toute affirmation est téméraire. Je crois pourtant qu’on peut assurer qu’on ne saura jamais ce qu’il faudrait savoir pour être heureux. Mais est-il donc nécessaire de l’être ?

« Les Hommes seuls, chez qui cette bizarre manie d’être heureux est poussée jusqu’à la folie, persistent à se croire sérieusement destinés à résoudre, à leur profit, le problème du bonheur. Leurs philosophes, dont le métier consiste à chercher le sens de cette énigme, ont tous cherché en vain, puisqu’ils cherchent encore. — Les uns, pleins de leur propre mérite, placent naïvement le bonheur dans l’amour de soi-même ; les autres, plus humbles, regardent le ciel et le demandent à Dieu seul, comme si Dieu le leur devait. — Ceux-ci vous disent, fût-on pauvre et repoussé comme Job : Ne te refuse rien ! et ils prêchent d’exemple, parce qu’ils le peuvent ; ceux-là veulent qu’on s’abstienne, et ils ne s’abstiennent pas. — Les plus opiniâtres se contentent d’espérer jusqu’à leurs dernier jour qu’ils seront heureux… demain ; mais la plupart conviennent, avec Shakspeare, qu’il vaudrait mieux n’être pas né.

« Qu’en faut-il conclure ? sinon que le bonheur n’est pas de ce monde, que ce mot est tout simplement un mot de trop dans toutes les langues, et qu’il est absurde de courir après une chose que personne ne trouve, et dont, à tout prendre, il est facile de se passer, puisque, bon gré mal gré, tout le monde s’en passe.

« Pour ma part, je doute encore qu’il faille bénir le Ciel de nous avoir fait naître dans une condition animale, et que la différence soit grande entre le Lièvre et l’Homme au point de vue du bien-être.

« Sans doute l’Homme est inhabile au bonheur ; il a contre lui des instincts si pervers, qu’on a vu le frère s’armer contre le frère ( est-on moins frères parce qu’on se bat ?). Il a des prisons, des tribunaux, des maladies et une pauvre peau fine qu’une épine de rose met en sang et de laquelle il ne saurait être fier. Il a la pauvreté, cette plaie inconnue aux Lièvres, qui sont tous égaux devant le soleil et le serpolet, et, comme l’a dit Homère, il y a des hommes qui se promènent en mendiant sur la terre fertile.

« Mais la destinée du Lièvre est-elle meilleure ? Quand je réfléchis que ce n’est qu’à forces égales que les droits sont égaux, et qu’avec la crainte des hommes, des meutes et de la poudre à canon, un honnête Lièvre n’est pas encore sûr de faire son chemin dans le monde, je n’hésite pas à déclarer que le bonheur est impossible. Puisque tout le monde demande où il est, c’est qu’il n’est nulle part : car enfin, comme dit Augustin : « Si le mal n’existe pas, il existe au moins la crainte du mal, laquelle, certes, n’est pas un bien. » Le grand point, ce n’est donc pas d’être heureux, c’est de fuir le mal…

« Maintenant, ajouta-t-il, ma chère Pie, j’ai fini.

« Grand merci de l’attention que vous m’avez prêtée. C’est un mérite de savoir écouter. Jusqu’à présent, les Pies n’en ont pas eu le privilège, me dit-il un peu malignement. Conservez ce manuscrit, dont je vous laisse dépositaire, et quand ces pauvres petits auront passé l’âge où l’on joue, quand je serai mort, ce qui ne peut tarder, vous livrerez ces Mémoires à la publicité. Les Mémoire d’outre-tombe sont fort goûtés ; de notre temps, les morts ne manquent pas d’admirateurs, et les vivants gagnent beaucoup à mourir. »

Voici, messieurs, ces Mémoires. C’est à une indiscrétion que vous les devez, je l’avoue : l’auteur n’est pas mort, et pourtant je vous les livre. J’espère que mon ami me pardonnera de l’avoir forcé à devenir célèbre de son vivant, et que sa modestie ne refusera pas de prendre un avant-goût de la gloire qu’un honnête Animal est toujours en droit d’attendre du récit de ses infortunes personnelles.

Veuillent messieurs les Milans, les Éperviers et autres poëtes qui ne chantent que sur la tombe des morts, traiter mon ami aussi favorablement que s’il eût déjà passé de vie à trépas !

Pour madame la Pie

P.-J. Stahl



Stahl-Papillon-ScenesViePrivee


Scènes de la vie privée et publique des animaux

LES AVENTURES

D’UN PAPILLON,

RACONTÉES PAR SA GOUVERNANTE,

membre de la grande famille des hyménoptères neutres.

Son enfance. — Sa jeunesse.

Voyage sentimental de Paris à Baden. — Ses égarements.

Son mariage et sa mort.

AVERTISSEMENT DES RÉDACTEURS.

Nous croyons être agréables à ceux de nos lecteurs et à celles de nos lectrices que d’autres travaux ont détourné de l’étude de l’histoire animale en mettant sous leurs yeux cet extrait d’un important ouvrage publié à Londres par un savant naturaliste anglais sur les mœurs et coutumes des insectes en général, et des Hyménoptères neutres en particulier :

« Les Hyménoptères neutres, les plus industrieux de tous les insectes, ont la vie plus longue que les Hyménoptères ordinaires, et peuvent voir se succéder plusieurs générations de mâles et de femelles. Il semble que, dans sa prévoyance infinie, Dieu leur ait refusé des enfants pour donner en elles des mères à tous les orphelins. Rien n’est sans but dans la nature. Les Hyménoptères neutres élèvent les larves ou enfants de leurs frères et sœurs, qui, en raison de la loi établie pour tous les insectes, périssent en donnant le jour à leurs petits. Ce sont les Hyménoptères neutres qui pourvoient à la subsistance de ces êtres nouveaux privés des soins de leurs parents, qui vont leur chercher des aliments et qui remplissent ainsi auprès d’eux, avec une sollicitude admirable, l’office des sœurs de la charité parmi les Hommes. »

Les détails pleins d’intérêt que notre correspondante nous communique sur la vie d’un Papillon qu’elle a beaucoup connu, pourront servir de base à l’histoire générale des mœurs et du caractère des Papillons de tous les pays. Nous sommes heureux que l’étendue de notre cadre nous permette de publier, dans son entier et sans y changer un seul mot, la lettre de l’insecte recommandable qui nous écrit. Nous serons toujours flattés d’avoir à produire des œuvres aussi morales et aussi consciencieuses que celle-ci.

Le Singe et le Perroquet,

Rédacteurs en chef.

Messieurs les Rédacteurs,

Si j’avais dû vous parler de moi, je n’aurais point entrepris de vous écrire, car je ne crois pas qu’il soit possible de raconter sa propre histoire avec convenance et impartialité. Les détails qui vont suivre ne me sont donc point personnels. Il vous suffira de savoir que si je ne suis pas la dernière à vous donner de mes nouvelles, c’est que malheureusement les soins de ma famille ne sauraient m’absorber.

Je suis seule au monde, messieurs, et ne connaîtrai jamais le bonheur d’être mère : je suis de la grande famille des Hyménoptères neutres. Mais le cœur s’accommode mal de l’isolement ; vous ne vous étonnerez donc point que je me sois vouée à l’enseignement. Un Papillon de haut parage, qui vivait tout près de Paris, dans les bois de Bellevue, et qui m’avait sauvé la vie, se sentant mourir, me supplia de vouloir bien être la gouvernante de son enfant qu’il ne devait pas voir, et dont la naissance approchait.

Après quelques hésitations bien légitimes sans doute, je pensai que si je me devais aux Hyménoptères mes frères, la reconnaissance me faisait pourtant un devoir impérieux d’accepter ce difficile emploi. Je promis donc à mon bienfaiteur de consacrer ma vie à l’œuf qu’il me confiait et qu’il avait déposé dans le calice d’une fleur. L’enfant vit le jour le lendemain de la mort de son père ; un rayon de soleil le fit éclore.

J’eus le chagrin de le voir débuter dans la vie par un acte d’ingratitude. Il quitta la Campanule, sa mère d’adoption, qui lui avait prêté l’abri de son cœur, sans songer seulement à dire un dernier adieu à la pauvre fleur, qui se courba jusqu’à terre en signe d’affliction.

Sa première éducation fut difficile : il était capricieux comme le vent, et d’une légèreté inouïe. Mais les caractères légers n’ont pas la conscience du mal qu’ils font : de là vient qu’on arrive souvent à les aimer. J’eus donc le bonheur, ou le malheur plutôt de me prendre d’affection pour ce pauvre enfant, quoiqu’il eût, à vrai dire, tous les défauts d’une petite Chenille. Ce mot, tout vulgaire qu’il soit, peut seul rendre ma pensée.

Je lui répétai mille fois, et toujours en vain, les mêmes leçons, je lui prédis mille fois les mêmes malheurs ; plus incrédule que l’Homme lui-même, l’étourdi ne tenait aucun compte des prédictions. M’arrivait-il, le croyant endormi sous un brin d’herbe, de le quitter un instant, si courte qu’eût été mon absence, je ne le retrouvais plus à la même place ; je me rappelle qu’un jour, et à cette époque ses seize pattes le portaient à peine, une visite que j’avais dû faire à des Abeilles de mon voisinage s’étant prolongée, il avait trouvé le moyen de grimper jusqu’à la cime d’un arbre, au péril de sa vie.

À peine au sortir de l’enfance, sa vivacité le quitta tout à coup. Je crus un instant que mes conseils avaient fructifié, mais je ne tardai pas à reconnaître que ce que j’avais pris pour de la sagesse, c’était une maladie, une véritable maladie pendant laquelle il semblait sous le poids d’un engourdissement général. Il demeura de quinze à vingt jours sans mouvement, comme s’il eût dormi d’un sommeil léthargique. « Qu’éprouves-tu ? lui disais-je quelquefois. Qu’as-tu mon cher enfant ? — Rien, me répondait-il d’une voix altérée, rien, ma bonne gouvernante ; je ne saurais remuer, et pourtant je sens en moi des élans inconnus ; le malaise qui m’accable n’a pas de nom, tout me fatigue : ne me dis rien, c’est bon de se taire et de ne ne pas remuer. »

Il était méconnaissable. Sa peau, d’un jaune pâle, avait l’apparence d’une feuille sèche ; cette vie vraiment insuffisante ressemblait tant à la mort, que je désespérais de le sauver, quand un jour, par un soleil resplendissant, je le vis se réveiller peu à peu, et bientôt la guérison fut entière. Jamais transformation ne fut plus complète ; il était grand, beau et brillant des plus riches couleurs. Quatre ailes d’azur à reflets charmants s’étaient comme par enchantement posées sur ses épaules, de gracieuses antennes se dressaient sur sa tête, six jolies petites pattes bien déliées s’agitaient sous un fin corselet de velours tacheté de rouge et de noir ; ses yeux s’ouvrirent, son regard étincela, il secoua un instant ses ailes légères, la Chrysalide avait disparu, et je vis le Papillon s’envoler.

Je le suivis a tire-d’aile.

Jamais course ne fut plus vagabonde, jamais essor ne fut plus impétueux ; il semblait que la terre entière lui appartint, que toutes les fleurs fussent ses fleurs, que la lumière fût sa lumière, et que la création eût été faite pour lui seul. Cet enivrement fut tel, et cette entrée dans la vie, si furieuse, que je craignis que les trésors de sa jeunesse ne pussent suffire à des élans si démesurés.

Mais bientôt sa trompe capricieuse délaissa ces prés d’abord tant aimés, dédaigna ces campagnes déjà trop connues. L’ennui vint, et contre ce mal des riches et des heureux, toutes les joies de l’espace, toutes les fêtes de la nature furent impuissantes. Je le vis alors rechercher de préférence la plante chérie d’Homère et de Platon, l’Asphodèle, symbole des pâles rêveries. Il restait des minutes entières sur le Lichen sans fleurs des rochers arides, les ailes rabattues, n’ayant d’autre sentiment que celui de la satiété ; et plus d’une fois j’eus à l’éloigner des feuilles livides et sombres de la Belladone et de la Ciguë.

Il revint un soir très-agité, et me confia avec émotion qu’il avait rencontré sur un Souci des champs un Papillon fort aimable, nouvellement arrivé de pays lointains, desquels il lui avait raconté des merveilles.

L’amour de l’inconnu l’avait saisi.

On l’a dit[1] : qui n’a pas quelque douleur à distraire ou quelque joug à secouer ?

« Il faut que je meure ou que je voyage ! s’écria-t-il.

— Ne meurs pas, lui dis-je, et voyageons. »

Soudain la vie lui revint, il déploya ses ailes ranimées, et nous partîmes pour Baden.

Vous dire sa folle joie au départ, ses ravissements, ses extases, cela est impossible ; il était si radieux, si léger, que moi, pauvre insecte dont les chagrins ont affaibli les ailes, j’avais peine à le suivre.

Il ne s’arrêta qu’à Château-Thierry, non loin des bords vantés de la Marne qui virent naître La Fontaine.

Ce qui l’arrêta, vous le dirai-je ? ce fut une humble Violette qu’il aperçut au coin d’un bois. « Comment ne pas t’aimer, lui dit-il, petite Violette, toi si douce et si modeste ? si tu savais comme tu as l’air modeste et charmant, comme tes jolies feuilles vertes te vont bien, tu comprendrais qu’il faut t’aimer. Sois bonne, consens à être ma sœur chérie, vois comme je deviens calme et reposé près de toi ! Que j’aime cet arbre qui te protège de son ombre, cette paisible fraîcheur et ce parfum d’honneur qui t’environnent ; que tu fais bien d’être bleue et gracieuse et cachée ! Si tu m’aimais, quelle douce vie que la nôtre !

— Sois une pauvre fleur comme moi, et je t’aimerai, lui dit la fleur sensée ; et quand l’hiver viendra, quant la neige couvrira la terre, quand le vent sifflera tristement dans les arbres dépouillés, je te cacherai sous ces feuilles que tu aimes, et nous oublierons ensemble le temps et ses rigueurs. Laisse là tes ailes, et promets-moi de m’aimer toujours.

— Toujours, répéta-t-il, toujours ; c’est bien long et je ne crois pas à l’hiver. » Et il reprit son vol.

« Console-toi, dis-je à la Violette attristée, tu n’as perdu que le malheur. »

Au-dessous de nous passèrent les blés, les forêts, les villes et les tristes plaines de la Champagne. Tout près de Metz, un parfum venu de la terre l’attira. « Le fertile pays ! me dit-il ; le vaste horizon ! que cette eau qui revient des montagnes doit arroser de beaux parterres ! » Et je le vis se diriger d’un vol coquet vers une Rose, une Rose unique qui fleurissait sur les rives de la Moselle. « La magnifique Rose ! murmurait-il ; les vives couleurs ! la riche nature ! Quel air de fête et quelle santé ! »

« Mon Dieu ! que je vous trouve belle et pleine d’attraits ! lui dit-il ; jamais le soleil n’a brillé sur une plus belle Rose. Accueillez-moi, je vous prie, je viens de loin, souffrez que je me pose un instant sur une des branches de votre rosier.

— N’approche pas, répondit la Rose dédaigneuse ; sais-je d’où tu viens ? Tu es présomptueux et tu sais flatter ; tu es un trompeur, n’approche pas. »

Il approcha et recula soudain. « Méchante ! s’écria-t-il, tu m’as piqué ! » Et il montrait son aile froissée. « Je n’aime plus les Roses, ajouta-t-il ; elles sont cruelles et n’ont point de cœur. Volons encore, le bonheur est dans l’inconstance. »

Tout près de là, il aperçut un Lys ; sa distinction le charma, mais l’aristocratie de son maintien, son imposante noblesse et sa blancheur l’intimidèrent. « Je n’ose vous aimer, lui dit-il de sa voix la plus respectueuse, car je ne suis qu’un Papillon, et je crains d’agiter l’air que votre présence embaume.

— Sois sans tache, répondit le Lys, ne change jamais, et je serai ton frère. »

Ne changer jamais ! En ce monde, il n’y a plus guère que les Papillons qui soient sincères : il ne put rien promettre. Et un coup de vent l’emporta sur les sables d’argent des bords du Rhin.

Je le rejoignis bientôt.

— Suis-moi, disait-il déjà à une Marguerite des champs, suis-moi, et je saurai t’aimer toujours parce que tu es simple et naïve ; passons le Rhin, viens à Baden. Tu aimeras ces fêtes brillantes, ces concerts, ces parures et ces palais enchantés et ces montagnes bleues que tu vois au fond de l’horizon. Quitte ces bords monotones, et tu seras la plus gracieuse de toutes ces fleurs que le riant pays de Baden attire.

— Non, répondait la fleur vertueuse, non, j’aime la France, j’aime ces bords qui m’ont vue naître, j’aime ces Paquerettes, mes sœurs, qui m’entourent, j’aime cette terre qui me nourrit ; c’est là que je dois vivre et mourir. Ne me demande pas de mal faire. » Ce qui fait qu’on peut aimer les Marguerites, c’est qu’elles aiment le bien et la constance.

« Je ne puis te suivre, mais toi, tu peux rester ; et loin du bruit de ce monde dont tu me parles, je t’aimerai. Crois-moi : le bonheur est facile, confie-toi en la douce nature. Quelle fleur t’aimera donc mieux que moi ! Tiens, compte mes feuilles, n’en oublie aucune, ni celles que je t’ai sacrifiées, ni celles que le chagrin a fait tomber ; compte-les encore, et vois que je t’aime, que je t’aime beaucoup, et que c’est toi, ingrat, qui ne m’aimes pas du tout ! »

Il hésita un instant, et je vis la tendre fleur espérer… « Pourquoi ai-je des ailes ? » dit-il, et il quitta la terre.

« J’en mourrai, fit la Marguerite en s’inclinant.

— C’est bientôt pour mourir, lui dis-je ; crois-moi, ta douleur elle-même passera, il est rare de bien placer son cœur. »

Et je récitai avec Lamartine ce beau vers qui a dî consoler tant de fleurs :

N’est-il pas une terre où tout doit refleurir ?

« Wergiss mein nicht, aime-moi, aime-moi ; tourne ta blanche couronne et ton cœur vers ce petit coin de terre où tu es adorée ; je suis une petite plante comme toi, et j’aime tout ce que tu aimes, » disait tout bas à la Marguerite désolée une fleur bleue, sa voisine, qui avait tout entendu.

« Bonne fleur, pensai-je, si les fleurs sont faites pour s’entr’aimer, peut-être seras-tu récompensée ; » et je pus rejoindre moins triste mon frivole élève.

« J’aime le mouvement, j’ai des ailes pour voler, répétait-il avec mélancolie. Les Papillons sont bien à plaindre ! Je ne veux plus rien voir de ce qui tient à la terre. Je veux oublier ces fleurs immobiles, ces rencontres m’ont profondément attristé ! Cette vie m’est odieuse… »

Et je le vis s’élancer vers le fleuve comme s’il eut été emporté par une résolution soudaine ! Un funeste pressentiment traversa mon cerveau… « Grand Dieu ! m’écriai-je, voudrait-il mourir ! » et j’arrivai éperdue au bord de l’eau que je savais profonde en cet endroit.

Mais déjà tout était calme, et rien ne paraissait à la surface que les feuilles flottantes du Nénuphar autour desquelles des Araignées aquatiques décrivaient des cercles bizarres.

Vous l’avouerai-je ? mon sang se glaça !

Folle que j’étais, j’en fus quitte, Dieu merci, pour la peur ; une touffe de Roseaux me l’avait caché.

« Bon Dieu, me criait-il d’une voix railleuse, que fais-tu là depuis si longtemps, ma sage gouvernante ? Prends-tu le Rhin pour un miroir, ou bien songerais-tu à te noyer ? Viens donc de ce côté ; et si tu as quelque affection pour moi, sois heureuse, car j’ai trouvé le bonheur ! J’aime enfin, et cette fois pour toujours… non plus une triste fleur, attachée au sol et condamnée à la terre, mais bien un trésor, une perle, un diamant, une fille de l’air, une fleur vivante et animée qui a des ailes enfin, quatre ailes minces et transparentes, enrichies d’anneaux précieux, des ailes plus belles que les miennes peut-être, pour franchir les airs et voler avec moi. »

Et j’aperçus, posée sur la pointe d’un Roseau, et doucement balancée par le vent, une gracieuse Demoiselle aux vives allures.

« Je te présente ma fiancée, me dit-il.

— Quoi ! m’écriai-je, les choses en sont-elles déjà là ?

— Déjà ? repartit la Demoiselle ; nos ombres ont grandi, et ces Glaïeuls se sont fermés depuis que nous nous connaissons. Il m’a dit que j’étais belle, et je l’ai aimé aussitôt pour sa franchise et pour sa beauté.

— Hélas ! Mademoiselle, lui répondis-je, s’il faut se ressembler pour se marier, mariez-vous, et soyez heureux. Je n’ai pas encore pris parti contre le mariage. »

Je dois convenir qu’ils arrivèrent à Baden du même vol, ou peu s’en faut. Ils visitèrent, ensemble, le même jour, avec une rare conformité de caprice, les beaux jardins du palais des Jeux, le vieux château, le couvent, Lichtentalh, la vallée du ciel, et la vallée de l’enfer sa voisine. Je les vis s’éprendre tous deux du frais murmure du même ruisseau, et le quitter tous deux avec la même inconstance.

Le mariage avait été annoncé pour le lendemain. Les témoins furent, pour la Demoiselle, un Cousin et un Capricorne de sa famille, et pour le Papillon, un respectable Paon de nuit, qui s’était fait accompagner de sa nièce, jeune Chenille fort bien élevée, et d’un Bousier de ses amis.

On assure que dans le moment où le Cerf-Volant qui les maria ouvrit le Code civil au chapitre VI, concernant les droits et les devoirs respectifs des époux, et, prononça d’une voix pénétrée ces formidables paroles :

« Art. 212. — Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance.

« Art. 213. — Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari.

« Art. 214. — La femme est obligée d’habiter avec le mari et de le suivre partout où il est obligé de résider, »

la mariée fit un mouvement d’effroi qui n’échappa à aucun des assistants. Une vieille Demoiselle, qu’une lecture intelligente de la Physiologie du mariage de M. de Balzac avait confirmée dans ses idées de célibat, et qui avait fait de ce livre son vade mecum, dit qu’assurément une Demoiselle n’aurait point ainsi rédigé ces trois articles. La plus jeune des sœurs de la mariée, Libellule très-impressionnable, fondit en larmes en cette occasion pour se conformer à l’usage.

Le soir même une grande fête fut donnée sur la lisière des beaux bois qui entourent le château de la Favorite, dans le sillon d’un champ de blé qu’on avait disposé à cette intention.

Des lettres d’invitation, imprimées en couleur et en or par Silbermann de Strasbourg, sur des feuilles de mûrier superfin, avaient été adressées aux étrangers de distinction que le soin de leur santé et de leur plaisir avait amenés dans le duché, et aux notables Insectes badois que les époux voulaient rendre témoins de leur fastueux bonheur.

Les préparatifs de cette fête firent tant de bruit, que les chemins furent bientôt couverts par l’affluence des invités et des curieux. Les Escargots se mirent en route avec leurs équipages à la Daumont ; les Lièvres montèrent les Tortues les plus rapides ; les Écrevisses pleines de feu piaffaient et se cabraient sous le fouet impatient de leurs cochers. Il fallait voir surtout les Vers à mille pattes galoper ventre à terre et brûler le pavé. C’était à qui arriverait le premier.

Dès la veille, des baladins avaient dressé leurs théâtres en plein vent dans les sillons voisins de ce sillon fortuné. Une Sauterelle verte exécuta, avec et sans balancier, sur une corde faite avec les pétioles flexibles de la Clématite, les voltiges les plus hardies. Les cris d’enthousiasme du peuple des Limaçons et des Tortues émerveillés se mêlaient aux fanfares du cavalier-servant de cette danseuse infatigable. Le triomphant Criquet s’était fait une trompette de la corolle d’un Liseron tricolore.

Mais bientôt le bal commença. La réunion fut nombreuse et la fête brillante. Un Ver luisant des plus entendus s’était chargé d’organiser une illumination a giorno qui surpassa toute imagination ; les Lucioles, ces petites étoiles de la terre, suspendues avec un art infini aux guirlandes légères des Convolvulus en fleur, furent trouvées d’un si merveilleux effet, que tout le monde crut qu’une fée avait passé par là. Les tiges dorées des Astragales, couvertes de Fulgores et de Lampyres, répandaient une telle lumière, que les Papillons de jour eux-mêmes ne purent d’abord soutenir l’éclat sans pareil de ces vivantes flammes ; quant aux Noctuelles, beaucoup se retirèrent avant même d’avoir pu faire la révérence aux nouveaux époux, et celles qui, par amour-propre, s’étaient obstinées à rester, s’estimèrent heureuses de pouvoir s’ensevelir, tant que dura la fête, sous le velours de leurs ailes.

Quand la mariée parut, l’assemblée entière éclata en transports d’admiration, tant elle était belle et bien parée. Elle ne prit pas un moment de repos, et chacun fit compliment à l’heureux époux (qui, de son côté, n’avait pas manqué une contredanse) des grâces irrésistibles de celle à laquelle il unissait sa destinée.

L’orchestre, conduit par un Bourdon, violoncelliste habile et élève de Batta, joua avec une grande perfection les valses encore nouvelles et déjà tant admirées de Reber, et les contredanses, toujours si chères aux Sauterelles, du pré aux fleurs.

Vers minuit, une rivale de Taglioni, la signorina Cavaletta, vêtue d’une robe de nymphe assez transparente, dansa une saltarelle qui, devant cette assemblée ailée, n’obtint qu’un médiocre succès. — Le bal fut alors coupé par un grand concert vocal et instrumental, dans lequel se firent entendre des artistes de tous les pays que la belle saison avait réunis à Baden-Baden.

Un Grillon joua, sur une seule corde, un solo de violon, que Paganini avait joué peu d’heures avant sa mort.

Une Cigale, qui avait fait furore à Milan, cette terre classique des Cigales, fut fort applaudie dans une cantilène de sa composition, intitulée Le Parfum des roses et dont le rhythme monotone rappelait assez heureusement l’épithalame chez les anciens. Elle chanta avec beaucoup de dignité, en s’accompagnant elle-même sur une lyre antique, que quelques mauvais plaisants prirent pour une guitare.

Une jeune Grenouille genevoise chanta un air dont les paroles étaient empruntées aux Chants du Crépuscule de M. Victor Hugo. Mais la fraîcheur de la nuit avait un peu altéré le timbre de sa voix.

Un Rossignol, qui se trouvait par hasard spectateur de cette noce quasi royale, céda avec une bonne grâce infinie aux instances de l’assemblée. Le divin chanteur, du haut de son arbre, déploya dans le silence de la nuit toutes les richesses de son gosier, et se surpassa dans un morceau fort difficile qu’il avait entendu chanter une seule fois, disait-il, avec une inimitable perfection, par une grande artiste, madame Viardot-Garcia, digne sœur de la célèbre Maria Malibran.

Enfin le concert fut terminé par le beau chœur de la Muette : Voilà des fleurs, voilà des fruits, qui fut chanté, avec un ensemble fort rare à l’Opéra, par des Scarabées de rose blanche et des Callidies.

Pendant cette dernière partie du concert, et avec un à-propos que l’on voulut bien trouver ingénieux, un souper composé des sucs les plus exquis, extraits des fleurs du jasmin, du myrte et de l’oranger, fut servi dans le calice des plus jolies petites clochettes bleues et roses qu’on puisse voir. Ce délicieux souper avait été préparé par une Abeille dont les secrets eussent fait envie aux marchands de bonbons les plus renommés.

À une heure, la danse avait repris toute sa vivacité, la fête était à son apogée.

À une heure et demie, des bruits étranges commencèrent à circuler, chacun se parlait à l’oreille ; le marié, furieux, disait-on, cherchait et cherchait en vain sa femme disparue depuis vingt minutes.

Quelques Insectes de ses amis lui affirmèrent obligeamment, pour le rassurer sans doute, qu’elle venait de danser une mazureck avec un Insecte fort bien mis et beau danseur, son parent, le même qui le matin avait assisté comme témoin à la célébration du mariage. « La perfide ! s’écria le pauvre mari désespéré ; la perfide ! je me vengerai ! »

J’eus pitié de son désespoir. « Viens, lui dis-je, calme-toi et ne te venge pas, la vengeance ne répare rien. Toi qui as semé l’inconstance, il est triste, mais il est juste que tu recueilles ce que tu as semé. Oublie : cette fois, tu feras bien. Il ne s’agit pas de maudire la vie, mais de la porter.

— Tu as raison ! s’écria-t-il ; décidément, l’amour n’est pas le bonheur. » Et je parvins à l’entraîner loin de ce champ tout à l’heure si animé, dont la nouvelle de son infortune avait fait un désert.

La colère des Papillons n’a guère plus de portée qu’une boutade. La nuit était sereine, l’air était pur, c’en fut assez pour que sa belle humeur lui revint ; et en quittant les jardins de la Favorite, il souhaita presque gaiement le bonsoir à une Belle-de-Nuit qui veillait près d’une Belle-de-Jour endormie.

Arrivés sur la route : « Tiens, me dit-il, vois-tu cette diligence qui retourne à Strasbourg ? profitons de la nuit et posons-nous sur l’impériale : ce voyage à travers les airs me fatigue.

— Non pas, lui répondis-je, tu as échappé aux épines, à l’eau et au désespoir, tu n’échapperais pas aux Hommes : il se peut qu’il y ait quelque filet dans cette lourde voiture. Crois-moi, rentrons en France, sur nos ailes, tout simplement. Le grand air te fera du bien, et d’ailleurs nous arriverons plus vite et sans poussière. »

Bientôt Kelh, le Rhin et son pont de bateaux furent derrière nous. Arrivés à Strasbourg, ce fut avec le plus grand étonnement que je le vis s’arrêter devant la flèche de la cathédrale, dont il admira l’élégance et la hardiesse en des termes qu’un artiste n’eût pas désavoués. « J’aime tout ce qui est beau ! » s’écria-t-il.

Les esprits légers aiment toujours, c’est pour eux un état permanent et nécessaire, c’est seulement l’objet qui change ; s’ils oublient, c’est pour remplacer. Un peu plus loin, il salua la statue de Guttemberg quand je lui eus dit que ce bronze de David était un hommage rendu tout récemment à l’inventeur de l’imprimerie.

Un peu plus loin encore, il s’inclina devant l’image de Kléber. « Ma bonne gouvernante, me dit-il, si je n’étais Papillon, j’aurais été artiste, j’aurais élevé de beaux monuments, j’aurais fait de beaux livres ou de belles statues, ou bien je serais devenu un héros et je serais mort glorieusement. »

Je profitai de l’occasion pour lui apprendre qu’il n’est pas donné à tous les héros de mourir en combattant, et que Kléber mourut assassiné.

Le jour venait, il fallut songer à trouver un asile ; j’aperçus heureusement une fenêtre qui s’ouvrait dans une salle immense que je reconnus pour appartenir à la bibliothèque de la ville. Elle était pleine de livres et d’objets précieux. Nous entrâmes sans crainte, car, à Strasbourg comme partout, ces salles de la science sont toujours vides.

Son attention fut attirée par un bronze antique de la plus grande beauté. Il loua avec enthousiasme les lignes nobles et sévères de cette imposante Minerve, et je crus un instant qu’il allait écouter les conseils d’airain de l’impérissable sagesse. Il se contenta de remarquer que les hommes faisaient de belles choses.

« Mais, oui, lui répondis-je, il n’est presque pas une seule de leur ville qui ne possède une bibliothèque pleine de chefs-d’œuvre, que bien peu d’entre eux savent apprécier, et un musée d’histoire naturelle qui devrait donner à penser aux Papillons eux-mêmes. »

Cette réflexion le calma un peu, et il se tint coi jusqu’au soir. Mais après tout un jour de repos, à la tombée de la nuit rien ne put l’arrêter, et il reprit son vol de plus belle.

« Attends-moi ! lui criai-je, attends-moi ! dans ces murs habités par nos ennemis, tout est piége, tout est à craindre. »

Mais l’insensé ne m’écoutait plus, il avait aperçu la vive lueur d’un bec de gaz qu’on venait d’allumer, et, séduit par cet éclat trompeur, enivré par l’éblouissante lumière, je le vis tournoyer un moment autour d’elle, puis tomber…

« Hélas ! me dit-il, ma pauvre mie, soutiens-moi ; cette belle flamme m’a tué, je le sens, ma brûlure est mortelle ; il faut mourir, et mourir brûlé !… c’est bien vulgaire.

« Mourir, répétait-il, mourir au mois de juillet, quand la vie est partout dans la nature ! ne plus voir cette terre émaillée ! Ce qui m’effraye de la mort, c’est son éternité.

— Détrompe-toi, lui dis-je ; on croit mourir, mais on ne meurt pas. La mort n’est qu’un passage à une autre vie. » Et je lui exposai les consolantes doctrines de Pythagore et de son disciple Archytas sur la transformation successive des êtres, et, à l’appui, je lui rappelai qu’il avait été déjà Chenille, Chrysalide et Papillon.

« Merci, me dit-il d’une voix presque résolue ; merci, tu m’auras été bonne jusqu’à la fin. Vienne donc la mort, puisque je suis immortel ! Pourtant, ajouta-t-il, j’aurais voulu revoir avant de mourir ces bords fleuris de la Seine où se sont écoulés si doucement les premiers jours de mon enfance. »

Il donna aussi un regret à la Violette et à la Marguerite ; ce souvenir lui rendit quelques forces. « Elles m’aimaient, dit-il ; si la vie me revient, j’irai chercher auprès d’elles le repos et le bonheur. »

Ces riants projets, si tristes en face de la mort, me rappelèrent ces jardins que font les petits enfants des Hommes en plantant dans le sable des branches et des fleurs coupées, qui le lendemain sont flétries.

Sa voix s’affaiblit subitement. « Pourvu, dit-il si bas que j’eus peine à l’entendre, pourvu que je ne ressuscite ni Taupe, ni Homme, et que je revive avec des ailes ! »

Et il expira.

Il était dans la force de l’âge et n’avait vécu que deux mois et demi, à peine la moitié de la vie ordinaire d’un Papillon.

Je le pleurai, monsieur ; et pourtant, quand je songeai à la triste vieillesse que son incorrigible légèreté lui préparait, je me pris à penser que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Car je suis de l’avis de La Bruyère : c’est une grande difformité dans la nature qu’un vieillard frivole et léger.

Quant à la Demoiselle qu’il avait épousée, si vous tenez à savoir ce qu’elle devint, vous pouvez la voir, fixée enfin, au moyen d’une épingle, sous le numéro 1840, dans la collection d’un Grand-Duc allemand, amateur passionné d’Insectes, qui chassa incognito au filet, dans ses propriétés situées à quelques lieues de Baden, le lendemain de ces noces funestes.

Vous verrez tout auprès un bel insecte fixé par le même procédé sous le numéro 1841. La Demoiselle et l’Insecte avaient été pris le même jour, du même coup de filet, par l’heureux prince que le ciel semblait avoir fait naître pour qu’il servit ainsi d’instrument aveugle à son inexorable justice.

P.-J. Stahl.